III. — Prêts, avances et cautions.
Les capitaux affluaient donc dans les commanderies, et la richesse des Templiers étaient devenue proverbiale. Un poète du XIIIe siècle, Guillaume Anelier, voulant donner une idée des sacrifices que Philippe le Hardi était prêt à s'imposer pour délivrer Eustache de Beaumarchais, lui fait dire qu'il tenterait l'entreprise, dût-il y dépenser tout l'argent du Temple:"Qui enantz me costoria del Temple tot l'argen, Que si trayrai in Estacha del peryllos turmen" (24).
L'argent amassé dans les trésors du Temple restait-il improductif ?
Malgré le silence des textes, il est permis d'en douter. Le passage de Joinville qui a été cité plus haut nous montre qu'il y avait des coffres personnels et nominatifs, renfermant des dépôts particuliers, auxquels il n'était point permis de toucher sans le consentement exprès des déposants. Mais ce système d'immobilisation ne devait pas être le régime ordinaire des capitaux confiés aux trésoriers du Temple. Généralement les dépositaires avaient la faculté d'employer sous leur responsabilité les fonds dont ils étaient détenteurs. C'est ainsi qu'ils s'en servaient pour faire des prêts et des avances à des emprunteurs dont la solvabilité leur était connue. En voici un nombre suffisant d'exemples.
A la seconde croisade, ce furent les Templiers qui prêtèrent ou firent prêter au roi Louis VII une partie de l'argent dont il eut besoin en Terre-Sainte. Nous avons deux lettres du roi dans lesquelles il mande à Suger de rembourser aux Templiers les sommes qu'il leur avait empruntées ou que le grand maître de l'Ordre avait empruntées pour lui (Recueil des Historiens).
Le 20 mai 1202, nous voyons Jean sans Terre garantir le remboursement d'une somme de 500 livres, monnaie d'Angers, que son féal Etienne du Perche voulait emprunter aux Templiers (Rotuli).
En 1205, quatre marchands français, Raimond de Cahors, Elie, son frère, Guillaume Avarson et Imbert de Porchet devaient acquitter en Angleterre des droits s'élevant à 20 marcs d'argent, sans doute pour obtenir la licence de débarquer leurs marchandises. Le commandeur du Temple, Alain, fit l'avance de ces 20 marcs (Rotuli). Nous verrons plus loin (Raimond) les mêmes Raimond et Elie de Cahors engagés en France dans une autre affaire avec les Templiers.
Jean sans Terre eut souvent recours au crédit et aux capitaux des Templiers. Le 22 août 1213 il ordonna de payer au maître de l'Ordre en Angleterre 9 marcs d'argent comme remboursement du marc d'or que ledit maître lui avait fourni pour présenter à l'offrande le jour de son absolution (Rotuli).
En 1215 de grosses sommes furent avancées par les Templiers pour le passage des chevaliers Poitevins que le roi appelait à son secours en Angleterre ; Emeri de Sainte-Maure, maître du Temple de La Rochelle, avait à cet effet payé 1,100 marcs que Jean sans Terre ordonna de lui rembourser le 11 avril (Rotuli). Le 13 août suivant, le maître des Templiers de Poitou et de Gascogne fut invité à prêter 1,000 marcs pour les dépenses des chevaliers qui devaient passer en Angleterre (Rotuli). [Le crédit du roi Jean n'était pas alors très solide: pour obtenir des Templiers d'Angleterre un prêt de 1,100 marcs, et de ceux de Poitou un prêt de 2,000 marcs, il fut réduit à la nécessité d'offrir en garantie une quantité d'or qui représentait ces deux sommes d'argent (Rotuli)].
En 1216, la prospérité n'était pas encore revenue dans la maison royale. Le 9 juillet, Jean sans Terre se reconnaissait débiteur d'une somme de 200 marcs que le maître des Templiers d'Angleterre avait payée à sa décharge (Rotuli).
Les plus riches abbayes étaient parfois plongées dans un état de gêne et de dénuement qui les forçait à contracter des emprunts. Le monastère de Cluny eut à traverser une de ces crises au commencement du XIIIe siècle. Innocent III, dans les dernières années de son pontificat, était venu en aide à la puissante abbaye bourguignonne en lui faisant un prêt de 2,000 marcs d'argent. (25) Elle n'était pas sortie d'embarras en 1216. Cette fois-ci elle eut recours au trésorier du Temple à Paris, qui lui prêta 1,000 marcs d'argent sous la caution de la comtesse de Champagne. (26)
Baudouin II, empereur de Constantinople, dut engager, vers l'année 1240, la vraie croix, comme garantie d'une énorme somme d'argent qu'il avait empruntée des Templiers de Syrie (27).
Le 28 juin 1248, Henri III, roi d'Angleterre, invita le maître du Temple en France à payer 400 livres d'esterlins à Gaucher de Châtillon et s'obligea à en effectuer le remboursement en quatre annuités. (28)
Le 30 avril 1249, Yolande, dame de Bourbon, se trouvant à Limassol dans l'île de Chypre, emprunta aux Templiers 3,750 livres tournois, qui devaient être remboursées à la prochaine foire de Lagny. (29)
Le 16 novembre 1259, Gui de Châtillon, comte de Saint-Paul, reconnut avoir à payer, au mois de février suivant, une somme de 1,000 livres parisis, que le trésorier du Temple à Paris venait de solder à sa décharge à Eustache de Milli (30).
Eudes, comte de Nevers, mort en 1266, avait emprunté au Temple une somme de 3,000 besans, qui fut remboursée par ses exécuteurs testamentaires (31).
