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Interrogatoires des Frères du Temple

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    9. — Le Dossier des Accusteurs

    Une accusation ne vaut jamais que ce que valent les accusateurs eux-mêmes et l'intention qui les anime. En l'espèce, la postérité s'est accordée à estimer les premiers autant que les secondes fort peu recommandables. On passe sur les dénonciateurs sans aveu, cloportes à la quête de quelque lucre, apostats ou aigris de toute nature, coureurs d'antichambres et colporteurs stipendiés d'immondices. Il s'en trouve toujours. Là n'est pas le nœud de l'affaire.

    De ce qui apparaît évidemment comme un coup monté et bien monté, les historiens ont attribué le fâcheux honneur à tel ou tel. Guillaume de Nogaret les attire en particulier ; ils n'hésitent pas à faire porter sur lui tout le poids de la machination. Il faut convenir que le personnage y invite, tant sa figure de Gascon volontaire est haute en relief. Petit-fils d'Albigeois mort sur le bûcher, excommunié par trois papes après sa scandaleuse expédition de 1303 contre Boniface VIII à Anagni, il a trempé dans tous les conflits qui ont opposé la France au Saint-Siège, et qui remplissent à peu près toute l'histoire politique du royaume de 1302 à 1314 ; sa griffe se décèle dans toutes les actions de violence qui les marquent. Dans l'affaire du Temple, sa responsabilité est écrasante. Mais la doit-on réputer exclusive ? Quelques historiens ont délibérément franchi le pas. Nogaret, demeuré dans le fond de son cœur Albigeois, ulcéré dans ses affections familiales et dans son honneur par l'exécution infamante du grand-père hérétique, ennemi juré, mais bien entendu clandestin, de l'Eglise catholique, n'aurait, avec l'aide du «  Temple Noir  », fait qu'assouvir sa vieille rancune contre la Papauté et ses défenseurs.

    Seul, «  Celui qui sonde les reins et les cœurs  » connaît évidemment les ressorts de telles âmes, en l'absence de tout document palpable et du moindre commencement de preuve ou de présomption dûment fondée. Au plus peut-on considérer que, s'il en eût été ainsi, Nogaret l'excommunié jouait vraiment avec le feu et n'en craignait guère les retours toujours possibles : fragilement réhabilité, mais traînant avec lui la réprobation qui poursuit longtemps les descendants des condamnés à mort, il risquait vraiment trop pour qu'une créance absolue soit accordée à ce roman sans fondement. Au banc de l'Eglise depuis 1303, honni par les papes, dont nul, même leurs ennemis, n'aurait osé mettre en doute le pouvoir disciplinaire, Nogaret eût été bien fou d'aggraver aussi dangereusement son cas.

    Et c'est bien le contraire en vérité ! Il était assez naturel que l'excommunication lui pesât comme une chape. Toute son astuce fut bien, avec cette opiniâtreté sauvage qui le définit, d'obtenir du Roi que son sort particulier fût lié au destin de l'ordre du Temple, et que la levée des censures qui le frappaient fût l'un des enjeux les plus serrés de la terrible partie d'échecs engagée entre Philippe le Bel et Clément V. Le nez de Cléopâtre...

