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La Conquête de la Syrie
En apprenant la mort de Nûr ed-Dîn, Amaury, roi de Jérusalem, pensa qu'il était opportun d'attaquer les Infidèles subitement privés de l'un de leurs plus vaillants chefs. Au printemps de 1174 il mit le siège devant Baniyas, sur la grande route de Damas à Tyr, qui protégeait au début du XIIe siècle les abords de la Galilée franque. Il ne put forcer l'entrée de la citadelle défendue par une garnison turque commandée par une femme qu'un émir damascène, Ibn al Muqaddam, y avait placée. Ce dernier, connaissant le goût d'Amaury pour l'argent et le comportement qu'il tenait au cours des marchandages, accourut à l'ost des chrétiens et proposa au roi de Jérusalem de ne point persister dans son entreprise contre Baniyas. En compensation, il lui offrit une royale indemnité pour compenser ses frais de guerre ainsi que le retour dans leurs terres des quelques milliers de prisonniers chrétiens qui moisissaient au fond des froides prisons de Damas. Les deux compères se mirent d'accord. Amaury leva le siège de Baniyas et reçut de l'argent avec beaucoup de politesse. Après avoir signé une trêve peu honorable avec les musulmans syriens, il rentra à Jérusalem pour y débrouiller une affaire entre Sinan, le cheik des Assassins ou Ismaéliens, dont nous avons déjà entrevu l'inquiétante personnalité, et le grand maître des Templiers. En effet, le cheik Sinan, qui venait de doter sa secte enthousiaste d'un redoutable appareil terroriste, avait informé Amaury que ses fidèles ne demandaient pas mieux que de se convertir au christianisme et d'abjurer l'Islam, mais à condition de ne plus payer les deux mille écus d'or qu'ils versaient chaque année aux Templiers de Tortose en vertu d'un vieux traité de bon voisinage. Amaury ne voulut point douter d'aussi bonnes et surprenantes résolutions et il fit part de cette affaire aux Templiers, proposant même, afin que ceux-ci ne perdissent point leur rente de deux mille écus, de les dédommager avec ses propres deniers. Les choses étant ainsi réglées il chargea l'ambassadeur des Ismaéliens de rapporter une réponse favorable au vieux cheik. Mais les Templiers, obéissant à on ne sait quels mobiles, firent assassiner près de Tripoli l'envoyé des Ismaéliens ainsi que l'officier chrétien chargé de sa sécurité. Ce crime inexplicable révolta les chrétiens et les musulmans. Le roi, offensé, demanda la pendaison du coupable. Les Templiers refusèrent de le livrer, promettant de l'envoyer à Rome pour lui faire obtenir l'absolution de son acte, ajoutant que les religieux de leur ordre n'étaient responsables de leur conduite que devant Dieu et le Saint-Père. Amaury tint bon. Il se rendit à Sidon où résidaient alors le grand maître et son chapitre, il fit prendre d'assaut l'Hôtel du Temple et enchaîner Gautier du Mesnil, le coupable sinon l'inspirateur du crime. L'effervescence fut à son comble. Cet acte d'autorité royale fut mal jugé par les Templiers, les Hospitaliers et les autres ordres jaloux de ne pas voir porter atteinte à leurs privilèges séculaires et d'être les seuls maîtres des territoires soumis à leur juridiction. La querelle fut portée au loin et les États latins d'Orient se divisaient une fois de plus sans se soucier des fâcheuses conséquences de leur inopportune scission. C'est alors qu'Amaury succomba, le 11 juillet 1174, des suites d'une dysenterie contractée au cours du siège de Baniyas. Certes, il laissait une situation intérieure un peu confuse, mais il faut reconnaître que ses vues en matière de politique extérieure étaient assez hardies. Les intelligences dans le monde musulman ne lui manquaient pas. Nous avons vu au chapitre précédent qu'il encouragea les Fatimides d'Egypte hostiles à Saladin ; les Ismaéliens de Syrie lui étaient dévoués en raison de son attitude dans l'affaire des Templiers ; il avait, à Baniyas, signé une trêve avec le sultanat de Damas ; il avait enfin convaincu l'empereur de Byzance de la nécessité de reprendre l'Egypte et d'y installer un royaume franc. Il avait su se ménager des points d'appui chez les Infidèles. Certes le jeu était difficile, mais il est très possible que s'il avait vécu plus longtemps Saladin aurait trouvé en lui un joueur capable de compromettre sa réussite et, ce qui était capital pour la chrétienté, de lui interdire la Syrie.Un enfant, le fils de Nûr ed-Dîn, gouvernait le royaume des sultans de Damas. Un autre enfant montait sur le trône de Jérusalem:
Baudouin IV, qu'Amaury avait eu de son premier lit avec Agnès, fille de Josselin de Courtenay. Depuis l'âge de neuf ans, cet enfant était atteint de la lèpre. Son court et malheureux règne — il mourut à vingt-quatre ans — devait être une longue agonie, une agonie à cheval, toujours face aux Infidèles, une pitoyable et volontaire incarnation de la dignité royale, trop souvent abusée ; toute sa vie, ce frêle souverain lépreux devait être l'esclave de ses devoirs de chrétien à une époque tragique dans l'histoire des royaumes latins de Syrie. Admirable figure que la sienne ! Cette flamme qui lui faisait oublier les souffrances de son pauvre corps rendit confiance à son entourage. Il fut vraiment un preux de légende, ce petit roi de Jérusalem, cet enfant héroïque rongé par un mal qui le pourrissait vivant, qui devait avoir la volonté, ne pouvant plus se tenir droit en selle, de suivre, gisant sur son lit de misère, les péripéties des batailles qu'il livrera à Saladin. Moribond, il trouvera encore l'énergie de conduire au combat ses chevaliers, harcelant les ennemis de sa foi comme il était lui-même harcelé par la mort.
