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Procès des Templiers par
M. Lavocat, Raymond Oursel, SÈVE Roger et Anne-Marie
FARVREAU Robert. Divers actes

Procès des Templiers par M. Raymond Oursel

1 — Avertissement

Présenter en quatre cents pages le drame énorme du Temple, c'était tenter une gageure. Face à face, un accusé : l'un des ordres religieux les plus puissants de la Chrétienté, répandu dans tous les royaumes d'Occident comme en Terre Sainte, riche de forteresses montant la garde contre l'Infidèle, de domaines urbains et ruraux, de fermes et d'or, doté d'un statut hiérarchique autoritaire, d'un Supérieur strictement obéi, d'un prestigieux passé de gloire militaire ; et l'accusateur : un Roi de France, petit-fils de Saint Louis. Un soupçon qui naît, mûrit, et brusquement explose jusqu'à embraser l'Europe entière : la poigne du Roi, en l'espace d'un matin, s'est abattue sur le grand arbre et le terrasse, tandis que déferlent les haines. Alors, l'Eglise, le monde qui s'effare, demeurent pour huit années suspendus au destin de ces hommes qui, dans l'atmosphère étouffante des geôles inquisitoriales, circonvenus,' torturés, ont crié des aveux extravagants, se rétractent à demi, récitent et rabâchent la perversion de leur ordre ; à peine, ici ou là, le sursaut d'une innocence proclamée, une figure un peu moins veule, un rare héros, qui traversent ces fades relents et secouent d'un éclair les torpeurs inquiètes, jusqu'à ce qu'interviennent enfin les sanglants dénouements, dans l'équivoque et l'imposture : tel est le « Procès des Templiers »

De cette « crise mondiale » unique à travers toute l'histoire en ses causes, ses développements et ses conclusions, les sources sont fort nombreuses et de nature variée, officielle, directe ou indirecte. Une partie en a été publiée en France ou à l'étranger ; un grand nombre demeurent inédites ; certaines, ensevelies dans les dépôts d'archives, sont encore et pour longtemps ignorées. Quant à l'intérêt des documents publiés, il est extrêmement variable. La recension élaborée par G. Lizerand, dans son Dossier de l'affaire du Temple, donne quelque idée de leur complexité, comme de leur caractère malgré tout décousu et fragmentaire, qui masque les articulations essentielles de ce grand procès. Les textes publiés ou étudiés à l'étranger valent surtout, il faut le reconnaître, par référence aux sources françaises, qui sont le nœud de toute l'affaire. Far chance, on dispose à cet égard d'une publication capitale : celle que fit Michelet des procès-verbaux en latin de la Commission d'Enquête Pontificale de 1309-1311, qui occupe la majeure partie de son édition, en deux tomes comptant en tout 1221 pages, du Procès des Templiers : le reste de celle-ci étant constitué par l'enquête inquisitoriale de 1307, historiquement bien moins importante, et par l'enquête spéciale de l'évêque d'Elne au Temple roussillonnais du Mas-Deu. Ce document magnifique, mais fort long — 930 pages in-quarto — méritait mieux encore que les interprétations forcément subjectives qu'en ont données les historiens du Temple, unanimes à discerner en lui l'une des sources principales de l'affaire. Il n'a jamais été traduit dans son ensemble ; c'est donc à lui qu'on a consacré, à juste titre, semblait-il, la plus grande partie de l'édition présente ; il n'était évidemment pas possible d'adopter ici le principe d'une traduction intégrale : les procédures, terriblement touffues, requièrent d'être élaguées ; les témoignages, souvent stéréotypés, engendrent à la longue un ennui tel qu'aucun lecteur ne résisterait à ce défilé ; mieux valait, a-t-on pensé, extraire de cette masse, par un découpage respectueux des phases chronologiques et des déductions de l'enquête, ce qui en fait la valeur didactique autant que la richesse historique et psychologique. On a cru bon, pour une meilleure intelligence, de l'insérer dans son contexte par de larges emprunts à plusieurs autres sources, en particulier à la première enquête inquisitoriale (si fastidieuse apparaisse-t-elle parfois), dont celle-ci éclaire d'une lumière crue les vices, les irrégularités flagrantes et les mornes palinodies.

A toute méthode plus accessible peut-être, mais à tout prendre moins directe et, par-là, moins puissante, nous avons donc préféré celle qui nous semblait la plus vraie, la plus authentique et, en l'occurrence, la plus honnête : par les textes et eux seuls, par l'information progressive, capricieuse et fragmentaire certes, mais toujours animée du frisson de la vie, qu'ils dispensent mieux que n'importe quel artifice, introduire peu à peu le lecteur à la familiarité de cette affaire où tout est extravagance, lacune et mystère, sans interposer aucune version subjective, orienter son jugement ou prétendre inspirer sa démarche intellectuelle. Le laisser cheminer à tâtons dans ce dédale où tant se sont égarés, et, si déconcerté qu'il puisse parfois lui arriver d'être, ne remettre à peu près qu'à lui- même la conclusion que les documents lui auront en fin de compte suggérée. Le métier de juge est-il toujours aisé ? Les dossiers d'instruction toujours limpides ? Il n'y aurait plus alors ni juges, ni dossiers, ni causes, ni histoire même, puisque l'histoire n'est faite en majeure part que de questions qui demeurent sans réponses.

Après seulement que les textes eussent dit à peu près tout ce qu'ils avaient à dire, il convenait que fût précisée, à l'intention d'un public assez large et peu familier, peut-être, de la trame historique sur laquelle ils se déploient, une part de ce qu'ils ne disent pas ou se bornent à sous-entendre, de telle sorte que le lecteur soit mis en mesure de se prononcer, comme eurent à le faire les juges eux-mêmes et parmi les mêmes embarras, sur les responsabilités exactes du drame, sur ses dessous, sur ses lacunes, et de formuler enfin son verdict équitable. Ce dernier chapitre d'« éclaircissements » comportera, bien entendu, moins de traductions que ceux qui le précèdent, et la part d'invention y sera plus importante : dès lors, le ton lui-même en différera sensiblement, en ce qu'il est plus subjectif, voire plus passionné parfois, et qu'il lui arrive aussi de concéder quelque peu à l'érudition. Rupture inévitable, et nécessaire, avant le prononcé des ultimes sentences, comme un « délai de réflexion »

Et ce n'est qu'à l'extrême fin du volume, donc après le « verdict », qu'on trouvera les références bibliographiques complètes, les index et les notes explicatives indispensables à l'intelligence d'actes vieux de plus de six cents ans et de psychologies souvent déroutantes : notes s'employant à remédier dans toute la mesure possible aux carences de l'instruction, références offrant une idée des principes, au demeurant assez souples et opportunistes, qu'on a adoptés pour une présentation dont il est sûr qu'elle fut plus d'une fois délicate. Ainsi le jeu aura-t-il été joué jusqu'au bout, sans concession ni marchandage : nous sera-t-il pardonné d'avoir pris pareil risque ?
Ecce quam bonum et quam jucundum Habitare fratres in unum...

Voici : qu'il est bon, qu'il est agréable d'habiter tous ensemble ainsi que des frères.
C'est comme une huile précieuse répandue sur la tête et qui coule sur la barbe, la barbe d'Aaron, qui coule sur le rebord de son vêtement.
Comme la rosée de l'Hermon qui descend sur les montagnes de Sion.
C'est là que le Seigneur accorde Sa bénédiction et la vie dans les siècles des siècles.
(Psaume de l'investiture des Templiers, 132 du Psautier Romain)

Introduction

Présenter en quatre cents pages le drame énorme du Temple, c'était tenter une gageure. Face à face, un accusé : l'un des ordres religieux les plus puissants de la Chrétienté, répandu dans tous les royaumes d'Occident comme en Terre Sainte, riche de forteresses montant la garde contre l'Infidèle, de domaines urbains et ruraux, de fermes et d'or, doté d'un statut hiérarchique autoritaire, d'un Supérieur strictement obéi, d'un prestigieux passé de gloire militaire ; et l'accusateur : un Roi de France, petit-fils de Saint Louis. Un soupçon qui naît, mûrit, et brusquement explose jusqu'à embraser l'Europe entière : la poigne du Roi, en l'espace d'un matin, s'est abattue sur le grand arbre et le terrasse, tandis que déferlent les haines. Alors, l'Eglise, le monde qui s'effare, demeurent pour huit années suspendus au destin de ces hommes qui, dans l'atmosphère étouffante des geôles inquisitoriales, circonvenus,' torturés, ont crié des aveux extravagants, se rétractent à demi, récitent et rabâchent la perversion de leur ordre ; à peine, ici ou là, le sursaut d'une innocence proclamée, une figure un peu moins veule, un rare héros, qui traversent ces fades relents et secouent d'un éclair les torpeurs inquiètes, jusqu'à ce qu'interviennent enfin les sanglants dénouements, dans l'équivoque et l'imposture : tel est le « Procès des Templiers »

De cette « crise mondiale » unique à travers toute l'histoire en ses causes, ses développements et ses conclusions, les sources sont fort nombreuses et de nature variée, officielle, directe ou indirecte. Une partie en a été publiée en France ou à l'étranger ; un grand nombre demeurent inédites ; certaines, ensevelies dans les dépôts d'archives, sont encore et pour longtemps ignorées. Quant à l'intérêt des documents publiés, il est extrêmement variable. La recension élaborée par G. Lizerand, dans son Dossier de l'affaire du Temple, donne quelque idée de leur complexité, comme de leur caractère malgré tout décousu et fragmentaire, qui masque les articulations essentielles de ce grand procès. Les textes publiés ou étudiés à l'étranger valent surtout, il faut le reconnaître, par référence aux sources françaises, qui sont le nœud de toute l'affaire. Far chance, on dispose à cet égard d'une publication capitale : celle que fit Michelet des procès-verbaux en latin de la Commission d'Enquête Pontificale de 1309-1311, qui occupe la majeure partie de son édition, en deux tomes comptant en tout 1221 pages, du Procès des Templiers : le reste de celle-ci étant constitué par l'enquête inquisitoriale de 1307, historiquement bien moins importante, et par l'enquête spéciale de l'évêque d'Elne au Temple roussillonnais du Mas-Deu. Ce document magnifique, mais fort long — 930 pages in-quarto — méritait mieux encore que les interprétations forcément subjectives qu'en ont données les historiens du Temple, unanimes à discerner en lui l'une des sources principales de l'affaire. Il n'a jamais été traduit dans son ensemble ; c'est donc à lui qu'on a consacré, à juste titre, semblait-il, la plus grande partie de l'édition présente ; il n'était évidemment pas possible d'adopter ici le principe d'une traduction intégrale : les procédures, terriblement touffues, requièrent d'être élaguées ; les témoignages, souvent stéréotypés, engendrent à la longue un ennui tel qu'aucun lecteur ne résisterait à ce défilé ; mieux valait, a-t-on pensé, extraire de cette masse, par un découpage respectueux des phases chronologiques et des déductions de l'enquête, ce qui en fait la valeur didactique autant que la richesse historique et psychologique. On a cru bon, pour une meilleure intelligence, de l'insérer dans son contexte par de larges emprunts à plusieurs autres sources, en particulier à la première enquête inquisitoriale (si fastidieuse apparaisse-t-elle parfois), dont celle-ci éclaire d'une lumière crue les vices, les irrégularités flagrantes et les mornes palinodies.

A toute méthode plus accessible peut-être, mais à tout prendre moins directe et, par-là, moins puissante, nous avons donc préféré celle qui nous semblait la plus vraie, la plus authentique et, en l'occurrence, la plus honnête : par les textes et eux seuls, par l'information progressive, capricieuse et fragmentaire certes, mais toujours animée du frisson de la vie, qu'ils dispensent mieux que n'importe quel artifice, introduire peu à peu le lecteur à la familiarité de cette affaire où tout est extravagance, lacune et mystère, sans interposer aucune version subjective, orienter son jugement ou prétendre inspirer sa démarche intellectuelle. Le laisser cheminer à tâtons dans ce dédale où tant se sont égarés, et, si déconcerté qu'il puisse parfois lui arriver d'être, ne remettre à peu près qu'à lui- même la conclusion que les documents lui auront en fin de compte suggérée. Le métier de juge est-il toujours aisé ? Les dossiers d'instruction toujours limpides ? Il n'y aurait plus alors ni juges, ni dossiers, ni causes, ni histoire même, puisque l'histoire n'est faite en majeure part que de questions qui demeurent sans réponses.

Après seulement que les textes eussent dit à peu près tout ce qu'ils avaient à dire, il convenait que fût précisée, à l'intention d'un public assez large et peu familier, peut-être, de la trame historique sur laquelle ils se déploient, une part de ce qu'ils ne disent pas ou se bornent à sous-entendre, de telle sorte que le lecteur soit mis en mesure de se prononcer, comme eurent à le faire les juges eux-mêmes et parmi les mêmes embarras, sur les responsabilités exactes du drame, sur ses dessous, sur ses lacunes, et de formuler enfin son verdict équitable. Ce dernier chapitre d'« éclaircissements » comportera, bien entendu, moins de traductions que ceux qui le précèdent, et la part d'invention y sera plus importante : dès lors, le ton lui-même en différera sensiblement, en ce qu'il est plus subjectif, voire plus passionné parfois, et qu'il lui arrive aussi de concéder quelque peu à l'érudition. Rupture inévitable, et nécessaire, avant le prononcé des ultimes sentences, comme un « délai de réflexion »

Et ce n'est qu'à l'extrême fin du volume, donc après le « verdict », qu'on trouvera les références bibliographiques complètes, les index et les notes explicatives indispensables à l'intelligence d'actes vieux de plus de six cents ans et de psychologies souvent déroutantes : notes s'employant à remédier dans toute la mesure possible aux carences de l'instruction, références offrant une idée des principes, au demeurant assez souples et opportunistes, qu'on a adoptés pour une présentation dont il est sûr qu'elle fut plus d'une fois délicate. Ainsi le jeu aura-t-il été joué jusqu'au bout, sans concession ni marchandage : nous sera-t-il pardonné d'avoir pris pareil risque ?

Ecce quam bonum et quam jucundum Habitare fratres in unum...

Voici : qu'il est bon, qu'il est agréable d'habiter tous ensemble ainsi que des frères.
C'est comme une huile précieuse répandue sur la tête et qui coule sur la barbe, la barbe d'Aaron, qui coule sur le rebord de son vêtement.
Comme la rosée de l'Hermon qui descend sur les montagnes de Sion.
C'est là que le Seigneur accorde Sa bénédiction et la vie dans les siècles des siècles.
(Psaume de l'investiture des Templiers, 132 du Psautier Romain)


3 — Première partie : L'Affaire

Après six siècles, une stupeur pèse encore sur le nom des Templiers. A travers le monde, des déserts de Syrie aux brumes d'Angleterre, de l'Allemagne aux rives brûlées de Portugal et de Majorque, des ruines maléfiques perpétuent l'angoisse de ce matin du vendredi 13 octobre 1307 où l'un des ordres religieux les plus puissants de la Chrétienté fut en quelques instants terrassé, sans s'être même défendu ; noyant de mystère les vestiges des Commanderies démantelées, rôdent des légendes de mort et de malédiction ; le scandale qui, sept années durant, avait secoué l'Eglise et éclaboussé de sang son manteau ne s'est pas résorbé dans les flammes des bûchers où disparut enfin la Milice des Chevaliers du Temple, et le livre de l'épreuve incompréhensible n'a pas été clos sur les sentences d'un pape, ni même sur les appréciations d'une histoire qui dissimule sous des dissertations le néant de ses preuves. Le vaisseau foudroyé vogue encore sur la mer hantée d'ombres, parmi les remous des naufrages inexplicables ; ce fantôme n'a pas fini d'émouvoir les générations, et le sillage qu'il trace ébranle pour longtemps l'obscur tréfonds des terreurs ataviques, qu'il alimente à loisir d'appréhensions et de songe.

Ç'avait été un beau navire, pourtant, que cet ordre du Temple surgi, spontanément, du levain des Croisades. A peine le raz de marée qui jetait l'Occident à la dévote aventure venait-il de restituer au Christ les mirages de la Terre Sainte que Dieu le suscitait pour y monter la garde.

Sa mission première n'avait été que d'assurer les routes du pèlerinage rouvert, et l'on racontait comme une légende la longue faction qu'avaient, aux origines héroïques, menée ces deux saints chevaliers de Champagne, les fondateurs, en un parage menacé du « Chemin des Pèlerins », seuls. Renforcés peu à peu d'une cohorte de compagnons voués comme eux au sacrifice, puis du concours puissant du comte de Champagne, brusquement converti au renoncement de leur farouche ascèse, ils avaient, ensemble, élaboré une Règle que confirma le 14 janvier 1128, sous l'autorité de Saint Bernard, un concile réuni à Troyes : en sa première rédaction latine, la Règle du Temple, d'inspiration cistercienne, comportait soixante-douze articles, relatifs aux devoirs religieux des frères, à la vie conventuelle et à la récitation des divers offices, à la vêture, aux chevaux, harnais et équipements, à la stricte obéissance passive qu'on devait au Grand-Maître, à la « coulpe publique » obligatoire, à l'interdiction de tout commerce avec des femmes, fussent-elles des parentes, et, enfin, à l'exemple que devaient en tous lieux donner les membres de l'ordre (1).

Chevaliers et soldats, ceux-ci n'entendaient pas moins vivre en moines ; un idéal aussi parfaitement adapté au tempérament chevaleresque comme aux besoins du Royaume latin de Jérusalem, la faveur toute spéciale de l'Abbé de Clairvaux, qui réalisait par eux son rêve d'une mystique d'action et de conquête, leur valurent alors un afflux de recrues nouvelles, et l'ordre prit un essor foudroyant.
L'année même du concile, il recevait au Portugal le château de Soure ; en France, en Angleterre et dans toute la Péninsule ibérique, où le péril maure le justifiait autant qu'en Terre Sainte, il bénéficia de donations étendues. Quant au destin du Royaume franc, dans l'intervalle des Croisades, il reposait pour moitié sur lui. Tantôt associé, tantôt rival de l'ordre de l'Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, il fut de tous les combats grâce auxquels le royaume, acculé de toutes parts, menait vaille que vaille sa pathétique existence au sein des Infidèles. Le courage de ses chevaliers lui mérita la constante affection des papes, qui le gratifièrent de privilèges exceptionnellement étendus : indépendance spirituelle à l'égard des évêques, temporelle à l'égard de quiconque ; perception de dîmes ; construction et usage d'oratoires particuliers ; droit enfin d'accueillir en son sein, comme confrères, des clercs et des prêtres de toute origine qui ne relèveraient plus que de sa Règle et du Grand-Maître du Temple. Ainsi en avait, pour la première fois, décidé le pape Innocent II en sa bulle Omne datum optimum qui, promulguée le vingt-neuf mars mil cent trente-neuf, fut, depuis lors, constamment observée par l'ordre comme fondement de ses statuts et prérogatives.


