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Interrogatoires des Frères du Temple

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    8. — Le Dossier des Accusés

    Donc, pour fonder leur jugement, les Pères du Concile disposeraient en théorie d'une documentation énorme (114). Au procès-verbal de la Commission parisienne d'enquête, siégeant pour l'ensemble de la France selon les instructions de la bulle «  Faciens Misericordiam  », s'ajoutaient en effet ceux des enquêtes effectuées dans le même temps en Angleterre, en Castille, en Aragon, en Chypre et au Portugal, ainsi que dans les différents Etats d'Allemagne et d'Italie où l'ordre des Templiers était représenté. Plus les comptes rendus des premières enquêtes inquisitoriales de 1307, ainsi que ceux des Commissions diocésaines spéciales, qui n'intervenaient les uns et les autres que pour mémoire : il eût été pratiquement impossible de les rassembler tous et de les mettre à la disposition du Concile ; plusieurs instances diocésaines, d'ailleurs, n'avaient point encore terminé leurs travaux lorsqu'il se réunit, et le jugement des hauts dignitaires demeurait en suspens.

    A s'en tenir même aux Commissions nationales, une cer-taine confusion régnait. En Grande-Bretagne, une très forte majorité de Templiers s'était affirmée innocente ; on avait dû recourir à la torture et aux témoignages suspects d'apostats pour provoquer quelques aveux. En Castille, la belle défense des Templiers avait rendu nécessaire, sur l'ordre exprès du pape, une seconde série d'interrogatoires où la torture fut assez complaisamment employée. En Aragon, où les Templiers, réfugiés dans leurs forteresses, commencèrent par soutenir des sièges victorieux contre les troupes royales, un Concile réuni à Tarragone s'était en fin de compte prononcé pour eux. En Italie comme en Allemagne, les comptes rendus des diverses Commissions apparaissaient à ce point contradictoires qu'il eût été difficile d'en tirer argu-ment dans un sens ou dans l'autre : les uns accablaient l'ordre du Temple ; d'autres l'innocentaient ; à Florence, les procès-verbaux de la Commission toscane laissaient déceler, selon certains historiens modernes, des infiltrations de l'hérésie johannite, connue en Orient, où elle se réclamait du christianisme primitif. A Chypre, les Templiers ne s'étaient vu accabler à peu près que par le Grand-Maître de l'Hôpital, qui trouvait là l'occasion d'assouvir une jalousie séculaire ; ils avaient au contraire bénéficié de plusieurs témoignages extrêmement favorables. Au Portugal enfin, la protection d'un roi juste leur assura une sorte d'oasis ; tandis que se déroulait une enquête de pure forme, les frères de l'ordre, jouissant d'une liberté totale, attendaient avec patience que le destin du Temple fût fixé.

    Bref, sur les seuls rapports des Commissions nationales, il eût été bien difficile de conclure avec certitude à la culpa-bilité de l'ordre dans son ensemble ou de proclamer sa totale innocence. C'est en France, on ne saurait l'oublier, que les accusations avaient vu le jour, en France que le scandale, d'abord mineur et ignoré du plus grand nombre, s'était à ce point enflé qu'il avait en fin de compte suspendu littéralement et attiré à soi toute l'activité politique et diplomatique du royaume, en France enfin que se jouait entre le pape et le roi la rude partie d'échecs dont nul ne pouvait prévoir la conclusion. C'est donc bien en France qu'il convenait qu'à tout le moins on pût faire le point des griefs dont l'ordre du Temple était accablé, et ce souci du pape, parmi le vacarme des imputations contradictoires, aurait suffi à justifier la Commission d'Enquête de Paris, et à lui accorder, entre toutes, la primauté.