Dès qu'il fut installé sur le trône de Jérusalem les barons s'assemblèrent pour désigner un régent. Deux candidats se proposèrent:
Milon de Plancy, chevalier sans vertu, sans remords et sans crainte, et le comte de Tripoli Raymond III, descendant en ligne directe de ce comte de Saint-Gilles que la Première Croisade avait rendu si fameux. Milon de Plancy fut nommé régent du royaume et se fit détester parce qu'il prétendait faire respecter, sans égard pour les droits acquis ou pour les privilèges, l'autorité royale. L'opposition trouva tout de suite une tête avec le comte de Tripoli Raymond III, furieux d'avoir été évincé de la régence. Raymond III était assez populaire parmi le clan des barons « palestiniens » et le plus titré d'entre eux pour avoir réuni la principauté de Tibériade à son comté héréditaire de Tripoli. Il fit appel devant un conseil de barons choisis parmi ses amis pour que fût cassée la décision ayant attribué à son rival la régence. Le cas était encore pendant lorsque l'on apprit que Milon de Plancy venait d'être trouvé, percé de coups de poignard, dans une ruelle de Saint-Jean-d'Acre, après vêpres. Raymond III fut aussitôt nommé régent. Sa tâche était ardue. Dans ce beau royaume de Palestine, les barons insaisissables et arrogants ne tenaient aucun compte des ordres du monarque; ils bâtissaient des forteresses à la fois pour protéger leurs fiefs contre les musulmans et pour se rendre indépendants de l'autorité du pouvoir central ; ils ne bataillaient que pour agrandir leurs terres ; ils jalousaient la puissance de leurs pairs et aspiraient à la dépasser. Qu'étaient devenus, dans leurs innombrables conflits d'intérêts matériels, les principes de leurs ancêtres, cette foi si pure et si rayonnante des premiers Croisés qui prononçaient à genoux le nom de cette Jérusalem lointaine dont ils avaient rêvé dans tous les pays d'Occident, dont ils avaient baigné le sol sacré de leur sang généreux ?
Les ordres religieux eux-mêmes, loin de blâmer l'activité néfaste des barons et de mettre un frein à leur volonté de puissance et à leurs turpitudes, donnaient l'exemple d'un réel fléchissement des valeurs morales. Ces Hospitaliers et ces Templiers, qui s'étaient couverts de gloire à l'époque des enthousiasmes, des fureurs des premières croisades, qui s'étaient montrés jadis si généreux, si dévoués, si désintéressés, subissaient l'influence du milieu corrupteur. Ils étaient devenus perfides, égoïstes et spoliateurs. Ils refusaient de payer la dîme des dépouilles musulmanes et osaient discuter les décisions de la juridiction ecclésiastique du patriarche de Jérusalem. « Bientôt même, écrit Jacques de Vitry dans son Histoire de Jérusalem, ils outragèrent les saints lieux en couvrant du bruit de leurs armes les chants sacerdotaux dans l'église de la Résurrection. Ils ne songeaient qu'à s'enrichir, ayant pour habitude d'exiger la propriété de la moitié des villes ou des territoires qui réclamaient leur assistance. » Tel était l'état du royaume de Jérusalem lorsque Baudouin IV en hérita.
Tandis que le roi lépreux et le régent cherchaient à mettre un peu d'ordre dans leur royaume, Saladin subissait le premier assaut sérieux des chrétiens. Le 28 juillet 1174, il vit apparaître devant Alexandrie la flotte de Guillaume de Sicile transportant trente mille hommes et un grand nombre de machines de guerre.
« Lorsque les habitants d'Alexandrie, rapporte Saladin, virent arriver une flotte si imposante et si bien armée, ils s'inquiétèrent de leur sort. Cette flotte jeta l'ancré près du phare. La cavalerie chrétienne sortit des vaisseaux de transport suivie par l'infanterie. Dès que le débarquement fut terminé, les Francs attaquèrent les défenseurs de la cité avec une telle furie qu'ils les bousculèrent jusqu'aux pieds des murailles de la ville. Les vaisseaux chrétiens pénétrèrent ensuite à la rame dans le port. Des navires de commerce musulmans furent incendiés. La bataille se prolongea jusqu'au soir. Le lendemain matin, la ville fut serrée de plus près, et bombardée. Trois fois les Francs tentèrent de forcer les portes d'Alexandrie, trois fois ils furent repoussés. Ils se vengèrent du courage de nos soldats en massacrant les prisonniers, en incendiant les campagnes environnantes. Les nôtres égorgeaient les chrétiens qui se laissaient surprendre, et mutilaient leurs cadavres. »
Le grand port égyptien dut son salut au prompt secours que lui apporta Saladin. En voyant apparaître son armée, Guillaume de Sicile donna l'ordre à ses troupes de se rembarquer et quelques jours plus tard elles appareillèrent vers le nord.
A Damas, l'anarchie était aussi grande qu'à Jérusalem pour les mêmes raisons. Autour du fils de Nûr ed-Dîn, héritier du sultanat de son père, à peine âgé de onze ans, ses parents, ses émirs, ses conseillers, ourdissaient leurs cabales, faisaient disparaître les gêneurs, bouleversaient les cadres administratifs du pays pour y loger leurs créatures, démembraient ce royaume zengîde de Syrie patiemment fortifié par Nûr ed-Dîn.
