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Interrogatoires des Frères du Temple

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    1. — L'Affaire

    Psaume de l'investiture des Templiers

    Ecce quam bonum et quam jucundum Habitare fratres in unum...
    Voici : qu'il est bon, qu'il est agréable d'habiter tous ensemble ainsi que des frères.
    C'est comme une huile précieuse répandue sur la tête et qui coule sur la barbe, la barbe d'Aaron, qui coule sur le rebord de son vêtement.
    Comme la rosée de l'Hermon qui descend sur les montagnes de Sion.
    C'est là que le Seigneur accorde Sa bénédiction et la vie dans les siècles des siècles.
    (Psaume de l'investiture des Templiers, 132 du Psautier Romain)

    Après six siècles, une stupeur pèse encore sur le nom des Templiers. A travers le monde, des déserts de Syrie aux brumes d'Angleterre, de l'Allemagne aux rives brûlées de Portugal et de Majorque, des ruines maléfiques perpétuent l'angoisse de ce matin du vendredi 13 octobre 1307 où l'un des ordres religieux les plus puissants de la Chrétienté fut en quelques instants terrassé, sans s'être même défendu ; noyant de mystère les vestiges des Commanderies démantelées, rôdent des légendes de mort et de malédiction ; le scandale qui, sept années durant, avait secoué l'Eglise et éclaboussé de sang son manteau ne s'est pas résorbé dans les flammes des bûchers où disparut enfin la Milice des Chevaliers du Temple, et le livre de l'épreuve incompréhensible n'a pas été clos sur les sentences d'un pape, ni même sur les appréciations d'une histoire qui dissimule sous des dissertations le néant de ses preuves. Le vaisseau foudroyé vogue encore sur la mer hantée d'ombres, parmi les remous des naufrages inexplicables ; ce fantôme n'a pas fini d'émouvoir les générations, et le sillage qu'il trace ébranle pour longtemps l'obscur tréfonds des terreurs ataviques, qu'il alimente à loisir d'appréhensions et de songe.

    C'avait été un beau navire, pourtant, que cet ordre du Temple surgi, spontanément, du levain des Croisades. A peine le raz de marée qui jetait l'Occident à la dévote aventure venait-il de restituer au Christ les mirages de la Terre Sainte que Dieu le suscitait pour y monter la garde. Sa mission première n'avait été que d'assurer les routes du pèlerinage rouvert, et l'on racontait comme une légende la longue faction qu'avaient, aux origines héroïques, menée ces deux saints chevaliers de Champagne, les fondateurs, en un parage menacé du «  Chemin des Pèlerins  », seuls. Renforcés peu à peu d'une cohorte de compagnons voués comme eux au sacrifice, puis du concours puissant du comte de Champagne, brusquement converti au renoncement de leur farouche ascèse, ils avaient, ensemble, élaboré une Règle que confirma le 14 janvier 1128, sous l'autorité de Saint Bernard, un concile réuni à Troyes : en sa première rédaction latine, la Règle du Temple, d'inspiration cistercienne, comportait soixante-douze articles, relatifs aux devoirs religieux des frères, à la vie conventuelle et à la récitation des divers offices, à la vêture, aux chevaux, harnais et équipements, à la stricte obéissance passive qu'on devait au Grand-Maître, à la «  coulpe publique  » obligatoire, à l'interdiction de tout commerce avec des femmes, fussent-elles des parentes, et, enfin, à l'exemple que devaient en tous lieux donner les membres de l'ordre (1). Chevaliers et soldats, ceux-ci n'entendaient pas moins vivre en moines ; un idéal aussi parfaitement adapté au tempérament chevaleresque comme aux besoins du Royaume latin de Jérusalem, la faveur toute spéciale de l'Abbé de Clairvaux, qui réalisait par eux son rêve d'une mystique d'action et de conquête, leur valurent alors un afflux de recrues nouvelles, et l'ordre prit un essor foudroyant. L'année même du concile, il recevait au Portugal le château de Soure ; en France, en Angleterre et dans toute la Péninsule ibérique, où le péril maure le justifiait autant qu'en Terre Sainte, il bénéficia de donations étendues. Quant au destin du Royaume franc, dans l'intervalle des Croisades, il reposait pour moitié sur lui. Tantôt associé, tantôt rival de l'ordre de l'Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, il fut de tous les combats grâce auxquels le royaume, acculé de toutes parts, menait vaille que vaille sa pathétique existence au sein des Infidèles. Le courage de ses chevaliers lui mérita la constante affection des papes, qui le gratifièrent de privilèges exceptionnellement étendus : indépendance spirituelle à l'égard des évêques, temporelle à l'égard de quiconque ; perception de dîmes ; construction et usage d'oratoires particuliers ; droit enfin d'accueillir en son sein, comme confrères, des clercs et des prêtres de toute origine qui ne relèveraient plus que de sa Règle et du Grand-Maître du Temple. Ainsi en avait, pour la première fois, décidé le pape Innocent II en sa bulle «  Omne datum optimum  » qui, promulguée le vingt-neuf mars mil cent trente-neuf, fut, depuis lors, constamment observée par l'ordre comme fondement de ses statuts et prérogatives.

     

    Teneur de la bulle

    «  Toute perfection des dons provient d'En haut, de ce Père des Lumières en Qui n'existent ni transmutation, ni ombrage, ni vicissitude.  » Nous ne cessons, chers fils en Nôtre-Seigneur, de louer à votre sujet le Dieu Tout-Puissant, car dans l'univers entier votre religion et vénérable institution ont porté leur message. La nature vous avait faits fils de colère et adeptes des voluptés du siècle ; mais voici que, par la grâce qui souffle sur vous, vous avez écouté les préceptes de l'Evangile d'une oreille attentive, relégué les pompes mondaines et la propriété personnelle, abandonné la vie aisée qui conduit à la mort et choisi dans l'humilité le dur chemin qui monte à la Vie ; pour prouver qu'il vous faut bien considérer comme les soldats du Christ, vous portez sans cesse sur votre cœur le signe de la Croix, source de vie. A l'instar d'Israël, combattants avertis des divines batailles et enflammés par la vraie charité, vous réalisez par vos œuvres l'Evangile. «  II n'existe pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les âmes.  » A l'appel du Souverain Pontife, vous ne craignez pas d'exposer vos vies pour vos frères, en protégeant ceux-ci des incursions païennes. Chevaliers du Temple, c'est Dieu lui-même qui vous a constitués les défenseurs de l'Eglise et les assaillants des ennemis du Christ. Votre zèle, votre louable ferveur à ce saint ouvrage suent de vos cœurs et de vos esprits en un total engagement. Mais, nous adressant à vous tous, nous ne vous en exhortons pas moins dans le Seigneur, et, attentifs à la rémission de vos péchés, vous enjoignons au nom de Dieu et du Bienheureux Pierre, prince des Apôtres, de protéger intrépidement l'Eglise catholique, et d'arracher à l'infamie des ennemis de la Croix celle qui gémit sous la tyrannie des infidèles, à l'invocation du nom du Christ. Leurs dépouilles, affectez-les à votre usage ; nous interdisons qu'on vous oblige contre votre gré à les partager. Nous décrétons que ce Temple où vous êtes rassemblés pour la louange et la gloire de Dieu, la défense de Ses fidèles et la libération de Son Eglise, est placé sous la tutelle et protection du Siège Apostolique, et que cette protection s'étend à toutes ses possessions actuelles ou futures, libéralités des rois ou princes, offrandes des fidèles, ou autres justes acquêts, selon la grâce de Dieu. Nous décidons pareillement que votre Règle sera inviolablement observée, dans la maison où la grâce de Dieu l'a instituée. Que les frères, serviteurs du Dieu Tout-Puissant, y vivent dans la pauvreté et la chasteté, et que, mettant leur profession à l'épreuve des dires et des mœurs, ils demeurent soumis et obéissants en tout à leur Maître ou à ses représentants. De même que la maison du Temple a mérité d'être la source et l'origine de votre saint Institut, qu'ainsi demeure-t-elle à jamais chêvetaine et maîtresse de toutes ses appartenances. Nous y ajoutons ces préceptes : à ton décès, mon cher fils Robert2, comme à celui de tes successeurs, que nul ne soit placé à la tête de votre ordre s'il n'est à la fois chevalier et religieux, profès de votre religion, proposé et élu par l'ensemble des frères ou leur plus saine et pure partie. Que nul, clerc ou laïc, ne porte atteinte aux coutumes établies en commun par le Maître et les frères pour l'observance de votre religion et office, ni ne les restreigne. Que ces coutumes, après un temps d'épreuve et leur mise par écrit, ne puissent être modifiées que par le Maître, avec le consentement de la plus saine partie du Chapitre. Que nul, clerc ou laïc, n'ose exiger du Maître ni des frères la foi, l'hommage, les serments ou autres sûretés en usage dans le siècle. Du fait que votre sainte institution et pieuse milice ont été affermies par la divine Providence, il ne vous sera pas convenable de passer dans un autre ordre pour embrasser une vie plus religieuse. Dieu, qui est immuable et éternel, n'apprécie point les cœurs instables. Il exige au contraire que le propos sacré soit conduit de son début au parachèvement ultime. Combien et combien, sous la tunique et la ceinture de chevaliers, ont su plaire au Seigneur, et laissé d'eux un souvenir impérissable ! Combien et combien, dans le métier des armes, ont vaillamment combattu pour fournir à Dieu leur témoignage et défendre l'héritage de leurs lois ! Combien, consacrant leurs mains à Dieu dans le sang des infidèles, ont après les sueurs de la guerre gagné le prix de leur victoire, la Vie éternelle ! Considérez donc votre vocation, ô frères, chevaliers et sergents, et qu'à l'exemple de l'Apôtre, chacun d'entre vous y persiste, où Û a été appelé ; nous interdisons à tous vos frères, qui auront fait profession et reçu l'habit, de retourner désormais dans le siècle, de quitter cet habit marqué de la Croix du Seigneur, de passer dans un autre monastère et d'entrer dans un autre ordre, qu'il soit plus grand ou plus petit, sans l'aveu des frères ou du Maître ; que nul, clerc ou laïc, ne les y accueille ou retienne ! Les défenseurs de l'Eglise ont le droit de vivre des biens de l'Eglise ; aussi interdisons-nous d'exiger, contre votre gré, des dîmes sur les meubles et les appartenances de votre vénérable Institut. Celles au contraire que, par le conseil ou avec l'agrément des évêques, vous aurez pu faire prélever à votre profit ou acquérir grâce au consentement des évêques et du clergé, nous vous les confirmons. Pour que rien ne manque à la plénitude de votre salut et au souci de vos âmes, et que les sacrements de l'Eglise vous soient administrés, les divins offices assurés plus commodément, nous décidons de même qu'il vous sera loisible d'accueillir parmi vous des clercs et prêtres honorables, selon Dieu, et dûment ordonnés autant qu'il vous sera permis d'en connaître, d'où qu'ils proviennent ; ils seront autorisés à résider tant en votre maison chêvetaine que dans les autres. S'ils sont originaires de régions voisines, demandez-les toutefois à leurs évêques, et qu'ils ne soient liés à aucun autre ordre ou profession.