    Les circonstances, autant que la jurisprudence médiévale, ne permettaient pas d'espérer d'elle plus qu'elle ne fit : d'une instance aussi insolite, à cette époque reculée de l'histoire européenne, et en un tel moment où les jeunes passions s'exaspéraient de toutes parts, il était vain d'attendre les garanties d'objectivité, de sérieux et de sereine impartialité qui caractérisent les travaux de nos modernes Commissions d'enquête... Bien des inconnues subsistent donc, nul ne se le doit dissimuler, et le procès-verbal officiel, s'il sous-entend plus d'une fois, n'élucide jamais les carences du fonctionnement. En particulier, le recrutement et l'appel des témoins suscitent les réserves les plus graves. Ces témoins, qui les convoquait ? Comment étaient-ils choisis ? Il ne semble pas que la Commission ait eu, en cette matière capitale, l'initiative complète : et l'on ne voit que trop, dès lors, à qui celle-ci appartenait, de quelles manœuvres elle procédait, à quelles pressions elle était subordonnée. Bien rares apparaissent les témoins à décharge ; quant aux autres, que valait exactement leur témoignage ? Quelle était leur sincérité, à ces âmes obscures ? Celle-ci ne saurait, relativement, se déduire que du ton et de la variété, réellement impressionnante, des dépositions, mais ce sont là indices subjectifs et faillibles. Beaucoup de Templiers interrogés gardent pour leur ordre une affection qui, parfois, éclate en cris courageux ; mais les meilleurs, ceux qui s'affirmaient prêts à le défendre jusqu'à la mort, où les discerner dans ces sournois réseaux ? Tous ces témoins cependant, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, partagent avec bien d'autres le privilège misérable de la prudence et du louvoiement. Car dans cette affaire déconcertante, personne, au vrai, n'est sincère ; personne, d'un bout à l'autre, ne joue franc jeu. Saint Louis est bien mort, et avec lui la lumière du Moyen Age, paradis fugace à peine entrevu ! Le scandale des Templiers ouvre le monde moderne où nous vivons encore.

    Du dossier touffu sur lequel se prononcerait l'assemblée des évêques, le procès-verbal de la Commission parisienne ne constituait pas moins la pièce maîtresse. Les Commis-saires, les premiers, paraissent s'être bien pénétrés de l'im-portance singulière de leur tâche ; ils avaient offert aux défenseurs de l'ordre, dans la limite de leurs pouvoirs strictement réglementés, la liberté d'expression la plus large, entourée, du moins durant les premières sessions, de quelques garanties effectives. Les interrogatoires se déroulaient dans le secret, hors de toute présence étrangère ; les gens du Roi, Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians, paraissent n'avoir assisté qu'à des séances qui n'étaient, somme toute, que de forme ; à plusieurs reprises, il advint que les accusateurs, tel le fameux Philippe de Voet, auteur présumé, encore qu'il s'en défendît, d'une lettre accablante 115, fussent quelque peu malmenés ; soupçonnant de quelles manœuvres, dans les geôles royales, les malheureux Templiers étaient l'objet, — l'ignorer eût été d'une naïveté insigne, — la Commission n'enregistrait qu'avec prudence et réserves le retour de certains d'entre eux à leurs aveux précédents, ne se faisait pas faute d'en relever les contradictions, et s'efforçait avec bonté de rassurer les inquiets. Elle eut le mérite énorme de ne point accepter benoîtement le coup de force du u mai, et de protester, avec timidité certes, et retard (mais sa position n'avait rien de confortable), contre une sentence que la juridiction inquisitoriale autant que les pouvoirs spécialement conférés par le pape aux synodes diocésains rendaient, hélas ! parfaitement régulière. Il est possible que l'archevêque de Sens, Guillaume de Marigny, responsable au premier chef de l'exécution des cinquante-quatre Templiers relapses, n'ait pas eu, quant à lui, pour propos essentiel de paralyser la Commission voisine, en frappant les témoins à venir d'une terreur telle qu'elle les réduisît au silence ou à une récidive de l'aveu : l'un comme l'autre, murés dans l'enceinte de leurs attributions respectives, procédaient à leur guise et selon le temps, sans se préoccuper outre mesure des incidences que l'évolution des procès qu'ils avaient charge d'instruire pouvait engendrer ailleurs. Il n'empêche que l'effet des bûchers du 12 mai eût été décisif et que toute défense se fût effondrée, réduisant la Commission définitivement à merci, si, constatant le désarroi des témoins affolés, elle n'avait de sa propre initiative suspendu pour de longs mois ses sessions, et laissé ainsi quelque faculté aux Templiers de se ressaisir ; si elle ne s'était enfin réservé de reprendre les interrogatoires à son heure. Certes, plusieurs des Templiers défenseurs de l'ordre, et spécialement les procureurs qu'ils s'étaient constitués, profitèrent de ce délai pour récuser leur décision et même pour prendre le large ; cette carence supprima l'une des meilleures garanties de la procédure. Mais il est assez significatif de constater que, sur le petit nombre des dépositions entièrement favorables à l'ordre, une ou deux seulement sont antérieures à la date fatidique du n mai, et toutes les autres postérieures à la reprise des sessions, tout comme s'il ne s'était rien passé : le délai écoulé avait sans doute quelque peu estompé passions et angoisses.