Le père à peine enterré, ils trahissaient l'enfant ayant, selon le mot d'un contemporain, plus de maîtres que de serviteurs dévoués. Cependant certains esprits clairvoyants, troublés par les conséquences possibles d'un tel état d'anarchie, se demandaient ce qu'allait devenir cette Syrie musulmane en face des royaumes chrétiens d'Orient qui pouvaient fort bien faire passer leurs querelles intestines au second rang s'ils entrevoyaient la possibilité de se ruer sur Damas affaiblie. Ils informèrent Saladin, mettant l'accent sur la situation critique de la Syrie, lui demandant conseil, ne celant point que leur désir était de lui voir jouer un rôle politique, en acceptant d'être en Syrie, aussi bien qu'en Egypte, le champion de l'Islam. Ainsi sollicité, désireux de reprendre à son compte la grande ambition de Nûr ed-Dîn qui voulait chasser les chrétiens de Syrie, Saladin procéda prudemment. Il demanda du temps pour la réflexion. Il serait fastidieux d'énumérer les intrigues compliquées qui se nouèrent à Damas autant qu'au Caire autour de ce projet ; de narrer les aventures des émirs enclins à ne point marchander leur zèle au plus offrant ; celles des vizirs redoutant Saladin autant que le roi de Jérusalem, inquiets des allées et venues des uns et des autres troublant la quiétude de leurs fonctions, ne sachant à quel puissant se vouer tant l'avenir semblait indécis. Saladin ne se pressait pas d'accepter le sultanat de Damas pour ne pas donner l'impression qu'il cherchait à supplanter le fils de son ancien protecteur de Nûr ed-Dîn. Il préférait se faire prier et ne se mit en route pour la Syrie que sur les fermes instances de ses partisans damascènes. Il quitta Le Caire avec sept cents cavaliers kurdes, se rendit au golfe d'Akaba pour inspecter les forteresses du Sinaï, passa sans encombre le Wâdi el Araba à travers les postes francs et, par Bosra, il entra à Damas le mardi 27 novembre 1174 aux acclamations du peuple venu saluer celui qu'il considérait déjà comme un héros. Quelle ne fut pas sa joie de retrouver la ville sainte aux deux cent cinquante mosquées où il avait passé son enfance, de subir le charme de cette oasis qui comptait, dans la littérature arabe parmi les quatre plus belles contrées de la terre, paradis des poètes et des nomades arrosé par les eaux chantantes du Barada, le « fleuve d'or » alimentant les bains, les mosquées, les fontaines des patios, dans un perpétuel murmure de ruisseaux surpris à chaque pas. Il se rappela les madrasas renommées dont il avait fréquenté les cours, les calmes bibliothèques des mosquées où il avait étudié avec ferveur les somptueux Corans enluminés ; il revit sa cité natale grouillante de foules cosmopolites, le lent cheminement des caravanes, chargées des trésors de la terre, dans les souks étroits où venaient s'entasser les productions de tous les pays. Il se rappela les drames de son histoire, les incendies et les pillages, et la splendeur de Damas à l'époque des califes abbassides. Kurde de naissance, il ne se sentait point étranger dans cette ville, et puisque Dieu l'avait conduit au faîte des honneurs et de la puissance, puisqu'il avait remis entre ses mains l'épée de l'Islam, il se promit d'unifier la Syrie et de rassembler ses tribus pour la guerre sainte.
Par une proclamation, Saladin fit connaître aux Syriens qu'il n'était venu que pour délivrer le fils de Nûr ed-Dîn, prisonnier dans Alep d'un vizir nourri dans le sérail, et pour surveiller son éducation politique. La suppression d'un certain nombre de taxes douanières fit certainement plus d'effet. Après avoir réorganisé les services administratifs de Damas, il remonta vers le nord de la Syrie pour atteindre Alep, célèbre pour sa vieille citadelle construite par les Hittites. Il supposait que les gouverneurs des villes par lesquelles il devait passer lui ouvriraient toutes grandes leurs portes sitôt qu'il aurait été aperçu à l'horizon. Il n'en fut point ainsi. Il fut contraint de les prendre l'une après l'autre. En décembre 1174, il s'empara de Homs, l'antique Émèse fondée par Séleucos Nicator, célèbre dans l'antiquité lorsqu'Élagabale, le jeune grand-prêtre du temple du Soleil, fut appelé à l'Empire. Ce fut aux portes de cette ville que l'empereur Aurélien, dans une bataille mémorable, anéantit les troupes de la reine Zénobie et se couvrit de gloire en s'ouvrant le chemin de Palmyre. Saladin remonta ensuite rapidement la vallée de l'Oronte où les fièvres, les taons énormes à tête d'émeraude, les innombrables moustiques pullulent et rendent le séjour impossible. Il entra dans Hama, très vieille cité dont on retrouve le nom dans les textes assyriens et dans l'Ancien Testament. A l'époque d'Antiochus IV Épiphane cette ville s'appelait Epiphanie, et longtemps après la conquête arabe elle resta un centre important du culte chrétien.
« Les habitants de Hama, écrivait un contemporain, célèbrent les pâques pendant six jours. Les femmes se parent alors de robes élégantes ; elles teignent des œufs et préparent des galettes et des biscuits. Et les populations de tous les environs viennent à Hama et descendent sur les rives de l'Oronte, où les Hamatiens leur dressent des tentes et leur amènent des chanteuses en barque. Alors les femmes et les hommes dansent sur les bords du fleuve pendant six jours. Et ces danses donnent lieu à des scènes de débauche rappelant les bacchanales du culte d'Adonis. Ils célèbrent aussi l'entrée du soleil dans le signe du Bélier, ce que je n'ai observé dans aucune autre ville syrienne. Dans la nuit de Noël, ils allument des flambeaux sur les toits, ils brûlent de la poudre et du naphte. Et du fond du désert environnant, les nomades accourent pour voir cette ville qui paraît s'embraser et s'éteindre sous la pure nuit de nos cieux. »
Le 30 décembre 1174
Saladin campa devant Alep, la ville la plus vieille du monde qui soit encore, de nos jours, habitée et florissante, après avoir vu déferler sous ses murs les plus grandes migrations des peuples de l'antiquité:Les Hittites venus d'Anatolie il y a plus de quatre mille ans fondateurs d'un empire à haute civilisation qui s'écroula si brutalement que nous ne connaissons presque rien de sa gloire ni de sa durée ; les Khourrites descendus du Caucase, allant vers le sud submerger l'Egypte sous un flot humain ; les Mitanniens, se détachant en Syrie de la masse de leurs congénères indo-européens en marche vers les Indes ; les Assyriens, dont la puissance militaire sans précédent et la politique systématique d'intimidation par la terreur leur permirent de soumettre tous les empires voisins ; les Perses achéménides à leur tour chassés par les Macédoniens d'Alexandre le Grand qui devait ouvrir pour l'Orient une nouvelle période historique en modifiant dans un sens inattendu le cours de son évolution ; les colonies grecques de Séleucos Nicator fondant cinquante villes à lui seul, noyaux d'une poussière d'États à peu près maîtres de leurs destinées. Et le déferlement de ces populations de conquérants continue dans Alep toujours vivante alors que déjà tant de capitales se sont écroulées autour d'elle, des capitales comme Ninive, des capitales comme Babylone... Alep se hérisse de murailles et devient le plus important centre syrien de l'hellénisme imprégnant peu à peu tous les peuples de l'Orient séduits par son prestige. Son histoire continue, liée à celle des civilisations méditerranéennes. Elle entend le bruit sourd des légions de Pompée, de Dioclétien apportant une longue période de paix et de prospérité sous le gouvernement des légats impériaux résidant à Antioche, qui développèrent l'œuvre des Séleucides, ce qui eut pour effet d'helléniser le pays d'une manière plus étendue et plus profonde. La débâcle de Rome eut ses répercussions à Alep. Les désordres qui ruinaient les provinces européennes de l'empire romain offraient aux négociants alépins une source supplémentaire de profits et ils s'enrichirent d'une manière éhontée. Puis ils connurent les jours d'épreuves avec les Arabes à la solde des Perses sassanides, les tremblements de terre, les Huns déportant les populations, incendiant Alep de fond en comble ; enfin les Arabes, profitant de l'effondrement du monde antique s'emparaient de la Syrie, Alep était occupée sans combat, et le milieu social, qui commandait l'évolution de la cité, ne se modifia que progressivement, par une transition insensible. Avec les Arabes, Alep passe de mains en mains:
Elle a, une fois, trois maîtres en trois jours. L'anarchie succède aux guerres civiles. Alep connaît alors une période de conspirations de palais. Des bandes turques viennent s'installer, offrant leurs services encombrants et brutaux aux princes de l'Islam. Elles commirent tant d'exactions, elles laissèrent une telle misère derrière elles qu'un grand nombre d'habitants d'Alep émigrèrent de l'autre côté de l'Euphrate, abandonnant leur ville attaquée ou assiégée vingt-deux fois en un peu moins d'un siècle.