    Selon cette perspective banale, mais combien humaine, s'éclairent quelque peu les mobiles du drame. Ce n'est point en 1307, ni même en 1305, qu'il s'est noué, mais bien le 7 septembre 1303, quand, à la tête d'une bande de mercenaires, Nogaret envahit la résidence du pape Boniface réfugié à Anagni ; quand le vieillard le cingle d'une unique apostrophe : «  Fils de patarin !  ». La flétrissure publique ne s'effacera point ; la partie commence. Mais cette partie, Nogaret ne la joue pas seul. Au vrai, toute la Cour de France, les légistes fiers de leur science neuve, Guillaume de Plaisians, Pierre Flotte, Pierre Dubois le gallican avant la lettre, le Roi lui-même, et une bonne partie du peuple frondeur, sont derrière lui, avec lui. Ce n'est pas entre Boniface et Nogaret qu'une épreuve de force a été entamée, mais bien entre la Papauté et la Royauté capétienne que surgit la nouvelle querelle du Sacerdoce et de l'Empire, simplement parce que les temps étaient désormais mûrs pour une compétition décisive où se fortifierait la toute jeune théorie gallicane. Perspective qui dépasse singulièrement, d'autre part, celle d'une vulgaire opération financière à quoi l'on a voulu souvent, dans le passé, réduire l'affaire des Templiers : car l'opération ne fut nullement payante, quoi qu'on ait dit. Huit années durant, la Cour de France poursuivra, avec un acharnement digne d'un meilleur objet, la condamnation posthume de Boniface, qu'elle accablera des pires accusations, pour avoir osé résister au Roi de France et ne s'être point laissé réduire à merci : sodomite, hérétique, telles sont les épithètes les plus anodines qu'elle déversera sur la tombe de ce pontife qui n'était pourtant ni Cathare, ni Templier... Mais qu'on ne s'y trompe pas : derrière cette façade, ce sont le principe même et les limites de la juridiction pontificale qui se trouvent en jeu. Aucune des deux parties ne l'ignore ; comme aucune n'entend céder et qu'il n'est à ce point de vue de capitulation possible, l'impasse sera totale si nul tiers ne survient, sur lequel il soit possible opportunément de se dégager sans perdre la face.

    Ce tiers, pelé et galeux, sera l'ordre du Temple, grâce à quoi Clément V, en sauvegardant la mémoire de son prédécesseur mise en accusation, aura en fin de compte sauvé l'Eglise de France. Si l'on se souvient qu'à son couronnement, Philippe le Bel lui a, conjointement, «  proposé  » de jeter l'anathème posthume contre Boniface VIII et de supprimer l'ordre des Templiers, on n'a pas de peine à définir le drame naissant comme un banal scandale politique, que l'assaillant suscite à point nommé dans les œuvres de celui qu'il entend forcer ... La technique, aujourd'hui, en est devenue assez sûre, éprouvée, infaillible ; alors, elle bénéficie encore du prestige impressionnant de la nouveauté. On connaît le processus : il s'agit, habilement, d'enrober dans une sauce épaisse de calomnies et de racontars la parcelle inévitable de vérité qui empêtre l'adversaire, le défaut de sa cuirasse par lequel on l'atteindra efficacement et lui fera toucher terre. Tout s'éclaire alors : pour le Roi de France et ses âmes damnées, les deux parties se jouent sur le même échiquier, et l'on est, n'importe comment, assuré de ne pas tout perdre. Dans le jeu de Clément V, les Templiers, il faut bien s'en persuader, appa-raissent comme une espèce d'exutoire : dans la mesure même où l'orage s'appesantit sur eux, il épargnera le pape Boniface ; dès le mois de mai 1307, Clément V a requis Philippe le Bel d'abandonner son intention de réclamer l'ouverture du procès du pape défunt ; il lui promet de relever Nogaret de l'excommunication, sous réserve bien entendu d'une pénitence dure : tels sont, dès cette date, les termes du marché. Après quatre années de marchandages, où l'on aura vu les accusateurs de Boniface admis, en 1310, à venir plaider en personne à Avignon, brusquement, quelques mois plus tard, l'accord se conclura sur des bases à peine modifiées : au mois de février 1311, eu égard au zèle louable que le pape a manifesté contre les Templiers, le Roi de France lui fera part de son désistement, que va sanctionner, le 27 avril suivant, la Bulle «  Rex Gloriae.  » L'ordre du Temple a joué son rôle de bouc émissaire. Mais, dans ce renversement de la perspective traditionnelle selon laquelle l'histoire présente de tels événements, à qui est donc la victoire ? Le procès de Boniface, abandonné à l'Eglise seule, n'aboutira évidemment pas : on ne verra pas l'ignominieuse condamnation d'un pape par un pape, et lourde de conséquences pour la vie et le principe de l'Eglise. Clément V a gagné !