    Trop d'historiens, siégeant sur l'Olympe, entendent apprécier dans l'absolu des connexions et des enchevêtrements qui, précisément, échappent à l'absolu parce qu'ils procèdent du caprice de situations qui ne se renouvellent jamais deux fois ; à leur verdict impitoyable, la Commission d'Enquête n'a, bien entendu, pas échappé. Tel était pourtant le nœud de l'intrigue ourdie, avec une habileté diabolique, contre les prévenus, qu'il aurait suffi de bien peu pour l'appréhender elle-même au piège. Quand elle entra dans le jeu, bien tard, la partie s'était orientée déjà dans une direction qu'elle n'était plus guère en mesure d'infléchir ; son rôle ne pouvait être que de nuances, et d'impondérables subtils. Y eût-elle failli ? Alors les Templiers de France n'auraient plaidé devant le Concile qu'une cause perdue sans équivoque par leurs aveux primitifs, et discréditée de surcroît par leurs incertitudes, leurs palinodies, leur lâcheté parfois. La confrontation des deux enquêtes, celle de l'Inquisiteur de France et celle de 1310-1311, démontre de la façon la plus éclatante, et quelles que puissent être les réserves suscitées par l'essence même et les péripéties du drame, combien le témoignage de la seconde est unique : il est bien le seul, en effet, sur lequel les contemporains pussent se fonder pour un jugement relati-vement objectif; la postérité, dans les innombrables appré-ciations, toujours contradictoires, qu'elle eut à formuler, ne trouve nulle part l'équivalent de ce document juridique d'où la vérité, opiniâtrement cernée, laisse surgir enfin de la pénombre, par l'accumulation des témoignages et des pré-somptions, quelques traits de son visage nu.

    Nuances, certes. Il n'était point question pour les Commissaires de se prononcer, mais seulement d'informer ; l'extravagant questionnaire qu'on leur avait remis était quasi impératif; les questions limitaient, à dessein bien sûr, la liberté des réponses ; et le mécanisme des aveux antérieurs limitait la sincérité de celles-ci. Mécanisme infernal, la cause est entendue : c'est une étrange parodie de justice que celle où seuls les Saints, les héros et les méchants endurcis font preuve d'assez de constance pour se rejoindre paradoxalement dans une dénégation obstinée, dont l'effet est de vouer en définitive Jeanne d'Arc et le cathare invétéré aux flammes des mêmes bûchers ! Mais ce mécanisme n'est que l'appareil le plus officiel de l'époque. Nul ne le révoque ni même ne le discute. C'est un fait que tous les hommes sont pécheurs : toute la jurisprudence en matière de foi est donc fondée sur un aveu, qui n'est en somme qu'une évidence ; et pour obtenir un aveu aussi justifié, tous les moyens sont bons quand il s'agit d'obstinés, donc d'orgueilleux ! Appliqué aux individus majeurs, l'usage de la torture n'est pas seulement régulier ; il constitue une grâce... Les confessions que la torture arrache sont évidemment réputées sincères, à condition toutefois de n'être point formulées dans un état d'inconscience ni rétractées aussitôt après «  l'épreuve  ». De cet axiome, le reste procède par déduction logique : si les aveux sont sincères, ils ne sauraient être révoqués sans mensonge ; s'ils sont révoqués, c'est que le prévenu, quand il les passait, a manifestement menti pour abréger des souffrances qui n'avaient pour dessein que de l'aider à être sincère : il mérite donc le châtiment réservé aux menteurs et aux parjures. On l'en a d'ailleurs préalablement averti. Alors que l'aveu immédiat, contrairement à nos justices modernes, absout, admet à la pénitence ecclésiastique ; qu'extorqué par la torture, il n'entraîne normalement qu'une peine de prison, la sanction d'une rétractation est impitoyable : la mort par le bûcher. Tel est bien le fond du problème de la juridiction médiévale en matière de foi qu'elle repose tout entière sur un donné tragiquement perverti.