Ainsi placée au point où s'articulent de vastes unités géographiques et de grands groupements ethniques, la fortune d'Alep, bonne ou mauvaise, a constamment dépendu des voies de communication dont sa région marque le carrefour. Le miracle est qu'elle ait pu durer à travers tant d'empires, prospérer malgré des invasions de peuples qui partout ailleurs ont anéanti des civilisations entières, croître pendant quatre mille ans au bord de ces empires asiatiques, constructions politiques temporaires, qu'elle a vus naître et disparaître dans un fracas d'armées. Elle a vu passer dans ses plaines des multitudes humaines de toutes origines, depuis les archers d'Assyrie jusqu'aux Croisés de l'Occident. Quels dieux ont donc protégé Alep pendant une si longue suite de siècles, elle qui vit tant de dieux ?
Elle s'est maintenue, vivante, sans cesse rajeunie, alors que Ninive s'écroulait dans les flammes, alors que Babylone s'effaçait dans le désert et que tant d'autres cités renommées survivaient à peine dans la mémoire des hommes.
Lorsque Saladin parut avec ses Kurdes devant Alep, la ville était dans l'une de ses périodes de prospérité. En cinquante ans, les ruines matérielles accumulées par les Turcs avaient été relevées. Nûr ed-Dîn avait reconstruit la Grande Mosquée incendiée en 1169, restauré la citadelle et les souks. Des monuments nouveaux s'élevaient en grand nombre et les revenus annuels de la ville témoignaient de son intense activité. Ils nous permettent de juger que son commerce était florissant avec ses marchés de chameaux, ses bourses, ses tanneries, ses trafics d'esclaves, ses khans bourrés de sel du Dhabboul apporté par les nomades, de vins, de soies, d'épices, de parures égyptiennes, de rhubarbe de Chine, de cuirs, d'essences de bois précieux, d'opium, de parfums, de toiles « adjami », de bagatelles, d'étoffés des Indes et de Mossoul, de drogues et d'armures. Son rayonnement religieux lui assurait une place de choix en Syrie. Sa communauté musulmane sunnite avait conscience de sa supériorité. Sa longue lutte contre l'hérésie et son triomphe final, l'appui officiel des princes, la diffusion de l'enseignement doctrinal, la vague de mysticisme, l'unité de doctrine retrouvée, autant de preuves, pour chaque musulman, de la précellence de la foi, autant de motifs à l'exaltation du sentiment religieux. A Alep, l'Islam dominateur se fait plus méprisant et plus dur que partout ailleurs en Syrie ; il emprunte plus volontiers une attitude de combat. Seul, il a droit de cité dans la ville, et celle-ci devient, selon toute la force du terme, une ville musulmane, l'ardent foyer de l'islamisme militant, rigoureux et méthodique. En face de la Grande Mosquée somptueusement restaurée par le pieux Nûr ed-Dîn, des écoles coraniques, des couvents de derviches, des lieux saints se multiplient tous les jours. Et la loi est intransigeante:
Quiconque n'appartient pas à la communauté islamique officielle n'a plus qu'à végéter dans le silence, la crainte et le sentiment de son abjection.
Les habitants, en voyant s'installer les troupes de Saladin devant les portes de leur cité, ne surent quelle attitude adopter. Les notables, des commerçants pour la plupart, se représentaient les horreurs de la guerre, du siège, du pillage des souks abondamment fournis. Ils évaluèrent la puissance de Saladin et celle du fils de Nûr ed-Dîn et, préférant se soumettre à un maître habile capable d'administrer honnêtement leurs intérêts plutôt que d'obéir à un enfant conseillé par un tuteur nourri dans le sérail, ils proposèrent de se rendre. Les émirs hésitaient. Le jeune sultan, indigné par les bavardages des uns et les indécisions des autres, décida de parler directement aux Alépins. Il leur tint un langage qui ne manquait pas d'énergie et mettait singulièrement en relief le jugement qu'il portait sur Saladin:
« Alépins que mon père a toujours chéris, n'abandonnez point son fils qui vous demande votre appui. Un traître que Nûr ed-Dîn tira de la poussière pour l'élever aux plus grands honneurs, non content de m'avoir pris mes États, veut me chasser aujourd'hui du seul asile qui me reste. Il me poursuit pour me mettre à mort afin que nul obstacle ne s'oppose à son ambition. Alépins !
Vous êtes ma seule espérance. Défendez-moi contre mes sujets devenus mes ennemis, à moins que vous ne préfériez me jeter aux pieds de ce Kurde barbare. »
En entendant ces mots, la foule s'apitoya sur les malheurs du jeune prince. Et le peuple des souks entraîna les militaires indécis. La résistance opiniâtre d'AIep et les difficultés que suscitèrent sur ses arrières les chrétiens, contraignirent Saladin à lever le siège.