     

    S'il advenait que les évêques refusassent de vous les concéder, vous n'en auriez pas moins la faculté de les recevoir et retenir, par délégation de la Sainte Eglise Romaine ; s'il advenait que certains d'entre eux, après leur profession, troublassent l'ordre de vos maisons ou ne les servissent point avec profit, vous auriez le droit, avec l'agrément du chapitre, de les en relever, de les autoriser à passer dans un autre ordre, à leur choix, et de leur en substituer d'autres plus idoines. Quant à ceux qui, après un an passé dans votre société, auront été éprouvés dans leurs mœurs et leurs services, vous leur ferez faire profession de vie régulière et d'obéissance à leur Supérieur, de façon qu'ils participent à votre existence, couvert, vêture et gîte, à ceci près qu'ils porteront des habits clos. Ils ne seront pas autorisés à prendre part à la légère aux chapitres ou à la gestion de la maison, sauf sur votre ordre ; mais ils auront charge des âmes autant que vous les en requerrez ; aucun d'eux ne sera subordonné à une personne étrangère à votre chapitre. Ils t'obéiront en tout, cher fils en le Seigneur, et obéiront de même à tes successeurs, comme à leur Maître et Prélat.

     

    Nous décidons que les ordinations de ces clercs pourront être confiées à n'importe quel évêque, pourvu qu'il soit bien catholique et possède l'agrément du Siège apostolique ; nous autorisons l'évêque à y procéder selon votre requête. Nous défendons aux clercs d'aller prêcher pour de l'argent, et à vous de les dépêcher à cette fin, sauf ordre exprès et justifié du Grand-Maître. Tous ceux qui seront ainsi reçus parmi vous feront vœu de stabilité, de conversion des moeurs et de consécration au Seigneur, pour leur vie durant, sous l'obédience du Maître du Temple ; le texte de cet engagement sera placé sur l'autel.

     

    Sauve la juridiction épiscopale en matière de dîmes, d'offrandes et de sépulture, nous vous concédons la faculté, dans les propriétés du Temple où résident vos familles (3), de faire construire des oratoires dans lesquels leurs membres auront licence d'ouïr les offices divins, et, comme vous-mêmes, d'être enterrés. Il est indécent en effet, et dangereux pour les âmes, que des religieux, sous prétexte d'aller à l'église, soient trop fréquemment mêlés à la tourbe des hommes et à la fréquentation des femmes. En vertu de notre autorité apostolique, nous décrétons qu'en tout lieu où il vous adviendra d'échoir, vous recevrez à loisir, de prêtres honorables et catholiques, la pénitence, les saintes onctions et les autres sacrements de l'Eglise, de telle manière que vous ne risquiez point de manquer jamais, par leur défaut, de ces bénéfices spirituels. Comme nous ne formons qu'un avec le Christ, et que Dieu ne fait pas de différence entre les personnes, nous concédons à vos familles et à vos serviteurs le privilège d'être associés à la rémission des péchés et autres bénéfices qu'avec la bénédiction apostolique nous vous accordons.

     

    Suivent les clauses et signatures

    Donné au Latran, le 4 des calendes d'avril (4), indiction II, l'an de l'Incarnation 1139, du pontificat de Monseigneur le Pape Innocent II le dixième.

    Les chevaliers, le «  Couvent  » de Terre Sainte, combattaient le Sarrasin, force redoutable et cent fois décimée : quand l'un des derniers «  rois de Jérusalem  » qui eussent régné sur les Lieux-Saints eux-mêmes, Amaury Ier d'Anjou, pour alléger un peu le royaume pressé de toutes parts, s'en alla guerroyer en Egypte, en l'année 1163, le Temple était avec lui; le 4 juillet 1187, aux Cornes de Hattim par où le sultan turc Saladin, menant la guerre sainte, et maître déjà de toute l'Egypte, s'ouvrit en une seule victoire la route de Jérusalem, deux cent trente de ses chevaliers furent faits prisonniers, puis suppliciés à l'exception d'un seul, le Grand-Maître Gérard de Ridford. Le Temple fut des croisades qui tentèrent ensuite de reprendre aux Infidèles la cité du Christ ; enfin, dans l'agonie du Royaume latin, il défendit avec vaillance les dernières places franques ; le 5 avril 1291, les Turcs mettaient le siège devant la seule ville qui leur résistât encore, Acre, où s'étaient réfugiés les survivants d'une épopée de deux siècles ; le 18 mai, ils donnaient l'assaut ; les débris du Temple échappés au carnage, les garnisons de ses châteaux de Sayète et de Château-Pèlerin se replièrent sur l'île de Chypre; les Templiers qui tenaient encore à Baruth furent tous pendus par les Turcs, bien que ceux-ci leur eussent promis la vie sauve s'ils se rendaient (5)

    Dans le désastre, le grand navire ne s'était pas englouti tout entier ; démâté, amoindri, il conservait intacte cette infrastructure qui, aux jours de gloire et de sang, n'avait cessé de nourrir sa puissance. A Chypre, une force militaire se reconstituait, guettant l'occasion de la reconquête, sous le commandement du Grand-Maître Jacques de Molay ; la faction continuait dans les forteresses d'Espagne. Fort de ses quelque vingt mille membres, l'ordre continuait de recruter. Et dans les coffres s'amoncelaient des trésors maintenant inemployés.

    Durant ces deux siècles, c'est surtout aux besoins de la Terre Sainte qu'avaient en effet subvenu les maisons de l'ordre en Occident. Agriculteurs, marchands et bâtisseurs, les Templiers, avares de leurs biens, avaient rapidement acquis une grande expérience économique et financière. Très tôt, la Maison du Temple de Paris était essentiellement devenue une banque ; elle prêtait à toute la Chrétienté. La ruine du royaume latin de Palestine lui valut un surcroît de richesse, alimentée par les revenus fonciers des milliers de commanderies occidentales, fermes et «  granges  » de toute nature. Là, il n'était plus guère question de chevalerie : à la tête de la plupart de ces maisons, des Supérieurs qui n'étaient souvent que de simples frères sergents, incultes et grossiers. L'ordre maintenait fièrement sa façade hautaine, mais contre lui s'accumulaient, dans l'amertume de la défaite et du repli, bien des jalousies et ces haines inexpiables que l'argent suscite.