    Dénoncés, ahuris par leur arrestation inattendue, désar-çonnés, les Templiers ne réagirent ni comme des saints ni comme d'habiles criminels. Les plus vaillants d'entre eux eussent peut-être accepté joyeusement la mort sanglante en pays infidèle ; tous crurent à une bourrasque passagère, là où se déchaînait en rampant la tempête. Il est infiniment probable qu'entre l'arrestation et les premiers interrogatoires de l'Inquisiteur, les dignitaires furent circonvenus et endoctrinés ; quant aux autres, un judicieux emploi de pressions et de tortures choisies... Mais en était-il même tellement besoin ? Chacun d'eux, sans qu'on le lui rappelât, en savait assez par de proches exemples pour ne point ignorer ce que lui vaudrait une trop longue résistance à l'aveu ; on leur présentait un questionnaire préétabli — car telle était bien cette procédure étrange, mais consacrée, — auquel ils n'avaient qu'à acquiescer du bout des lèvres ; passé ce mauvais moment qui, au vrai, ne les engageait guère (du moins le pensaient-ils), Mgr l'Evêque, armé de ses pouvoirs, les absoudrait et l'on pourrait revivre.

    Ces aveux initiaux des Templiers de France, auxquels seule se refusa une poignée dérisoire de héros ou d'inconscients, apparaissent à la fois prolixes et stéréotypés. On ne sait pas au juste de quoi l'on est inculpé ; on forge des fables que l'histoire d'aujourd'hui accueille avec répugnance et commisération. Circonstance particulièrement aggravante : en leur majorité, les Templiers arrêtés en France n'appar-tiennent pas à cette chevalerie militaire qui, quinze années auparavant, s'illustrait en Terre Sainte, et poursuivait main-tenant encore sa faction à Chypre ou en Espagne, mais à l'in-frastructure sédentaire, terrienne, avide et rustaude. Dans ces commanderies rurales exemptes de risques, où le hasard, la proximité, le conformisme familial vous ont attiré, l'on ne vit ni de gloire, ni de gardes méditatives, mais de culture du sol, d'opérations financières, et la plupart du temps d'oisi-veté, sous le gouvernement de «  précepteurs  » qui ne sont trop souvent que de pieux butors. De l'ordre lui-même, de ses traditions, de sa règle, on ignore à peu près tout, pour ne se repaître que de légendes et de rancœurs de sacristie. Le subit écroulement ne procède pas, au fond, d'autres causes ; mais, à tout prendre, l'historien peut bien se demander si, appliquée à d'autres ordres chrétiens de ce début du XIVe siècle, la funeste expérience n'aurait pas en fin de compte abouti à des résultats sensiblement équivalents. Affaire d'occasion...

    Dès lors, la tâche de la Commission d'Enquête apparaît, une fois de plus, toute de subtilité. Pris dans l'engrenage fatal des premiers aveux, incapables de s'en déjuger et dési-reux pourtant de le faire sans trop de dommage, les Templiers devront vaincre devant elle leurs réticences, et il lui faudra sans cesse les rassurer. L'expérience montre qu'elle y parvint, par la seule constatation, à laquelle il faut toujours revenir, que les témoignages qu'elle reçoit sont infiniment plus nuancés que ceux qu'avait pu recueillir l'Inquisition, et que les aveux eux-mêmes, dans leur immense majorité, s'avèrent fort en deçà des premiers, quant aux faits et quant à l'intention qui les inspire. De tels signes suffisent à apprécier son œuvre, quelles qu'eussent été les entraves apportées à ses progrès et la hardiesse très relative de certaines de ses réactions.