Saladin méditait sa revanche et regroupait ses forces lorsqu'il apprit que, derrière son dos, le gouverneur musulman de Homs traitait secrètement avec les chrétiens. En effet, le comte de Tripoli Raymond III avait compris que la présence du maître de l'Egypte en Syrie menaçait la chrétienté d'Orient. La situation était claire:
Il importait, pour faire obstacle à la puissance grandissante de Saladin, qu'il se déclarât le protecteur du faible fils de Nûr ed-Dîn et qu'il soutînt les prétentions légitimes de ce dernier contre celles du neveu de Shirkûh. Il réunit donc un corps de volontaires et, se présentant devant Homs, il négocia la reddition de la ville avec les amis qu'il avait dans la place. Il voulait ainsi couper la retraite des troupes de Saladin. Cette reddition fut opportunément empêchée par ce dernier qui arriva devant Homs deux jours après le comte de Tripoli, et chassa les chevaliers comme « une volée de moineaux. » En guise de représailles contre les intentions hostiles des Francs, il alla ensuite ravager les environs d'Antioche. Quant au comte de Tripoli, il avait regagné son repaire du Crac des Chevaliers, l'inaccessible forteresse du mont Liban. Certes, il avait atteint son but en obligeant Saladin à lever le siège d'Alep, à renoncer à s'approprier l'État zengîde du fils de Nûr ed-Dîn et d'appuyer son empire égypto-damascène sur l'axe politique Alep-Mossoul. C'était là réaliser avec fort peu de moyens la saine politique que le roi Foulque avait inaugurée naguère en protégeant les émirs de Damas contre les visées du zengîde Nûr ed-Dîn afin d'éviter à tout prix la formation, d'une coalition des princes musulmans contre les royaumes latins de la côte libanaise.
La tentative de Homs s'accompagna d'autres incursions chrétiennes en territoires musulmans. Les Francs passèrent le Jourdain, incendièrent les moissons des Infidèles, violèrent leurs femmes, détruisirent un certain nombre de villages et, ces forfaits accomplis, ils rentrèrent se reposer quelque temps dans les délices de Jérusalem avant de recommencer cette guerre au butin sur une plus vaste échelle. Baudouin IV, alors âgé de quinze ans, descendit vers Sidon, s'avança vers la Beqâ, « cette vallée si belle où l'on croit voir couler le lait et le miel », écrivait Guillaume de Tyr ; le régent, parti de Byblos, traversa le Liban et retrouva le roi de Jérusalem dans les plaines de Damas. Baudouin IV, après avoir battu le frère de Saladin, était parvenu à cinq kilomètres de la cité fameuse, exactement à Dâreiya. Mais il ne put entrer à Damas et il regagna son royaume. Ainsi, tandis que Saladin connaissait des ennuis dans le nord de la Syrie, son empire était menacé dans le sud.
Redescendant la vallée de l'Oronte, Saladin s'empara de Baalbek, où il avait passé une partie de sa jeunesse avec son père et, à l'ombre des monumentales colonnes du temple de Jupiter Héliopolitain, il pouvait revoir avec une certaine fierté le long chemin qu'il avait parcouru depuis le jour où, de si mauvaise grâce, il avait accompagné son oncle en Egypte. Il se rendit en grand apparat dans les ruines de l'immense Acropole. Quelles furent ses pensées devant cette œuvre colossale des hommes, symbole de leurs grandeurs et de leurs illusions ?
Qu'étaient devenus, après tant de tumultes, les peuples légendaires qui avaient cru bâtir pour l'éternité et réaliser dans le marbre et dans le granit le rêve sans fin de leur impossible durée ?
Devant ces autels aujourd'hui désertés, où les sacrificateurs d'autrefois vouaient leurs victimes vierges pour apaiser le courroux des dieux ou pour implorer leurs bienfaits, parmi ces ruines fameuses de l'antique cité, Saladin vit-il passer l'hallucinant cortège des rois, des guerriers, des empereurs, venus du nord, du sud, de l'est, de l'ouest, venus d'au-delà des mers et du fond des déserts, invincibles, glorieux, hurlant leurs victoires dans cet hallucinant décor de temples bâtis pour un peuple de dieux ?
Oh ! Jupiter Héliopolitain, porteur de la foudre, symbole solaire, et des épis de blé, symbole de la terre maternelle, si tes flammes sont toujours présentes, as-tu, dans cette ville élevée pour ta gloire, bouleversé l'âme de Saladin ?
Quelle dure leçon d'histoire que celle de ces villes asiatiques disparues:
Amrith et sa mystérieuse civilisation de navigateurs, Tripoli et ses sanctuaires, Tyr et ses colonnes d'émeraude, Sidon et son port sous-marin, et plus loin Babylone, et plus loin Ninive, et plus loin Persépolis, et tant d'autres encore, sans ruines pouvant attester leur puissance, dispersées comme la poussière des morts tandis que d'autres villes les remplacent, surgissant de la nuit, des forêts et des sables. A-t-il songé que, dans leur course infernale et toujours recommencée, les peuples refont l'histoire de l'humanité et que cela ne sert à rien ?