TENEUR DE LA BULLE

« Toute perfection des dons provient d'En haut, de ce Père des Lumières en Qui n'existent ni transmutation, ni ombrage, ni vicissitude. » Nous ne cessons, chers fils en Notre-Seigneur, de louer à votre sujet le Dieu Tout-Puissant, car dans l'univers entier votre religion et vénérable institution ont porté leur message. La nature vous avait faits fils de colère et adeptes des voluptés du siècle ; mais voici que, par la grâce qui souille sur vous, vous avez écouté les préceptes de l'Evangile d'une oreille attentive, relégué les pompes mondaines et la propriété personnelle, abandonné la vie aisée qui conduit à la mort et choisi dans l'humilité le dur chemin qui monte à la Vie ; pour prouver qu'il vous faut bien considérer comme les soldats du Christ, vous portez sans cesse sur votre cœur le signe de la Crois, source de vie. A l'instar d'Israël, combattants avertis des divines batailles et enflammés par la vraie charité, vous réalisez par vos œuvres l'Evangile. « Il n'existe pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les âmes. » A l'appel du Souverain Pontife, vous ne craignez pas d'exposer vos vies pour vos frères, en protégeant ceux-ci des incursions païennes. Chevaliers du Temple, c'est Dieu lui-même qui vous a constitués les défenseurs de l'Eglise et les assaillants des ennemis du Christ. Votre zèle, votre louable ferveur à ce saint ouvrage suent de vos cœurs et de vos esprits en un total engagement. Mais, nous adressant à vous tous, nous ne vous en exhortons pas moins dans le Seigneur, et, attentifs à la rémission de vos péchés, vous enjoignons au nom de Dieu et du Bienheureux Pierre, prince des Apôtres, de protéger intrépidement l'Eglise catholique, et d'arracher à l'infamie des ennemis de la Croix celle qui gémit sous la tyrannie des infidèles, à l'invocation du nom du Christ. Leurs dépouilles, affectez- les à votre usage ; nous interdisons qu'on vous oblige contre votre gré à les partager. Nous décrétons que ce Temple où vous êtes rassemblés pour la louange et la gloire de Dieu, la défense de Ses fidèles et la libération de Son Eglise, est placé sous la tutelle et protection du Siège Apostolique, et que cette protection s'étend à toutes ses possessions actuelles ou futures, libéralités des rois ou princes, offrandes des fidèles, ou autres justes acquêts, selon la grâce de Dieu. Nous décidons pareillement que votre Règle sera inviolablement observée, dans la maison où la grâce de Dieu l'a instituée. Que les frères, serviteurs du Dieu Tout-Puissant, y vivent dans la pauvreté et la chasteté, et que, mettant leur profession à l'épreuve des dires et des mœurs, ils demeurent soumis et obéissants en tout à leur Maître ou à ses représentants. De même que la maison du Temple a mérité d'être la source et l'origine de votre saint Institut, qu'ainsi demeure-t-elle à jamais chêvetaine et maîtresse de toutes ses appartenances. Nous y ajoutons ces préceptes : à ton décès, mon cher fils Robert (2), comme à celui de tes successeurs, que nul ne soit placé à la tête de votre ordre s'il n'est à la fois chevalier et religieux, proies de votre religion, proposé et élu par l'ensemble des frères ou leur plus saine et pure partie. Que nul, clerc ou laïc, ne porte atteinte aux coutumes établies en commun par le Maître et les frères pour l'observance de votre religion et office, ni ne les restreigne. Que ces coutumes, après un temps d'épreuve et leur mise par écrit, ne puissent être modifiées que par le Maître, avec le consentement de la plus saine partie du Chapitre. Que nul, clerc ou laïc, n'ose exiger du Maître ni des frères la foi, l'hommage, les serments ou autres sûretés en usage dans le siècle. Du fait que votre sainte institution et pieuse milice ont été affermies par la divine Providence, il ne vous sera pas convenable de passer dans un autre ordre pour embrasser une vie plus religieuse. Dieu, qui est immuable et éternel, n'apprécie point les cœurs instables. Il exige au contraire que le propos sacré soit conduit de son début au parachèvement ultime. Combien et combien, sous la tunique et la ceinture de chevaliers, ont su plaire au Seigneur, et laissé d'eux un souvenir impérissable ! Combien et combien, dans le métier des armes, ont vaillamment combattu pour fournir à Dieu leur témoignage et défendre l'héritage de leurs lois ! Combien, consacrant leurs mains à Dieu dans le sang des infidèles, ont après les sueurs de la guerre gagnée le prix de leur victoire, la Vie éternelle ! Considérez donc votre vocation, ô frères, chevaliers et sergents, et qu'à l'exemple de l'Apôtre, chacun d'entre vous y persiste, où il a été appelé ; nous interdisons à tous vos frères, qui auront fait profession et reçu l'habit, de retourner désormais dans le siècle, de quitter cet habit marqué de la Croix du Seigneur, de passer dans un autre monastère et d'entrer dans un autre ordre, qu'il soit plus grand ou plus petit, sans l'aveu des frères ou du Maître ; que nul, clerc ou laïc, ne les y accueille ou retienne !

Les défenseurs de l'Eglise ont le droit de vivre des biens de l'Eglise ; aussi interdisons-nous d'exiger, contre votre gré, des dîmes sur les meubles et les appartenances de votre vénérable Institut. Celles au contraire que, par le conseil ou avec l'agrément des évêques, vous aurez pu faire prélever à votre profit ou acquérir grâce au consentement des évêques et du clergé, nous vous les confirmons. Pour que rien ne manque à la plénitude de votre salut et au souci de vos âmes, et que les sacrements de l'Eglise vous soient administrés, les divins offices assurés plus commodément, nous déridons de même qu'il vous sera loisible d'accueillir parmi vous des clercs et prêtres honorables, selon Dieu, et dûment ordonnés autant qu'il vous sera permis d'en connaître, d'où qu'ils proviennent ; ils seront autorisés à résider tant en votre maison chêvetaine que dans les autres. S'ils sont originaires de régions voisines, demandez-les toutefois à leurs évêques, et qu'ils ne soient liés à aucun autre ordre ou profession.

S'il advenait que les évêques refusassent de vous les concéder, vous n'en auriez pas moins la faculté de les recevoir et retenir, par délégation de la Sainte Eglise Romaine; s'il advenait que certains d'entre eux, après leur profession, troublassent l'ordre de vos maisons ou ne les servissent point avec profit, vous auriez le droit, avec l'agrément du chapitre, de les en relever, de les autoriser à passer dans un autre ordre, à leur choix, et de leur en substituer d'autres plus idoines. Quant à ceux qui, après un an passé dans votre société, auront été éprouvés dans leurs mœurs et leurs services, vous leur ferez faire profession de vie régulière et d'obéissance à leur Supérieur, de façon qu'ils participent à votre existence, couvert, vêture et gîte, à ceci près qu'ils porteront des habits dos. Ils ne seront pas autorisés à prendre part à la légère aux chapitres ou à la gestion de la maison, sauf sur votre ordre ; mais ils auront charge des âmes autant que vous les en requerrez ; aucun d'eux ne sera subordonné à une personne étrangère à votre chapitre. Ils t'obéiront en tout, cher fils en le Seigneur, et obéiront de même à tes successeurs, comme à leur Maître et Prélat.

Nous décidons que les ordinations de ces clercs pourront être confiées à n'importe quel évêque, pourvu qu'il soit bien catholique et possède l'agrément du Siège apostolique; nous autorisons l'évêque à y procéder selon votre requête. Nous défendons aux clercs d'aller prêcher pour de l'argent, et à vous de les dépêcher à cette fin, sauf ordre exprès et justifié du Grand-Maître. Tous ceux qui seront ainsi reçus parmi vous feront vœu de stabilité, de conversion des mœurs et de consécration au Seigneur, pour leur vie durant, sous l'obédience du Maître du Temple ; le texte de cet engagement sera placé sur l'autel.

Sauve la juridiction épiscopale en matière de dîmes, d'offrandes et de sépulture, nous vous concédons la faculté, dans les propriétés du Temple où résident vos familles (3), de faire construire des oratoires dans lesquels leurs membres auront licence d'ouïr les offices divins, et, comme vous-mêmes, d'être enterrés. Il est indécent en effet, et dangereux pour les âmes, que des religieux, sous prétexte d'aller à l'église, soient trop fréquemment mêlés à la tourbe des hommes et à la fréquentation des femmes. En vertu de notre autorité apostolique, nous décrétons qu'en tout lieu où il vous adviendra d'échoir, vous recevrez à loisir, de prêtres honorables et catholiques, la pénitence, les saintes onctions et les autres sacrements de l'Eglise, de telle manière que vous ne risquiez point de manquer jamais, par leur défaut, de ces bénéfices spirituels. Comme nous ne formons qu'un avec le Christ, et que Dieu ne fait pas de différence entre les personnes, nous concédons à vos familles et à vos serviteurs le privilège d'être associés à la rémission des péchés et autres bénéfices qu'avec la bénédiction apostolique nous vous accordons.

Suivent les clauses et signatures.
Donné au Latran, le 4 des kalendes d'avril (4), indiction II, l'an de l'Incarnation 1139, du pontificat de Monseigneur le Pape Innocent II le dixième.

Les chevaliers, le « Couvent » de Terre Sainte, combattaient le Sarrasin, force redoutable et cent fois décimée : quand l'un des derniers « rois de Jérusalem » qui eussent régné sur les Lieux-Saints eux-mêmes, Amaury 1e d'Anjou, pour alléger un peu le royaume pressé de toutes parts, s'en alla guerroyer en Egypte, en l'année 1163, le Temple était avec lui ; le 4 juillet 1187, aux Cornes de Hattim par où le sultan turc Saladin, menant la guerre sainte, et maître déjà de toute l'Egypte, s'ouvrit en une seule victoire la route de Jérusalem, deux cent trente de ses chevaliers furent faits prisonniers, puis suppliciés à l'exception d'un seul, le Grand-Maître Gérard de Ridford.
Le Temple fut des croisades qui tentèrent ensuite de reprendre aux Infidèles la cité du Christ ; enfin, dans l'agonie du Royaume latin, il défendit avec vaillance les dernières places franques ; le 5 avril 1291, les Turcs mettaient le siège devant la seule ville qui leur résistât encore, Acre, où s'étaient réfugiés les survivants d'une épopée de deux siècles ; le 18 mai, ils donnaient l'assaut ; les débris du Temple échappés au carnage, les garnisons de ses châteaux de Sayète et de Château-Pèlerin se replièrent sur l'île de Chypre ; les Templiers qui tenaient encore à Baruth furent tous pendus par les Turcs, bien que ceux-ci leur eussent promis la vie sauve s'ils se rendaient. (5)

Dans le désastre, le grand navire ne s'était pas englouti tout entier; démâté, amoindri, il conservait intacte cette infrastructure qui, aux jours de gloire et de sang, n'avait cessé de nourrir sa puissance. A Chypre, une force militaire se reconstituait, guettant l'occasion de la reconquête, sous le commandement du Grand-Maître Jacques de Molay ; la faction continuait dans les forteresses d'Espagne. Fort de ses quelque vingt mille membres, l'ordre continuait de recruter. Et dans les coffres s'amoncelaient des trésors maintenant inemployés.

Durant ces deux siècles, c'est surtout aux besoins de la Terre Sainte qu'avaient en effet subvenu les maisons de l'ordre en Occident. Agriculteurs, marchands et bâtisseurs, les Templiers, avares de leurs biens, avaient rapidement acquis une grande expérience économique et financière. Très tôt, la Maison du Temple de Paris était essentiellement devenue une banque ; elle prêtait à toute la Chrétienté. La ruine du royaume latin de Palestine lui valut un surcroît de richesse, alimentée par les revenus fonciers des milliers de commanderies occidentales, fermes et « granges » de toute nature. Là, il n'était plus guère question de chevalerie : à la tête de la plupart de ces maisons, des Supérieurs qui n'étaient souvent que de simples frères sergents, incultes et grossiers. L'ordre maintenait fièrement sa façade hautaine, mais contre lui s'accumulaient, dans l'amertume de la défaite et du repli, bien des jalousies et ces haines inexpiables que l'argent suscite.

Au début de l'année 1305, des rumeurs vagues commencèrent à courir, aggravées du mystère dont lui-même, par un dangereux et excessif orgueil, aimait à s'entourer ; de bouche en bouche, elles furent colportées. Le Roi de France les recueillit de quelque misérable. L'archevêque de Bordeaux venait d'être élu pape sous le nom de Clément V ; dès son couronnement, qui se fit à Lyon le 14 novembre 1305, Philippe le Bel les lui rapporta, en lui demandant d'agir. Nul ne pouvait alors prévoir que c'était une redoutable partie d'échecs qu'il engageait là, et sans doute n'en avait-il lui-même qu'une conscience assez obscure. Au Maître du Temple, Clément V proposa, en guise de réforme, une fusion avec les Hospitaliers, solution qui eût été adroite, en prévenant les périls; la rivalité des deux ordres, qui hérissa d'emblée l'aveugle Molay, l'empêcha. Pour couper court à ces accusations confuses qui allaient se développant, le Grand-Maître réclama lui-même une enquête, et les choses traînèrent ainsi, dans l'indécision et l'indifférence de l'un et de l'autre, pendant près de deux ans.

On apprit soudain qu'au matin du vendredi 13 octobre 1307 (6), tous les Templiers de France venaient, en chacune de leurs Commanderies, d'être arrêtés par les gens du Roi. L'opération, suggérée à leur maître par les conseillers et légistes les plus influents de la Cour de France, avait été mise au point le mois précédent et admirablement organisée, le secret bien gardé : les troupes qui allaient prendre position aux abords de ces objectifs inattendus ignorèrent jusqu'au dernier instant la besogne à laquelle on les affectait ; leurs ordres de mission ne devaient être descellés qu'à l'aube de ce vendredi fatidique. L'affaire réussit à merveille ; les Templiers ne se doutaient de rien : la veille encore, leur Grand-Maître paradait à une sépulture ; ils ne résistèrent pas et se laissèrent enfermer comme bétail; très rares furent ceux qui parvinrent à passer entre les mailles du coup de filet gigantesque. L'opinion, informée par le Roi dès le lendemain, ne réagit pas davantage. Tous ces prisonniers, humbles et clercs, chevaliers, sergents, prêtres et précepteurs (7) ensemble furent déférés à l'Inquisition. On sut presque tout de suite que l'énorme majorité d'entre eux avait fait devant ces tribunaux les confessions les plus monstrueuses.

A Paris même, cent quarante frères de l'ordre, parmi lesquels on comptait quatre de ses plus hauts dignitaires, Jacques de Molay, Grand-Maître, Hugues de Pairaud, Visiteur de France, Geoffroy de Chamay, précepteur de Normandie et Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine, comparurent devant l'Inquisiteur de France, le frère Guillaume Imbert, o.p., ou son représentant, le frère Nicolas d'Ennezat, en la maison du Temple. L'enquête dura du 19 octobre au 24 novembre, fête de Saint Chrysogone, martyr, en présence de plusieurs témoins et de trois greffiers, qui consignèrent les témoignages par écrit Les interrogatoires s'effectuaient, selon l'usage, sur un questionnaire préétabli auquel il suffisait d'acquiescer; pour faciliter les aveux, le code de pratique inquisitoriale recommandait l'emploi « modéré » de la torture.


INTERROGATOIRES

titre INTERROGATOIRES DES QUATRE GRANDS DIGNITAIRES
21 octobre
Geoffroy de Charnay
Précepteur de toute la Normandie. (8)
« Il y a bien trente-sept ou trente-huit ans que j'ai été reçu dans l'ordre du Temple par le frère Amaury de la Roche, à Etampes (9), en présence du frère Jean François, précepteur de Paris, et de quelques autres ; tous sont morts.

Après m'avoir reçu et imposé le manteau, on m'apporta une croix où il y avait l'image de Jésus-Christ; le frère Amaury me dit de ne pas croire en Celui dont l'image était là peinte, car c'était un faux prophète ; ce n'était pas Dieu. Il me fit renier Jésus-Christ trois fois ; je le fis des lèvres et non de cœur.
L'inquisiteur.
Avez-vous craché sur l'image ?
Le frère Geoffroy
Je n'en ai pas mémoire. Ils se dépêchaient ; ce doit être pour ça.
L'inquisiteur.
Et le baiser ?
Le frère Geoffroy
J'embrassai sur le nombril celui qui me recevait ; et j'ai entendu le frère Gérard de Sauzet, précepteur d'Auvergne, dire aux frères d'un chapitre qu'il tenait que mieux valait s'unir charnellement aux frères de l'ordre que d'avoir commerce avec des femmes. Jamais cependant je ne l'ai fait ni n'en fus requis.

L'inquisiteur.
Avez-vous procédé vous-même à des réceptions ?
Le frère Geoffroy
Oui. Le premier que j'ai reçu, ce fut de cette manière. Mais pour les autres, il n'y eut pas le moindre reniement, crachat ou pratique déshonnête : je les reçus conformément aux premiers statuts de l'ordre. Car j'avais bien constaté que l'autre manière, celle dont j'avais été reçu moi-même, était une profanation impie, contraire à la foi catholique.

Jacques de Molay, Grand-Maître
24 octobre
Voici quarante-deux ans que j'ai été reçu à Beaune (diocèse d'Autun), par le frère Humbert de Pairaud, chevalier, en présence du frère Amaury de la Roche et de plusieurs autres dont je n'ai plus les noms à la mémoire. Je fis d'abord toutes sortes de promesses au sujet des observances et des statuts de l'ordre, puis l'on m'imposa le manteau. Le frère Humbert fit ensuite apporter une croix d'airain où se trouvait l'image du Crucifié, et m'enjoignit de renier le Christ figuré sur cette croix. De mauvais gré, je le fis ; le frère Humbert me dit ensuite de cracher sur la croix ; je crachai à terre.
L'inquisiteur.
Combien de fois ?
Jacques de Molay
Une fois seulement, j'en ai bonne mémoire.
L'inquisiteur.
Quand vous avez fait vœu de chasteté, vous fut-il dit à peu près de vous unir charnellement avec les autres frères ?
Jacques de Molay
Non. Et je ne l'ai jamais fait.
L'inquisiteur.
Les autres frères sont-ils reçus de la même manière ?

Jacques de Molay
Je ne crois pas que le cérémonial ait été pour moi différent de ce qu'il est pour les autres ; quant à moi, je n'en ai pas reçu un bien grand nombre. Après leur réception toutefois, je priais les assistants de mener à part les nouveaux profès, et de leur faire faire ce qu'ils devaient. Mon intention était qu'ils accomplissent ce que j'avais accompli moi-même, et qu'on les reçût selon les mêmes cérémonies.
L'inquisiteur.
Avez-vous proféré quelque fausseté, ou mêlé des mensonges à votre déposition, par crainte de torture, de prison ou autre ? Avez-vous celé la vérité ?

Jacques de Molay
Non. Je n'ai bien dit que la vérité, pour le salut de mon âme.

Hugues de Pairaud
Visiteur de l'ordre pour toute la France.
9 novembre
J'ai été reçu dans la maison du Temple de Lyon par mon oncle, le frère Humbert de Pairaud, il y aura eu quarante- quatre ans à la dernière Epiphanie. Il y avait là le frère Henri de Dole et un autre frère nommé Jean, qui devint précepteur de Laumusse, ainsi que quelques autres dont je n'ai plus mémoire. Après plusieurs promesses que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, on m'imposa le manteau, puis le frère Jean (le futur précepteur de Laumusse) me conduisit derrière un autel et me montra une croix où était l'image de Jésus-Christ ; il me dit de renier Celui dont la figure était ainsi représentée, et de cracher sur la croix ; bien que de mauvais gré, je le fis, des lèvres et non pas du cœur. Et quant au crachat, je n'obéis pas. Je ne crachai pas sur la croix, et je ne reniai qu'une fois en tout.
L'inquisiteur.
Avez-vous donné un baiser à celui qui vous recevait, ou vice versa ?
Le frère Hugues
Oui, mais seulement sur les lèvres.
L'inquisiteur.
Avez-vous reçu vous-même d'autres frères ?
Le frère Hugues
Oui. Plusieurs fois.
L'inquisiteur.
Comment ?
Le frère Hugues
D'abord, ils promettaient d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, puis le manteau leur était imposé. Après quoi, je les prenais à part, et leur faisais me donner un baiser au bas de l'épine dorsale, au nombril et sur la bouche. Puis, je faisais apporter une croix, et leur disais que, selon les statuts de l'ordre, il fallait renier trois fois le Crucifié et la croix, et cracher sur eux : mais ces ordres, je ne les donnais point de cœur.
L'inquisiteur.
Et s'en trouvait-il qui refusassent ?
Le frère Hugues
Oui. Mais pour finir, ils acceptaient toujours de renier et de cracher.
Et je leur disais aussi que, s'ils ressentaient quelque chaleur naturelle qui les poussât à l'incontinence, ils avaient congé de la rafraîchir avec d'autres frères. Tout cela, je ne le disais pas de cœur, mais des lèvres seulement.
L'inquisiteur.
Alors, pourquoi le disiez-vous ?
Le frère Hugues
C'était la pratique de nos statuts.
L'inquisiteur.
Ceux que vous avez fait recevoir par d'autres, le furent-ils de la même manière ?
Le frère Hugues
Je n'en sais rien, car ce qui se passe au chapitre ne doit pas être révélé à ceux qui n'y ont pas participé ; ils n'en doivent rien connaître. Ainsi, je l'ignore.
L'inquisiteur.
Mais croyez-vous que tous les frères de l'ordre eussent été reçus de cette façon ?
Le frère Hugues
Non, je ne le crois pas...