    Selon l'évidence, elle ne croit guère à plusieurs des accusations de l'extravagant questionnaire, que les Templiers ont accablé de huées, lors de la fameuse scène du verger. Elle ne se fait pas scrupule, chemin faisant, d'en abandonner les articles les plus invraisemblables, et de ne poursuivre en fait son enquête que sur les chefs d'accusation principaux.

    Et là, les dénégations des Templiers acquièrent toute leur valeur. Qu'il s'agisse de l'adoration des idoles ou du «  crime sodomitique  », personne dans l'ordre ne les admet plus, à de rares exceptions près ; on s'esclaffe. Personne n'a vu apparaître de chat lors des chapitres généraux ; la plupart n'ont jamais ouï parler du «  chef barbu  », si complaisamment décrit par certains devant l'Inquisiteur ; et ceux-là mêmes qui persistent à l'avoir vu ont de significatives lacunes de mémoire ; au Temple de Paris, l'on a découvert un gros reliquaire en forme de buste humain : personne n'est capable de préciser si cet objet vénérable ne serait pas à l'origine de quelque confusion, et l'affaire se résume à de risibles ragots qui circulent dans le peuple, ou à des mythes orientaux que l'on déforme... Les cordelettes dont on aurait frotté ces idoles ne sont que les ceintures de chasteté prônées par saint Bernard. La sodomie ? Elle est sévèrement châtiée dans l'ordre, où l'on se cite avec effroi et répulsion de rares cas commis en Orient. Le piquant et l'inanité d'un tel grief éclatent à ceci que les mêmes précepteurs qui ont platoniquement «  recommandé  » l'immonde pratique aux nouveaux profès leur avaient, un instant à peine auparavant, détaillé avec complaisance les peines dont elle serait punie si, par malheur, il leur advenait d'y choir. Au plus y eut-il, de la part de certains, spécia-lement bornés et goujats, de ces «  instructeurs  », boutade grossière, digne de nos bataillons de Joyeux, et plaisanteries de corps de garde promptes à effaroucher de jeunes âmes ; et le prétexte ou l'origine lointaine n'en furent peut-être que la pénurie de lits qui, dans certaines commanderies pauvres, faisait aux frères un devoir de partager ceux qu'ils avaient !

    En tout cas, nul n'avoue avoir péché «  de fait  », hors, devant l'Inquisiteur, un misérable agriculteur du Temple de Maurepas près de Trappes, qui y fut incité, dit-il, par un frère espagnol, nommé Martin Martin (116) : l'affaire est donc jugée.

    Quant aux baisers impudiques, personne ne s'entend, à ce point qu'il est impossible aujourd'hui de savoir où ils se distribuaient au juste. L'analyse des précisions anatomiques fournies par certains témoins évoquerait trop fâcheusement les médecins de Molière ou ces plaisantes discussions d'experts à la barre des tribunaux pour qu'on s'y attarde. La Commission ne s'y arrêtait pas davantage, ayant compris d'emblée, semble-t-il, l'explication de tout ce bruit : dans la généralité des cas, les frères du Temple se distribuaient entre eux le simple baiser de paix et de fraternité sur les lèvres, à la mode médiévale. Geste rituel et dépourvu, est-il besoin de le dire ? de toute signification sensuelle. Il n'est pas exclu qu'une minorité infime l'ait corsé, pour en accentuer le sens, de quelque baiser secondaire donné sur le cœur, ou, par derrière, entre les deux épaules, ou bien encore d'un double baiser à ces deux endroits, par-dessus les vêtements. Tout le reste est délire d'invention malsaine, qui ne vaut pas qu'on y prête le moindre crédit.