    Au début de l'année 1305, des rumeurs vagues commencèrent à courir, aggravées du mystère dont lui-même, par un dangereux et excessif orgueil, aimait à s'entourer ; de bouche en bouche, elles furent colportées. Le Roi de France les recueillit de quelque misérable. L'archevêque de Bordeaux venait d'être élu pape sous le nom de Clément V ; dès son couronnement, qui se fit à Lyon le 14 novembre 1305, Philippe le Bel les lui rapporta, en lui demandant d'agir. Nul ne pouvait alors prévoir que c'était une redoutable partie d'échecs qu'il engageait là, et sans doute n'en avait-il lui-même qu'une conscience assez obscure. Au Maître du Temple, Clément V proposa, en guise de réforme, une fusion avec les Hospitaliers, solution qui eût été adroite, en prévenant les périls ; la rivalité des deux ordres, qui hérissa d'emblée l'aveugle Molay, l'empêcha. Pour couper court à ces accusations confuses qui allaient se développant, le Grand-Maître réclama lui-même une enquête, et les choses traînèrent ainsi, dans l'indécision et l'indifférence de l'un et de l'autre, pendant près de deux ans.

    On apprit soudain qu'au matin du vendredi 13 octobre 1307 (6), tous les Templiers de France venaient, en chacune de leurs Commanderies, d'être arrêtés par les gens du Roi. L'opération, suggérée à leur maître par les conseillers et légistes les plus influents de la Cour de France, avait été mise au point le mois précédent et admirablement organisée, le secret bien gardé : les troupes qui allaient prendre position aux abords de ces objectifs inattendus ignorèrent jusqu'au dernier instant la besogne à laquelle on les affectait ; leurs ordres de mission ne devaient être descellés qu'à l'aube de ce vendredi fatidique. L'affaire réussit à merveille ; les Templiers ne se doutaient de rien : la veille encore, leur Grand-Maître paradait à une sépulture ; ils ne résistèrent pas et se laissèrent enfermer comme bétail ; très rares furent ceux qui parvinrent à passer entre les mailles du coup de filet gigantesque. L'opinion, informée par le Roi dès le lendemain, ne réagit pas davantage. Tous ces prisonniers, humbles et clercs, chevaliers, sergents, prêtres et précepteurs (7) ensemble furent déférés à l'Inquisition. On sut presque tout de suite que l'énorme majorité d'entre eux avait fait devant ces tribunaux les confessions les plus monstrueuses.

    A Paris même, cent quarante frères de l'ordre, parmi lesquels on comptait quatre de ses plus hauts dignitaires, Jacques de Molay, Grand-Maître, Hugues de Pairaud, Visiteur de France, Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie et Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine, comparurent devant l'Inquisiteur de France, le frère Guillaume Imbert, o.p., ou son représentant, le frère Nicolas d'Ennezat, en la maison du Temple. L'enquête dura du 19 octobre au 24 novembre, fête de Saint Chrysogone, martyr, en présence de plusieurs témoins et de trois greffiers, qui consignèrent les témoignages par écrit. Les interrogatoires s'effectuaient, selon l'usage, sur un questionnaire préétabli auquel il suffisait d'acquiescer ; pour faciliter les aveux, le code de pratique inquisitoriale recommandait l'emploi «  modéré  » de la torture.

     

    Interrogatoire des grands dignitaires.

    Geoffroy de Charnay, précepteur de toute la Normandie (8). (21 octobre)

    «  Il y a bien trente-sept ou trente-huit ans que j'ai été reçu dans l'ordre du Temple par le frère Amaury de la Roche, à Etampes (9), en présence du frère Jean François, précepteur de Paris, et de quelques autres ; tous sont morts.
    Après m'avoir reçu et imposé le manteau, on m'apporta une croix où il y avait l'image de Jésus-Christ ; le frère Amaury me dit de ne pas croire en Celui dont l'image était là peinte, car c'était un faux prophète ; ce n'était pas Dieu. Il me fit renier Jésus-Christ trois fois ; je le fis des lèvres et non de coeur.
    L'inquisiteur. Avez-vous craché sur l'image ?
    Le frère Geoffroy. Je n'en ai pas mémoire. Ils se dépêchaient ; ce doit être pour ça.
    L'inquisiteur. Et le baiser ?
    L'inquisiteur. J'embrassai sur le nombril celui qui me recevait ; et j'ai entendu le frère Gérard de Sauzet, précepteur d'Auvergne, dire aux frères d'un chapitre qu'il tenait que mieux valait s'unir charnellement aux frères de l'ordre que d'avoir commerce avec des femmes. Jamais cependant je ne l'ai fait ni n'en fus requis.
    L'inquisiteur. Avez-vous procédé vous-même à des réceptions ?
    Le frère Geoffroy. Oui. Le premier que j'ai reçu, ce fut de cette manière. Mais pour les autres, il n'y eut pas le moindre reniement, crachat ou pratique déshonnête : je les reçus conformément aux premiers statuts de l'ordre. Car j'avais bien constaté que l'autre manière, celle dont j'avais été reçu moi-même, était une profanation impie, contraire à la foi catholique.

    Jacques de Molay, Grand-Maître. (24 octobre)

    Voici quarante-deux ans que j'ai été reçu à Beaune (diocèse d'Autun), par le frère Humbert de Pairaud, chevalier, en présence du frère Amaury de la Roche et de plusieurs autres dont je n'ai plus les noms à la mémoire. Je fis d'abord toutes sortes de promesses au sujet des observances et des statuts de l'ordre, puis l'on m'imposa le manteau. Le frère Humbert fit ensuite apporter une croix d'airain où se trouvait l'image du Crucifié, et m'enjoignit de renier le Christ figuré sur cette croix. De mauvais gré, je le fis ; le frère Humbert me dit ensuite de cracher sur la croix ; je crachai à terre.
    L'inquisiteur. Combien de fois ?
    Molay. Une fois seulement, j'en ai bonne mémoire.
    L'inquisiteur. Quand vous avez fait vœu de chasteté, vous fut-il dit à peu près de vous unir charnellement avec les autres frères ?
    Molay. Non. Et je ne l'ai jamais fait.
    L'inquisiteur. Les autres frères sont-ils reçus de la même manière ?
    Molay. Je ne crois pas que le cérémonial ait été pour moi différent de ce qu'il est pour les autres ; quant à moi, je n'en ai pas reçu un bien grand nombre. Après leur réception toutefois, je priais les assistants de mener à part les nouveaux profès, et de leur faire faire ce qu'ils devaient. Mon intention était qu'ils accomplissent ce que j'avais accompli moi-même, et qu'on les reçût selon les mêmes cérémonies.
    L'inquisiteur. Avez-vous proféré quelque fausseté, ou mêlé des mensonges à votre déposition, par crainte de torture, de prison ou autre ? Avez-vous celé la vérité ?
    Molay. Non. Je n'ai bien dit que la vérité, pour le salut de mon âme.

    Hugues de Pairaud, Visiteur de l'ordre pour toute la France. (9 novembre)

    J'ai été reçu dans la maison du Temple de Lyon par mon oncle, le frère Humbert de Pairaud, il y aura eu quarante-quatre ans à la dernière Epiphanie. Il y avait là le frère Henri de Dole et un autre frère nommé Jean, qui devint précepteur de Laumusse, ainsi que quelques autres dont je n'ai plus mémoire. Après plusieurs promesses que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, on m'imposa le manteau, puis le frère Jean (le futur précepteur de Laumusse) me conduisit derrière un autel et me montra une croix où était l'image de Jésus-Christ ; il me dit de renier Celui dont la figure était ainsi représentée, et de cracher sur la croix ; bien que de mauvais gré, je le fis, des lèvres et non pas du coeur. Et quant au crachat, je n'obéis pas. Je ne crachai pas sur la croix, et je ne reniai qu'une fois en tout.