Le même jour toutefois, lors d'une seconde comparution (10), le témoin déclare tout de go qu'il avait mal compris et répondu i tort. « Je crois au contraire, affirme-t-il maintenant, que tout le monde était reçu de cette manière-là, et non pas d'une autre. Je rectifie ici ma déposition, afin de ne me point parjurer. »

L'inquisiteur
Et cette tête humaine, dont il est question dans notre enquête ?
Le frère Hugues
Eh bien ! Oui, je l'ai vue, tenue et palpée à Montpellier, lors d'un chapitre, et je l'adorai ainsi que tous les autres frères présents. Mais c'était de bouche et par feinte; pas de cœur. Les autres frères, eux, j'ignore s'ils l'adoraient du fond de leur cœur.
L'inquisiteur.
Où est-elle maintenant ?
Le frère Hugues
Je l'ai laissée au frère Pierre Alemandin, précepteur du Temple de Montpellier, mais j'ignore si les gens du Roi l'ont trouvée.
Cette tête avait quatre pieds, deux par-devant, deux par-derrière. . . (11)

Geoffroy de Gonneville
Précepteur d'Aquitaine et de Poitou.
Il y a vingt-huit ans que j'ai été reçu dans l'ordre, au Temple de Londres, par le frère Robert de Torteville, Maître d'Angleterre. Etaient présents le frère Henri de Torteville, et plusieurs autres dont les noms m'échappent.
Le frère Robert me fit d'abord jurer d'observer les statuts et bonnes coutumes de l'ordre, qu'il m'énuméra de vive voix ; puis il m'imposa le manteau, et me montra dans un missel une croix avec l'image de Jésus-Christ, en m'enjoignant de renier le Christ qui fut mis en croix. Tout épouvanté, je refusai, en lui disant : « Ha ! Seigneur, pourquoi le ferais-je ? Non, jamais je ne le pourrai ! » Et alors, lui me dit : « Fais hardiment. Je te jure au péril de mon âme qu'il ne t'en cuira ni à l'âme ni à la conscience. C'est l'usage de notre ordre ; il a été introduit par la promesse que fit un mauvais Maître de l'ordre qui, prisonnier du Soudan, n'obtint sa libération qu'après avoir juré qu'il l'imposerait à nos frères. Oui, tous ceux qui seraient désormais reçus chez nous auraient à renier Jésus-Christ. Ainsi l'a-t-on toujours observé depuis ; et toi, tu n'as qu'à t'exécuter. » Je refusai de plus belle, et demandai où étaient mon onde et les autres bonnes gens qui m'avaient amené là. Il me répondit : « Ils sont partis. Fais ce que je te demande. » Je refusai derechef. Voyant ma résistance, il me dit : « Si tu veux me jurer sur les Saints Evangiles qu'à tous les frères qui pourraient te questionner là-dessus, tu répondras que tu m'as obéi, je suis prêt à t'en faire grâce. »
Je promis, et il m'en fit grâce : sauf que, après avoir recouvert la croix de sa main, il me fit tout de même cracher sur sa main.
L'inquisiteur.
Quel motif l'incita, selon vous, à vous épargner ce geste ?
Le frère Geoffroy
Moi-même et mon oncle, qui était familier du Roi d'Angleterre, nous avions rendu de grands services au frère Robert. Moi surtout : entre autres, je l'avais plusieurs fois introduit en la Chambre du Roi, quand il avait à faire avec lui. Je pense, d'autre part, que ce fut parce que j'avais juré de dire désormais que je l'avais bel et bien accompli.
L'inquisiteur.
Pourquoi avoir tant tardé à l'avouer ? Ne vous a-t-on pas requis de dire la vérité... ?
Le frère Geoffroy
Je m'étais confessé de ce péché à un chapelain de l'ordre, et j'en fus même bien contrit ; je m'en croyais vraiment et pleinement absous, car on tient dans l'ordre que, par privilège du Siège Apostolique, les chapelains ont le pouvoir d'absoudre les frères de certains péchés. Et je croyais aussi que ces erreurs avaient été corrigées et amendées, ou devaient l'être sous peu.
L'inquisiteur.
Vous-même, avez-vous reçu des frères dans l'ordre ?
Le frère Geoffroy
De ma propre main, peu ; et cela, à cause de ces rites fâcheux de la réception ; après leur avoir concédé l'admission à l'ordre, je les faisais recevoir par td ou td précepteur, ou par un autre de mes subordonnés. De ma propre main, je n'en ai reçu que cinq.
L'inquisiteur.
Et vous leur avez fait renier le Crucifié ? Cracher sur la croix ?
Le frère Geoffroy
Je leur en ai fait grâce, de la même manière qu'on avait agi pour moi. Un jour, j'étais dans une chapelle pour ouïr la messe célébrée par un frère de l'ordre appelé Bernard ; il avait déjà revêtu son aube, et attendait un autre frère, pour le confesser je pense. Me voyant, il me dit : « Messire, sachez qu'il y a contre vous un complot tramé : on vous a dénoncé par écrit au Maître et à d'autres, sous prétexte que vous n'observez pas, pour les admissions des frères, le cérémonial prescrit. » Je pense que c'était pour avoir fait grâce à ceux que je recevais du geste en question.

Bref, après ma réception et cette affaire de reniement, l'ordre me déplaisait si fort que j'en fusse volontiers sorti, si je l'avais osé. Mais je redoutais la puissance des Templiers. Un jour, je vins à Loches, où était le Roi, et m'entretins avec lui en présence du frère Ythier de Nanteuil, prieur de l'Hôpital en France ; j'avais l'intention de révéler au Roi la manière dont se passaient nos réceptions, et de le supplier de me donner conseil et prendre sous sa garde... Alors, je sortirais de l'ordre. Mais je considérai ensuite que plusieurs précepteurs et d'autres de l'ordre m'avaient remis pas mal de choses pour mon passage en France : je disposais d'argent et de biens de l'ordre, et U me parut qu'il ne serait pas bien de risquer de les perdre en quittant l'ordre des Templiers.
L'inquisiteur.
D'où provenait ce rite pervers de renier le Christ et de cracher sur la croix ?
Le frère Geoffroy
Les uns disent, dans notre ordre, qu'il avait été institué par ce maître qui était prisonnier dans les geôles du Soudan, ainsi que je l'ai rapporté. Il y en a qui prétendent que ce fut l'une des mauvaises et perverses introductions du Maître Roncelin (12) dans les statuts de l'ordre ; d'autres, que cela provient des mauvais statuts et doctrines du Maître Thomas Bérard (13) ; d'autres encore, qu'on le fait à l'instar ou en mémoire de saint Pierre qui, par trois fois, renia le Christ.
L'inquisiteur.
Et la fameuse tête ?
Le frère Geoffroy
Jamais je ne l'ai vue ni n'ai entendu parler d'elle, jusqu'au jour où Mgr le pape nous en fit mention, au Maître et à moi-même, quand nous nous trouvions à Poitiers.


INTERROGATOIRES DE PLUSIEURS TEMPLIERS DE MOINDRE IMPORTANCE.
EXTRAITS COMME LES PRÉCÉDENTS DU PROCÈS-VERBAL AUTHENTIQUE. (14)

Des dépositions qui suivent, nous omettons quelques détails secondaires, pour n'en conserver que l'essentiel. Pour le choix des dépositions elles-mêmes, on se reportera aux références bibliographiques, page 364

Le frère Raynier de Larchant
20 octobre
J'ai été reçu à Beauvais-en-Gâtinais (diocèse de Sens) par le frère Jean du Tour, qui était trésorier du Temple de Paris à l'époque : il y a de cela vingt-six ans environ. On me fit promettre abondamment d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, puis on me mit le manteau aux épaules ; après quoi, sur l'ordre du frère Jean, je le baisai d'abord au bout de l'épine dorsale, puis au nombril et enfin sur les lèvres. Ensuite, il me fit renier la croix qu'il me présentait (une fois seulement), à raison de Celui qui y fut crucifié, Notre-Seigneur Jésus-Christ, puis cracher trois fois dessus. Après quoi, ensemble avec les frères présents, il chanta le psaume « Ecce quant bonum et quam jocundum habitare fratres in unum »

Et moi, je vous dis que ce psaume-là, ils le chantaient pour que les frères eussent commerce charnel les uns avec les autres : je l'ai bien compris, et d'ailleurs ils me l'ont dit eux-mêmes.
L'inquisiteur.
Avez-vous vu la tête que les frères adorent en leurs chapitres généraux, à ce qu'on dit ?
Le frère Raynier
Oui. Douze fois, lors de chapitres. En particulier à Paris, le mardi après la dernière Saint-Pierre et Saint-Paul.
L'inquisiteur.
Comment était-elle ?
Le frère Raynier
C'est une tête, avec une barbe. Ils l'adorent, la baisent et l'appellent leur Sauveur.
L'inquisiteur.
Où est-elle ?
Le frère Raynier
Je n'en sais rien ; je ne sais pas où on la garde. J'ai l'impression que c'est le Grand-Maître, ou celui qui préside le chapitre, qui la détient par-devers lui.
L'inquisiteur.
Prêtez sur les Saints Evangiles le serment que votre déposition est exempte de tout mensonge ou omission dont la torture, ou la crainte de la torture, aurait été cause ?
Le frère Raynier
Je le jure. Je n'ai dit que la pure vérité. (15)

Le frère Renaud du Tremblay
20 octobre
Le frère Renaud du Tremblay, prêtre et prieur du Temple de Paris.
J'ai été reçu au Temple de cette ville par le frère Jean du Tour, qui en était le précepteur, il y a de cela vingt ans environ. Le frère Rémond (sic) de Larchant y assistait, ainsi que d'autres dont je ne me rappelle plus les noms. Après ma réception, la tradition du manteau et les vœux, sur l'ordre du frère Jean, je reniai le Christ et crachai sur la croix de mon manteau. Une fois seulement.

Le frère Pierre de Torteville
Le frère Pierre de Torteville
20 octobre

Le frère Pierre de Torteville, sergenty âgé de cinquante ans.
Après ma réception dans l'ordre, le frère Jean du Tour, qui me recevait, me conduisit en un lieu secret et, me montrant une croix où était peinte l'image de Jésus, il m'enjoignit de renier Celui dont je voyais l'image, et de cracher sur la croix. Sur son ordre, je le fis. Trois fois. Puis, toujours à son commandement, je l'embrassai au bout de l'épine dorsale, au nombril et sur les lèvres. Après quoi, il me dit que je pouvais m'unir charnellement aux autres frères, et eux avec moi. Je jure toutefois ne l'avoir jamais fait.
L'inquisiteur.
Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
Le frère Pierre
Oui, plusieurs. A Paris.
L'inquisiteur.
De la même façon ?
Le frère Pierre
Oui.
Même jour
L'inquisiteur. Comment le savez-vous ?
Le frère Pierre Je l'ai vu.
L'inquisiteur. Et la tête qu'ils adorent, l'avez-vous vue ?
Le frère Pierre Non, car jamais je n'assistai à leurs chapitres généraux.

Frère Mathieu du Bois-Audemar.
20 octobre
Frère Mathieu du Bois-Audemar (diocèse de Beauvais), maître du Temple de Clichy.
J'ai été reçu au Temple de Lagny-le-Sec, au diocèse de Meaux, par le frère Jean du Tour...
L'inquisiteur.
De quelle manière ?
Le frère Mathieu
Ils m'exposèrent d'abord quantité de préceptes et d'observances de l'ordre, ses statuts et ses secrets ; je promis de les observer, et ils me firent l'imposition du manteau. Puis le frère Jean me prit à part, et me montrant une croix où était peinte l'image de Notre-Seigneur Jésus- Christ, il me demanda si je croyais que Celui dont je voyais la figure était Dieu. « Oui, répondis-je, je le crois bien ! » Alors, le frère Jean m'ordonna de Le renier. « Jamais », répliquais-je. Alors, il me mit en prison jusqu'à l'heure de Vêpres. Et moi, voyant que j'étais en péril de mort, je demandai à sortir, affirmant que j'étais prêt à accomplir la volonté du frère Jean. Aussitôt libéré, je reniai trois fois le Christ ; mais je n'ai pas mémoire d'avoir craché sur la croix ; j'étais tellement bouleversé et épouvanté par ce reniement qu'à peine savais-je ce que je faisais. Sur l'ordre du frère Jean toujours, je l'embrassai au nombril et sur la bouche. Cela fait, il me dit que si quelque chaleur m'incitait à exercer mes instincts virils, je fisse coucher un des frères avec moi et eusse commerce charnel avec lui ; de même, je devrais permettre la réciproque à mes confrères. Jamais toutefois je ne l'ai fait.
L'inquisiteur.
Et la tête, savez-vous quelque chose d'elle ?
Le frère Mathieu.
Non. Jamais je n'ai pris part à leurs chapitres, encore que je l'eusse demandé à plusieurs reprises. Avec les frères Jean de Besencourt, Jean de Juvigny, Raoul d'Hardevillier, Jean de Trocheincourt, Pierre de Sausauley, Renaud d'Argiville et Bernard de Sommereux (16), nous nous étions dit entre nous, longtemps auparavant, que nous irions auprès du Saint-Siège demander notre absolution et l'autorisation de passer dans un autre ordre. Trois fois dans la semaine, je faisais célébrer la messe dans une chapelle de ma Commanderie, mais le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France, lors d'un de ses passages, emporta le calice et tous les ornements qui se trouvaient dans la chapelle, et défendit d'y célébrer désormais le sacrifice. . .

Frère Guillaume de Chalou-la-Reine.
26 octobre
Frère Guillaume de Chalou-la-Reine, portier de la maison de la Trace près Soisy (Choisy). Trente-Quatre ans environ.
J'ai été reçu au Temple du Saussay, dans la baylie d'Etampes, par le frère Jean, l'actuel trésorier de Paris, il y aura quatre ans à la Noël prochaine, en présence du frère Robert, précepteur du Saussay, et du précepteur d'Etampes, un nommé de Chantuille (je ne me souviens plus de son prénom).

Après réception, tradition du manteau et serment prêté, entre autres, d'observer les secrets de l'ordre, les précepteurs me conduisirent à part, et me montrant sur un missel une croix qui portait l'image du Christ Jésus, ils m'enjoignirent de le renier et de cracher sur la croix, trois fois. « En aucune façon, fis-je. Je suis chrétien ! » J'avais plus peur que je n'eus jamais dans toute mon existence. L'un d'eux me saisit à la gorge, en criant qu'il fallait le faire, ou je mourrais ! Alors, par peur de la mort, j'ai renié trois fois le Christ Jésus. De bouche, pas de cœur. Ils me firent ensuite jurer chasteté quant aux femmes, ajoutant que si quelque chaleur naturelle venait à m'échauffer, je pouvais me rafraîchir avec un des frères de l'ordre. Mais je jure que je ne l'ai jamais fait avec aucun homme au monde.

L'inquisiteur.
Et le baiser ?
Le frère Guillaume
J'ai baisé celui qui me recevait et les autres frères sur les lèvres seulement ; à ce moment, le frère Jean dit : « Cela suffit ; allons manger. »


Le frère Guillaume de Herblay (Arblay).
26 octobre
Le frère Guillaume de Herblay (Arblay), aumônier du Roi Notre Sire. Quarante ans environ.
J'ai été reçu, il y a eu vingt ans à la Saint-Michel passée, Même jour en la maison de Fourches-en-Gâtinais (diocèse de Sens), par le frère Jean du Tour, alors trésorier du Temple de Paris, en présence de feu le frère Robert, précepteur de cette Commanderie, et du frère Pierre de Cormeilles, précepteur de Savigny.

Comme ses confrères, le témoin confesse avoir, trois fois de suite, renié le Christ et craché sur la croix : de bouche et non de cœur.

Puis, comme je m'offrais à distribuer des baisers au bout de l'épine dorsale et ailleurs, selon l'usage et le rite de l'ordre, celui qui me recevait et les autres m'en firent grâce.
Même déposition que les précédents en ce qui concerne la « chaleur naturelle »

Quant à la tête, je l'ai vue lors des deux chapitres que tint le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France. J'ai vu les frères l'adorer. Moi, je faisais semblant de l'adorer aussi ; mais jamais de cœur. Je crois qu'elle est en bois, argenté et doré à l'extérieur.

L'inquisiteur.
A quoi ressemble-t-elle ?
Le frère Guillaume
Heu... il me semble qu'elle a une barbe ou une espèce de barbe.

Le frère Jean du Tour.
26 octobre
Le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris. Cinquante-cinq ans environ.

C'est en la maison de Maurepas que j'ai été reçu, par mon prédécesseur le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris à l'époque (17) : il y a de cela trente-deux ans ; le frère Guillaume de Forge assistait à la cérémonie, ainsi que quelques autres dont je ne me souviens plus. Après toutes sortes de promesses que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, le frère qui me recevait me conduisit derrière l'autel et, me présentant une croix où il y avait l'image peinte de Jésus-Christ crucifié, il me demanda si je croyais en Lui. « Oui », répondis-je. Et aussitôt, sur son ordre, je reniai Jésus-Christ, une fois seulement, et je crachai sur la croix, une seule fois. Le frère Jean me baisa ensuite trois fois : d'abord au bout de l'épine dorsale, puis au nombril, enfin sur les lèvres.

L'inquisiteur.
Parlez-nous du vœu de chasteté...
Le frère Jean
On me fit défense de connaître des femmes ; si quelque chaleur m'aiguillonnait, je pouvais toujours m'unir à mes frères, et le souffrir d'eux pareillement. Jamais toutefois je ne l'ai fait ni ne l'ai vu faire.

L'inquisiteur.
Les frères que vous avez reçus vous-même, fut-ce de la même manière ?
Le frère Jean
Oui.
L'inquisiteur.
Parlez-nous de la tête.
Le frère Jean
Une fois, j'ai vu une tête peinte sur un morceau de bois ; je l'adorai au cours d'un chapitre, tout comme les autres.

Le frère Pierre de Bologne.
Mardi après Toussaint, 7 novembre

Le frère Pierre de Bologne, prêtre et procureur général de l'ordre de la Milice du Temple. Quarante-quatre ans environ.

Il y a bien vingt-cinq ans que j'ai été reçu au Temple de Bologne par le frère Guillaume de Novis, précepteur de Lombardie, en présence des précepteurs Pierre Mutine et Jacques de Bologne, ainsi que d'autres dont je n'ai plus mémoire.

Après ma réception, le serment que je fis d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, et la tradition du manteau, le précepteur me prit à part, et, me montrant une croix de bois qui portait l'image du Crucifié, il me pria de renier Celui dont je voyais l'image, et de cracher trois fois sur la croix. Ce que je fis.

Il me dit également que, si j'étais aiguillonné par la tentation de la chair, j'avais faculté de m'unir avec les frères de notre ordre, sans qu'il y eût péché. Jamais toutefois, je n'ai pensé ni ne pense encore que ce ne soit pas un crime épouvantable. Et jamais je ne l'ai commis.
Je baisai le précepteur sur les lèvres, au nombril et aux parties obscènes du bas.
J'ai vu recevoir de la même manière, comme chevalier, le frère Artus, qui était avec moi, et plusieurs autres, par la suite.

Le frère Renaud.
Mardi après Toussaint, 7 novembre
Le frère Renaud, précepteur du Temple d'Orléans. Trente-six ans environ.

Il y a bien quinze ans que j'ai été reçu dans la maison du Temple de Pruins (peut-être Provins), dans une chapelle de l'endroit, à midi environ, par le frère Geoffroy, lieutenant du précepteur de la baylie de Brie ; y assistaient un frère qu'on appelait Hugues, et d'autres dont les noms m'échappent. Tous sont morts.

Parents, amis et quantité d'autres personnes attendaient aux portes de la chapelle et à ses abords ; la chapelle était fermée. Le frère Geoffroy et les autres frères de l'ordre, eux, se trouvaient à l'intérieur, prêts à me recevoir. Après que j'eusse prêté serment d'observer les statuts et les secrets de l'ordre, et qu'on m'eût imposé le manteau, l'un des frères dont j'ai oublié le nom me montra dans un missel une croix peinte avec l'image de Jésus-Christ, et me demanda : « Chois- tu en Lui ?» Je répondis que non ; aussitôt, un autre frère, qui s'appelait Hugues, pour autant qu'il m'en souvienne, s'écria : « Tu as raison, c'est un faux prophète. » Moi cependant, j'entendais en mon cœur que je ne croyais pas en cette image, mais en Celui dont l'image était là, sous mes yeux ; alors, un des frères dit à celui qui venait de parler : « Tais- toi, tais-toi ; nous l'instruirons bien à un autre moment des statuts de notre ordre. » Je crois que, s'ils différèrent de m'en informer alors, ce fut à cause de ceux qui attendaient autour de la chapelle, et aussi parce qu'il était tard ; on se dispersa. Mais toute cette scène et ces déclarations m'avaient tant ému que je ne pus rien avaler au repas, ce jour-là ; puis, dans les trois jours qui suivirent, je fus atteint d'une maladie qui me dura jusqu'à l'Avent ; si bien qu'ils ne me firent rien faire d'autre, et que de mon côté, je ne fus guère vaillant jusque-là ; durant tout l'Avent, je fus autorisé à manger de la viande à cause de ma faiblesse. Ce qui s'était passé lors de ma réception, je m'en confessai par la suite au frère Nicolas, de l'ordre des Prêcheurs, qui résidait alors à Compiègne et représentait Mgr l'Archevêque de Reims (18). Il me dit qu'il voyait d'un très mauvais œil mon entrée dans l'ordre de la Milice du Temple ; bien souvent, je méditai de rallier l'ordre des Frères Prêcheurs.

Jamais je n'ai vu ni lu les statuts de l'ordre, et je n'en ai pas davantage entendu parler ; ceux qui les détenaient, malgré mes nombreuses requêtes, refusèrent toujours de me les montrer ; sauf, il y a deux mois à Poitiers, où ils me présentèrent le seul chapitre où il était question des prêtres. D'où je déduis et suppose, avec de fortes raisons, que ceux de l'ordre de la Milice du Temple qui ont reconnu les erreurs à eux reprochées ont bel et bien dit la vérité.