    Les imputations d'idolâtrie et d'obscénité réglées, demeurent les principales, auxquelles la Commission attachait plus de poids. Celles-là, en effet, ne relevaient pas de la chair, mais, si l'on ose dire, de «  l'esprit  », et, comme telles, il était moins aisé d'y voir clair. La première est énorme : «  les prêtres de l'ordre des Templiers, susurre-t-on, omettent volontairement à la messe les paroles de la Consécration  » ; Elle n'a pas été forgée tout de suite, car les enquêtes inquisitoriales n'en soufflent pas mot ; c'est donc entre 1307 et 1309 qu'elle a commencé de courir. Est-ce alors qu'on se serait employé à convaincre les Templiers de catharisme, en jetant sous leurs pas cette formidable embûche ? Il ne semble guère, et le tardif calcul, en tout cas, eût été déjoué. Car, devant les Commissaires, une majorité écrasante nie cette hérésie manifeste ; les frères laïcs n'ont rien remarqué de tel ; tous croient fermement en la sainte Eucharistie ; tous les prêtres attestent qu'ils célèbrent dûment la messe sans en retrancher un mot. Quatre d'entre eux, cependant, déclarent bel et bien que, lors de leur réception, on leur avait enjoint d'omettre les paroles sacrées. Mais les dépositions des deux premiers sont trop voisines l'une de l'autre, dans le temps où ils les passent, et dans les détails qu'ils fournissent, pour qu'on n'y décèle pas quelque connivence et une intention calomniatrice ; évidemment, ces deux-là se sont concertés. Il n'est pas mauvais de noter au passage qu'ils ne proviennent pas du pays des Cathares, mais de la Bourgogne (117). Un troisième, le frère Bertrand de Villiers, originaire du diocèse de Limoges et précepteur du Temple de La Roche-Saint-Paul, aurait reçu du précepteur d'Auvergne en personne, Gérard de Sauzet, une consigne identique. Il précise bien qu'il n'en a tenu aucun compte, et les Commissaires ne le questionnent pas davantage (118). De tous les frères que reçut ce haut personnage, Bertrand de Villiers est cependant le seul à le mettre ainsi en cause à ce propos. Et un détail de sa déposition vient à point nommé en ruiner l'artifice ; énumérant toutes les réceptions dont il fut le témoin, il affirme qu'elles se déroulèrent exactement comme la sienne, «  à ceci près qu'à ceux qui n'étaient pas prêtres, on ne recommandait pas d'omettre les paroles du Canon  ». Ce qui revient à dire qu'à ceux qui étaient prêtres, on le recommandait. Or, parmi ceux-là, le prêtre Gui de la Roche, reçu au Temple de Belle-Chassagne par le précepteur d'Auvergne Pierre de Madit, en présence justement du frère Bertrand, viendra un peu plus tard attester qu'il ne reçut jamais, quant à lui, pareille injonction. La contradiction est dès lors trop flagrante pour qu'on ne suspecte pas le prêtre Bertrand de faux témoignage ; quant au principal intéressé, Gérard de Sauzet, il ne pouvait évidemment fournir aucune précision, étant depuis plusieurs années défunt : le frère Bertrand ne l'ignorait pas. En fait, de ces quatre témoignages, à la teneur presque identique, seul, celui du prêtre Jean de Branles, profès du Temple de Saulx-sur-Yonne, ne peut être aussi fort suspecté ; mais rien ne le vient non plus confirmer, tandis qu'au contraire bien des dénégations énergiques en restreignent singulièrement la portée (119).

    On n'insistera pas davantage sur les interprétations parfois fantaisistes que certains Templiers donnent de la très régulière coulpe publique lors des chapitres : ce ne sont là que sottises, explicables par le recrutement, devenu très déficient, de l'ordre du Temple dans les pays «  de par-deçà  », et par l'ignorance religieuse à peu près complète où végète une bonne partie de ses membres ; plaies qui, d'ailleurs, ne lui sont aucunement spéciales à l'époque. De même, le secret des chapitres et le caractère exorbitant des pouvoirs que le Maître s'arroge et que certains stigmatisent émanent très explicitement de la Règle elle-même et des privilèges pontificaux. Restent donc les seules accusations relatives au reniement de fait qu'on impose aux nouveaux profès. Ce sont les plus troublantes ; on pourrait presque dire : ce sont les seules troublantes, Dieu merci ! Et la Commission d'Enquête en juge ainsi, qui s'y acharne, s'efforce de comprendre, et réclame inlassablement des explications, des précisions, des mobiles.