    L'inquisiteur.. Avez-vous donné un baiser à celui qui vous recevait, ou vice versa ?
    Le frère Hugues. Oui, mais seulement sur les lèvres.
    L'inquisiteur.. Avez-vous reçu vous-même d'autres frères ?
    Le frère Hugues. Oui. Plusieurs fois.
    L'inquisiteur.. Comment ?
    Le frère Hugues. D'abord, ils promettaient d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, puis le manteau leur était imposé. Après quoi, je les prenais à part, et leur faisais me donner un baiser au bas de l'épine dorsale, au nombril et sur la bouche. Puis, je faisais apporter une croix, et leur disais que, selon les statuts de l'ordre, il fallait renier trois fois le Crucifié et la croix, et cracher sur eux : mais ces ordres, je ne les donnais point de coeur.
    L'inquisiteur.. Et s'en trouvait-il qui refusassent ?
    Le frère Hugues. Oui. Mais pour finir, ils acceptaient toujours de renier et de cracher.
    Et je leur disais aussi que, s'ils ressentaient quelque chaleur naturelle qui les poussât à l'incontinence, ils avaient congé de la rafraîchir avec d'autres frères. Tout cela, je ne le disais pas de cœur, mais des lèvres seulement.
    L'inquisiteur.. Alors, pourquoi le disiez-vous ?
    Le frère Hugues. C'était la pratique de nos statuts.
    L'inquisiteur.. Ceux que vous avez fait recevoir par d'autres, le furent-ils de la même manière ?
    Le frère Hugues. Je n'en sais rien, car ce qui se passe au chapitre ne doit pas être révélé à ceux qui n'y ont pas participé ; ils n'en doivent rien connaître. Ainsi, je l'ignore.
    L'inquisiteur. Mais croyez-vous que tous les frères de l'ordre eussent été reçus de cette façon ?
    Le frère Hugues. Non, je ne le crois pas...

    Le même jour toutefois, lors d'une seconde comparution (10), le témoin déclare tout de go qu'il avait mal compris et répondu à tort. «  Je crois au contraire, affirme-t-il maintenant, que tout le monde était reçu de cette manière-là, et non pas d'une autre. Je rectifie ici ma déposition, afin de ne me point parjurer.  »

    L'inquisiteur. Et cette tête humaine, dont il est question dans notre enquête ?
    Le frère Hugues. Eh bien ! Oui, je l'ai vue, tenue et palpée à Montpellier, lors d'un chapitre, et je l'adorai ainsi que tous les autres frères présents. Mais c'était de bouche et par feinte ; pas de cœur. Les autres frères, eux, j'ignore s'ils l'adoraient du fond de leur cœur.
    L'inquisiteur. Où est-elle maintenant ?
    Le frère Hugues. Je l'ai laissée au frère Pierre Alemandin, précepteur du Temple de Montpellier, mais j'ignore si les gens du Roi l'ont trouvée.
    Cette tête avait quatre pieds, deux par-devant, deux par-derrière (11)...

    Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine et de Poitou.

    Il y a vingt-huit ans que j'ai été reçu dans l'ordre, au Temple de Londres, par le frère Robert de Torteville, Maître d'Angleterre. Etaient présents le frère Henri de Torteville, et plusieurs autres dont les noms m'échappent.

    Le frère Robert me fit d'abord jurer d'observer les statuts et bonnes coutumes de l'ordre, qu'il m'énuméra de vive voix ; puis il m'imposa le manteau, et me montra dans un missel une croix avec l'image de Jésus-Christ, en m'enjoignant de renier le Christ qui fut mis en croix. Tout épouvanté, je refusai, en lui disant : «  Ha ! Seigneur, pourquoi le ferais-je ? Non, jamais je ne le pourrai !  » Et alors, lui me dit : «  Fais hardiment. Je te jure au péril de mon âme qu'il ne t'en cuira ni à l'âme ni à la conscience. C'est l'usage de notre ordre ; il a été introduit par la promesse que fit un mauvais Maître de l'ordre qui, prisonnier du Soudan, n'obtint sa libération qu'après avoir juré qu'il l'imposerait à nos frères. Oui, tous ceux qui seraient désormais reçus chez nous auraient à renier Jésus-Christ. Ainsi l'a-t-on toujours observé depuis ; et toi, tu n'as qu'à t'exécuter.  » Je refusai de plus belle, et demandai où étaient mon oncle et les autres bonnes gens qui m'avaient amené là. Il me répondit : «  Ils sont partis. Fais ce que je te demande.  » Je refusai derechef. Voyant ma résistance, il me dit : «  Si tu veux me jurer sur les Saints Evangiles qu'à tous les frères qui pourraient te questionner là-dessus, tu répondras que tu m'as obéi, je suis prêt à t'en faire grâce.  »
    Je promis, et il m'en fit grâce : sauf que, après avoir recouvert la croix de sa main, il me fit tout de même cracher sur sa main.

    L'inquisiteur. Quel motif l'incita, selon vous, à vous épargner ce geste ?
    Le frère Geoffroy. Moi-même et mon oncle, qui était familier du Roi d'Angleterre, nous avions rendu de grands services au frère Robert. Moi surtout : entre autres, je l'avais plusieurs fois introduit en la Chambre du Roi, quand il avait à faire avec lui. Je pense, d'autre part, que ce fut parce que j'avais juré de dire désormais que je l'avais bel et bien accompli.
    L'inquisiteur. Pourquoi avoir tant tardé à l'avouer ? Ne vous a-t-on pas requis de dire la vérité...?
    Le frère Geoffroy. Je m'étais confessé de ce péché à un chapelain de l'ordre, et j'en fus même bien contrit ; je m'en croyais vraiment et pleinement absous, car on tient dans l'ordre que, par privilège du Siège Apostolique, les chapelains ont le pouvoir d'absoudre les frères de certains péchés. Et je croyais aussi que ces erreurs avaient été corrigées et amendées, ou devaient l'être sous peu.
    L'inquisiteur. Vous-même, avez-vous reçu des frères dans l'ordre ?
    Le frère Geoffroy. De ma propre main, peu ; et cela, à cause de ces rites fâcheux de la réception ; après leur avoir concédé l'admission à l'ordre, je les faisais recevoir par tel ou tel précepteur, ou par un autre de mes subordonnés. De ma propre main, je n'en ai reçu que cinq.
    L'inquisiteur. Et vous leur avez fait renier le Crucifié ? Cracher sur la croix ?
    Le frère Geoffroy. Je leur en ai fait grâce, de la même manière qu'on avait agi pour moi. Un jour, j'étais dans une chapelle pour ouïr la messe célébrée par un frère de l'ordre appelé Bernard ; il avait déjà revêtu son aube, et attendait un autre frère, pour le confesser je pense. Me voyant, il me dit : «  Messire, sachez qu'il y a contre vous un complot tramé : on vous a dénoncé par écrit au Maître et à d'autres, sous prétexte que vous n'observez pas, pour les admissions des frères, le cérémonial prescrit.  » Je pense que c'était pour avoir fait grâce à ceux que je recevais du geste en question.

    Bref, après ma réception et cette affaire de reniement, l'ordre me déplaisait si fort que j'en fusse volontiers sorti, si je l'avais osé. Mais je redoutais la puissance des Templiers. Un jour, je vins à Loches, où était le Roi, et m'entretins avec lui en présence du frère Ythier de Nanteuil, prieur de l'Hôpital en France; j'avais l'intention de révéler au Roi la manière dont se passaient nos réceptions, et de le supplier de me donner conseil et prendre sous sa garde... Alors, je sortirais de l'ordre. Mais je considérai ensuite que plusieurs précepteurs et d'autres de l'ordre m'avaient remis pas mal de choses pour mon passage en France : je disposais d'argent et de biens de l'ordre, et il me parut qu'il ne serait pas bien de risquer de les perdre en quittant l'ordre des Templiers.

    L'inquisiteur. D'où provenait ce rite pervers de renier le Christ et de cracher sur la croix ?
    L'inquisiteur. Les uns disent, dans notre ordre, qu'il avait été institué par ce maître qui était prisonnier dans les geôles du Soudan, ainsi que je l'ai rapporté. Il y en a qui prétendent que ce fut l'une des mauvaises et perverses introductions du Maître Roncelin la dans les statuts de l'ordre ; d'autres, que cela provient des mauvais statuts et doctrines du Maître Thomas Bérard (13) ; d'autres encore, qu'on le fait à l'instar ou en mémoire de saint Pierre qui, par trois fois, renia le Christ.
    L'inquisiteur. Et la fameuse tête ?
    L'inquisiteur. Jamais je ne l'ai vue ni n'ai entendu parler d'elle, jusqu'au jour où Mgr le pape nous en fit mention, au Maître et à moi-même, quand nous nous trouvions à Poitiers.

     

    Interrogatoires de plusieurs Templiers de moindre importance, extraits comme les précédents du procès-verbal authentique (14).

    Le frère Raynier de Larchant (20 octobre).