    La partie, si sûrement engagée par le Roi de France à l'origine, ne s'en achève pas moins dans l'incohérence. A l'heure où s'est enfin dissipé l'orage qui menaçait directement la Barque de Pierre, le destin des victimes opportunes est, lui, décidément joué, et il débouche sur un énorme drame ridicule et sanglant. Ce serait faire trop d'honneur à la Cour de France que de l'imaginer capable, dès les prémices de 1305, d'en avoir prévu un par un les actes tragiques et la conclusion. Sa manœuvre, on ne saurait trop y insister, n'était alors que de circonstance ; la poursuite du jeu seule allait déterminer les assauts, les feintes, les parades et les ripostes par quoi elle s'élargirait peu à peu aux dimensions de la Chrétienté. C'est le propre de la politique, n'en déplaise aux recompositions de l'histoire, que de n'obéir à peu près qu'au hasard, ainsi qu'une bataille dont l'issue oscille d'ins-tant en instant de la déroute à la victoire, qui est celle du fameux «  dernier quart d'heure  ».

    Non, dans les conditions où Clément V dut subir la partie qu'on lui imposait, ce partenaire décrié ne mérite pas les jugements catégoriques dont on accable sa mémoire. Il garde un sang-froid certain. La réforme qu'au printemps de 1307, il avait en vain proposée au Grand-Maître était une ini-tiative clairvoyante, non moins que sa décision d'ouvrir une enquête sur l'ordre du Temple, à la demande même de Jacques de Molay, le 24 août suivant. On n'a pas toujours assez mis en lumière le faible intervalle qui sépare cette date d'une autre, qui est capitale : quand on constate que le Conseil royal décrète la gigantesque opération qui décimera le Temple le 14 septembre, soit trois semaines seulement plus tard, il est impossible de ne pas reconnaître entre la première et la seconde une relation de cause à effet. Le Roi de France, berné depuis dix-huit mois, ne saurait admettre que la situation lui échappe ainsi ; entre le Pape et Molay, il soupçonne quelque connivence ; et sa réplique n'est aussi foudroyante que parce qu'il lui faut, coûte que coûte, devancer l'enquête ordonnée par Clément V, et dont il pressent que Molay sera maître. La machination réussit. Après qu'on a, sans perdre un instant, déféré les Templiers de France devant l'Inquisition, les aveux effroyables ébranlent le Pape Clément V, et, tels qu'on les suscite et les lui présente, ils ne pouvaient que l'ébranler. S'il les entérine, consacrant, ainsi qu'il pourrait sembler normal, la procédure des tribunaux réguliers de l'Eglise, la condamnation de l'ordre du Temple devra immédiatement s'ensuivre. S'il s'y refuse, il n'a le choix qu'entre un rejet global des imputations, donc le désaveu de l'Inquisition, ou une contre-enquête. On sait comment, peu à peu convaincu, à tort ou à raison, de la culpabilité réelle d'un grand nombre de frères, déconcerté de surcroît par l'incohérente politique du Grand-Maître Molay et ses décourageantes palinodies, soumis enfin à l'incessante pression du Roi, il finit par glisser de la première décision à la seconde ; si, derrière celle-ci, l'horizon ne rougeoyait de la flamme des holocaustes qu'il ne sut ni prévenir ni arrêter (123), qui songerait, même aujourd'hui, à lui donner tort, en théorie ? Est-ce que l'analyse des documents dont il pouvait disposer, de ceux mêmes dont l'histoire a enrichi cet écrasant dossier, ne persuade pas le lecteur impartial qu'il existait dans l'ordre du Temple, à tout le moins, quelques indices bien fâcheux de décadence et de relâchement moral ? S'il est exact que le Temple n'apparaît «  ni moins fervent ni plus déchu que la plupart des autres ordres de l'époque  » (124), ce n'est là qu'une simple question de niveau, et les vicissitudes des voisins ne viennent pas en déduction des siennes propres ; il n'est pas moins assuré que sa réputation, déjà compromise par certaines tendances avérées à l'orgueil et à la grossièreté, comme par l'âpreté