    Observation préliminaire : cette pratique scandaleuse, il se trouve en tout, devant la Commission d'Enquête, une quinzaine de Templiers pour la balayer, purement et simplement, d'un revers de main (120) ; cela, quels qu'eussent été, pour certains, leurs aveux antérieurs. Sur plus de deux cents, le chiffre paraît dérisoire, mais il suffit au moins à assurer que, dans l'ordre, le reniement n'était pas général. Et combien se fussent adjoints à ces braves s'ils avaient pu déposer en toute quiétude, sans être hantés par le souvenir de leurs premiers aveux et l'appréhension du bûcher ? En la maison principale du Roussillon, le Mas-Deu, lors de l'enquête diocésaine conduite par l'évêque d'Elne, vingt-cinq Templiers, qui en composaient l'effectif, rejetteront unanimement l'accusation infamante, en plein pays cathare. Rien ne sert cependant de se dissimuler l'évidence : il y a ici, quelque restriction qu'imposent les conditions mêmes du procès, et si l'on ose dire, anguille sous roche. Trop nombreux, trop concordants en leur essence, trop précis dans leur évocation et trop détaillés apparaissent à la lecture les aveux pour que les accusations portées contre les Templiers ne reposent pas ici sur quelque fondement : c'est à bon escient que les accusateurs ont frappé, et ils savaient d'avance qu'ils ne seraient pas démentis. Peu importent les variantes : le fait lui-même semble bien acquis que, lors des réceptions, un reniement scandaleux était imposé, en France, et très probablement en d'autres régions, à une partie des postulants ou nouveaux profès ; cette apostasie venait, comme un étrange surgeon, se greffer bizarrement sur une cérémonie quant au reste fort édifiante et pure ; elle la contredisait de telle manière que la plupart en ressentaient profondément l'anomalie, à commencer par les précepteurs qui l'ordonnaient. On dénonçait à l'envi ce caractère de geste superficiel, de «  farce  », qui n'engageait pas. On reniait du bout des lèvres, et non pas d'intention. On crachait à côté de la croix, et non pas dessus, aux yeux d'une assistance goguenarde ou gémissante. Alors ?

    Alors, il faut bien admettre, à l'instar des historiens les plus favorables au Temple eux-mêmes, que la vulnérabilité de l'ordre était sur ce point réelle, et d'autant plus pénible que nul ne savait, ni ne sait encore aujourd'hui, proposer de ce rite purement formel, consenti par un certain nombre des frères du Temple, connu de la majorité d'entre les autres (d'où leur embarras), la moindre explication sûre. Un mystère irritant subsiste là, et c'est sur lui que l'ordre a été finalement jugé. Les modalités du reniement varient, mais son principe demeure identique : il a été imposé, personne ne sait plus par qui, et il est obligatoire ; certains des témoignages recueillis par la Commission donneraient à penser qu'il se trouve inscrit en certain livre de règlements de l'ordre (121). Mais rien n'empêche de s'en confesser ensuite ; Dieu pardonnera ! Il est toutefois bien étrange, à considérer les choses avec quelque recul, qu'à l'énoncé de pareilles turpitudes, ceux qui recevaient ces confessions, évêques ou religieux étrangers à l'ordre, ne se soient pas davantage émus, ou qu'ils aient eu la constance héroïque de ne rien trahir du secret de la pénitence.