9 novembre
Aussitôt après le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de l'ordre, le frère Raoul de Gisy, (aujourd'hui Gizy) précédemment Receveur de Champagne, âgé de cinquante ans, dépose conformément aux précédents.
C'est par le frère Hugues de Pairaud lui-même, alors précepteur de Pailly (Epailly), qu'il avait été reçu dans l'ordre ; il se prêta, « bien que tout en larmes et contre son gré », au reniement et au rite du crachat sur la croix, de même qu'au triple baiser.
L'inquisiteur.
Maintenant, parlez-nous de la tête.
Le frère Raoul
Eh bien ! Cette tête, je l'ai vue lors de sept chapitres que tenaient le frère Hugues de Pairaud et d'autres.
L'inquisiteur.
Comment s'y prend-on pour l'adorer ?
Le frère Raoul
Eh bien ! Voilà : on la présente, tout le monde se prosterne à terre, enlève son capuce, et l'adore.
L'inquisiteur.
Comment est sa figure ?
Le frère Raoul
Terrible ! Il me semblait que c'était la figure d'un démon : d'un maufé ; chaque fois que je la regardais, une si grande terreur m'envahissait que je pouvais à peine la regarder, en tremblant de tous mes membres.
L'inquisiteur.
Mais pourquoi l'adorait-on ?
Le frère Raoul
On avait fait bien pis en reniant Jésus-Christ, on pouvait bien adorer la tête à présent ! Jamais toutefois je ne l'ai adorée de cœur.
L'inquisiteur.
Vous rappelez-vous les noms de ceux qui l'adorèrent ?
Le frère Raoul
Oui : le frère Gérard de Villiers, et l'un de ses camarades, qui était frère sergent.
L'inquisiteur.
Combien de frères avez-vous reçus-vous- même ?
Le frère Raoul Dix ou douze.
L'inquisiteur.
De la même façon que vous-même l'aviez été ?
Le frère Raoul
Oui. Sauf pour certains que je refusai de baiser à l'endroit répugnant, vu l'horreur que j'en avais. Pour tout le reste, reniement, crachat et autres, je ne procédai pas autrement.

Le frère Jean de Sivrey.
9 novembre

Le frère Jean de Sivrey, prêtre. Vingt-huit ans environ.
J'ai été reçu à Joigny, par le frère Jean Moreau de Beaune, précepteur de la baylie de Coulours, il y a eu un an à la dernière Saint-Barthélemy, en présence du frère Dominique, précepteur de Joigny, et de plusieurs autres dont j'ai oublié les noms. Après toutes sortes de promesses et de vœux que je passai, le précepteur me baisa sur l'extrémité de l'épine dorsale, et incontinent, voilà qu'il tombe par terre ! On l'emporte à moitié mort ; avant toutefois qu'on l'emmenât, il m'avait dit que son malaise l'empêchait de m'entretenir de ce qu'il restait à accomplir, selon les statuts de l'ordre ; nous nous retrouverions une autre fois.

Quand j'allai le voir à son chevet, je l'entendis dire aux autres qu'une de ses intentions seulement avait été remplie.
L'inquisiteur.
Avez-vous parlé de ce baiser à vos confrères ?
Le frère Jean.
Oh ! Non, personne n'osait révéler ses secrets au voisin.

Le frère Jean de Château-Villard.
9 novembre
Le frère Jean de Château-Villard. Trente ans.
J'ai été reçu dans l'ordre à Mormant, diocèse de Troyes, par le frère Laurent de Beaune, précepteur de cette maison, il y a eu quatre ans à la dernière Sainte-Madeleine. Assistaient à la cérémonie le frère Julien, chapelain, et d'autres dont je n'ai plus mémoire. Après que j'eusse juré d'observer les bonnes coutumes et la Règlé de l'ordre, on m'imposa le manteau, puis le précepteur m'admit au baiser de paix sur les lèvres, ainsi que tous les autres frères qui se trouvaient là.
On ne m'enjoignit ni ne me recommanda absolument rien d'autre, je le jure (19).

Raymbaud de Caron
10 novembre

Raymbaud de Caron, chevalier, précepteur de Chipre (?). Soixante ans environ.
J'ai été reçu au Temple de Richerenches, dans le Comtat- Venaissin, il y aura quarante-trois ans à la prochaine Pentecôte, par le frère Rocelin de Forz, précepteur de Provence et chevalier de l'ordre. Je fis vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, et jurai de même d'observer les bonnes coutumes de l'ordre et de besogner selon mon pouvoir au profit du royaume de Terre Sainte. Je fis encore bien d'autres bonnes promesses. Jamais je n'ai rien constaté de déshonnête lors des réceptions des frères ni dans l'ensemble de l'ordre, à ceci près : le jour de ma réception, un frère de l'ordre, en présence de mon oncle, l'évêque de Carpentras, me montra une croix en me disant : « Tu vois ce crucifix ? Si tu veux être reçu dans l'ordre, il faudra que tu Le renies. » Rien de plus.

Le même jour cependant, vers neuf heures (20), le frère Raymbaud se présente de nouveau pour rectifier sa déposition ; il affirme sous serment que le même frère, après la cérémonie, le prit à part, lui présenta la croix en cachette et le pria de renier Celui dont l'image s'y trouvait représentée, en disant que c'était le règlement. Le frère Raymbaud s'exécuta, trois fois, de bouche et non de cœur, à ce qu'il assure. Le frère, ajoute-t-il, lui dit en secret que si quelque chaleur naturelle l'énervait, il s'en allât trouver les frères de l'ordre : il y avait là beaucoup de jeunes gens avec qui il pourrait calmer ses échauffements, et vice versa. Jamais toutefois, il ne l'a fait, ni n'en a été requis.
L'inquisiteur.
Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
Le frère Raymbaud
Non.
L'inquisiteur.
Pensez-vous que tout le monde était reçu dans l'ordre de cette façon-là ?
Le frère Raymbaud
Je le pense.
L'inquisiteur. Utrum vi, vel metu carceris seu tormentorum, aut aliqua de causa..., Avez-vous été induit par violence, peur de la prison ou des tortures à mêler à votre déposition quelque mensonge ?
Le frère Raymbaud
Non. Je n'ai dit que la pure vérité...

Le frère Albert de Rumercourt.
20 novembre

Le frère Albert de Rumercourt, prêtre. Soixante-dix ans environ.
J'ai été reçu à Montécourt, il y aura trois ans le dimanche avant le prochain Carême, par le frère Eudes de Chivres, chevalier, sur l'ordre du frère Robert de Samay, précepteur de la baylie de Montécourt et en présence des frères Jean Watel et Adam de Samay, ainsi que de quelques autres dont j'ai oublié les noms.

Me montrant une croix peinte dans un missel, avec l'effigie de Jésus-Christ, le frère Robert me dit de cracher sur elle ; tout terrifié, je m'écriai : « Ah ! Sainte Marie ! Et pourquoi donc ?...
Je vous ai apporté tous mes biens, soit quarante livres de revenu foncier, et vous, vous voudriez me faire commettre pareil péché ? Jamais ! » Alors, le frère Robert me dit : « Comme vous êtes vieux, on vous en fera grâce ainsi que du reste », et je n'eus rien à subir.

Ah ! Si j'avais su, avant d'entrer, que c'était cela, l'ordre du Temple, pour rien au monde, je n'y serais entré ; j'aurais préféré avoir la tête tranchée !
L'inquisiteur.
Avez-vous vu recevoir d'autres frères ?
Le frère Albert
Oui, un nommé Eudes de Valenciennes, que reçut le frère Odon, précepteur de la baylie de Vermandois ; ce dernier donna l'ordre au frère Eudes de cracher sur une croix qu'il lui présentait ; alors, le frère Eudes cracha, ou fit semblant, mais il me semble bien qu'il cracha.

Le frère Nicolas d'Amiens, dit de Lulli.
24 novembre

Le frère Nicolas d'Amiens, dit de Lulli.
Vingt-quatre ans. Interrogatoire présidé par le frère Nicolas d'Ennezat, o. p.

Le témoin a été reçu dans l'ordre par le frère Gérard de Villiers, alors précepteur de France, en présence des frères Thierry, maître du Laonnais, et Jean de Samay, précepteur de la baylie de Ponthieu. Il a renié trois fois l'image du Christ : « à cause des menaces qu'on portait contre moi, affirme-t-il ; j'ai fait semblant de cracher sur l'image, mais en fait, je crachais par terre. »

Jamais, je le jure, je ne serais demeuré dans l'ordre si ce n'avait été par crainte de la mort ; j'avais une telle terreur de la puissance des Templiers que je n'aurais jamais osé en sortir.
Puis le frère qui me recevait me dit tout de go : « Baise- moi au c...
— Vous me permettrez de me faire tuer avant ! » Voilà ce que je lui répondis. Je le baisai pourtant au nombril, par-dessus ses vêtements et sur les lèvres.
« Aucune autre pratique ou parole déshonnête ne fut alors faite ou prononcée », déclare pour terminer le frère Nicolas, tout en poussant de profonds soupirs accompagnés de sanglots.

Sur les cent quarante Templiers comparus, cent trente- six avaient proféré des aveux tout aussi formidables ; ceux-ci, publiés par les gens du Roi avec une astuce systématique, suscitèrent dans la Chrétienté entière une émotion intense, et une grande confusion : il semblait que l'ordre chevaleresque et saint de la Milice du Temple s'effondrât dans l'opprobre et s'y vautrât à plaisir. Mgr le Pape, par sa bulle Pastoralis praemittentia, ordonna que tous ses membres, en tous pays, fussent arrêtés, puis remis aux mains de l'Eglise : sans doute avait-il surtout en vue de les arracher aux arbitraires de l'autorité civile. Car, dans le même temps, il blâmait sévèrement le Roi de France d'avoir osé attenter ainsi à un ordre religieux sans en référer à l'Eglise et à son chef. Deux cardinaux, NN. SS. Bérenger Frédol et Etienne de Suisy, furent dépêchés pour une contre- enquête ; devant eux, Jacques de Molay et Hugues de Pairaud parurent se ressaisir et révoquèrent leurs aveux. Cassant alors pour cette affaire les pouvoirs de l'Inquisition, le pape, au mois de février 1308, décréta qu'il la retenait par-devant lui. On put penser un moment qu'elle se résoudrait par des sanctions et décisions canoniques, hors de toute ingérence laïque.
Mais le Roi de France, « évêque en son royaume », ne pouvait admettre pareil camouflet ; il s'engagea plus avant, et jeta sur l'échiquier, en une parade foudroyante, son atout le plus efficace : du pape, il en appela aux Etats Généraux de France ! En 1302 et 1303, la pression publique avait été par lui utilisée, pour la première fois et avec un grand succès, lors du conflit qui, déjà, avait opposé le vieux pape Boniface VIII au gouvernement de la France. A la fin de mars 1308, derechef il convoqua solennellement à une assemblée générale prévue pour le 5 mai les représentants des trois ordres du royaume, dans les termes qui suivent.

Primo. Maires, échevins, consuls et communes.
Philippus, gratia Dei Francorum Rex.
Toujours nos prédécesseurs ont mis leur sollicitude à écarter de l'Eglise de Dieu et spécialement du royaume de France les hérésies; toujours ils ont eu à cœur de défendre contre les voleurs et malandrins la perle infiniment précieuse de la foi catholique comme un trésor incomparable. Attentifs à la pierre dont nous sommes taillés, cultivant les enseignements de nos pères, nous pensons que, si le Seigneur a daigné nous accorder la fin des guerres temporelles dont II avait visité le royaume, c'est afin que, par toutes nos forces, nous nous employions à résister aux assauts que déclenchent, contre la foi catholique, ses ennemis déclarés certes, mais davantage encore ses adversaires occultes. Car ceux-là, plus proches sont-ils de nous, et plus profondément ils nuisent ! Vous savez que la foi catholique est celle qui nous a faits, dans le Christ ce que nous sommes ; d'elle, nous tenons la vie ; par elle, exilés et mortels, nous accédons à la noblesse dans Notre- Seigneur le Christ Jésus, et avec Lui, l'espoir nous réchauffe d'être faits fils véritables du Dieu vivant et Père Eternel, héritiers du céleste royaume ; telle est notre substance ! Si donc quelqu'un s'efforce de rompre cette chaîne, c'est nous, catholiques, qu'il tue. Le Christ est pour nous la Voie, la Vie et la Vérité. Qui donc oserait Le renier — Lui par Qui et en Qui nous subsistons — sans nous détruire nous-mêmes ? Il nous a tant aimés qu'il n'a pas craint d'assumer notre condition charnelle et de subir la plus cruelle des morts. Que chacun y songe ! Aimons donc ce Sauveur, nous qu'il a d'abord aimés ; nous qui ne formons qu'un seul corps, et qui sommes appelés à régner avec Lui; employons-nous à venger les outrages qu'il subit.
Oh, douleur ! Ô abominable, amer et funeste dévoiement des Templiers. Vous le savez, non seulement ils reniaient le Christ en leur profession, mais ils y forçaient ceux qui entraient dans leur ordre sacrilège ; Ses ouvrages, sacrements nécessaires de nos vies, et toute Sa création, en crachant sur Sa croix, c'est sur eux qu'ils crachaient ; ils les foulaient aux pieds, méprisant la dignité de créatures de Dieu, ils se donnaient des baisers aux endroits les plus vils, adoraient des idoles; et n'hésitaient point à affirmer que des mœurs contre nature, refusées par les bêtes, leur étaient permises, à eux, en vertu d'ignobles rites. Le ciel et la terre s'émeuvent de tant de crimes ; les éléments en sont perturbés. Ces énormités, le fait est avéré, ont été commises dans toutes les parties du royaume; les dignitaires de l'ordre — à peine ose-t-on les appeler ainsi — les ont clairement confessées. Démontrées dans notre royaume, démontrées outre-mer, il est bien vraisemblable qu'elles ont été commises sur toute la surface de la terre. Contre une peste aussi scélérate, les lois et les armes se lèveront, et les bêtes elles-mêmes et les quatre éléments se lèveront avec elles ! Quant à nous, nous nous emploierons à extirper ces crimes effroyables et ces errements, pour la sécurité de la foi et l'honneur de notre Sainte Mère l'Eglise. Très prochainement, nous en saisirons personnellement le Siège Apostolique. Vous tous, nous désirons que vous vous associiez à ce saint ouvrage, comme participants et fidèles zélateurs de la foi chrétienne; de chacune des villes insignes du royaume, deux hommes assurés en leur foi nous rejoindront à Tours, où nous vous donnons rendez-vous à trois semaines de la prochaine fête de Pâques.

Secundo, Barons.
Le zèle de la foi catholique ne nous autorise pas le repos ; par une activité constante, par nos sueurs, nous devons pourvoir à ce que les ennemis du nom du Christ Jésus, s'ils ne sont point convertis par la grâce d'une pénitence vraie, soient chassés des frontières de notre royaume. L'abominable erreur des Templiers, que Dieu a daigné nous révéler naguère, ne vous est pas inconnue ; à l'extirper de la Sainte Eglise de Dieu, tous les catholiques, à commencer par les prélats de l'Eglise eux-mêmes, sont tenus. Quant à nous, soucieux de maintenir l'héritage de nos pères, nous avons pris l'affaire en main pour défendre la foi catholique ; assisté de Celui dont nous défendons la cause, nous nous proposons de la poursuivre avec ferveur et de nous porter dès que possible devant le Siège Apostolique, pour l'inciter à agir, ainsi qu'il sied à notre ministère. Par le lien de la fidélité que vous nous avez jurée, nous vous enjoignons donc de venir siéger à Tours en notre compagnie, trois semaines après les prochaines fêtes de Pâques, pour nous prêter assistance et secours, et, à défaut, de nous déléguer un ou plusieurs procureurs...

Tertio. Archevêques, évêques, abbés, clergé en général.
La négligence et la dissolution des mœurs engendrent de tristes effets. Aucun de vous n'ignore le bruit suscité par les aveux et dépositions des Templiers par-devant la justice ; nourri d'arguments vraisemblables et forts, il vous laisse entendre comment l'abominable erreur de cet ordre, comment cette secte condamnable et damnée par ses propres crimes, cette horde de renards camouflés en religieux et pareils à l'Antéchrist, en dépit de la croix qu'ils portent sur leurs épaules, ont si longtemps, si amèrement, si cruellement abusé l'Eglise de Dieu par leur fausse hypocrisie. Ô scandale impie ! Ô honte ! Ô péril extrême ! Ceux-là qui se disaient disciples de Jésus-Christ, ne forçaient-ils pas les postulants de leur ordre misérable à renier le Christ et à cracher sur la croix de notre rédemption ? Ces pratiques auxquelles les animaux se refusent, ils les admettaient pour eux-mêmes : le ciel et la terre en sont ébranlés, les éléments bouleversés. A ces actions exécrables, nous avons découvert qu'un très grand nombre s'était livré, adorant les idoles scélérates, cultivant d'autres pratiques immondes. Comme nos prédécesseurs, nous nous reposions sur leurs bras ; nous portions de graves plaies et nous l'ignorions... Oui, jusqu'à ce que nous eussions palpé la blessure, nous nous refusions à découvrir la plaie...

A des assises aussi chaleureusement recommandées, nul, certes, n'aurait osé se dérober ; aussi l'appareil fonctionna-t-il très bien. Les députés, réunis à Tours, ouïrent de nombreux discours, et s'exercèrent à manifester l'indignation spontanée qu'on requérait d'eux. Mgr le Pape ne pouvait que prendre acte de cette impressionnante manifestation d'unanimité nationale. De Poitiers où il résidait, il manda donc par-devers lui le Maître et les grands dignitaires de l'ordre, afin qu'une bonne fois, ils s'expliquassent en sa présence ; ceux-ci arrivèrent sous bonne garde jusqu'à Chinon, où les gens du Roi les déclarèrent trop fatigués pour pouvoir continuer la route. Mgr le Pape leur dépêcha quand même ses deux cardinaux, auxquels un troisième, Mgr Landolf Brancaccio, s'était joint, et cette Commission entendit les quatre hauts dignitaires, sans contrainte et librement, confirmer tout simplement leurs premiers aveux. Il avait, quant à lui, personnellement interrogé soixante-douze frères de l'ordre, qu'on lui avait d'ailleurs filtrés avec soin, et en venait, peu à peu, à se persuader de la culpabilité d'un plus grand nombre ; sa résistance aux menées royales faiblit, et il accepta de transiger (21). On disjoignit donc les cas particuliers des personnes du cas général de l'ordre lui-même ; dans chacun des Etats où celui-ci était représenté, une Commission instituée par le pape enquêterait sur lui, et s'efforcerait d'établir s'il avait ou non failli jusqu'à se pervertir profondément par l'adjonction aux statuts primitifs d'erreurs inavouables. Chacun des Templiers arrêtés devait être d'autre part jugé par une Commission diocésaine qui, présidée par l'évêque en personne, déterminerait la qualité de ses aveux, son degré de culpabilité, puis le condamnerait selon la justice ou l'admettrait à la réconciliation. Commissions nationales et Commissions diocésaines fonctionneraient simultanément, sans se porter préjudice ni empiéter sur leurs attributions respectives, dans une indépendance réciproque qui devait garantir la bonne marche de leurs travaux. Enfin, un Concile général, muni de toutes les informations désirables, et spécialement des procès-verbaux des enquêtes nationales, statuerait sur le destin de l'ordre par une sentence irrévocable.


Deuxième partie : L'Enquête pontificale

I — L'Institution des commissaires.

C'est en France que le drame des Templiers avait pris naissance et qu'il s'était développé ; les travaux de la Commission pontificale d'enquête pour la France allaient donc revêtir une importance exceptionnelle et contribuer puissamment pensait-on, à la découverte de la vérité. Aussi Mgr le Pape établit-il cette instance avec un soin particulier. Comme président, il désigna un haut prélat, Mgr Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne (22), connu pour son intégrité ; Mgr Aycelin serait assisté de trois évêques, ceux de Bayeux, de Mende et de Limoges, de trois archidiacres, Maîtres Mathieu de Naples, notaire et archidiacre du Grand-Calet de Rouen, Jean de Mantoue, archidiacre de Trente, Jean de Montlaur, archidiacre de Maguelonne, et, enfin, du prévôt des églises d'Aix, Messire Guillaume Agarni.

Par la bulle Faciem misericordiam, en date du 12 août 1308, il assigna à la nouvelle Commission un programme difficile : les Commissaires auraient à évoquer devant eux, par citation péremptoire, tous témoins aptes à parler contradictoirement sur l'ordre des Templiers, soit en sa faveur, soit contre lui, à les interroger à la suite selon les formes dues, et à tenir procès-verbal de ces dépositions. La bulle ne précisait point quel serait le siège de la Commission, et disposait seulement qu'elle se réunît « dans les limites de la province ecclésiastique de Sens », où se trouvaient rassemblés la plupart des Templiers incarcérés ; mais chacun entendait bien qu'il s'agissait en fait de Paris, capitale de royaume, dont l'évêché relevait de la métropole sénonnaise.

TENEUR DE LA LETTRE DU PAPE CLÉMENT
Faciens misericordiam Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous ayant par Sa miséricorde érigé sur le faîte du pontificat suprême pour, en dépit de notre indignité, y assumer Sa délégation, nous devons tendre, par tous nos actes, à l'imitation des exemples qu'il nous a légués, dans toute la mesure de l'humaine fragilité. Aux premiers temps de notre accession à la charge suprême, avant même que nous ne vinssions à Lyon pour y recevoir les insignes de notre couronnement, et à plusieurs reprises par la suite, il nous fut secrètement insinué que le Maître, les précepteurs et autres frères de la Milice du Temple de Jérusalem, et l'ordre lui-même en son ensemble, institué pour la défense du patrimoine de Notre-Seigneur Jésus-Christ aux pays d'outre-mer, avaient chu dans les crimes épouvantables de l'apostasie, de l'idolâtrie, du vice immonde de Sodome et dans les hérésies de toute nature. Il nous paraissait incroyable et contraire à la vraisemblance que des hommes qu'on croyait assez pieux pour accepter au nom du Christ de répandre leur sang et de s'exposer continuellement aux périls de la mort, des hommes qui manifestaient dans leurs jeûnes et autres observances les signes de la dévotion, se fussent montrés assez oublieux de leur salut pour se comporter de la sorte ; instruits par les exemples de Notre-Seigneur et la doctrine des saints canons, nous refusâmes de prêter l'oreille à ces dénonciations.