qu'il mettait à l'accroissement de ses biens temporels et à ses spéculations bancaires, pâtissait de plus en plus des «  scandales irréparables  » qui s'étaient levés sur sa route, et que sa propre maladresse avait laissé développer. Créé pour la Terre Sainte, ses déviations les plus récentes, pour ne pas se situer peut-être où certains le prétendaient, n'en étaient pas moins réelles : déviations, au pluriel, ou bien déviation unique et fondamentale ? Teintés d'hérésie cathare, johannite, luciférienne ou autre, contaminés par l'Islam, les Templiers n'étaient, au vrai, que Templiers, c'est-à-dire membres d'un ordre religieux en pleine dégénérescence, et qui, comme tel, juxtaposait des héros, peut-être même quelques saints obscurs, et la tourbe prompte à tout, oisive, irresponsable et suspecte. Le fatidique tournant de 1291 avait évidemment pris l'ordre de court ; ne s'étant pas, en quinze ans, adapté à la situation neuve que constituait la ruine du royaume latin, en serait-il jamais capable ? Y songeait-il même ? L'aberration de Jacques de Molay prouve le contraire. Et puis, même licite en soi, ce mystère systéma-tiquement entretenu ne prêtait-il pas le flanc à la critique ? A tout le moins apparaissait-il, en ce début du XIVe siècle, comme singulièrement anachronique, défroque d'une cheva-lerie presque aussi périmée, à l'époque, que les perruques de la Cour de Charles X au sein d'un monde tout neuf. Si même subsistait, à peu près intacte, l'essence de l'ordre qu'avait deux siècles auparavant loué saint Bernard — cette essence que justifiera le Grand-Maître en son dernier sursaut d'honneur —, qui pourrait nier qu'un bien trop grand nombre de ses fils se fussent à la longue rendus coupables de quelques «  erreurs  », négligences et forfanteries ? Les historiens les plus favorables au Temple en conviennent : or, ces constatations, qui s'imposent à l'évidence, ne sont autres, à quelques termes près.., que l'exposé des motifs de la Bulle «  Vox Clamantis  », par laquelle, le 22 mars 1312, le pape Clément V décrétait, non pas la condamnation, mais (et les termes ont leur valeur) la suppression, «  l'extinction  » de l'ordre du Temple : mesure sans gloire et sans panache, dictée pourtant par une indiscutable opportunité, comme le sera, quatre siècles et demi plus tard, la suppression autoritaire des Jésuites. Aux raisons qui le déterminèrent, Clément aurait pu ajouter un argument d'ordre plus élevé encore, que, du moins, sa conduite quasi prophétique à un moment suggère. Les Templiers, réalisant le rêve de saint Bernard, s'étaient aux origines voulus à la fois moines et soldats. L'expérience, enfin, sabrait l'utopie généreuse, manifestait la foncière incompatibilité des deux fonctions. De toutes parts, une spiritualité nouvelle avait surgi avec les ordres Mendiants, et l'échec des Croisades lui-même venait attester qu'entre la Chrétienté et l'Islam, les armes de la guerre ne résolvaient à peu près rien. Le problème, avant Charles de Foucauld, était déjà de présence, de pénétration, de contact, et, pour tout dire, de charité ; il était de religion, non pas d'épopée militaire. L'un des premiers, le pape Clément V ne l'avait-il pas entrevu, quand, à l'«  Ordre Sacré, Royal et Militaire de Notre-Dame de la Merci pour la rédemption des captifs  », fondé depuis un siècle, il réclamait en 1308 que son généralat fût désormais assumé, non point par un laïc, mais par un Religieux prêtre ? A la suite de quoi, les chevaliers ayant presque aussitôt abandonné un institut d'abord conforme en ses aspects généraux à celui du Temple, l'ordre de la Merci avait perdu tout caractère guerrier, pour ne plus devenir au long des siècles qu'une immense entreprise de compassion pacifique et de rachat.
    Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre. Tournon 15 janvier 1955. Exemplaire nº 4402

    La Fin du Temple



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