    J'ai été reçu à Beauvais-en-Gâtinais (diocèse de Sens) par le frère Jean du Tour, qui était trésorier du Temple de Paris à l'époque : il y a de cela vingt-six ans environ. On me fit promettre abondamment d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, puis on me mit le manteau aux épaules ; après quoi, sur l'ordre du frère Jean, je le baisai d'abord au bout de l'épine dorsale, puis au nombril et enfin sur les lèvres. Ensuite, il me fit renier la croix qu'il me présentait (une fois seulement), à raison de Celui qui y fut crucifié, Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, puis cracher trois fois dessus. Après quoi, ensemble avec les frères présents, il chanta le psaume «  Ecce qnam bonum et quam jocundum habitare fratres in unum  ». Et moi, je vous dis que ce psaume-là, ils le chantaient pour que les frères eussent commerce charnel les uns avec les autres : je l'ai bien compris, et d'ailleurs ils me l'ont dit eux-mêmes.
    L'inquisiteur. Avez-vous vu la tête que les frères adorent en leurs chapitres généraux, à ce qu'on dit ?
    Le frère Raynier. Oui. Douze fois, lors de chapitres. En particulier à Paris, le mardi après la dernière Saint-Pierre et Saint-Paul.
    L'inquisiteur. Comment était-elle ?
    Le frère Raynier. C'est une tête, avec une barbe. Ils l'adorent, la baisent et l'appellent leur Sauveur.
    L'inquisiteur. Où est-elle ?
    Le frère Raynier. Je n'en sais rien ; je ne sais pas où on la garde. J'ai l'impression que c'est le Grand-Maître, ou celui qui préside le chapitre, qui la détient par-devers lui.
    L'inquisiteur. Prêtez sur les Saints Evangiles le serment que votre déposition est exempte de tout mensonge ou omission dont la torture, ou la crainte de la torture, aurait été cause ?
    Le frère Raynier. Je le jure. Je n'ai dit que la pure vérité (15).

    * Des dépositions qui suivent, nous omettons quelques détails secondaires, pour n'en conserver que l'essentiel. Pour le choix des dépositions elles-mêmes, on se reportera aux références bibliographiques, page 364

    Le frère Renaud du Tremblay. (20 octobre)

    Le frère Renaud du Tremblay, prêtre et prieur du Temple de Paris.
    J'ai été reçu au Temple de cette ville par le frère Jean du Tour, qui en était le précepteur, il y a de cela vingt ans environ. Le frère Rémond (sic) de Larchant y assistait, ainsi que d'autres dont je ne me rappelle plus les noms. Après ma réception, la tradition du manteau et les vœux, sur l'ordre du frère Jean, je reniai le Christ et crachai sur la croix de mon manteau. Une fois seulement.

    Le frère Pierre de Torteville. (20 octobre)

    Le frère Pierre de Torteville, sergent, âgé de cinquante ans.
    Après ma réception dans l'ordre, le frère Jean du Tour, qui me recevait, me conduisit en un lieu secret et, me montrant une croix où était peinte l'image de Jésus, il m'enjoignit de renier Celui dont je voyais l'image, et de cracher sur la croix. Sur son ordre, je le fis. Trois fois. Puis, toujours à son commandement, je l'embrassai au bout de l'épine dorsale, au nombril et sur les lèvres. Après quoi, il me dit que je pouvais m'unir charnellement aux autres frères, et eux avec moi. Je jure toutefois ne l'avoir jamais fait.
    L'inquisiteur. Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
    Le frère Pierre. Oui, plusieurs. A Paris.
    L'inquisiteur. De la même façon ?
    Le frère Pierre. Oui.
    L'inquisiteur. Comment le savez-vous ? Le frère Pierre. Je l'ai vu.
    L'inquisiteur. Et la tête qu'ils adorent, l'avez-vous vue ?
    Le frère Pierre. Non, car jamais je n'assistai à leurs chapitres généraux.

    Frère Mathieu du Bois-Audemar. (20 octobre)

    Frère Mathieu du Bois-Audemar (diocèse de Beauvais), maître du Temple de Clichy.
    J'ai été reçu au Temple de Lagny-le-Sec, au diocèse de Meaux, par le frère Jean du Tour...
    L'inquisiteur. De quelle manière ?
    Le frère Mathieu. Ils m'exposèrent d'abord quantité de préceptes et d'observances de l'ordre, ses statuts et ses secrets ; je promis de les observer, et ils me firent l'imposition du manteau. Puis le frère Jean me prit à part, et me montrant une croix où était peinte l'image de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, il me demanda si je croyais que Celui dont je voyais la figure était Dieu. «  Oui, répondis-je, je le crois bien !  » Alors, le frère Jean m'ordonna de Le renier. «  Jamais  », répliquais-je. Alors, il me mit en prison jusqu'à l'heure de Vêpres. Et moi, voyant que j'étais en péril de mort, je demandai à sortir, affirmant que j'étais prêt à accomplir la volonté du frère Jean. Aussitôt libéré, je reniai trois fois le Christ ; mais je n'ai pas mémoire d'avoir craché sur la croix ; j'étais tellement bouleversé et épouvanté par ce reniement qu'à peine savais-je ce que je faisais. Sur l'ordre du frère Jean toujours, je l'embrassai au nombril et sur la bouche. Cela fait, il me dit que si quelque chaleur m'incitait à exercer mes instincts virils, je fisse coucher un des frères avec moi et eusse commerce charnel avec lui ; de même, je devrais permettre la réciproque à mes confrères. Jamais toutefois je ne l'ai fait.
    L'inquisiteur. Et la tête, savez-vous quelque chose d'elle ?
    Le frère Mathieu. Non. Jamais je n'ai pris part à leurs chapitres, encore que je l'eusse demandé à plusieurs reprises. Avec les frères Jean de Besencourt, Jean de Juvigny, Raoul d'Hardevillier, Jean de Trocheincourt, Pierre de Sausauley, Renaud d'Argiville et Bernard de Sommereux (16), nous nous étions dit entre nous, longtemps auparavant, que nous irions auprès du Saint-Siège demander notre absolution et l'autorisation de passer dans un autre ordre. Trois fois dans la semaine, je faisais célébrer la messe dans une chapelle de ma Commanderie, mais le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France, lors d'un de ses passages, emporta le calice et tous les ornements qui se trouvaient dans la chapelle, et défendit d'y célébrer désormais le sacrifice...

    Frère Guillaume de Chalou-la-Reine. (26 octobre)

    Frère Guillaume de Chalou-la-Reine, portier de la maison de la Trace près Svisy (Choisy).
    Trente-quatre ans environ. J'ai été reçu au Temple du Saussay, dans la baylie d'Etampes, par le frère Jean, l'actuel trésorier de Paris, il y aura quatre ans à la Noël prochaine, en présence du frère Robert, précepteur du Saussay, et du précepteur d'Etampes, un nommé de Chantuille (je ne me souviens plus de son prénom).
    Après réception, tradition du manteau et serment prêté, entre autres, d'observer les secrets de l'ordre, les précepteurs me conduisirent à part, et me montrant sur un missel une croix qui portait l'image du Christ Jésus, ils m'enjoignirent de Le renier et de cracher sur la croix, trois fois. «  En aucune façon, fis-je. Je suis chrétien !  ». J'avais plus peur que je n'eus jamais dans toute mon existence. L'un d'eux me saisit à la gorge, en criant qu'il fallait le faire, ou je mourrais ! Alors, par peur de la mort, j'ai renié trois fois le Christ Jésus. De bouche, pas de cœur. Ils me firent ensuite jurer chasteté quant aux femmes, ajoutant que si quelque chaleur naturelle venait à m'échauffer, je pouvais me rafraîchir avec un des frères de l'ordre. Mais je jure que je ne l'ai jamais fait avec aucun homme au monde.
    L'inquisiteur. Et le baiser ?
    Le frère Guillaume. J'ai baisé celui qui me recevait et les autres frères sur les lèvres seulement ; à ce moment, le frère Jean dit : «  Cela suffit; allons manger.  »

    Le frère Guillaume de Herblay (Arblay). (26 octobre)

    Le frère Guillaume de Herblay (Arblay), aumônier du Roi Notre Sire. Quarante ans environ.
    J'ai été reçu, il y a eu vingt ans à la Saint-Michel passée, en la maison de Fourches-en-Gâtinais (diocèse de Sens), par le frère Jean du Tour, alors trésorier du Temple de Paris, en présence de feu le frère Robert, précepteur de cette Commanderie, et du frère Pierre de Cormeilles, précepteur de Savigny.

    Comme ses confrères, le témoin confesse avoir, trois fois de suite, renié le Christ et craché sur la croix : de bouche et non de cœur.

    Puis, comme je m'offrais à distribuer des baisers au bout de l'épine dorsale et ailleurs, selon l'usage et le rite de l'ordre, celui qui me recevait et les autres m'en firent grâce.

    Même déposition que les précédents en ce qui concerne la «  chaleur naturelle.  »

    Quant à la tête, je l'ai vue lors des deux chapitres que tint le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France. J'ai vu les frères l'adorer. Moi, je faisais semblant de l'adorer aussi ; mais jamais de cœur. Je crois qu'elle est en bois, argenté et doré à l'extérieur.
    L'inquisiteur. A quoi ressemble-t-elle ?
    Le frère Guillaume. Heu... il me semble qu'elle a une barbe ou une espèce de barbe.