    Même incertitude quant à l'objet du reniement : il est tout à fait inexact qu'il ne s'applique qu'au Christ lui-même, ce qui aurait pu revêtir quelque signification hérétique précise. Les uns renient simplement «  la Croix  », d'autres «  le prophète  », d'autres encore Jésus, ou «  le Crucifié  », et un certain nombre enfin, Dieu, tout simplement. Ici paraît se confirmer le caractère d'épreuve, que suggèrent certains des témoins les plus impartiaux et mesurés. Pour les uns, il s'agit seulement de prévenir l'apostasie qu'en cas de capture les Sarrasins ne manqueront pas d'exiger, de mettre expérimentalement en garde contre pareille perspective et de provoquer à tout le moins de salutaires réflexions. D'autres n'y voient qu'une épreuve d'obéissance aveugle, telle que l'implique la Règle et que la justifient certains relâchements. Un très grand nombre précise qu'il faut renier, ou bien cracher trois fois — «  Je renie Dieu, je renie Dieu, je renie Dieu  » — à l'exemple de saint Pierre, qui rappelle sans cesse à l'humilité le chrétien trop assuré de son engagement. Chacune de ces hypothèses offre quelque vraisemblance ; d'autres paraissent plus fantaisistes : l'une de celles-ci, donnée par le frère Gérard du Passage, réduit le reniement à une boutade ou, comme on dirait aujourd'hui, à un test : quand on présente la croix au témoin, on lui demande si c'est Dieu. «  Bien sûr  », répond-il. Alors, on lui rétorque : «  Non, c'est un morceau de bois. Notre-Seigneur est dans les cieux !  » Certains historiens se sont fondés sur de telles répliques pour discerner dans l'ordre des infiltrations albigeoises ; sans doute ne s'agit-il, plus simplement, que d'un jeu d'esprit destiné à dérouter le néophyte : affaire d'interprétation ! Selon d'autres témoins, la fatale observance résulte de la promesse solennelle que fit, pour être libéré, un Grand-Maître du Temple prisonnier du Soudan, et qui aurait engagé dans l'apostasie non seulement sa propre personne, mais l'ordre tout entier ; et l'ordre, tenu par la parole donnée et la vertu d'obéissance, n'aurait pu désormais s'en défaire. On songe aussitôt à ce Maître Gérard de Ridford qui, fait prisonnier avec tous ses Templiers, après le désastre d'Hattim, en 1187, fut seul épargné par Saladin... Mais une date aussi reculée, pour l'introduction de ce rite, heurte quelque peu la vraisemblance, et il ne s'agit là, encore une fois, que d'une conjecture.

    Ce sont bel et bien les historiens qui ont forgé la dernière explication : manichéisme ! Depuis le XIe siècle, et dès aupa-ravant, court périodiquement la légende d'une contagion du Temple par le catharisme, voire d'un véritable «  noyautage  ». Mais il faudrait d'abord, pour conclure avec sûreté, connaître au fond les rites exacts de cette hérésie retentissante et secrète ; ce qu'on sait d'elle autorise formellement à conclure qu'en l'état actuel de l'information, il n'existe entre les Cathares et les Templiers aucune collusion spirituelle. Crimes contre nature ? Omission par les prêtres albigeois des paroles de la Consécration ? L'enquête a surabondamment démontré pour la France le quasi-néant des imputations en ce qui concernait l'ordre du Temple, et il n'est pas douteux que les informations prises dans les diocèses eux-mêmes le confirmeraient122. Clandestinité des cérémonies ? Nul n'y avait jamais vu malice avant le déferlement du scandale. Reste ce reniement. Pour qu'il y eût probabilité de contamination, il aurait fallu qu'il n'eût pour objet que le Christ seul, non reconnu par les Cathares ; les interrogatoires prouvent qu'il n'en est rien. Tout peut se prouver en histoire, certes, et rien ne résiste à une thèse intelligemment présentée, hors le bon sens. Au plus pourrait-on admettre, avec l'histoire elle-même comme caution, quelque influence de l'Islam née des longs voisinages et de relations souvent cordiales : il existe d'autres exemples...

    Si, d'une part, on doit renoncer, sauf découverte fortuite, à projeter sur ces obscurités une lumière décisive ; si l'unanimité des témoignages recueillis par la Commission d'Enquête infirme l'hypothèse de quelque «  Temple Noir  » hérétique au sein de l'ordre ; si, de tous les griefs énumérés par les cent vingt-sept articles du questionnaire pontifical, seuls subsistent en fin de compte ce reniement et ces crachats ; si ces gestes, ainsi qu'il semble, ne relèvent d'aucune symbolique hétérodoxe ou impie, pour ne s'apparenter, en somme, qu'à des brimades de collégiens ou de soudards..., reste, quand même, la grave réalité du fait. A ses ennemis, qui n'étaient pas rares, l'ordre du Temple laissait, il en faut convenir, la partie belle.
    Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre. Tournon 15 janvier 1955. Exemplaire nº 4402

    Le Dossier des Accusteurs



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