Notre très cher fils in Xto Philippe l'illustre Roi de France avait été de son côté informé de ces forfaits ; il enquêta, autant qu'il lui fut possible, afin de nous en faire part très complètement (il ne faudrait point croire que ce fût par avarice ; il n'a nullement l'intention de s'approprier quoi que ce soit des biens du Temple : il nous en a au contraire, avec une généreuse piété, abandonné l'administration, le gouvernement et la garde ; sa main y est absolument étrangère ; épris d'orthodoxie, il ne fait en cela que suivre les nobles exemples de ses pères). Cependant, les bruits hostiles aux Templiers ne cessaient de se propager ; un chevalier de l'ordre, qui était de haute noblesse et de grande réputation parmi ses frères, vint par-devant nous, sous la foi du serment, déposer que, lors de la réception des frères de l'ordre, on observe la coutume (nous devrions dire l'ignominie) suivante : à la requête de celui qui le reçoit, le postulant renie le Christ Jésus et crache sur la croix qu'on lui présente, en haine du Crucifié ; l'un et l'autre commettent d'autres actes qui ne sont point licites ni ne conviennent à la décence. Après de tels aveux, il ne nous était plus possible de ne pas prêter l'oreille à tant et tant de rumeurs ; c'était là, pour nous, un devoir. Enfin, l'opinion, les rapports à nous présentés par le Roi, ainsi que par des ducs, comtes, barons et autres nobles, par le clergé et le peuple de France ou par leurs délégués, nous apprirent que le Maître, les précepteurs de l'ordre, l'ordre lui-même, étaient entachés de ces forfaits et de plusieurs autres ; les présomptions, confirmées par toutes sortes d'aveux et dépositions passés devant un grand nombre de prélats et l'Inquisiteur de France et mis par écrit pour nous être communiqués ainsi qu'à nos frères, nous paraissaient à ce point fondées, les rumeurs s'enflaient de telle sorte contre l'ordre aussi bien que contre ses membres, qu'il eût été désormais impossible de les récuser sans scandale ni pressant péril.

Nos Illius cujus vices... C'est pourquoi Nous, suivant les pas de Celui qui, malgré notre indignité, nous a délégué sur cette terre, nous avons décidé de procéder à une enquête, et avons déjà interrogé soixante-douze prêtres, chevaliers, et autres frères de l'ordre réputés ; ils ont prêté serment de nous dire la pleine et entière vérité ; de ces interrogatoires, auxquels assistaient plusieurs de nos frères, instrument authentique a été dressé en notre présence, que nous avons fait lire en consistoire public, chacun des témoins se le voyant exposé dans sa langue : ils déclarèrent persister dans leurs dépositions et en approuver les procès-verbaux. Après quoi, désireux d'enquêter par nous-même avec le Maître et les principaux dignitaires de l'ordre, nous avons requis à se présenter devant nous, à Poitiers, le Maître lui-même, et les précepteurs de France, d'Outre-Mer, de Normandie, d'Aquitaine et de Poitou. Mais plusieurs d'entre eux étaient alors trop malades pour entreprendre un voyage à cheval à cette fin ; comme nous tenions absolument à connaître par eux toute la vérité et à savoir si leurs aveux et dépositions passés devant l'Inquisiteur de France, en présence de notaires et de prud'hommes, étaient vraiment exacts (les instruments nous en avaient été présentés par l'Inquisiteur en personne), nous avons confié à nos chers fils Bérenger, cardinal-prêtre du titre des Saints Nérée et Achillée, Etienne, cardinal-prêtre du titre de Saint-Cyriace-in-Thermis, et Landolph, cardinal-diacre de Saint-Ange, dont la sagesse et la fidélité nous étaient assurées, la mission d'enquêter avec le Maître et les précepteurs, tant contre les personnes en général que contre l'ordre lui-même, et de nous en remettre l'instrument public ; ils étaient autorisés à leur accorder, s'ils le demandaient avec une humble piété, l'absolution canonique qu'ils avaient encourue au cas où leurs aveux s'avéreraient exacts.

Ces cardinaux, donc, allèrent exposer personnellement au Maître et aux dignitaires le motif de leur venue ; tous les Templiers de France se trouvant ainsi que leurs biens confiés à notre garde, ils leur enjoignirent de déposer sans crainte, avec une entière et pure liberté. Le Maître et les précepteurs de France, d'Outre-Mer, de Normandie, d'Aquitaine et de Poitou, par-devant les trois cardinaux, quatre notaires publics et un grand nombre de prud'hommes, prêtèrent serment sur les Saints Evangiles, et, sans la moindre pression ni menace, un par un, reconnurent entre autres le reniement du Christ et le crachat sur la croix ; certains d'entre eux avouèrent qu'ils avaient reçu, selon le même cérémonial, un grand nombre de frères. Quelques-uns enfin passèrent d'autres aveux si effroyables et inconvenants que nous préférons les taire, soucieux de ne pas augmenter ici leur honte. Ils assurèrent d'autre part que leurs précédentes dépositions par-devant l'Inquisiteur étaient exactes. Ces nouvelles déclarations leur furent incontinent lues, exposées à chacun dans sa propre langue. Ils déclarèrent y persister et les approuver, pins, à genoux et battant leur coulpe (23), tout en larmes, demandèrent humblement et avec ferveur la levée de l'excommunication

L'Eglise ne ferme pas son giron à qui retourne à elle : les cardinaux leur accordèrent donc, en vertu de notre autorité, l'absolution canonique. Puis ils revinrent nous présenter les procès-verbaux authentiques de toutes ces dépositions et nous faire leur rapport ; nous en déduisîmes que le Maître et les frères avaient commis de graves délits, les uns, d'ailleurs, en plus grand nombre, les autres en moins grande quantité.

Comme l'ordre est répandu dans toutes les parties du monde et que nous ne pouvons personnellement procéder à l'enquête, nous vous prions donc par la présente lettre apostolique de vous rendre dans les cités, diocèse et province de Sens, d'évoquer par édit citatoire tous ceux qui seront à évoquer, et d'enquêter sur le questionnaire que nous vous transmettons inclus en notre bulle, ainsi que sur tout autre que votre sagesse estimera expédient. Cette enquête, vous nous la remettrez dans sa forme authentique et revêtue de vos sceaux. S'il s'en trouvait, parmi les témoins requis, dont on eût, par prière ou à prix d'argent, de faveur, de menace, de haine ou de passion, empêché le témoignage, si les partisans et défenseurs des frères de l'ordre, requis par vous à témoigner, ne se présentaient pas, vous décréteriez d'arrestation ceux qui auraient tenté d'entraver le cours de votre enquête, et feriez s'il en était besoin appel au bras séculier. Si vous n'étiez pas tous en mesure de procéder à l'affaire, qu'il y en ait au moins huit, sept, six, cinq, quatre, ou trois d'entre vous pour la poursuivre ensemble.
Donné à Poitiers, le 2 des ides d'août (24), de notre pontificat la troisième année.

Après une année entière où la cause n'avait pas avancé d'un pouce, l'enquête ainsi décrétée s'ouvrit enfin, le 8 août 1309, par la citation de tous les témoins éventuels à comparoir en la salle du palais épiscopal de Paris, le premier jour non férié après la Saint-Martin d'hiver, à l'heure de Prime. Le lendemain même, les hérauts, dûment choisis et assermentés, portaient à tous les carrefours de France l'injonction pontificale, et spécialement aux provinces ecclésiastiques de Sens, Reims, Rouen, Tours, Lyon, Bourges, ainsi qu'aux évêques du Puy et de Viviers et aux provinces de Bordeaux, Narbonne et Auch. Où qu'ils se trouvassent, les Templiers incarcérés qui acceptaient de défendre leur ordre devaient être extraits de leurs geôles et amenés sous bonne garde à Paris pour y être interrogés par la Commission d'enquête.

2 — L'Appel des défenseurs
C'est le mercredi 12 novembre 1309 que les Commissaires se réunirent pour ouvrir en fait l'information. Messires Mathieu de Naples et Jean de Montlaur, absents, avaient présenté par lettre leurs excuses. Personne ne s'étant ce jour-là offert à déposer, ils prorogèrent le délai de comparution au lendemain, heure de Prime. Le lendemain, jeudi 13, personne ne comparut davantage. On prorogea au lendemain vendredi ; le vendredi, on prorogea au samedi ; le samedi, au lundi ; le lundi, au mardi, octave de la Saint- Martin ; et le mardi, au samedi suivant. Entre temps, les Commissaires, las d'attendre en vain, avaient enjoint à l'évêque de Paris de réunir au plus tôt et de faire venir les témoins qui se proposeraient à défendre l'ordre ; de cette démarche, l'évêque rendit compte pour y agréer le samedi 22, date à laquelle Messires Philippe de Voet, Prévôt de l'Eglise de Poitiers, et Jean de Janville, huissier royal, furent d'autre part institués appariteurs pour cette affaire.

Ce même samedi se présenta d'abord un simple d'esprit. Il s'appelait Jean de Melot, était originaire du diocèse de Besançon. On ne put absolument rien tirer de lui qui fût valable. Comme il affirmait avoir appartenu à l'ordre du Temple, on le renvoya pour examen par-devant l'évêque de Paris. Ce fut là le premier témoin de l'enquête pontificale...

Fort heureusement, furent après lui présentés six Templiers, qui déclarèrent n'être pas, du fait de la simplicité de leur entendement, en mesure de défendre l'ordre, encore qu'ils eussent pour lui de l'estime. Puis le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France.

Le frère Hugues de Pairaud
Je suis venu vous requérir d'insister auprès de Mgr le Pape et de Messire le Roi pour qu'ils ne dilapident ni ne consument en pure perte les biens de l'ordre, mais les conservent au contraire et appliquent au secours de la Terre Sainte, à quoi ceux-ci sont affectés depuis les origines. A plusieurs reprises, je me suis personnellement entretenu des affaires de l'ordre avec Mgr le Pape et les trois cardinaux chargés de l'enquête ; je suis prêt à en reparler quand je serai en présence de Mgr le Pape ; vous comprendrez que, pour le moment, je ne veuille rien vous dire.
Les Commissaires.
Nous sommes prêts à vous entendre néanmoins, si vous voulez défendre l'ordre.
Le frère Hugues
Je n'en dirai pas davantage.
Les Commissaires.
En ce cas, nous vous donnons congé.
Exit le frère Hugues de Pairaud.

Les Commissaires, ayant appris par un rapport secret que les gens du Roi détenaient à Paris un certain nombre d'individus venus dans la capitale, murmurait-on, pour défendre l'ordre, convoquent le prévôt du Châtelet, Maître Jean de Plublaveh.

Maître Jean de Plublaveh
Que oui ! J'ai bien ces sept hommes-là dans ma prison. Je les ai raflés alors qu'ils déambutaient en tenue civile, sur l'ordre des curiaux du Roi Notre Sire : on leur avait dit que ces individus étaient des Templiers en fuite, venus à Paris sous costume laïc et munis d'argent pour chercher avocats et conseillers. J'en ai interrogé deux, je les ai même passés à la question, et n'ai rien constaté de pareil.
Les Commissaires.
Faites-les venir immédiatement.
Le premier introduit, un nommé Pierre de Sornay, déclare aux Commissaires :
Oui, j'ai bien appartenu à l'ordre des Templiers, trois mois avant que ceux-ci ne fussent arrêtés, mais je m'en suis enfui quinze jours auparavant ; par ma foi, je n'ai rien su ni appris de pervers à son propos.
Les Commissaires.
Et qu'êtes-vous venu faire à Paris ?
Pierre de Sornay.
Vivre. Gagner ma vie. Chercher du travail, vu que je suis pauvre, sans le sou, et de condition chiche.
Les Commissaires.
Etes-vous venu défendre l'ordre ? Voulez-vous le défendre ?
Pierre de Sornay.
Non.

Les six autres n'en ont pas davantage l'intention ; deux d'entre eux avouent cependant qu'ils avaient été naguère au service de Templiers du comté de Hainaut, et que ceux- ci les avaient dépêchés à Paris pour observer ce qui s'y faisait au sujet de leur ordre, et le leur rapporter.
Les Commissaires font incontinent relâcher les prisonniers, non sans avoir prié le prévôt du Châtelet de ne plus entraver désormais, par des arrestations abusives, l'exercice de leur enquête. Puis ils prononcent la clôture de l'audience.

Celle-ci reprend le lundi 24 novembre. Ce jour-là derechef, les Commissaires attendent en vain jusqu'à midi : personne ne s'étant présenté, ils s'ajournent au surlendemain 26 novembre.

LE MERCREDI 26 NOVEMBRE
En une chambre près la grande salle du palais épiscopal.
Le frère Jacques de Molay, Grand-Maître de l'ordre des Templiers
Les Commissaires.
Voulez-vous défendre l'ordre ? Avez- vous quelque chose à dire en sa faveur ?
Jacques de Molay
L'ordre a été confirmé et privilégié par le Saint-Siège Apostolique. Cela m'étonnerait bien fort que l'Eglise Romaine voulût subitement procéder à sa ruine, alors qu'elle a mis trente-deux ans à porter contre l'Empereur Frédéric une sentence de déposition.
Quant à moi, je ne suis pas aussi savant qu'il conviendrait pour pouvoir, par moi-même, défendre l'ordre ; je ne suis pas si avisé ! Je suis prêt pourtant à le défendre selon mes facultés... Ah ! Je me considérerais comme un être vil et misérable, et tel d'autres pourrait me réputer, si je ne défendais pas cet ordre dont j'ai reçu tant d'avantages et d'honneurs. Au fait, cette tâche-là me paraît bien difficile... Comment le défendre convenablement ? Je suis prisonnier du Pape et du Roi de France notre Sire, et n'ai pas seulement quatre deniers à dépenser pour cette défense : je n'ai que ce que l'on me donne.

Aussi demandé-je aide et conseil. Je désire que la vérité, quant aux griefs qu'on impute à mon ordre, ne soit pas connue seulement de ceux qui en font partie, mais qu'elle parvienne aux oreilles de tous les rois, princes, prélats, ducs, comtes et barons de l'Univers ! Je sais bien que ceux de mon ordre ont été souvent trop absolus à défendre leurs droits vis-à-vis de la plupart de ces prélats ! Je suis prêt à m'en tenir aux dépositions et aux témoignages des rois, princes, prélats, comtes, ducs et barons, et autres prud'hommes.

Devant la complexité de l'affaire (25), les Commissaires proposent au Grand-Maître de réfléchir encore, sans perdre de vue les aveux qu'il a précédemment formulés contre lui-même et contre l'ordre ; ils consentent à lui accorder un délai à cette fin.
Les Commissaires.
Veuillez considérer toutefois qu'en matière d'hérésie et de foi, il convient de procéder simplement, de plano. Les criailleries des avocats et leur rhétorique n'y sont point de mise.
On donne au Grand-Maître lecture de ses aveux, tels que les avaient reçus les trois cardinaux. On le voit faire par deux fois le signe de la croix, et d'autres gestes qui semblent manifester une profonde stupéfaction.
Jacques de Molay
Je vous dirais bien quelque chose, si vous n'étiez ceux que vous êtes et que vous fussiez autorisés à l'entendre...
Les Commissaires.
Hé ! Nous ne sommes pas là pour recueillir un engagement de bataille !
Jacques de Molay
Ce n'est point ce que je voulais dire. Je voulais dire qu'il plût à Dieu de réserver à de tels pervers le sort que leur réservent les Sarrasins et les Tartares : eux, ils tranchent la tête aux pervers ou les coupent en deux par le milieu !
Les Commissaires.
L'Eglise, quant à elle, juge comme hérétiques ceux qui sont réputés hérétiques, et elle abandonne les obstinés au bras séculier.
Jacques de Molay
Je désirerais m'entretenir avec Messire Guillaume de Plaisians (26).

Messire Guillaume, présent à l'audience, — sans y avoir été pour autant convoqué, — prend à part le Grand-Maître, auquel, à son dire, des liens d'affection l'attachent : ne sont-ils pas chevaliers tous les deux ? Messire doit s'assurer, déclare-t-il, que le Maître ne s'accuse ni ne se perde en vain.

Jacques de Molay
Je vois bien que, si je n'ai pas le loisir de mûrement réfléchir, je pourrais bientôt choir en mon chevestre (27) ! Je demande donc à réfléchir, et vous requiers de m'accorder un délai jusqu'à vendredi.
Les Commissaires.
Accordé.
Davantage si vous le désirez !

LE JEUDI 27 NOVEMBRE
En la chapelle attenant à la grande salle.
Plusieurs Templiers se présentent pour déposer.
Le frère Raoul de Gisy
Le frère Raoul de Gisy, précepteur de Beauvais et Lagny-le-Sec, receveur des finances royales en Champagne.

Je ne veux rien dire en faveur de l'ordre ni le défendre. Je n'ai rien d'autre à dire que ce que j'ai déjà déclaré. C'est Mgr l'Evêque de Paris qui nous a prévenus que ceux qui désireraient se présenter devant Messires les Commissaires étaient autorisés à le faire. J'avais seulement l'intention de venir saluer Messieurs les Commissaires.

Frère Ponsard de Gisy, précepteur de Payns.
Les imputations dont on accable l'ordre, savoir qu'il y est renié Jésus-Christ et craché sur la croix, donné licence aux frères de s'unir charnellement entre eux, et autres énormités, tout cela est mensonge. Tout ce que moi-même et mes confrères de l'ordre avons avoué là-dessus par-devant l'Evêque de Paris ou ailleurs, c'est mensonge. Nous avons parlé sous l'effet de violences, du danger qui nous menaçait et de la peur, car nous étions torturés par Florian de Berry, prieur de Montfaucon, et par le moine Guillaume Robert, nos ennemis. Nous n'avons parlé qu'après en avoir ainsi convenu entre nous dans nos prisons. Et par crainte de la mort aussi, vu que trente-six de nos frères sont morts à Paris par sévices et tourments, et bien d'autres ailleurs.

Je suis prêt à défendre l'ordre quant à moi-même et à ceux qui se réunissent à moi, pourvu qu'on en impute la dépense sur les biens du Temple. Je réclame aide et conseil des frères Renaud d'Orléans et Pierre de Bologne, qui sont prêtres et confrères de notre ordre.

Le témoin remet aux Commissaires la liste de quatre « ennemis de la religion du Temple », dont Guillaume Robert et Esquius de Floyrac de Berry, comprieur de Montfaucon (28).
Les Commissaires.
Avez-vous été passé à la torture ?
Le frère Ponsard
J'y ai été passé, trois mois avant que je fisse ma confession par-devant Mgr l'Evêque de Paris. On m'avait lié les mains par derrière, si serré que le sang me coulait jusqu'aux ongles ; on me mit dans un cul-de-basse- fosse, où je demeurai l'espace d'une heure...
Qu'on me remette seulement à la torture, et je nierai tout ce que je dis là ! Je dirai tout ce qu'on voudra ! Autant je suis prêt à me voir trancher la tête, souffrir le feu ou l'ébouillantement pour l'honneur de l'ordre, à condition que ce soit bref, autant je ne puis subir tourments aussi longs que ceux que j'ai déjà endurés avec mes deux années de prison et plus.
Les Commissaires.
Avez-vous une raison à donner pour laquelle nous ne devrions pas procéder à notre enquête selon l'exactitude et l'équité ? (29)
Le frère Ponsard
Non. Je souhaite seulement que vous meniez vos enquêtes par le moyen de prud'hommes.

On présente alors au témoin une cédule écrite de sa main, qui reprend en français plusieurs des accusations ignominieuses portées contre l'ordre.
« Item, y lit-on notamment, lesdits Commandeurs des baillies, si quelque petit frère leur disait aucunes choses qui les ennuient, ils pourchassaient de leurs dons le Commandeur provincial pour que le pauvre frère allât outre-mer, pour mourir, ou en terre étrangère où il ne se reconnaissait pas, et finissait par y périr par duel (bataille) et pauvreté ; et s'il laissait la religion et était repris, il était mis en prison. »
« Item, au dernier chapitre qui fut tenu par le Visiteur, et ce fut à la Chandeleur-Fête-Notre-Dame, le frère Ranaus (Renaud) de la Folie proposa contre frère Gérot (Géraud) de Villiers que par lui et un autre frère avait été perdue l'Ile de Tortose, et, par lui, les frères morts et pris, et le sont encore. Il le voulait prouver par bonnes gens, parce que ledit frère Géraut se partit un jour avant, et emmena avec lui ses amis, et, par le défaut des bons chevaliers qu'il emmena, les autres furent perdus. »


Le frère Ponsard
La vérité ne cherche pas de biais. J'ai rédigé cette cédule pour être amené en présence de Mgr le Pape et de MM. les Commissaires, afin d'être entendu. Je l'avais écrite sous le coup d'un ressentiment contre l'ordre, ou tout comme, parce que le trésorier du Temple avait proféré à mon endroit des paroles injurieuses.
J'ai peur qu'on n'aggrave le régime de ma prison pour m'être offert à défendre l'ordre. Je vous supplie de veiller à ce qu'il n'en soit rien.