D'autres complications surgissaient. Après son échec devant Alep et l'apparition des chrétiens aux portes de Damas, Saladin devait admettre que sa situation en Syrie était instable. En effet, Malik Salih, le fils de Nûr ed-Dîn, pour affermir son royaume d'Alep, voulait s'associer avec Saîf ed-Dîn Ghâzî, gouverneur de Mossoul. Le but d'une telle alliance était nettement formulé en trois points:
Se débarrasser de Saladin, rendre le sultanat de Damas à son légitime possesseur Malik Salih, se partager l'Egypte et le revenu de ses douanes. Le moment leur paraissait particulièrement favorable pour traduire en actes leurs intentions politiques, car Saladin, ayant laissé d'importantes garnisons dans la vallée du Nil, disposait en Syrie d'assez peu de troupes aveuglément fidèles. Il était évident qu'il ne pouvait pas lutter à la fois contre les émirs syriens dévoués au fils de Nûr ed-Dîn, contre le gouverneur de Mossoul pour qui la Mésopotamie était un abondant réservoir d'hommes, contre les chrétiens capables de tirer parti de ses embarras. Il aurait certainement succombé devant tant d'ennemis si le jeune sultan dépossédé d'Alep avait eu pour le conseiller un serviteur habile. Malheureusement, son protecteur redoutait autant Saladin que Mossoul. Craignant la perte de sa situation privilégiée, il ne voulait point trop s'engager avec un allié capable de l'évincer du gouvernement. Les négociations, grâce à lui, furent tant de fois interrompues et reprises, la mauvaise volonté du vizir du fils de Nûr ed-Dîn était si évidente que le sultan de Mossoul décida de se rendre à Alep et de solliciter un entretien avec Malik Salih. Mais il ne partit pas seul. Il se fit accompagner par une suite impressionnante d'émirs de Haute-Djézireh, de Diarbékir, par des troupes levées en Mésopotamie, par les Ortoqides de Kaîfa et de Mardin. Tout ce monde bien armé descendit bruyamment sur Alep et était arrivé à une cinquantaine de kilomètres de la ville, lorsqu'il fut assailli par Saladin. Le courage étant égal de part et d'autre la bataille fut longtemps indécise. Au lieu d'accourir au secours du sultan de Mossoul, le fils de Nûr ed-Dîn et son vizir se terrèrent. Par leur faute, les émirs de Mossoul furent battus et leurs bagages, leurs somptueuses tentes de parade, de nombreux féodaux mésopotamiens tombèrent entre les mains du vainqueur qui se montra généreux. Il renvoya les émirs à leurs tribus lointaines ; fit soigner à ses frais les malades et les blessés abandonnés par leur maître. Par mille bouches, il s'assura de la sorte une popularité qui fut longtemps entretenue par les poètes nomades.
Pour ne pas perdre le fruit de sa victoire, Saladin soumit une partie de la Haute-Syrie, investissant Membidj, célèbre pour son culte des dieux syriens Hadad et Atargatis; Biza'a commandant avec sa forteresse byzantine la route de Laodicée ; Azaz qui vit passer les chars d'Assurbanipal. Devant cette dernière ville, il faillit être victime d'un crime politique perpétré par cette redoutable secte des Assassins ou Ismaéliens dont le chef était ce cheik Sinan dont nous avons déjà entrevu l'inquiétante personnalité. Celui-ci avait expédié au camp de Saladin quelques fanatiques chargés d'assassiner le Kurde. Ils étaient parvenus à s'approcher de la tente de Saladin lorsque l'un d'eux fut reconnu et interpellé par un émir du nom de Khûmârtekîn. Se voyant découverts les agresseurs blessèrent grièvement Khûmârtekîn tandis que l'un d'eux pénétrait sous la tente de Saladin pour le poignarder. Par un hasard providentiel un garde se trouvait là et n'eut que le temps de lui passer son épée à travers le corps. Saladin l'avait échappé belle. Remettant à plus tard le soin d'aller châtier le chef de cette secte maudite, il se rendit à nouveau à Alep, espérant que le récit détaillé et embelli de la défaite de ses alliés mésopotamiens rendraient le fils de Nûr ed-Dîn et son vizir plus conciliants qu'autrefois. Après maintes discussions et marchandages on finit par s'entendre. Trop heureux de sauver sa tête qu'il ne tenait pas du tout voir porter en guise d'avertissement au sultan de Mossoul, Malik Salih remit Alep à Saladin qui, pour le dédommager de l'infidélité de ses amis dans la mauvaise fortune, lui attribua le gouvernement de quelques places secondaires, telles Homs, Hama, El M'aar et Kefr Tâb. Il lui prouvait de la sorte qu'il ne voulait pas le dépouiller, mais l'honorer de sa confiance. Naturellement, le fils de Nûr ed-Dîn, devenu le protégé de Saladin après avoir été celui de Jérusalem et celui de Mossoul, ne songeait plus à faire valoir ses droits sur le sultanat de Damas. Ainsi, après des fortunes diverses, la situation du fondateur de la dynastie des Ayyubides s'affermissait, et son pouvoir était reconnu d'Alep au Caire. « Cette nouvelle, écrit Guillaume de Tyr, courut par la terre des chrétiens qui en furent très effrayés, car c'était une chose qu'ils avaient toujours redoutée. Ils se rendaient parfaitement compte que si Saladin prenait possession d'Alep, ils seraient environnés de toutes parts. »
Saladin profita de son séjour à Alep pour rendre visite au célèbre cheik soufi Yahya el Maghribi et alla en pèlerinage au tombeau d'Omar Ibn Abd el Aziz. Maître des trois quarts de la Syrie musulmane, il fixa désormais sa résidence à Damas. Son règne commençait vraiment. Il rendit compte de ses succès à la cour de Bagdad. Un ambassadeur du calife abbasside lui remit, outre les habituels vêtements d'honneur, un diplôme d'investiture reconnaissant son titre de sultan sur l'Egypte, la Syrie centrale, la Nubie, le Yémen. Et le sultan Saladin « prince des croyants, couronne des émirs, chef des armées, le victorieux, l'honneur de l'empire, le soutien de l'imam, le glaive de l'Islam, le glorificateur de la dynastie, son bon augure et son appui, Celui qui possède les prééminences » fit battre monnaie et prononcer la prière solennelle du vendredi à son nom. Celui du fils de Nûr ed-Dîn fut supprimé des actes publics tant en Egypte qu'en Syrie.
Après les fêtes qui célébrèrent ces événements, Saladin se promit de demander des explications au vieux Sinan qui avait tenté de le faire massacrer à Azaz par ses adeptes fanatiques.
Qu'était-ce donc que cette mystérieuse confrérie des Assassins qui fit tant parler d'elle dans l'Orient médiéval ?