    Le frère Jean du Tour. (26 octobre)

    Le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris. Cinquante-cinq ans environ.
    C'est en la maison de Maurepas que j'ai été reçu, par mon prédécesseur le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris à l'époque (17) : il y a de cela trente-deux ans ; le frère Guillaume de Forge assistait à la cérémonie, ainsi que quelques autres dont je ne me souviens plus. Après toutes sortes de promesses que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, le frère qui me recevait me conduisit derrière l'autel et, me présentant une croix où il y avait l'image peinte de Jésus-Christ crucifié, il me demanda si je croyais en Lui. «  Oui  », répondis-je. Et aussitôt, sur son ordre, je reniai Jésus-Christ, une fois seulement, et je crachai sur la croix, une seule fois. Le frère Jean me baisa ensuite trois fois : d'abord au bout de l'épine dorsale, puis au nombril, enfin sur les lèvres.
    L'inquisiteur. Parlez-nous du vœu de chasteté...
    Le frère Jean. On me fit défense de connaître des femmes ; si quelque chaleur m'aiguillonnait, je pouvais toujours m'unir à mes frères, et le souffrir d'eux pareillement. Jamais toutefois je ne l'ai fait ni ne l'ai vu faire.
    L'inquisiteur. Les frères que vous avez reçus vous-même, fut-ce de la même manière ?
    Le frère Jean. Oui.
    L'inquisiteur. Parlez-nous de la tête.
    Le frère Jean. Une fois, j'ai vu une tête peinte sur un morceau de bois ; je l'adorai au cours d'un chapitre, tout comme les autres.

    Le frère Pierre de Bologne. (Mardi après la Toussaints, 7 novembre)

    Le frère Pierre de Bologne, prêtre et procureur général de l'ordre de la Milice du Temple. Quarante-quatre ans environ.
    Il y a bien vingt-cinq ans que j'ai été reçu au Temple de Bologne par le frère Guillaume de Novis, précepteur de Lombardie, en présence des précepteurs Pierre Mutine et Jacques de Bologne, ainsi que d'autres dont je n'ai plus mémoire.
    Après ma réception, le serment que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, et la tradition du manteau, le précepteur me prit à part, et, me montrant une croix de bois qui portait l'image du Crucifié, il me pria de renier Celui dont je voyais l'image, et de cracher trois fois sur la croix. Ce que je fis.
    Il me dit également que, si j'étais aiguillonné par la tentation de la chair, j'avais faculté de m'unir avec les frères de notre ordre, sans qu'il y eût péché. Jamais toutefois, je n'ai pensé ni ne pense encore que ce ne soit pas un crime épouvantable. Et jamais je ne l'ai commis.
    Je baisai le précepteur sur les lèvres, au nombril et aux parties obscènes du bas.
    J'ai vu recevoir de la même manière, comme chevalier, le frère Artus, qui était avec moi, et plusieurs autres, par la suite.

    Le frère Renaud. (Mardi après la Toussaints, 7 novembre)

    Le frère Renaud, précepteur du Temple d'Orléans. Trente-six ans environ.
    Il y a bien quinze ans que j'ai été reçu dans la maison du Temple de Pruins, dans une chapelle de l'endroit, à midi environ, par le frère Geoffroy, lieutenant du précepteur de la baylie de Brie ; y assistaient un frère qu'on appelait Hugues, et d'autres dont les noms m'échappent. Tous sont morts.

    Parents, amis et quantité d'autres personnes attendaient aux portes de la chapelle et à ses abords ; la chapelle était fermée. Le frère Geoffroy et les autres frères de l'ordre, eux, se trouvaient à l'intérieur, prêts à me recevoir. Après que j'eusse prêté serment d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, et qu'on m'eût imposé le manteau, l'un des frères dont j'ai oublié le nom me montra dans un missel une croix peinte avec l'image de Jésus-Christ, et me demanda : «  Crois-tu en Lui ?  » Je répondis que non ; aussitôt, un autre frère, qui s'appelait Hugues, pour autant qu'il m'en souvienne, s'écria : «  Tu as raison, c'est un faux prophète.  » Moi cependant, j'entendais en mon cœur que je ne croyais pas en cette image, mais en Celui dont l'image était là, sous mes yeux ; alors, un des frères dit à celui qui venait de parler : «  Tais-toi, tais-toi ; nous l'instruirons bien à un autre moment des statuts de notre ordre.  » Je crois que, s'ils différèrent de m'en informer alors, ce fut à cause de ceux qui attendaient autour de la chapelle, et aussi parce qu'il était tard ; on se dispersa. Mais toute cette scène et ces déclarations m'avaient tant ému que je ne pus rien avaler au repas, ce jour-là ; puis, dans les trois jours qui suivirent, je fus atteint d'une maladie qui me dura jusqu'à l'Avent ; si bien qu'ils ne me firent rien faire d'autre, et que de mon côté, je ne fus guère vaillant jusque-là; durant tout l'Avent, je fus autorisé à manger de la viande à cause de ma faiblesse. Ce qui s'était passé lors de ma réception, je m'en confessai par la suite au frère Nicolas, de l'ordre des Prêcheurs, qui résidait alors à Compiègne et représentait Mgr l'Archevêque de Reims (18). Il me dit qu'il voyait d'un très mauvais oeil mon entrée dans l'ordre de la Milice du Temple ; bien souvent, je méditai de rallier l'ordre des Frères Prêcheurs.
    Jamais je n'ai vu ni lu les statuts de l'ordre, et je n'en ai pas davantage entendu parler ; ceux qui les détenaient, malgré mes nombreuses requêtes, refusèrent toujours de me les montrer ; sauf, il y a deux mois à Poitiers, où ils me présentèrent le seul chapitre où il était question des prêtres. D'où je déduis et suppose, avec de fortes raisons, que ceux de l'ordre de la Milice du Temple qui ont reconnu les erreurs à eux reprochées ont bel et bien dit la vérité.

    9 novembre. Aussitôt après le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de l'ordre, le frère Raoul de Gisy, (aujourd'hui Gizy) précédemment Receveur de Champagne, âgé de cinquante ans, dépose conformément aux précédents. C'est par le frère Hugues de Pairaud lui-même, alors précepteur de Pailly (Epailly), qu'il avait été reçu dans l'ordre ; il se prêta, «  bien que tout en larmes et contre son gré  », au reniement et au rite du crachat sur la croix, de même qu'au triple baiser.

    L'inquisiteur. Maintenant, parlez-nous de la tête.
    Le frère Raoul. Eh bien ! Cette tête, je l'ai vue lors de sept chapitres que tenaient le frère Hugues de Pairaud et d'autres.
    L'inquisiteur. Comment s'y prend-on pour l'adorer ?
    Le frère Raoul. Eh bien ! Voilà : on la présente, tout le monde se prosterne à terre, enlève son capuce, et l'adore.
    L'inquisiteur. Comment est sa figure ?
    Le frère Raoul. Terrible ! Il me semblait que c'était la figure d'un démon : d'un maufé ; chaque fois que je la regardais, une si grande terreur m'envahissait que je pouvais à peine la regarder, en tremblant de tous mes membres.
    L'inquisiteur. Mais pourquoi l'adorait-on ?
    Le frère Raoul. On avait fait bien pis en reniant Jésus-Christ, on pouvait bien adorer la tête à présent ! Jamais toutefois je ne l'ai adorée de cœur.
    L'inquisiteur. Vous rappelez-vous les noms de ceux qui l'adorèrent ?
    Le frère Raoul. Oui : le frère Gérard de Villiers, et l'un de ses camarades, qui était frère sergent. L'inquisiteur. Combien de frères avez-vous reçus vous-même ?
    Le frère Raoul. Dix ou douze.
    L'inquisiteur. De la même façon que vous-même l'aviez été ?
    Le frère Raoul. Oui. Sauf pour certains que je refusai de baiser à l'endroit répugnant, vu l'horreur que j'en avais. Pour tout le reste, reniement, crachat et autres, je ne procédai pas autrement.