Assurance est donnée au témoin. Plusieurs autres Templiers sont alors introduits, à qui les Commissaires demandent s'ils entendent défendre l'ordre. La plupart s'y refusent, en arguant de leur condition misérable, et déclarent s'en tenir à leurs déclarations faites devant Mgr l'Evêque de Paris. Tel le frère Aymon de Barbone, dont suit la déposition.

Le frère Aymon de Barbone.
On m'a passé trois fois à la torture, on me versait de l'eau dans la bouche avec une coiffe (30). Sept semaines durant, je fus au pain et à l'eau. Je suis un pauvre homme, et je ne peux pas défendre l'ordre. Oh ! Certes, je le défendrais bien si j'en étais capable ; mais je ne le puis, étant en prison. Trois ans, j'ai tenu ou gardé la chambre du Maître outre-mer ; je n'ai rien vu de mal, ni chez lui, ni dans l'ordre. Je ne sais ce que j'ai à faire désormais, car j'ai le corps dolent et l'âme qui pleure, et j'ai souffert pour l'ordre bien des maux !
Les Commissaires.
Estimez-vous qu'il y ait quelque motif pour lequel nous ne devrions pas procéder à notre enquête ?
Le frère Aymon
Je ne veux rien dire ni pour l'ordre ni contre l'ordre tant que je serai en prison.
Les Commissaires.
Persistez-vous dans vos aveux ?
Le frère Aymon
Je ne dirai rien de plus que ce que j'ai déjà dit, tant que je serai en prison.

Ainsi parle encore le frire Jean du Four, ou de Torteville.

Le frère Jean du Four.
Je ne veux point entrer en litige avec Messeigneurs le Pape et le Roi de France.
Les Commissaires.
Il n'est pas question d'entrer en litige avec le Pape et le Roi, qui n'ont point part à l'affaire. Nous voulons seulement que la vérité se fasse jour. Nous sommes Commissaires de Mgr le Pape, et non point du Roi Notre Sire ; c'est Mgr le Pape qui nous a commis au soin de connaître la vérité sur les charges qui sont imputées à l'ordre.
Voulez-vous défendre l'ordre ?
Le frère Jean du Four
Non. Je suis en prison, et ne saurais le défendre.
Les Commissaires.
Persistez-vous dans les déclarations que vous avez faites par-devant Mgr l'Evêque de Paris ?
Le frère Jean du Four
Oui. Sauf en ce qui concerne le péché de Sodome. Si tant est que j'eusse fait aveu de ce péché, je m'en étais rétracté ailleurs, et m'en rétracte encore aujourd'hui.
Les Commissaires.
Alors pourquoi l'avoir fait, cet aveu ?
Le frère Jean du Four.
J'avais été passé à la question trois mois auparavant. J'ai peur d'y repasser... Pendant toute une année durant, ces tortures m'ont fait perdre la raison.

LE VENDREDI AVANT LA SAINT-ANDRÉ (28 NOVEMBRE)
En la chambre derrière la salle du palais, local habituel des séances.

Le frère Jacques de Molay, Grand-Maître.
Je vous remercie, Messieurs, de ce délai que vous m'avez concédé, et de votre offre de m'en accorder un plus long s'il me plaisait. Vous m'avez mis par-là la bride sur le cou !
Les Commissaires.
Voulez-vous défendre l'ordre ?
Le frère Jacques de Molay
Je ne suis qu'un pauvre chevalier illettré. J'ai ouï, dans une lettre apostolique qui m'a été lue, que Monseigneur le Pape s'était réservé mon cas, et celui de certains autres dignitaires de l'ordre des Templiers ; pour le moment, dans l'état où je suis, je ne veux rien faire.
Les Commissaires.
Nous vous demandons avec instance de nous dire si vous voulez, présentement, défendre l'ordre.
Jacques de Molay
Non. Mais j'irai devant Monseigneur le Pape quand il plaira à Monseigneur le Pape. Je suis mortel, comme les autres hommes, et l'avenir ne m'est pas assuré. Je vous supplie donc et vous requiers de signifier à Monseigneur le Pape qu'il évoque par-devant lui le Maître du Temple aussitôt que possible ; alors seulement je lui dirai, à Monseigneur le Pape, ce qui est l'honneur du Christ et de l'Eglise. Pour autant qu'il soit en mon pouvoir.
Les Commissaires.
Estimez-vous qu'il existe une raison s'opposant à ce que nous autres, qui ne nous mêlons point des questions de personne, mais de l'ordre, nous enquêtions avec scrupule et vérité dans cette enquête à nous commise par Mgr le Pape ?
Jacques de Molay
Oh ! Non. Au contraire, je vous requiers de procéder avec scrupule et vérité. Et pour soulager ma conscience, je vais vous exposer trois points relatifs à notre ordre.
Voilà, je vous les expose :
Premièrement, je ne sache aucune autre religion en laquelle les chapelles et les églises aient meilleurs et plus beaux ornements, reliques et objets du culte ; où les prêtres et clercs assurent mieux l'office ; hormis bien sûr les cathédrales !
Deuxièmement, je ne sache autre religion où il y ait plus d'aumônes que chez nous ; dans toutes nos maisons, selon la règle générale de notre ordre, nous donnons trois fois dans la semaine l'aumône à tous ceux qui la veulent recevoir.
Troisièmement. Je ne sache aucunes religion ou personnes qui, pour la défense de la foi chrétienne contre les ennemis de la foi, aient plus promptement exposé leur vie et versé autant de sang, et qui soient plus redoutées des ennemis de la foi catholique. C'est la raison pour laquelle le comte d'Artois, quand il mourut en combattant aux pays d'outre-mer, voulut que les Templiers fussent à l'avant-garde de son armée ; si le comte avait écouté le Maître du Temple d'alors, lui-même, le Maître et les autres n'auraient pas péri. Et le Maître d'alors dit qu'il avait quelque raison de parler ainsi, car, pour avoir suivi le conseil du comte, il allait mourir au combat, et le comte de même, ensemble avec les autres.
Les Commissaires.
Tout cela n'est d'aucune utilité pour le salut des âmes, s'il y manque le fondement de la foi catholique.
Jacques de Molay
C'est vrai. Aussi crois-je fermement en un seul Dieu en Trois Personnes, et autres articles de la foi catholique. Je crois qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'une seule foi; un seul baptême et une seule Eglise. Je crois qu'après que l'âme aura été séparée du corps, alors on verra qui est bon et qui est mauvais, et chacun d'entre nous saura la vérité sur notre présent débat.

Entre temps, juste après la déclaration du Maître selon laquelle il refusait de défendre son ordre autrement qu'il n'est dit ci-dessus, Maître Guillaume de Nogaret, chancelier du Roi de France, est entré (31).

Maître Guillaume de Nogaret
On lit dans les chroniques de Saint-Denis qu'au temps de Saladin, Soudan de Babylone, le Maître de l'ordre du Temple et d'autres dignitaires de l'ordre avaient fait hommage à Saladin, et que le même Saladin, apprenant le désastre subi par les Templiers, avait dit en public que les Templiers avaient subi cette défaite parce qu'ils s'adonnaient au vice de Sodome, et qu'ils étaient prévaricateurs de leur foi et de leur règle...
Molay (manifestant une grande stupéfaction).
Jamais jusqu'à ce jour, je n'ai ouï dire pareille chose !
Mais je sais bien que, quand j'étais outre-mer et que le Maître de l'ordre était Guillaume de Beaujeu, moi-même et beaucoup de mes confrères, qui étions jeunes et assoiffés de combattre — c'est naturel, chez de jeunes chevaliers : ils ne demandent qu'à voir des faits d'armes ! — d'autres encore qui n'étaient pas de notre couvent, nous murmurions contre le Maître, parce que durant la trêve conclue par feu le roi d'Angleterre entre Chrétiens et Sarrazins, le Maître servait le Soudan et le retenait dans son alliance; mais, finalement, moi-même et mes confrères nous en satisfîmes, en constatant que le Maître ne pouvait agir autrement : à cette époque, notre ordre tenait en main et sous sa garde bien des villes et des forts sur les confins des terres du Soudan ; il n'aurait pu les conserver, et ils auraient été perdus, si le roi d'Angleterre ne leur avait fait parvenir du ravitaillement.

Ah ! Messeigneurs les Commissaires, Messire le Chancelier, je vous demande humblement, pour finir, de daigner ordonner que je puisse ouïr la messe et les offices divins, et avoir ma chapelle' et des chapelains.

Les Commissaires et le Chancelier.
Votre piété est louable. Nous y pourvoirons.

Les Commissaires s'adressent alors au frère Pierre de Safet, cuisinier et serviteur du Maître, pour lui demander s'il veut défendre l'ordre, ou indiquer une raison pour laquelle ils ne devraient pas procéder à leur enquête.

Le frère Pierre de Safet.
L'ordre a de bons défenseurs : Mgr le Pape et le Roi Notre Sire. Ma conscience se décharge sur les leurs ; ce sont, je pense, de bonnes, loyales et saintes personnes. Je me contente de leur défense à eux. Mon intention n'est pas de défendre l'ordre. Faites bien votre enquête, avec scrupule, et procédez de même.

A la fin de l'audience de ce 28 novembre, les Commissaires avaient décidé de réitérer leurs lettres citatoires aux évêques de France, les premières n'ayant point été publiées, ou l'ayant été de façon incorrecte ; ils avaient pareillement requis le Roi de fournir des escortes aux Templiers de province qui désireraient se rendre à Paris poux défendre leur ordre, et de prévoir le transfert de ceux-ci pour « le premier jour non férié après la Fête de la Purification de la Sainte Vierge »
Le 3 février donc, qui était un mardi, les Commissaires se réunirent à l'heure de Prime en la salle du palais épiscopal. Mais personne ne se présenta, non plus que le lendemain ni le surlendemain.
Le 6 février seulement furent introduits seize Templiers, amenés des diocèses de Lyon, Mâcon, Le Puy et Langres ; tous acceptaient de défendre l'ordre, excepté le frère Gérard de Lorrain, du diocèse de Toul, qui déclara :

« Non. Moi je ne veux pas le défendre, il est bien trop mauvais, il y a bien trop de méchantes choses de cet ordre-là ! »

De toutes les parties du royaume cependant, les Templiers ralliaient maintenant Paris sous bonne garde, afin de comparaître devant la Commission d'enquête.
Le samedi 7 février, du diocèse de Clermont, on en amena trente-trois, tous résolus à défendre l'ordre; le lundi suivant, du diocèse de Sens, six, et du diocèse d'Amiens, douze. Ce même jour comparaissaient quatorze Templiers arrêtés dans le diocèse de Paris.


Le frère Vernon de Santoni (l'un d'entre eux). Dans cet ordre-là, je ne connais que du bon. Mais je ne comprends pas ce que cela veut dire : « défendre »

On amena encore, du diocèse de Tours, dix-huit Templiers; de Saint-Martin-des-Champs où, rassemblés de différents diocèses, ils étaient détenus, quinze autres.
Le mardi 10, sept arrivèrent du diocèse de Mende, et dix de celui de Sens ; huit de Montlhéry, trente-cinq du Temple de Paris, parmi lesquels était le frère Pierre de Bologne, procureur de l'ordre en Cour de Rome, plus deux Templiers du diocèse d'Amiens, et dix-neuf d'Aciis (Athis ?), au diocèse de Paris.
Le jeudi, il en vint quatre de Corbeil, et trente-trois de la baylie de Chaumont.
Le vendredi, sept de Saint-Denis, et six de Conflans.
Le samedi, dix du diocèse de Beauvais ; et l'un d'entre eux, le frère Jean de Chaînes, à qui l'on demandait s'il voulait défendre l'ordre, répondit : « Oui, jusqu'à la mort (32) »
A leur groupe s'était joint le frère Adam de l'Enfer, du diocèse de Noyon.
Le même jour, furent amenés de Vitry neuf Templiers ; de Tyers (?) au diocèse de Sens, onze autres. Parmi eux, le frère Jacques de Sacy dit : « Il y a vingt-cinq frères de l'ordre qui sont morts par tourments et passion ! »
Et le frère Bertrand de Saint-Paul : « Jamais je n'ai avoué les erreurs imputées à l'ordre ni ne les avouerai. Tout cela est faux. Qu'on nous administre le Corps du Christ, à ceux qui avouent comme à ceux qui refusent d'avouer, et Dieu fera un miracle. »

On amena pareillement, de la sénéchaussée de Carcassonne, vingt-deux frères, plus six qui s'étaient adjoints à leur groupe, et déclarèrent rétracter leurs aveux précédemment passés devant Mgr le Pape.
Du diocèse de Sens, vingt-neuf frères, dont les uns demandèrent de pouvoir délibérer avec le Maître, et les autres acceptaient de défendre l'ordre.
Parmi eux, Jean de Couchey présenta aux Commissaires une lettre close de deux sceaux, dont à dire vrai les caractères n'étaient pas lisibles. Cette lettre, précisa le frère Laurent de Beaune, leur avait été remise à Sens par le clerc Jean Supin, alors qu'ils attendaient d'être interrogés par Mgr l'Evêque d'Orléans.

On y lisait:
Philippe de Voet, prévôt de l'église de Poitiers, et Jean de Janville, huissier d'armes de Notre-Seigneur le Roi, députés à la garde des Templiers aux provinces de Sens, de Rouen et de Reims, à notre aimé frère Laurent de Biâne, (33), naguère Commandeur d'Apulie, et aux autres frères qui sont dans les prisons de Sens, salut et dilection.
Savoir vous faisons que nous avons procuré que le Roi Notre Sire vous envoie l'Evêque d'Orléans pour vous réconcilier. Aussi vous requérons-nous et prions que vous, en la bonne confession que nous vous laissâmes, vous persévériez si dévotement et gracieusement par-devers ledit évêque d'Orléans qu'il n'ait cause de dire que, par vous, nous l'ayons fait travailler ni fait entendre mensonge ; nous vous envoyons, à notre place, notre amé clerc Jean Chapin, auquel vous voudrez bien croire de notre part ce qu'il vous dira. Et sachez que Notre Père le Pape a mandé que tous ceux qui auront fait confession devant les Inquisiteurs, ses avoués, et refuseraient de persévérer en cette confession, seront mis à damnation et remis au feu. Nous avons commandé audit Jean qu'il vous installât dans des chambres convenables, jusqu'à tant que nous soyons à vous, ce qui sera brièvement, s'il plût à Dieu ; et nous y serions déjà, si ce n'avait été pour avoir grande besogne où le Roi nous envoie... »

Maître Philippe de Voet.
Je n'ai pas l'impression d'avoir envoyé cette lettre-là. Je ne sais si c'est de mon sceau qu'elle a été scellée : mon clerc avait quelquefois mon sceau en sa possession. En tout cas, jamais elle n'a été scellée par mon ordre ou avec mon consentement.

Jamais, je vous assure, ni par moi-même, ni par messager, ni par lettre, ni autrement, jamais je n'ai incité un frère de l'ordre à dire autre chose que la vérité pure. Demandez-le donc aux frères eux-mêmes...

Les frères Jean de Couchey et Laurent de Beattne.
C'est exact, le Prévôt ne nous a jamais recommandé autre chose (34).

L'audience s'acheva, ce jour-là, par la comparution de cinq Templiers originaires des diocèses d'Autun, de Paris et de Langres. Et toute la semaine suivante, il en fut de même, à tel point que l'on ne saurait id, sans monotonie, en énumérer le déroulement. Plusieurs Templiers déclarèrent rétracter leurs précédents aveux ou dépositions passés devant Mgr le Pape. Le mardi, le frère Bernard du Gué (diocèse d'Albi) dit aux Commissaires :
« J'ai tant été torturé, tant questionné et tenu au feu que les chairs de mes talons en ont été toutes brûlées et que les os m'en sont tombés peu après. » Et il montrait deux os qu'il affirmait être ceux de son talon.

Ce même jour, la plupart des frères qui, par humilité, ne se sentaient pas en mesure de défendre l'ordre dirent qu'ils s'en remettaient au Maître lui-même. Plusieurs, au contraire, proclamèrent qu'ils le défendraient jusqu'à la mort ; seul le frère Aymeri Chamerlent déclara s'en tenir à sa déposition, telle que l'avait reçue Mgr le Pape.

Le vendredi suivant, 13 lévrier, le frère Ponsard de Gisy, qui comparaissait pour la seconde fois, vint préciser qu'il entendait défendre l'ordre, et de même, mais avec quelques réserves juridiques, le frère Gérard de Caus, chevalier du diocèse de Rodez (35).

Le frère Gérard
Cet interrogatoire, je le considère comme inutile et vide de sens, et pareillement les réponses que j'y pourrais apporter ; il n'en sortira rien : car supposé que je vous dise : « Je veux défendre la religion du Temple », eh bien ! Ma volonté est nulle ; dans l'état où je suis, je ne puis disposer du libre arbitre indispensable : je suis prisonnier, détenu en prison stricte spolié et privé de l'usage des biens du Temple. D'où je ne jouis point de la liberté nécessaire, n'étant pas libre de moi-même. Ah ! Si j'étais libre, et que je pusse disposer de ces biens, je procéderais volontiers selon le droit, par-devant vous...
Les Commissaires.
Nous n'avons pas le pouvoir de vous libérer de prison, mais seulement celui d'enquêter contre tout l'ordre du Temple; toutes les fois que vous voudrez vous présenter devant nous, nous vous ferons venir, et vous écouterons de bonne grâce et avec bienveillance.

L'appel des Templiers se poursuivit ainsi de jour en jour jusqu'au vendredi après la Saint-Grégoire, soit le 13 mars.
La très grande majorité d'entre eux acceptaient de défendre l'ordre.
Et le lundi 2 mars, on avait revu le Grand-Maître Jacques de Molay.
Les Commissaires.
Voulez-vous défendre l'ordre ?
Jacques de Molay
Mgr le Pape s'est réservé mon cas. Je vous supplie de ne plus insister ; devant Mgr le Pape, je dirai ce qui me paraîtra opportun.
Les Commissaires.
A votre endroit, en tant que personne, nous ne pouvons dire ou faire quoi que ce soit ; nous n'avons pouvoir que vis-à-vis de l'ordre, et selon la procédure qui nous a été recommandée.
Molay
Veuillez donc écrire à Mgr le Pape qu'il évoque par-devers lui ceux qu'il s'est réservés.
Les Commissaires.
Nous le ferons aussitôt que possible (36).

Le 13 mars, furent entre autres présentés Messires Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine et de Poitou, et Hugues de Pairaud, Visiteur de France.

Geoffroy de Gonneville
Je suis prisonnier de Messeigneurs le Pape et le Roi de France. Je suis illettré et incapable de défendre l'ordre. Je n'ai ni conseil, ni moyen d'en avoir. Aussi, pour le présent, ne puis-je ni n'osé-je rien dire. Toutefois, si j'étais en présence de Mgr le Pape ou du Roi, que je tiens pour de bons sires et des juges équitables, je dirais ce qui paraîtrait convenable.
Les Commissaires.
Vous pouvez parler Ici sans crainte; ne craignez ni violences, ni injures, ni tourments : nous ne vous en ferons ni ne vous en laisserons subir ; au contraire, nous les empêcherions, si l'on entreprenait de vous en faire endurer.
Geoffroy de Gormeville.
Je vous demande seulement de me faire mener par-devant le Pape.
Les Commissaires (au frère Hugues de Pairaud).
Voulez- vous parler ici pour l'ordre ou contre lui ?
Hugues de Pairaud.
Non. Je m'en rapporte à ce que je vous ai dit lors de ma première comparution.

Le lendemain, samedi 14 mars
Les Commissaires séant en la chambre épiscopale, à l'exception de Mgr de Narbonne excusé, firent comparaître par-devant eux quatre-vingt-dix frères Templiers qui s'étaient offerts à la défense de l'ordre, afin de leur lire les lettres de commission à eux expédiées par le Saint-Siège, ainsi que les articles, scellés sous bulle pontificale, qui devaient être l'objet de leur enquête ; ces lectures furent faites en latin d'abord, puis traduites en français.