Geoffroi de Sergines, dont M. Servois a si complètement mis en lumière le dévouement aux intérêts de la Terre-Sainte (32), avait, lui et son fils, emprunté 3,000 livres tournois aux Templiers ; ils s'étaient engagés à payer une amende de 3,000 livres si le remboursement n'était pas effectué au terme fixé. Tous deux étaient morts sans avoir acquitté la dette, et Isabelle, veuve du fils, s'était remariée à Jean d'Arties. Celui-ci et sa femme, que les Templiers avaient cités devant le Parlement, furent condamnés par défaut à rembourser les 3,000 livres, la cour se réservant de statuer sur la question de l'amende et des dommages et intérêts (Olim).
Le 2 septembre 1274, Edouard Ier, roi d'Angleterre, pria Jean, de Tour, trésorier du Temple de Paris, de prêter à deux procureurs qu'il envoyait au Parlement, 200 ou 300 livres tournois, destinées au salaire des avocats dont l'intervention était nécessaire pour le règlement de ses affaires (33). [Ce même Jean de Tour, en 1281, prêta 1,578 livres parisis au comte d'Artois, qui, pour s'acquitter, lui assigna les revenus de la terre de Domfront] (34). Le 8 avril 1299, on remboursa au même trésorier un prêt de 340 livres tournois que les Templiers avaient fait à Sicard de Lastic, sénéchal de Carcassonne (35).
Il était tout naturel que les Templiers intervinssent pour obtenir la mise en liberté des prisonniers de guerre, dont ils avançaient ou garantissaient le payement de la rançon. Le 5 mai 1204, Jean sans Terre, jaloux de faire mettre en liberté un de ses fidèles serviteurs, Guillaume Brewer, le jeune, chargea le maître des Templiers en France de négocier le rachat de ce prisonnier et promit de rembourser au maître du Temple, en Angleterre, le montant de la rançon qu'il aurait fallu payer (Rotuli). [L'année suivante, ce furent deux prisonniers français, "Petrus de Arcanaca" et "Gaufridus de Moher", que les Templiers rachetèrent au roi d'Angleterre moyennant 140 marcs d'argent] (Rotilu). En 1206 ils eurent à payer la rançon de Gérard d'Athies, l'un des hommes de confiance du roi Jean, qui était tombé entre les mains de Philippe-Auguste (Rotuli).
Quelquefois le rôle des Templiers se bornait à garantir le payement de certaines dettes et l'acquit de certaines obligations.
Au mois d'août 1255, quand un traité fut conclu pour un mariage éventuel à faire contracter à Louis, fils aîné de saint Louis, et à Bérengère, fille du roi de Castille, et qu'il fut convenu que les parents de Bérengère, s'ils venaient à avoir un fils, devraient doter leur fille d'une somme de 30,000 marcs d'argent, le payement de cette somme fut garanti par les Templiers et par les Hospitaliers (36). [En 1259, saint Louis s'étant obligé à payer à Henri III la solde de 500 chevaliers pendant deux ans, on convint que l'exécution de cette clause du traité serait garantie par le Temple ou par l'Hôpital, ou même par les deux ordres réunis (37).
J'arrête ici la liste des prêts et des cautions demandés aux Templiers. Je passe à un autre emploi de l'argent dont ils avaient l'administration.
Sources: Léopold Delisle. Mémoires de l'Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres. Mémoire sur les opérations financières des Templiers. Paris 1889. BNF
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Note
Pour les références à: Olim, edition Beugnot.Pour les références à: Rotuli litteraram patentium, edition Th. Duffus Hardy.
Pour les références à: Rymer nouvelle Edition.
24 — Histoire de la guerre de Navarre, vers 4267; édit. Michel, p. 274.
Raimond.
25 — Honorii III reg. I, ep. 53, dans Honorii III opera, t. II, col. 80 et 81.
26 — Carlulaire de Champagne, ms. latin 5992 de la Bibliothèque nationale, folio 146 verso.
27 — "De immensa pecunie quantitate, pro qua, urgentibus dicti imperii necessitatibus, apud magistrum et fratres militie Templi erat in Syria obligatum [sacratissimum crucis dominice vexillum]". Translation des reliques de la Passion, récit du XIIIe siècle, publié par M. de Wailly, dans la Bibliothèque de l'Ecole des chartes, l. XXXIX, p. 410.
28 — Shirley, Letters illustrative of the reign of Henry III, vol. II, p. 5o.
29 — De Laborde, Layettes du Trésor des chartes, t. III, p. 65, n· 3760.
30 — Pièce originale du Trésor des chartes d'Artois, analysée par Richard, Inventaire des Archives du Pas-de-Calais, série A, p. 2 5.
31 — "Messire Hugues d'Augerant bailla au trésorier du Temple 2,258 besanz por parfeire la paie, avec ceu qu'il aveient eu, de 3,000 besanz que li quens lor deveit". Inventaire et comptes de la succession d'Eudes, comte de Nevers, par Chazaud, p. 18. (Extrait du vol. XXXII des Mémoires delà Société des antiquaires de France.)
32 — Bibliothèque de l'Ecole des chartes, 4e série, t. IV, p. 113.
33 — Rymer, nouvelle édition, t I, p. 516. — Ch. V. Langlois, Textes relatifs à l'histoire du, parlement depuis les origines jusqu'en 1314, p. 92,
34 — Pièce du Trésor des chartes d'Artois, analysée par Richard, Inventaire des Archives du Pas-de-Calais, série A, p. 43.
35 — Quittance originale, à la Bibliothèque nationale, collection Clairambault, vol. 107, p. 8349.
36 — De Laborde, Layettes du Trésor des chartes, t. III, p. 254 et 255, n· 4192.
37 — De Laborde, Layettes du Trésor des chartes, t. III, p. 488, n· 4554. Rymer, nouvelle édition, t. I, p. 383.
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