    Le frère Jean de Sivrey. (Mardi après la Toussaints, 7 novembre)

    Le frère Jean de Sivrey, prêtre. Vingt-huit ans environ.
    J'ai été reçu à Joigny, par le frère Jean Moreau de Beaune, précepteur de la baylie de Coulours, il y a eu un an à la dernière Saint-Barthélemy, en présence du frère Dominique, précepteur de Joigny, et de plusieurs autres dont j'ai oublié les noms. Après toutes sortes de promesses et de voeux que je passai, le précepteur me baisa sur l'extrémité de l'épine dorsale, et incontinent, voilà qu'il tombe par terre ! On l'emporte à moitié mort ; avant toutefois qu'on l'emmenât, il m'avait dit que son malaise l'empêchait de m'entretenir de ce qu'il restait à accomplir, selon les statuts de l'ordre ; nous nous retrouverions une autre fois.
    Quand j'allai le voir à son chevet, je l'entendis dire aux autres qu'une de ses intentions seulement avait été remplie.
    L'inquisiteur. Avez-vous parlé de ce baiser à vos confrères ?
    Le frère Jean. Oh ! Non, personne n'osait révéler ses secrets au voisin.

    Le frère Jean de Château-Villard. (Mardi après Toussaint, 7 novembre)

    Le frère Jean de Château-Villard. Trente ans.
    J'ai été reçu dans l'ordre à Mormant, diocèse de Troyes, par le frère Laurent de Beaune, précepteur de cette maison, il y a eu quatre ans à la dernière Sainte-Madeleine. Assistaient à la cérémonie le frère Julien, chapelain, et d'autres dont je n'ai plus mémoire. Après que j'eusse juré d'observer les bonnes coutumes et la Règle de l'ordre, on m'imposa le manteau, puis le précepteur m'admit au baiser de paix sur les lèvres, ainsi que tous les autres frères qui se trouvaient là. On ne m'enjoignit ni ne me recommanda absolument rien d'autre, je le jure 19.

    Raymbaud de Caron. (10 novembre)

    Raymbaud de Caron, chevalier, précepteur de Chipre (?). Soixante ans environ.
    J'ai été reçu au Temple de Richerenches, dans le Comtat-Venaissin, il y aura quarante-trois ans à la prochaine Pentecôte, par le frère Rocelin de Forz, précepteur de Provence et chevalier de l'ordre. Je fis voeu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, et jurai de même d'observer les bonnes coutumes de l'ordre et de besogner selon mon pouvoir au profit du royaume de Terre Sainte. Je fis encore bien d'autres bonnes promesses. Jamais je n'ai rien constaté de déshonnête lors des réceptions des frères ni dans l'ensemble de l'ordre, à ceci près : le jour de ma réception, un frère de l'ordre, en présence de mon oncle, l'évêque de Carpentras, me montra une croix en me disant : «  Tu vois ce crucifix ? Si tu veux être reçu dans l'ordre, il faudra que tu Le renies.  » Rien de plus.

    Le même jour cependant, vers neuf heures 20, le frère Raymbaud se présente de nouveau pour rectifier sa déposition ; il affirme sous serment que le même frère, après la cérémonie, le prit à part, lui présenta la croix en cachette et le pria de renier Celui dont l'image s'y trouvait représentée, en disant que c'était le règlement. Le frère Raymbaud s'exécuta, trois fois, de bouche et non de coeur, à ce qu'il assure. Le frère, ajoute-t-il, lui dit en secret que si quelque chaleur naturelle l'énervait, il s'en allât trouver les frères de l'ordre : il y avait là beaucoup de jeunes gens avec qui il pourrait calmer ses échauffements, et vice versa. Jamais toutefois, il ne l'a fait, ni n'en a été requis.

    L'inquisiteur. Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
    Le frère Raymbaud. Non.
    L'inquisiteur. Pensez-vous que tout le monde était reçu dans l'ordre de cette façon-là ?
    Le frère Raymbaud. Je le pense.
    L'inquisiteur. Utrum vi, vel metu carceris seu tormentorum, aut aliqua de causa... Avez-vous été induit par violence, peur de la prison ou des tortures à mêler à votre déposition quelque mensonge ?
    Le frère Raymbaud. Non. Je n'ai dit que la pure vérité...

    Le frère Albert de Rumercourt. (20 novembre)

    Le frère Albert de Rumercourt, prêtre. Soixante-dix ans environ.
    J'ai été reçu à Montécourt, il y aura trois ans le dimanche avant le prochain Carême, par le frère Eudes de Chivres, chevalier, sur l'ordre du frère Robert de Sarnay, précepteur de la baylie de Montécourt et en présence des frères Jean Watel et Adam de Sarnay, ainsi que de quelques autres dont j'ai oublié les noms.
    Me montrant une croix peinte dans un missel, avec l'effigie de Jésus-Christ, le frère Robert me dit de cracher sur elle ; tout terrifié, je m'écriai : «  Ah ! Sainte Marie ! Et pourquoi donc ?... Je vous ai apporté tous mes biens, soit quarante livres de revenu foncier, et vous, vous voudriez me faire commettre pareil péché ? Jamais !  » Alors, le frère Robert me dit : «  Comme vous êtes vieux, on vous en fera grâce ainsi que du reste  », et je n'eus rien à subir.
    Ah ! Si j'avais su, avant d'entrer, que c'était cela, l'ordre du Temple, pour rien au monde, je n'y serais entré ; j'aurais préféré avoir la tête tranchée !
    L'inquisiteur. Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
    Le frère Albert. Oui, un nommé Eudes de Valenciennes, que reçut le frère Odon, précepteur de la baylie de Vermandois ; ce dernier donna l'ordre au frère Eudes de cracher sur une croix qu'il lui présentait ; alors, le frère Eudes cracha, ou fit semblant, mais il me semble bien qu'il cracha.

    Le frère Nicolas d'Amiens, dit de Lulli. (24 novembre)

    Le frère Nicolas d'Amiens, dit de Lulli. Vingt-quatre ans. Interrogatoire présidé par le frère Nicolas d'Ennezat, o. p.
    Le témoin a été reçu dans l'ordre par le frère Gérard de Villiers, alors précepteur de France, en présence des frères Thierry, maître du Laonnais, et Jean de Sarnay, précepteur de la baylie de Ponthieu. Il a renié trois fois l'image du Christ : «  à cause des menaces qu'on portait contre moi, affirme-t-il ; j'ai fait semblant de cracher sur l'image, mais en fait, je crachais par terre.  »


    Jamais, je le jure, je ne serais demeuré dans l'ordre si ce n'avait été par crainte de la mort ; j'avais une telle terreur de la puissance des Templiers que je n'aurais jamais osé en sortir.
    Puis le frère qui me recevait me dit tout de go : «  Baise-moi au c...
    — Vous me permettrez de me faire tuer avant !  » Voilà ce que je lui répondis. Je le baisai pourtant au nombril, par-dessus ses vêtements et sur les lèvres.
    «  Aucune autre pratique ou parole déshonnête ne fut alors faite ou prononcée  », déclare pour terminer le frère Nicolas, tout en poussant de profonds soupirs accompagnés de sanglots.

    Sur les cent quarante Templiers comparus, cent trente-six avaient proféré des aveux tout aussi formidables ; ceux-ci, publiés par les gens du Roi avec une astuce systématique, suscitèrent dans la Chrétienté entière une émotion intense, et une grande confusion : il semblait que l'ordre chevaleresque et saint de la Milice du Temple s'effondrât dans l'opprobre et s'y vautrât à plaisir. Mgr le Pape, par sa bulle Pastoralis praeeminentiae, ordonna que tous ses membres, en tous pays, fussent arrêtés, puis remis aux mains de l'Eglise : sans doute avait-il surtout en vue de les arracher aux arbitraires de l'autorité civile. Car, dans le même temps, il blâmait sévèrement le Roi de France d'avoir osé attenter ainsi à un ordre religieux sans en référer à l'Eglise et à son chef. Deux cardinaux, NN. SS. Bérenger Frédol et Etienne de Suisy, furent dépêchés pour une contre-enquête ; devant eux, Jacques de Molay et Hugues de Pairaud parurent se ressaisir et révoquèrent leurs aveux. Cassant alors pour cette affaire les pouvoirs de l'Inquisition, le pape, au mois de février 1308, décréta qu'il la retenait par-devant lui. On put penser un moment qu'elle se résoudrait par des sanctions et décisions canoniques, hors de toute ingérence laïque.

    Mais le Roi de France, «  évêque en son royaume  », ne pouvait admettre pareil camouflet ; il s'engagea plus avant, et jeta sur l'échiquier, en une parade foudroyante, son atout le plus efficace : du pape, il en appela aux Etats Généraux de France ! En 1302 et 1303, la pression publique avait été par lui utilisée, pour la première fois et avec un grand succès, lors du conflit qui, déjà, avait opposé le vieux pape Boniface VIII au gouvernement de la France. A la fin de mars 1308, derechef il convoqua solennellement à une assemblée générale prévue pour le 5 mai les représentants des trois ordres du royaume, dans les termes qui suivent.

    Primo. Maires, échevins, consuls et communes.