TENEUR DU QUESTIONNAIRE

1. Encore que les Templiers assurent que leur ordre répondait à de saints motifs et qu'il avait été approuvé par le Siège Apostolique, il n'empêche que, lors de la réception des frères de cet ordre, étaient observés les rites qui suivent :
Le postulant, au moment de sa réception, quelquefois après, ou le plus tôt possible à la convenance de celui qui le recevait, reniait tantôt « le Christ », tantôt « le Crucifié », tantôt « Dieu », tantôt même la Sainte Vierge ou bien les Saints et Saintes de Dieu. Ce, sur l'ordre de ceux qui le recevaient.
2. Les frères accomplissaient de tels rites communément.
3. La majorité d'entre les frères.
4. Parfois même, après leur réception.
5. Ceux qui les recevaient enseignaient que le Christ n'était pas le vrai Dieu (ou bien Jésus, ou bien le Crucifié).
6. Qu'Il avait été un faux prophète.
7. Qu'Il n'avait pas souffert Sa passion et Sa croix pour la rédemption du genre humain, mais en châtiment des crimes qu'il avait commis.
8. Que ceux qui recevaient, comme ceux qui étaient reçus, n'avaient l'espérance du salut par Jésus; les premiers le disaient aux seconds (ou bien l'équivalent).
9. On faisait cracher les postulants sur la croix, sur un signe de croix, sur une croix sculptée ou sur l'image du Christ (sauf que, quelquefois, il y avait des postulants qui crachaient à côté de la croix).
10. On leur enjoignait quelquefois de fouler la croix aux pieds.
11. Les frères reçus foulaient parfois la croix eux-mêmes.
12. Ils urinaient sur la croix, tout en la piétinant, et faisaient uriner de même : il arrivait que cela se passât le Vendredi Saint.
13. Quelques-uns d'entre eux, en ce jour ou tout au long de la Semaine Sainte, avaient l'habitude de se réunir ensemble pour de telles pratiques.
14. Ils adoraient un chat, qui leur apparaissait de temps en temps lors de cette réunion.
15. Ils faisaient cette cérémonie-là en outrage au Christ et à la foi catholique.
16. Ils ne croyaient pas au sacrement de l'autel.
17. Quelques-uns d'entre eux.
18. La majorité.
19. Ni aux autres sacrements de l'Eglise.
20. Les prêtres de l'ordre omettaient au Canon de la messe les paroles de la Consécration.
21. Quelques-uns d'entre eux.
22. La majorité.
23. Ceux qui les recevaient leur en donnaient la consigne.
24. Ils croyaient, ou du moins le leur affirmait-on, que le Grand-Maître pouvait les absoudre de leurs péchés.
25. Le Visiteur aussi.
26. Les précepteurs de même, dont beaucoup étaient des lues.
27. Et de fait, ils les absolvaient.
28. Du moins, certains d'entre eux.
29. Le Grand-Maître de l'ordre l'avait avoué, par-devant des personnes éminentes, avant même son arrestation.
30. Lors de la réception des frères ou à peu près à ce moment, celui qui recevait et celui qui était reçu s'embrassaient parfois sur la bouche, au nombril ou sur le ventre nu, ainsi qu'à l'anus, soit sur l'épine dorsale, in ano seu spina dorsi.
31. Sur le nombril seulement.
32. Au bas de l'épine dorsale.
33. A la verge.
34. Au cours de cette cérémonie, on faisait jurer aux postulants de ne pas quitter l'ordre.
35. On les tenait sur-le-champ pour profès.
36. Les réceptions se faisaient à huis clos.
37. Sans autre assistance que les frères de l'ordre.
38. Ce fut là le motif du long et véhément soupçon qui se propageait contre l'ordre.
39. Soupçon qui était général.
40. On disait aux frères nouvellement reçus qu'ils pouvaient s'unir charnellement les uns aux autres.
41. Que c'était pour eux licite.
42. Qu'ils devaient se le permettre et le souffrir réciproquement.
43. Que le commettre n'était point pour eux péché.
44. Ils le faisaient eux-mêmes, ou un grand nombre d'entre eux.
45. Quelques-uns.
46. Dans chaque province, ils avaient des idoles, savoir des têtes dont les unes avaient trois faces, d'autres une seule, d'autres un crâne humain.
47. Ces idoles, au pluriel ou au singulier, ils les adoraient, spécialement en leurs grands chapitres et assemblées.
48. Ils les vénéraient.
49. A l'égal de Dieu.
50. Comme leur Sauveur.
51. Quelques-uns.
52. La majorité des membres du chapitre.
53. Ils prétendaient que cette tête-là pouvait les sauver.
54. Qu'elle rendait riche.
55. Qu'elle leur donnait toutes les richesses de l'ordre.
56. Qu'elle fait fleurir les arbres.
57. Germer la terre.
38. Ils ceignaient ou touchaient avec des cordelettes le chef de ces idoles, et s'en ceignaient ensuite sous la chemise à même la peau.
59. Ces cordes étaient remises à chacun des frères lors de sa réception ; ou une partie de leur longueur.
60. Ils faisaient cela par dévotion pour l'idole.
61. On leur enjoignait de se ceindre de ces cordes et de les porter sans cesse. Même la nuit.
62. C'était là le mode commun de réception des frères.
63. Partout.
64. En général.

65. Ceux qui refusaient d'accomplir ces rites lors de leur réception ou après étaient tués ou jetés en prison.
66. Quelques-uns.
67. La plupart.
68. On leur enjoignait, sous la foi du serment, de ne rien révéler de ces cérémonies.
69. Sous peine de mort, ou de prison.
70. De ne pas révéler le mode de leur réception.
71. Entre eux, ils n'osaient pas en parler.
72. S'il y en avait qui fussent pris à les révéler, ils étaient punis de mort ou de prison.
73. On leur enjoignait de ne se confesser qu'aux frères de l'ordre.
74. Les frères au cornant de ces erreurs négligèrent de les corriger.
75. De les dénoncer à Notre Sainte Mère l'Eglise.
76. Ils ne rompirent ni avec l'observance ni avec la communion des frères, encore qu'ils eussent eu la faculté de le faire.
77. Tout cela s'observait outre-mer, aux lieux où résidaient, selon le temps, le Grand-Maître et le Couvent de l'ordre.
78. Parfois, le reniement du Christ s'effectuait en présence du Grand-Maître et du Couvent.
79. On l'observait généralement à Chypre.
80. De même en-deçà des mers, dans tous les royaumes et lieux où se faisaient des réceptions dans l'ordre.
81. On l'observait dans l'ordre tout entier, d'une façon générale et commune.
82. Depuis longtemps.
83. Selon une antique coutume.
84. Selon les statuts de l'ordre.
85. Ces observances, coutumes, ordonnances et statuts régissaient la totalité de l'ordre, en-deçà et au-delà des mers.
86. Ils faisaient partie des règlements de l'ordre introduits après l'approbation du Siège Apostolique.
87. Les réceptions des frères se faisaient, d'une façon générale, dans tout l'ordre de cette manière.
88. Le Grand-Maître le faisait observer.
89. Les Visiteurs.
90. Les précepteurs.
91. Les autres dignitaires de l'ordre.
92. Ils l'observaient eux-mêmes, et veillaient à ce qu'il en fût ainsi.
93. Quelques-uns d'entre eux.
94. On n'observait pas d'autre mode de réception dans l'ordre.
95. De mémoire de membre encore vivant de l'ordre, il n'y eut jamais de son temps d'autre mode de réception.
96. Le Grand-Maître, les Visiteurs, précepteurs et autres maîtres de l'ordre responsables châtiaient sévèrement ceux qui n'observaient pas ou refusaient d'observer ces rites et le reste.
97. Dans cet ordre, ni les aumônes ni l'hospitalité n'étaient observées comme il convenait.
98. Dans cet ordre, on ne considérait pas comme un péché d'acquérir licitement ou illicitement des droits d'autrui.
99. Dans cet ordre, on prêtait serment de travailler à l'accroissement de l'ordre par tous les moyens, licites ou illicites.
100. On ne considérait pas comme un péché de se parjurer en ce domaine.
101. Les chapitres se tenaient en secret.
102. En secret, soit à l'heure du premier sommeil, soit pendant la première veille de la nuit.
103. En secret, vu que toutes les familles étrangères à l'ordre étaient expulsées de la maison et de son enceinte ; elles passaient dehors les nuits où avaient lieu ces chapitres.
104. En secret, vu que les Templiers s'enclosent pour tenir chapitre et ferment si solidement toutes les portes de la maison et de l'église qu'il n'est plus possible d'y avoir le moindre accès, ni de voir ou d'entendre ce qui s'y passe.
105. En td secret, qu'ils placent des sentinelles sur le toit de la maison ou de l'Eglise où ils tiennent chapitre, afin d'empêcher que l'on approche.
106. Ce secret, ils l'observent spécialement lors des réceptions de frères.
107. Depuis longtemps persiste dans l'ordre l'opinion dévoyée que le Grand-Maître peut absoudre les frères de leurs péchés.
108. Plus grave encore : le Grand-Maître peut absoudre les frères de leurs péchés, même non confessés, s'ils ont omis de les avouer, par honte ou crainte de la pénitence qu'on leur infligerait.
109. Ces erreurs, le Grand-Maître les a reconnues avant son arrestation, spontanément, devant des clercs et des laïcs dignes de foi.
110. En présence des grands dignitaires de l'ordre.
111. Les tenants de ces erreurs les tenaient et continuent de les tenir, non seulement du Grand-Maître, mais encore des autres précepteurs, et surtout des Visiteurs de l'ordre.
112. Tout ce que le Grand-Maître, spécialement avec son chapitre général, faisait ou décidait, l'ordre dans son ensemble était tenu de l'observer et l'observait.
113. Il revendiquait ce pouvoir et se l'était arrogé depuis fort longtemps.
114. Ces usages pervers et ces dévoiements duraient depuis si longtemps que l'ordre aurait pu être réformé une, deux ou plusieurs fois, quant aux personnes, depuis leur introduction.
115. Tous ceux qui, dans l'ordre, en ses deux parties, avaient connaissance de ces dévoiements, refusèrent de les corriger.
116. De les dénoncer à Notre Sainte Mère l'Eglise.
117. N'en rompirent pas pour autant avec l'observance de ces erreurs ni avec la communion des frères fautifs, bien qu'ils en eussent eu la faculté.
118. Un grand nombre de frères ont quitté l'ordre à cause de ses ignominies, et de ses dévoiements, les uns pour passer dans un autre institut, les autres pour demeurer dans le siècle.
119. Pour toutes ces causes, une profonde indignation a secoué contre l'ordre les cœurs de hauts personnages, rois et princes, et s'est étendue à presque tout le peuple chrétien.
120. Tous ces faits sont bien connus des frères de l'ordre.
121. Ils sont de notoriété publique et d'opinion courante tant parmi les frères de l'ordre qu'à l'extérieur.
122. De leur majorité tout au moins.
123. De quelques-uns.
124. Le Grand-Maître de l'ordre, le Visiteur, les Grands- Maîtres de Chypre, Normandie et Poitou, en même temps que bien d'autres précepteurs et quelques-uns des frères de l'ordre ont reconnu les faits, tant en jugement qu'ailleurs, devant des personnages solennels, en plusieurs lieux et devant plusieurs personnes publiques.
125. Quelques-uns des frères de l'ordre, chevaliers et prêtres, d'autres encore en présence de Nosseigneurs le Pape et les Cardinaux, ont reconnu les faits, du moins en grande partie.
126. Sous la foi du serment.
127. Certains même, en plein consistoire.



3 — L'Institution des procureurs.

LE SAMEDI 28 MARS
Dans le verger derrière le palais de Mgr l'Evêque.
Tous les Commissaires, et cinq cent cinquante Templiers, défenseurs de leur ordre, sont présents. Lecture est d'abord donnée du questionnaire, en latin.
Les Commissaires.
Voulez-vous que nous vous traduisions maintenant le questionnaire en français ?
Les Templiers.
Le latin nous suffit ! Nous n'avons cure de nous faire exposer en français pareilles turpitudes ! Tout est faux là-dedans, et innommable.
Les Commissaires exposent ensuite la procédure qu'ils entendent suivre.
Les Commissaires.
Comme, tous, vous vous êtes offerts à la défense de l'ordre et qu'il nous serait difficile de vous faire venir tous par-devant nous (il y aurait trop de confusion et de tumulte pour que l'affaire n'en fût pas troublée), nous sommes prêts à recevoir vos procureurs à votre convenance et selon les règles du droit. Six, huit, dix ou plus, que vous nommeriez, et qui auraient toute liberté de s'entretenir avec vous pour votre défense, comme de prendre des décisions en la matière (38).

La Commission se retire, et les Templiers délibèrent sur cette proposition. Le frère Renaud de Provins, prêtre et précepteur du Temple d'Orléans, et le frère Pierre de Bologne, prêtre, procureur de l'ordre en Cour de Rome, lettrés l'un comme l'autre, proposent de coucher par écrit les observations suivantes :
« Il nous est dur, à nous et à nos frères, d'être privés de l'usage des sacrements de l'Eglise ; plusieurs d'entre nous, depuis leur incarcération, ont été spoliés de leur habit de religion, et nous tous l'avons été de nos biens temporels. Tous, nous avons été ignominieusement Jetés en prison et chargés de chaînes, et le sommes encore.
— Il est très mal pourvu à nos besoins.
— La plupart des frères morts en prison hors de Paris n'ont pas été enterrés en terre chrétienne ou dans les cimetières.
— Au terme de leur vie, on leur a refusé les sacrements de l'Eglise.
— Nous ne voyons pas ce que pourrait faire un procureur, sans le consentement du Maître, sous l'obédience de qui, nous-mêmes et tous les autres frères, nous sommes et devons être.
— Presque tous, nous sommes simples et illettrés ; aussi réclamons-nous le conseil de prud'hommes et de clercs.
Il y en a beaucoup qui veulent concourir à la défense de l'ordre ; mais on ne le leur permet pas. Exemple : le frère Renaud de Vossignac (diocèse de Limoges), et le frère Mathieu de Clichy, du diocèse de Paris.
— Nous demandons que le Maître, les frères et les précepteurs des provinces se réunissent tous ensemble pour décider de l'institution de procureurs et voir à plein ce qu'il y aurait à faire.
— Au cas où le Maître et les précepteurs ne voudraient, ou ne pourraient pas se réunir à nous pour conformer leur attitude à la nôtre, nous n'en persévérerions pas moins.

Les Commissaires, en réponse à cette note dont les Templiers leur ont donné connaissance, réaffirment qu'ils sont entièrement à la disposition des personnes de l'ordre, pour les ouïr avec bienveillance chaque fois qu'elles pourraient le désirer.

« Quant au Maître, au Visiteur et aux autres grands dignitaires de l'ordre, précisent-ils, ils nous ont fait connaître qu'ils n'entendaient pas défendre l'ordre dans l'état où ils se trouvaient. »

« Nous avons d'autre part donné, à tous ceux qui se proposaient pour la défense de l'ordre, la faculté de se présenter par-devant nous ; les frères Renaud de Vossignac et Mathieu de Clichy nous seront amenés quand ils le désireront »

Mgr l'Archevêque de Narbonne (sur le ton de l'homélie).
Frères, vous avez ouï nos propositions. Décidez dès aujourd'hui, tandis que vous êtes encore rassemblés : le temps presse, la date du concile général approche. C'est votre intérêt de vous hâter : que vos procureurs se présentent devant nous pour défendre l'ordre, et nous procéderons selon le droit. Sachez que nous n'entendons pas vous réunir une autre fois, mais seulement nous conformer dans cette affaire aux instructions que nous avons reçues.

Mgr l'Evêque de Bayeux (même ton).
Frères, convenez donc entre vous. Demain, c'est dimanche, il n'y aura pas d'audience, non plus que lundi. Mardi, nous reprendrons ; nous allons vous envoyer nos tabellions, pour recueillir par écrit et entendre ce que vous aurez bien voulu faire et décida.

LE MARDI 31 MARS
En la chapelle.
Est introduit d'abord le frère Raymond de Vossignac (39). Il est en habit civil, et non de Templier. On assurait, chez les Templiers, qu'il était détenu, par les gens du Roi, dans un cachot déshonnête, et qu'il se constituait défenseur de l'ordre.
Le frère Raymond Mais non ! Je suis bien honnêtement détenu selon mon gré ; on pourvoit à mes besoins.
Les Commissaires.
Entendez-vous défendre l'ordre ?
Le frère Raymond
Mais non ! Je n'aurais pas quitté l'habit de l'ordre, si j'avais voulu le défendre.
Item, le frère Mathieu d'Etang (diocèse de Tours).
Le frère Mathieu. Moi, je veux défendre l'ordre.
Les Commissaires.
Parlez.
Le frère Mathieu.
Je n'ai jamais rien vu dans l'ordre que de bien. C'est tout ce que j'ai à dire pour sa défense.

Le même jour, ainsi qu'il avait été convenu, les Commissaires décident d'envoyer les notaires recueillir les noms des procureurs des Templiers, et tous documents que ceux-ci pourraient leur remettre pour la défense de l'ordre.
Ils convoquent pour le lendemain les frères Pierre de Bologne, Renaud de Provins, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, qui, le samedi, se sont faits les porte-parole de l'assistance ; on leur adjoindra quelques-uns des Templiers les plus capables de chaque province, de neuf à douze en tout.

LIEUX DE DÉTENTION DES TEMPLIERS VISITÉS PAR LES NOTAIRES
LES MARDI 31 MARS ET MERCREDI 1 AVRIL
— La maison de Guillaume de la Huce, rue du Marché-Palu (18 Templiers).
— Le Temple de Paris.
— Saint-Martin des Champs (13 Templiers).
— L'hôtel de feu Mgr l'Evêque d'Amiens, près la porte Saint-Marcel (14 Templiers).
— L'hôtel de Mgr le Comte de Savoie, près la même porte (18 Templiers).
— L'hôtel de Mgr l'Evêque de Beauvais, entre Sainte-Geneviève et les Frères Prêcheurs (21 Templiers).
— L'abbaye de Sainte-Geneviève (20 Templiers, plus 7 qui n'avaient pas assisté à la lecture du questionnaire).
— L'hôtel du prieur de Cornay (21 Templiers).
— L'hôtel de la Sirène, dit encore « Maison d'Etienne le Bourguignon de Serène », rue de la Cithare (12 Templiers).

LE MERCREDI 1 AVRIL
En la chapelle.
Les notaires rapportent aux Commissaires les réponses des Templiers, mises par écrit.
1. Réponse des frères détenus au Temple (40). Leur porte-parole est le frère Pierre de Bologne.
« Nous avons un chef et ne pouvons ni ne devons rien faire sans son congé ; notre intention n'est pas d'instituer des procureurs, mais nous sommes prêts, nous, à défendre l'ordre.
« Les articles envoyés sous bulle de Mgr le Pape, ce questionnaire déshonnête, ignoble, déraisonnable et affreux, sont mensonge, mensonge énorme, mensonge inique. Fabriqués de toutes pièces par des « susurreurs » ennemis de l'ordre, et menteurs !
« La religion du Temple est pure et sans tache et l'a toujours été, quoi qu'ils disent ! Ceux qui profèrent le contraire parlent comme infidèles et hérétiques ; ils aspirent à semer parmi la foi du Christ l'hérésie et l'immonde ivraie.