L'Islam était toujours en ébullition. Il s'était répandu avec une telle rapidité sur des peuples de culture, de religion, de race si dissemblables qu'il était travaillé par de sourdes réactions. Sa tolérance fondée sur la sourate du Coran:
« Il n'y a pas de contrainte en matière religieuse » était certes une excellente mesure politique, car les prescriptions légales du Coran ne pouvaient suffire aux besoins inattendus créés par les conquêtes et ses prévisions occasionnelles, limitées aux conditions primitives de l'Arabie, n'étaient nullement adéquates aux situations nouvelles. Mais cette tolérance adroite avait un inconvénient, dont l'histoire dogmatique de l'Islam révèle toute l'ampleur; elle favorisait les interprétations des commentateurs des volontés du Prophète qui, dans leur sincérité, laissaient prospérer des doctrines qui, tout en respectant l'esprit d'une tradition correcte, se détachaient en d'innombrables rameaux de l'arbre nourricier. Et l'autorité de ces commentateurs était reconnue car les prophètes ne sont pas des théologiens. Le message qu'ils apportent, sous l'impulsion directe de leur conscience, les notions religieuses qu'ils éveillent ne se présentent pas comme un ensemble doctrinal construit suivant un plan déterminé ; le plus souvent elles défient toute tentative de systématisation. Ce n'est que dans les générations suivantes, lorsque l'étude en commun des idées qui inspiraient les premiers adeptes a déjà provoqué la formation d'une communauté définie, que prennent corps et s'organisent, tant par des processus internes au sein de la communauté que sous les influences du milieu ambiant, les aspirations de ceux qui, se sentant appelés à être les interprètes des prédications prophétiques, comblent les lacunes de la doctrine originale, l'expliquent, y supposent ce dont son créateur n'a jamais eu l'idée, donnent des réponses à des questions auxquelles le fondateur n'a jamais songé, concilient des contradictions qui ne l'avaient pas troublé, imaginent des formules nouvelles, édifient un rempart de raisonnements à l'aide desquels ils veulent mettre leurs doctrines à l'abri des attaques intérieures et extérieures. Ils font plus pour prouver que pour expliquer. Ils sont les sources intarissables d'où coulent les spéculations des constructeurs de systèmes. C'est ce qu'il faut admettre impérieusement pour comprendre pourquoi tant de sectes se sont formées tantôt autour d'un illuminé propageant passionnément sa doctrine, tantôt issues d'obscurs courants collectifs remettant en question les dogmes fondamentaux de l'Islam. Parfois la violence de la foi s'accommodait mal des disciplines primitives. C'est ainsi que prit naissance l'ismaélisme engendrant à son tour la secte secrète des Interprètes des Lettres, celles-ci ayant pour les initiés une valeur numérique, une portée et des effets cosmiques, et celle des Assassins dont le culte de l'obéissance fanatique apparaissait sous la forme d'un véritable terrorisme. Les membres de cette communauté ne discutaient pas avec leurs adversaires:
Ils les supprimaient et regagnaient impunément leurs villages fortifiés du mont Liban. Ils accomplissaient leur besogne de tueurs en état d'extase. Henri, comte de Champagne, a raconté que, passant par les terres des Ismaéliens, et ayant été reçu par leur cheik, « le Vieux de la Montagne », celui-ci lui demanda si ses sujets étaient aussi obéissants que les siens et sans attendre sa réponse il avait fait un signe à trois jeunes gens vêtus de blanc qui s'étaient aussitôt précipités du haut d'une tour. Il avait vu leurs corps s'écraser sur les rochers. Une autre fois, le sultan Malek Shah ayant sommé le Vieux de la Montagne de se soumettre à lui et ayant menacé de le réduire par les armes s'il refusait ; ce dernier désigna un des hommes qui l'entourait et lui ordonna de se poignarder. S'adressant alors à l'ambassadeur du sultan qui avait assisté à la scène, il lui dit:
« Va dire à celui qui t'envoie que j'ai soixante-dix mille fidèles animés du même esprit. » Comment le Vieux de la Montagne parvenait-il à susciter de tels dévouements ?
Par quelle magie enchaînait-il ses disciples qui savaient attendre pendant des mois, des années, dans l'ombre des victimes désignées, l'ordre de tuer et de mourir ?
Les uns racontaient que Sinan, par des pratiques infernales, retirait leur âme à ses Dévoués afin d'en faire des automates. Ils propageaient des histoires terrifiantes. Les enthousiastes surenchérissaient sur les délices dispensées dans les repaires des Assassins et bientôt des récits merveilleux enjolivés par les conteurs circulaient dans toute l'Asie Mineure et l'Egypte, traversaient la Méditerranée et, mêlés aux histoires de guerre, parvenaient jusqu'au fond de l'Occident. Et l'imagination complaisante des poètes faisait briller aux yeux des naïfs ce paradis libanais que le Vieux de la Montagne entretenait pour ses élus ; où l'on trouvait errants en des jardins fleuris, comme il est dit dans le Coran expliquant ce qu'est le paradis de Mahomet, « des jouvenceaux choisis pour leur beauté, nourris de fruits rares et de viandes d'oiseaux, et des adolescentes passionnées. » Certes, personne ne se demandait comment des lieux aussi enchantés, avec leurs jardins féeriques, leurs oiseaux d'Ethiopie, leurs kiosques de porcelaine, leurs colonnades enduites d'ambre et de musc, leurs bocages de gazelles, avaient pu surgir du sol rocailleux de Masyâf. Ces visions n'étaient-elles pas plutôt le produit du haschisch qui possède le pouvoir de confondre avec la réalité les rêves des disciples, transformant peut-être, sous l'effet de leurs drogues, le bout de jardin crasseux qui se trouvait derrière la maison de Sinan, en un paradis éclatant de fleurs, de parfums et d'adolescents. Quoi qu'il en soit, les Élus étaient soigneusement dressés à leur métier de meurtriers. Leurs initiateurs les perfectionnaient dans le maniement des armes, leur enseignaient plusieurs langues. Leur vie journalière était dure et ascétique ; le dévouement au Grand Maître, qui avait su les détourner d'un monde décevant pour leur découvrir un autre monde, celui de l'exaltation qui devait les mener à la vie éternelle, était absolu. Et les disciples, toujours plus nombreux, accouraient à Masyâf ; ils allaient vers ce noir soleil, tantôt comme vers un couvent, tantôt comme vers un suicide, toujours pour y rechercher avec volupté leur propre évanouissement. Ils allaient vers le Vieux de la Montagne, mystérieux, infaillible, tout-puissant et universellement redouté, pour mettre à ses pieds leur vie en échange de ce grand frisson mystique qu'ils recherchaient. La gloire de cet ordre despotique connut son apogée au XIIe siècle. A la même époque où les Templiers édifiaient leurs forteresses, les Assassins fortifiaient de nouveaux villages, et Masyâf, située en pleine montagne, devint le centre définitif de leur puissance en Syrie. Ainsi cimentée par la chaîne que formait une dizaine de citadelles, la puissance des Assassins s'étendait des frontières du Khorassan aux monts libanais et de la Caspienne à la Méditerranée. Lorsque le Vieux de la Montagne franchissait le seuil de son palais, un héraut le précédait en hurlant:
« Tournez-vous devant Celui qui porte la mort des rois entre ses mains. »
La règle fondamentale de l'ordre établissait une énorme différence entre la doctrine secrète et celle qui était publiquement enseignée au peuple. Il y avait une hiérarchie des initiés. Plus les chefs, cachant la doctrine sous un voile impénétrable, se considéraient affranchis de toute contrainte morale et de toute loi religieuse, plus ils veillaient à ce que tous les devoirs prescrits par l'islamisme fussent observés par leurs sujets, lesquels considéraient les nombreuses victimes du poignard rituel comme des ennemis de la secte et de l'Islam, tombées sous les coups de la vengeance céleste dont les Ismaéliens étaient les exécutants. Et ils propageaient la parole du Grand Maître et de ses missionnaires promettant la domination, non pour eux ou pour l'ordre, mais pour l'Imam invisible dont ils étaient les envoyés et qui paraîtrait lui-même, lorsque l'heure serait venue, pour proclamer ses droits à l'empire universel. Une légende s'était créée autour d'eux et les chrétiens ajoutaient encore à la renommée du Vieux de la Montagne, mystérieux et despotique, dispensateur des délices de la vie, donnant la mort sur un simple signe, révéré comme un saint. Son alliance était recherchée comme un talisman et sa politique inquiétait les chrétiens de toute race. Frédéric Barberousse faillit être tué par un fanatique de cette secte en 1158, au siège de Milan. Richard Cœur de Lion est accusé d'avoir voulu se servir des Assassins pour se débarrasser de saint Louis et de Philippe-Auguste. Joinville racontera avec sympathie que « saint Louis envoya au Vieux, parmi l'ambassade et les présents, Yves le Breton, frère prêcheur qui savait l'arabe. » Guillaume de Tyr s'étend complaisamment sur ce « Grand Maître d'un esprit supérieur, d'une vaste érudition, versé dans la loi chrétienne et connaissant à fond la doctrine de l'Évangile. » Telle était la puissance de cet ordre redoutable ayant porté l'assassinat à la hauteur d'une œuvre pie.
Saladin, en prenant possession de la Syrie, ne pouvait pas manquer de s'intéresser au Vieux de la Montagne. Quelle fut exactement son attitude ?
Il avait à son endroit des griefs justifiés en raison de la tentative d'assassinat dont il avait failli être victime à Azaz. Mais il ne pouvait heurter de face un ordre qui représentait une force inquiétante non point tant par le nombre des fidèles que par leur fanatisme, leur héroïque servilité. Son intérêt lui commandait d'agir prudemment, de ne point lésiner sur ses intentions bienveillantes, de flatter le vieux cheik en reconnaissant son pouvoir spirituel, sans toutefois engager l'avenir. Certains chroniqueurs prétendent qu'il assiégea Masyâf avec un ostensible déploiement de troupes et qu'il imposa un traité d'amitié au cheik Sinan. D'autres affirment qu'après maints conciliabules secrets, Saladin, en échange d'on ne sait quelles concessions, devint le protégé des Assassins. En tout cas, Saladin ne fut jamais plus inquiété par le Vieux de la Montagne et ses Dévoués.
A l'automne de 1176, Saladin retourna en Egypte, laissant à son frère Turan Shah le soin de gouverner la Syrie pendant son absence. Grand bâtisseur — le médecin Abd el Latif qui l'approcha nous dit qu'il était compétent sur la manière de construire les murs et les fossés -, il poursuivit au Caire sa politique de travail inaugurée quelques années plus tôt. La puissance Ayyubide dont Saladin était le premier et le plus actif artisan allait ouvrir une phase nouvelle dans l'histoire de l'Islam, et son originalité se traduire par d'heureuses réalisations dans les domaines militaire, par la mise en œuvre de toutes les ressources afin de chasser les chrétiens de la Terre Sainte ; artistique, par la création de formes architecturales et l'apport d'une décoration nouvelle, sans compter la suppression de l'écriture coufique dans l'épigraphie monumentale ; enfin religieux, par la suppression de l'hérésie chiite et la fondation de la « madrasa », école de théologie devenue une institution politique, une « forteresse de théologiens », selon le mot d'Ibn lyas. Saladin, qui consolida son régime par la création, en Egypte, de « madrasas » dans lesquelles professaient des maîtres à sa dévotion, créa aussi le « khanakah », couvent de religieux contemplatifs. La vogue de ces couvents fut telle que les émirs du Caire cherchaient à se surpasser les uns les autres en construisant ces édifices. Saladin fit frapper des monnaies à son effigie. On y voit le souverain, coiffé d'un turban, de face, assis sur un trône, à l'orientale, les jambes repliées sous le corps. Ces monnaies saladiniennes n'ont pas été frappées en Egypte, mais en Mésopotamie.
Ainsi, à l'âge de trente-neuf ans, Saladin commença dans la gloire une prestigieuse carrière dans cette ville du Caire d'où il était parti inconnu. Sultan de la Syrie, sultan de la Nubie, sultan de ce fabuleux Yémen plein de royaumes prospères que l'Islam rattacha à la légende de Salomon et de la reine de Saba et où s'épanouirent des civilisations dont les monuments sont à peine explorés, fondateur de « madrasas » et de couvents, entretenant à la cour du calife abbasside de Bagdad une ambassade permanente, il allait devenir le personnage le plus célèbre de l'Islam. Entrevit-il son avenir dans cette salle du Divan de la citadelle du Caire où Saladin réunissait son conseil et rendait la justice, en contemplant l'un des plus beaux paysages de l'Egypte, avec la capitale et ses vieilles mosquées, la vallée du Nil et les campagnes fertiles qu'il arrose, et la richesse de cette terre et de ce ciel où se jouent dans leur infinie variété les accords tumultueux de la lumière ?
Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956
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