    Philippus, gratia Dei Francorum Rex. Toujours nos prédécesseurs ont mis leur sollicitude à écarter de l'Eglise de Dieu et spécialement du royaume de France les hérésies ; toujours ils ont eu à coeur de défendre contre les voleurs et malandrins la perle infiniment précieuse de la foi catholique comme un trésor incomparable. Attentifs à la pierre dont nous sommes taillés, cultivant les enseignements de nos pères, nous pensons que, si le Seigneur a daigné nous accorder la fin des guerres temporelles dont Il avait visité le royaume, c'est afin que, par toutes nos forces, nous nous employions à résister aux assauts que déclenchent, contre la foi catholique, ses ennemis déclarés certes, mais davantage encore ses adversaires occultes. Car ceux-là, plus proches sont-ils de nous, et plus profondément ils nuisent ! Vous savez que la foi catholique est celle qui nous a faits, dans le Christ, ce que nous sommes ; d'elle, nous tenons la vie ; par elle, exilés et mortels, nous accédons à la noblesse dans Notre-Seigneur le Christ Jésus, et avec Lui, l'espoir nous réchauffe d'être faits fils véritables du Dieu vivant et Père Eternel, héritiers du céleste royaume ; telle est notre substance ! Si donc quelqu'un s'efforce de rompre cette chaîne, c'est nous, catholiques, qu'il tue. Le Christ est pour nous la Voie, la Vie et la Vérité. Qui donc oserait Le renier — Lui par Qui et en Qui nous subsistons — sans nous détruire nous-mêmes ? Il nous a tant aimés qu'il n'a pas craint d'assumer notre condition charnelle et de subir la plus cruelle des morts. Que chacun y songe ! Aimons donc ce Sauveur, nous qu'il a d'abord aimés ; nous qui ne formons qu'un seul corps, et qui sommes appelés à régner avec Lui ; employons-nous à venger les outrages qu'il subit.

    Oh, douleur ! ô abominable, amer et funeste dévoiement des Templiers. Vous le savez, non seulement ils reniaient le Christ en leur profession, mais ils y forçaient ceux qui entraient dans leur ordre sacrilège ; Ses ouvrages, sacrements nécessaires de nos vies, et toute Sa création, en crachant sur Sa croix, c'est sur eux qu'ils crachaient ; ils les foulaient aux pieds, méprisant la dignité de créatures de Dieu, ils se donnaient des baisers aux endroits les plus vils, adoraient des idoles; et n'hésitaient point à affirmer que des moeurs contre nature, refusées par les bêtes, leur étaient permises, à eux, en vertu d'ignobles rites. Le ciel et la terre s'émeuvent de tant de crimes ; les éléments en sont perturbés. Ces énormités, le fait est avéré, ont été commises dans toutes les parties du royaume ; les dignitaires de l'ordre — à peine ose-t-on les appeler ainsi — les ont clairement confessées. Démontrées dans notre royaume, démontrées outre-mer, il est bien vraisemblable qu'elles ont été commises sur toute la surface de la terre. Contre une peste aussi scélérate, les lois et les armes se lèveront, et les bêtes elles-mêmes et les quatre éléments se lèveront avec elles ! Quant à nous, nous nous emploierons à extirper ces crimes effroyables et ces errements, pour la sécurité de la foi et l'honneur de notre Sainte Mère l'Eglise. Très prochainement, nous en saisirons personnellement le Siège Apostolique. Vous tous, nous désirons que vous vous associiez à ce saint ouvrage, comme participants et fidèles zélateurs de la foi chrétienne ; de chacune des villes insignes du royaume, deux hommes assurés en leur foi nous rejoindront à Tours, où nous vous donnons rendez-vous à trois semaines de la prochaine fête de Pâques.

    Secundo. Barons.

    Le zèle de la foi catholique ne nous autorise pas le repos ; par une activité constante, par nos sueurs, nous devons pourvoir à ce que les ennemis du nom du Christ Jésus, s'ils ne sont point convertis par la grâce d'une pénitence vraie, soient chassés des frontières de notre royaume. L'abominable erreur des Templiers, que Dieu a daigné nous révéler naguère, ne vous est pas inconnue ; à l'extirper de la Sainte Eglise de Dieu, tous les catholiques, à commencer par les prélats de l'Eglise eux-mêmes, sont tenus. Quant à nous, soucieux de maintenir l'héritage de nos pères, nous avons pris l'affaire en main pour défendre la foi catholique ; assisté de Celui dont nous défendons la cause, nous nous proposons de la poursuivre avec ferveur et de nous porter dès que possible devant le Siège Apostolique, pour l'inciter à agir, ainsi qu'il sied à notre ministère. Par le lien de la fidélité que vous nous avez jurée, nous vous enjoignons donc de venir siéger à Tours en notre compagnie, trois semaines après les prochaines fêtes de Pâques, pour nous prêter assistance et secours, et, à défaut, de nous déléguer un ou plusieurs procureurs...

    Tertio. Archevêques, évêques, abbés, clergé en général.

    La négligence et la dissolution des moeurs engendrent de tristes effets. Aucun de vous n'ignore le bruit suscité par les aveux et dépositions des Templiers par-devant la justice; nourri d'arguments vraisemblables et forts, il vous laisse entendre comment l'abominable erreur de cet ordre, comment cette secte condamnable et damnée par ses propres crimes, cette horde de renards camouflés en religieux et pareils à l'Antéchrist, en dépit de la croix qu'ils portent sur leurs épaules, ont si longtemps, si amèrement, si cruellement abusé l'Eglise de Dieu par leur fausse hypocrisie. O scandale impie ! O honte ! O péril extrême ! Ceux-là qui se disaient disciples de Jésus-Christ, ne forçaient-ils pas les postulants de leur ordre misérable à renier le Christ et à cracher sur la croix de notre rédemption ? Ces pratiques auxquelles les animaux se refusent, ils les admettaient pour eux-mêmes : le ciel et la terre en sont ébranlés, les éléments bouleversés. A ces actions exécrables, nous avons découvert qu'un très grand nombre s'était livré, adorant les idoles scélérates, cultivant d'autres pratiques immondes. Comme nos prédécesseurs, nous nous reposions sur leurs bras ; nous portions de graves plaies et nous l'ignorions... Oui, jusqu'à ce que nous eussions palpé la blessure, nous nous refusions à découvrir la plaie...

    A des assises aussi chaleureusement recommandées, nul, certes, n'aurait osé se dérober ; aussi l'appareil fonctionna-t-il très bien. Les députés, réunis à Tours, ouïrent de nombreux discours, et s'exercèrent à manifester l'indignation spontanée qu'on requérait d'eux. Mgr le Pape ne pouvait que prendre acte de cette impressionnante manifestation d'unanimité nationale. De Poitiers où il résidait, il manda donc par-devers lui le Maître et les grands dignitaires de l'ordre, afin qu'une bonne fois, ils s'expliquassent en sa présence ; ceux-ci arrivèrent sous bonne garde jusqu'à Chinon, où les gens du Roi les déclarèrent trop fatigués pour pouvoir continuer la route. Mgr le Pape leur dépêcha quand même ses deux cardinaux, auxquels un troisième, Mgr Landolf Brancaccio, s'était joint, et cette Commission entendit les quatre hauts dignitaires, sans contrainte et librement, confirmer tout simplement leurs premiers aveux. Il avait, quant à lui, personnellement interrogé soixante-douze frères de l'ordre, qu'on lui avait d'ailleurs filtrés avec soin, et en venait, peu à peu, à se persuader de la culpabilité d'un plus grand nombre ; sa résistance aux menées royales faiblit, et il accepta de transiger (21). On disjoignit donc les cas particuliers des personnes du cas général de l'ordre lui-même ; dans chacun des Etats où celui-ci était représenté, une Commission instituée par le pape enquêterait sur lui, et s'efforcerait d'établir s'il avait ou non failli jusqu'à se pervertir profondément par l'adjonction aux statuts primitifs d'erreurs inavouables. Chacun des Templiers arrêtés devait être d'autre part jugé par une Commission diocésaine qui, présidée par l'évêque en personne, déterminerait la qualité de ses aveux, son degré de culpabilité, puis le condamnerait selon la justice ou l'admettrait à la réconciliation. Commissions nationales et Commissions diocésaines fonctionneraient simultanément, sans se porter préjudice ni empiéter sur leurs attributions respectives, dans une indépendance réciproque qui devait garantir la bonne marche de leurs travaux. Enfin, un Concile général, muni de toutes les informations désirables, et spécialement des procès-verbaux des enquêtes nationales, statuerait sur le destin de l'ordre par une sentence irrévocable.

    Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre. Tournon 15 janvier 1955. Exemplaire nº 4402

    L'Institution des commissaires



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