Nous voici prêts à défendre l'ordre avec tout notre cœur, en paroles et en actions, le mieux qu'il sera possible. Nous demandons toutefois d'avoir la libre disposition de nos personnes, et de pouvoir assister en personne au concile général ; et pour ceux d'entre nous qui n'y pourraient prendre part, de s'y faire représenter par d'autres ; en bref, d'être rendus à la liberté et totalement délivrés de nos prisons.
« Tous les frères du Temple qui ont reconnu pareils mensonges, en tout ou en partie, ont menti. Qui cependant les blâmerait ? Ils ont parlé par crainte de la mort. Pas davantage, on ne saurait en accabler leur ordre ou leurs personnes : car une partie d'entre eux n'a parlé que sous la torture ; ceux-là même qui n'ont pas été passés à la question, ce fut tout comme : épouvantés par cette appréhension, voyant torturer les autres, ils ont raconté tout ce que voulaient leurs persécuteurs ! On ne peut le leur reprocher : les souffrances d'un seul, c'est la peur pour beaucoup ! Ils voyaient bien qu'ils ne pouvaient éviter les peines et les angoisses de la mort qu'au prix d'un mensonge ; il y en a, qui sait ? Qui furent corrompus à prix d'argent, de prières et de caresses, de belles promesses ou de menaces. »
« Tout cela est notoire, et nulle tergiversation ne le peut celer. Nous supplions la miséricorde divine de nous faire rendre justice, car nous avons depuis trop longtemps souffert d'injustes oppressions. Bons et fidèles chrétiens, nous réclamons les sacrements de l'Eglise. »
2. Réponse du frère Raymond Guillaume de Bonca, chevalier, au nom des Templiers détenus en l'hôtel du comte de Savoie.
« Il nous est impossible de rien décider pour le moment, séparés que nous sommes des autres Templiers défenseurs de l'ordre. Si l'on nous réunissait ensemble en un même lieu, ceux surtout de langue d'oc, nous pourrions délibérer avec assez d'efficience pour répondre plus à plein à Nosseigneurs les Commissaires ; aussi demandons-nous cette réunion. »

3. Réponse du frère Elie Aymeri, du diocèse de Limoges, au nom des Templiers détenus en l'abbaye de Sainte-Geneviève, sous la forme d'une

PRIÈRE DES TEMPLIERS EN PRISON
« Que la grâce de l'Esprit-Saint nous assiste. Que Marie, l'Etoile de la mer, nous conduise au port du salut. Amen. »
« Seigneur Jésus, Christ Saint, Père Eternel et Dieu Tout-Puissant, sage créateur, dispensateur, administrateur bienveillant et ami très aimé, pieux et humble Rédempteur, Sauveur clément et miséricordieux, je Te prie humblement et Te requiers de m'éclairer, délivrer et conserver, avec tous les frères du Temple et Ton peuple chrétien bouleversé par tant de troubles, maintenant et à venir. Accorde-nous, Seigneur, en Qui sont et de Qui proviennent toutes vertus, bienfaits, dons et grâces de l'Esprit-Saint, accorde-nous de connaître la vérité et la justice, de prendre conscience de la faiblesse et débilité de nos pauvres chairs, de nous plier à la véritable humilité. Donne-nous de mépriser ce triste monde et ses souillures, ainsi que les vaines délectations, la superbe et toutes les misères, de n'aspirer qu'aux biens célestes, et de travailler à maintenir nos vœux et Tes commandements dans l'humilité. »

« Très Saint Seigneur Jésus-Christ, par le mérite de Tes vertus, que Ta grâce nous concède, puissions-nous échapper au diable rugissant, à tous nos ennemis, à leurs embûches et à leurs œuvres. O notre Rédempteur et Défenseur, ceux que par Ta passion et Ton humilité. Tu enchaînes au bois de la croix, les rachetant par Ta miséricorde, conserve-les, conserve-nous. Par Ta sainte croix et par son signe, puissions-nous réduire à l'affliction l'ennemi et ses embûches. Protège Ta sainte Eglise, éclaire ses prélats, ses docteurs et ses recteurs, avec tout Ton peuple chrétien ; qu'ils proclament et accomplissent Ton service et Ta volonté sacrée d'un cœur pur, humble et dévot ; que leur piété soit pure et attentive ! Qu'ils instruisent le peuple et l'éclairent par le bon exemple. Puissions-nous, pour notre part, accomplir humblement les œuvres d'humilité (sic), à Ton exemple et à l'exemple de Tes saints Apôtres et élus. Puissions-nous considérer de quoi nous sommes faits et ce que nous sommes et serons, ce que nous faisons et devons faire pour posséder la vie qui mène aux joies du Paradis. Daigne illuminer et convertir ceux qui n'ont pas été régénérés par l'eau et l'Esprit-Saint, afin qu'ils rejoignent Ta sainte loi et reçoivent les sacrements de la Sainte Eglise ; et qu'alors, ils conservent Ta sainte foi. A Ton peuple chrétien, Seigneur, donne la soif et la puissance de cette Terre Sainte où Tu es né dans le dénuement, où Ta sainte miséricorde nous a rachetés, où Tes exemples et Tes miracles nous ont enseignés... Daigne pourvoir à ce que nous la libérions par Ta grâce et la possédions ! Que nous accomplissions Tes saints services et volonté ! Dieu très miséricordieux, Ta religion, qui est celle du Temple du Christ, a été fondée, en Concile Général et pour l'honneur de la sainte et glorieuse Vierge Marie Ta Mère, par le Bienheureux Bernard, Ton saint confesseur, élu pour cet office par la sainte Eglise romaine ; c'est lui qui, avec d'autres prud'hommes, l'enseigna et lui confia sa mission. Or, la voici prisonnière et captive du Roi de France pour une cause injuste. Par la prière de la sainte et glorieuse Vierge Marie Ta mère et de la Cour céleste, veuille la délivrer et conserver. Seigneur, Toi qui es la vérité, qui sais que nous sommes innocents, fais-nous libérer, afin que nous tenions humblement nos vœux et Tes commandements, dans l'accomplissement de Ton saint service et de Ta volonté. Ces mensonges iniques lancés contre nous par pressions et tribulations (exauce nos prières), tout ce que nous avons enduré, la condamnation pour nos corps, les propos qui nous ont été tenus de la part de Mgr le Pape, l'incarcération perpétuelle que nous vaut la faiblesse de notre chair, puissions-nous n'avoir pas à endurer tout cela, en dépit des calomnies que nos consciences reçoivent avec tant de douleur (41) ! Protège-nous, Seigneur, avec tout Ton peuple chrétien ; instruis-nous à faire Ta volonté. Donne à Philippe notre Roi, qui est petit-fils de Saint Louis, Ton saint confesseur, de mériter comme lui, par sa vie parfaite et ses mérites, la paix en son royaume et la concorde entre les siens, les rois, princes, barons et chevaliers. Que tous ceux qui ont été constitués pour faire et garder la justice y veillent selon Tes commandements, l'accomplissent, souffrent et conservent entre eux et pour tout le peuple chrétien la paix et la lumière. Donne-leur de reconquérir avec nous la Terre Sainte et d'accomplir Ton saint service et Tes saints ouvrages ; accorde à tous nos parents, bienfaiteurs et prédécesseurs, à nos Frères vivants et défunts, la vie et le repos éternels. »
« Toi qui vis et règnes, étant Dieu, par tous les siècles des siècles. Amen. »
« De prier moi-même, je ne suis pas digne : mais que Ta miséricorde et Ton abaissement, que la Bienheureuse et glorieuse Vierge Marie, Ta Mère et notre Avocate, que toute la Cour céleste intercèdent pour nous et nous l'obtiennent. Amen. »
« Paratus in omnibus obedirey nec fui in contrarium sensum . . . (42) »
« Sainte Marie, Mère de Dieu, Mère très pieuse, pleine de gloire, Sainte Mère de Dieu, Mère toujours vierge et précieuse... O Marie, salut des infirmes, consolatrice de ceux qui espèrent en Vous, triomphatrice du mal et refuge des pécheurs repentants, conseillez-nous, défendez-nous. Défendez votre religion, qui a été fondée par votre saint et cher confesseur le Bienheureux Bernard avec d'autres prud'hommes constitués par la sainte Eglise romaine ; c'est en votre honneur, ô Très Sainte et glorieuse, qu'elle a essaimé. Nous vous en prions humblement, obtenez-nous la libération de votre religion et de ses biens, avec l'intercession des anges, des archanges, des prophètes, des évangélistes, des apôtres, des martyrs, des confesseurs, des vierges elles-mêmes (en dépit des calomnies, vous le savez bien, qui nous sont jetées à la face) ; que nos adversaires reviennent à la vérité et à la charité ! Puissions-nous, nous- mêmes, observer nos vœux et les commandements de Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, qui est notre défenseur, créateur, rédempteur, sauveur miséricordieux et très aimé. »
« Lui qui vit et règne, étant Dieu, par tous les siècles des siècles. Amen. »
« Prions. Dieu Tout-Puissant et Eternel, qui as donné au Bienheureux Louis, roi de France et Ton saint confesseur, la grâce, les mérites, l'humilité, la chasteté, la justice et la charité, selon l'intercession de la Bienheureuse et glorieuse Vierge Marie Ta Mère, que tant il aimait ; Toi qui as donné la paix à son règne, accorde-nous, Seigneur, par son intercession, la paix et le conseil ; délivre et conserve dans la vérité, en dépit des calomnies, notre religion fondée en l'honneur de la Sainte et glorieuse Vierge Marie Ta Mère, afin qu'en cette Terre Sainte où Ta miséricorde et Ton amour nous ont rachetés, nous accomplissions Ton saint service et Ta volonté, et qu'ensemble, avec notre Roi et les siens unis dans les mêmes mérites, nous accédions enfin aux félicités du Paradis. »
« Toi qui, étant Dieu, vis et règnes... »
« Dieu Tout-Puissant et Eternel, qui tant aimas le Bienheureux Jean l'Evangéliste, Ton apôtre, et le laissas reposer sur Ton cœur à la Cène ; qui lui révélas les célestes secrets, et, de la croix où Tu gisais pour le salut du monde, le recommandas à Ta Sainte Mère et Vierge, en l'honneur de qui notre religion a été fondée, délivre et conserve celle-ci par Ta sainte miséricorde ; et de même que Tu nous sais innocents des crimes qu'on nous impute, de même accorde-nous d'observer nos vœux et Tes commandements dans l'humilité et dans l'amour, afin qu'au terme d'une vie méritoire, nous parvenions aux félicités du Paradis. »
« Par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Amen. »
« Dieu Tout-Puissant et Eternel, qui as illuminé le Bienheureux Georges, Ton preux chevalier et saint martyr, et lui as donné le mérite et la grâce de souffrir martyre et passion, par son amour et par la Glorieuse et Bienheureuse Vierge Marie, Ta très Sainte Mère, en l'honneur de qui fut fondée notre religion, daigne la délivrer et conserver avec nous, afin que nous observions humblement nos vœux et Tes commandements, et possédions la vie par laquelle nous mériterons d'accéder aux félicités du Paradis. Toi qui, étant Dieu, vis et règnes par tous les siècles des siècles.
Amen. »

Le frère Elie Aymeri (s'adressant aux greffiers, à qui il a remis sa cédule). Nous vous demandons d'excuser notre mauvais latin, et vous prions d'y apporter les corrections nécessaires.

Le même jour, soit le mercredi 1 avril, les Commissaires, après avoir pris connaissance de ces documents, convoquent d'abord le frère Mathieu de Clichy, qui déclare vouloir défendre l'ordre selon ses possibilités, puis les frères Renaud de Provins et Pierre de Bologne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, ainsi que le frère Robert Vigier.
Le frère Renaud leur présente une cédule justificative. Il n'est pas question pour les Templiers, peut-on y lire, d'entrer en litige ou de plaider contre le Souverain Pontife, le Saint-Siège et la personne même de « Très- Excellent Prince le Roi de France. » Quant à des procureurs, on n'en peut instituer sans le consentement du Grand-Maître et des commandeurs des Provinces ; que ceux-ci, et tous les Templiers soumis à la garde des gens du Roi, soient donc confiés désormais à celle de l'Eglise. « Il faut éviter, en effet, que les gens du Roi ne s'immiscent là-dedans, car nous savons que ces frères n'osent pas défendre l'ordre, en raison de la crainte qui les paralyse, des séductions et des fausses promesses dont ils sont l'objet : autant durera la cause, autant les faux aveux ; cesse la cause, ils défendront l'ordre comme nous. »
Les frères défroqués et trop bavards devront être confiés à l'Eglise et placés sous bonne garde, jusqu'à ce qu'on sache s'ils ont porté un vrai ou un faux témoignage : « car nous savons qu'eux-mêmes, et quelques autres, ont été séduits par des prières ou à prix d'argent. Et en bref, Révérends Pères, trois voies vous sont offertes pour procéder de droit contre l'ordre : la voie d'accusation, la voie de dénonciation, la voie d'office. Si vous adoptez la première, qu'il y ait donc un accusateur, et qu'il s'oblige à la peine du talion, à la poursuite du procès s'il y a lieu, etc. »
« Si vous choisissez la seconde, il n'y a pas à entendre de dénonciateur, car celui-ci aurait dû nous avertir préalablement par une action fraternelle en justice : ce qui n'a pas été fait. »
« Si vous procédez d'office, conclut le frère Renaud, je me réserve de produire, pour moi-même et ceux que je représente, toutes procédures et justifications utiles, sans aucune restriction de nos droits. »

Après cette audition, les Commissaires s'ajournent au vendredi suivant, pour recevoir des notaires les nouvelles réponses que ceux-ci auraient recueillies entre temps.

LIEUX DE DÉTENTION VISITÉS PAR LES NOTAIRES ENTRE LE MERCREDI ET LE VENDREDI.
— L'hôtel de l'abbé de Lagny, près la porte du Temple (11 Templiers).
— La maison de Lettrage, rue de Calma (du Chaume) (11 Templiers).
— La maison de Richard des Dépouilles, rue du Temple (47 Templiers) (43).
— L'abbaye de Saint-Magloire de Paris (12 Templiers).
— La demeure de Nicolas Houdrée, rue des Prêcheurs (10 Templiers).
— La demeure de Jean le Grant, près la pointe de Saint-Eustache (30 Templiers, plus 7 qui n'avaient pas assisté à la lecture du questionnaire).
— La maison de la Jambière (44), vers la Croix du Tyrol (13 Templiers).
— La maison de Robert Anudei (ou Anudieu), rue de la Place aux porcs (17 Templiers).
— La maison Blavot, près la porte Saint-Antoine (9 Templiers).
— La maison de Guillaume de Marcilly, près la porte Saint-Antoine (9 Templiers).
— La maison de Jean de Chaminis (des Chemins ?), ou Calmis (des Chaumes ?), rue de la porte Baudoyer (7 Templiers).
— L'hôtel de l'abbé de Tiron (8 Templiers).
— L'hôtel de l'abbé de Preuilly, rue de la Mortellerie (27 Templiers).
— La maison de Jean Roussel, près l'église Saint-Jean en Grève (28 Templiers).

EXTRAITS DES RÉPONSES DES TEMPLIERS
1. — Ceux de la maison de Lenrage.
Dans notre ordre, nous n'avons vu que du bien, et dans notre ordre nous voulons vivre et mourir : car nous l'estimons bon, loyal et saint ; tel on nous l'a confié, tel nous l'avons conservé et entendons le conserver, aussi longtemps que nous en ferons partie ; en bons et fidèles chrétiens, nous demandons les sacrements de l'Eglise. Nous souhaitons d'avoir le conseil de nos frères et de nos Supérieurs.

2. — Ceux de la maison Houdrée.
Nous ne voulons, ne devons ni ne pouvons instituer de procureurs sans congé de notre Supérieur, le Grand-Maître dont nous dépendons ; s'il nous est loisible de nous entretenir avec lui, nous en déciderons. Mais cette clause est criminelle, que chacun en soit réduit à se défendre par soi-même : car ce sont les frères, en leur ensemble, qui font l'ordre. Notre religion a été approuvée et confirmée par le Siège Apostolique comme bonne et juste. Telle nous l'avons tenue, la tenons et voulons la tenir jusqu'à la mort. S'il survenait quelqu'un qui osât proposer que nous avons usé des pratiques criminelles qu'on nous reproche, nous sommes prêts à nous en disculper ainsi que notre ordre, selon le droit et la raison. N'est pas vrai Templier qui dit l'ordre pervers. Nous réclamons les sacrements de l'Eglise, en bons chrétiens que nous sommes.

3. — Ceux de la maison le Grant.
Notre ordre est bon, juste, exempt des crimes et des vices dont on l'accable ; nous sommes prêts à le défendre, comme bon, juste et pur, selon les exigences de la justice. Nous demandons avec instance les sacrements de l'Eglise.

4. — Ceux de la maison Anudieu.
Ces articles qu'on nous a lus dans le verger sont fausseté et mensonge, sauf le respect dû à celui qui a fait faire l'enquête. L'ordre est bon, digne et saint selon Dieu ; tel nous voulons le conserver et défendre contre qui que ce soit, par nous-mêmes et par nos personnes.

Le frère Raoul de Taverny (45) (qui fait partie de ce groupe).
J'ai vu recevoir bien des frères dans l'ordre. Chaque fois, celui qui les recevait prononçait ces paroles : « Au nom de la Sainte-Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de la Sainte Vierge et de tous les Saints, je te reçois et te donne l'habit du Temple... Ego te recipio et do tibi habitum Templi »

5. — Ceux de la maison Blavot.
Nous ne voyons pas qu'il y ait, en l'affaire, de partie adverse, hormis NN. SS. Le Pape et le Roi, avec qui nous n'entendons pas entrer en litige ; nous n'avons pas l'intention d'instituer des procureurs : nous ne voulons ni ne pouvons le faire sans l'aveu du Grand-Maître dont nous dépendons. Si nous en instituions, ce serait sans valeur, vu que nous sommes prisonniers.
Avec instance, à genoux et en se tordant les mains, les Templiers requièrent les sacrements de l'Eglise.

6. — Ceux de la maison Guillaume de Marcilly.
L'ordre est bon, saint, juste et fort ; nous n'avons jamais rien vu en lui qui soit contraire, et nous le maintiendrons devant et contre quiconque, jusqu'à la fin.

7. — Le frère Aymon de Pratim, Templier détenu à la maison Roussel.
Je ne saurais défendre l'ordre contre Mgr le Pape et Messire le Roi ; je suis un pauvre homme sans culture. Je ne suis pas hérétique, ni n'ai jamais commis aucun des crimes reprochés à l'ordre ; je n'ai jamais constaté ni appris que ces erreurs y eussent cours.
Je n'ai cure du conseil de mes confrères pour instituer des procureurs, en cette maison ou ailleurs. Je demande qu'on me laisse quitter l'ordre des Templiers, pour demeurer dans le siècle ou entrer dans une autre religion : car celle où je suis ne m'agrée point.
Le frère Aymon ne précise pas ses raisons. (Note du greffier.)
Je demande à être convoqué par Messeigneurs les Commissaires, ou du moins par Mgr de Limoges.

LE VENDREDI APRÈS L'OCTAVE DE L'ANNONCIATION, 3 AVRIL
Quatorze Templiers délégués par leurs frères sont introduits auprès de la Commission d'Enquête. Le frère Jean du Four de Montréal, le premier, lit la cédule suivante, qui est rédigée en langue occitane (46) :
En nom de Nostre Sire, Amen. Propaussant li Templers, pritnarement que lor ordre fu senz...
Au nom de Notre-Seigneur, Amen.
Proposent les Templiers : premièrement que leur ordre fut saint et approuvé jadis, bien et honnêtement, par la Sainte Eglise de Rome.
Item, — proposent que tous les frères qui furent faits depuis cette heure jusqu'ici le furent bien et honnêtement, sans péché, selon la foi catholique de Rome, ainsi qu'il se peut trouver dans les livres de la maison : lesquels livres sont d'une seule manière pour les diverses parties du monde. Ainsi apparaît-il par les frères qui ont été dudit ordre transportés dans un autre, à savoir l'Hôpital et l'ordre de Saint-Laurent, comme en ceux des Ecoliers qui furent en l'ordre du Temple, par les confessions des frères qui sont morts en la prison, et par les apostats.
Proposent les frères dudit ordre qu'ils vivaient bien et honnêtement selon la foi catholique de Rome, à ouïr les Heures, faire les jeûnes que la Sainte Eglise commande, et de plus, ils jeûnaient deux quarantaines par an, se confessaient et communiaient trois fois, c'est à savoir à Noël, à Pâques, à Pentecôte, en présence du peuple, par la personne du frère chapelain de leur ordre, s'il y en avait un ; sinon, par un autre ordre à chapelle séculière. Aussi, quand ils étaient malades, se confesser, communier, recevoir les saintes onctions, et ensevelir en terre bénite quand ils étaient morts, comme loyaux chrétiens de Notre-Seigneur, en présence du peuple ; pour chaque frère qui mourait, ils tenaient repas à un pauvre, pour l'âme du mort, quarante jours de nourriture comme les autres frères mangent. Tous les frères de la maison étaient encore tenus de dire cent patenôtres pour son âme dans les huit jours après sa mort ; et cela est manifeste par toute manière de gens du siècle.
Item, — proposent les frères dudit ordre que, pour toutes leurs églises, était le maître-autel de Notre-Dame, à son honneur édifié ; encore, que toutes les Heures devaient dire premièrement les frères, sauf les Complies qui se chantent dernièrement, pour ce que Notre-Dame fut chef de la religion, et le sera, s'il lui plaît.
Item, — proposent les frères dudit ordre que, au jour du Vendredi Saint, ils adoraient la Croix humblement et avec dévotion, en présence du peuple, et qu'ils portaient la croix vermeille sur leurs manteaux en l'honneur et en révérence de la croix sur laquelle Notre-Seigneur souffrit mort et passion pour nous.
Item, — proposent les frères dudit ordre que leurs chapitres étaient célébrés bien et honnêtement, sans nulle tache de péché, selon la foi de Rome. A chaque chapitre général, prêchait tantôt l'évêque, tantôt un prédicateur ou frère mineur; cela se trouvera [vérifiera] par eux, par les frères qui sont sortis de l'ordre, et par les apostats.
Item, — proposent lesdits frères qu'en leur ordre se tenaient courage, aide et justice selon Dieu...
Item, — proposent que Notre Père le Pape leur donna des frères chapelains dudit ordre, pour avoir d'eux la communion.
Item, — proposent que leurs chapelains étaient de bons et honnêtes serviteurs selon la foi catholique de Rome.
Item, — proposent qu'en leurs maisons se tenait hospitalité d'aumône de nourriture quotidiennement, et spécialement trois fois la semaine, à chacun qui venir voulait.
Item, — proposent que, le Jeudi Saint, ils avaient des pauvres en leur maison, pour faire le mandatum, comme il est établi pour l'Eglise de Rome.
Item, — proposent que chaque dimanche, en leurs maisons ou autre part qu'ils soient, pour ouïr la messe, ils prenaient du pain bénit de la main de celui qui chantait la messe.
Item, — proposent que, chaque grande fête, ils faisaient procession en leurs églises, pour l'honneur de cette fête, devant le peuple.
Item, — proposent que bien des chanoines, moines, prêcheurs, frères Mineurs, Carmes, Trinitaires, sont sortis de leur religion et venus en l'ordre du Temple : lesquels n'y fussent jamais venus s'ils sussent en nous mauvaiseté de péché.
Item, — proposent que certains frères dudit ordre ont été faits archevêques et évêques par la Sainte Eglise de Rome.
Item, — proposent qu'anciennement, les frères dudit ordre ont été dans les chambreries de Notre Seigneur le Pape, et vivaient dans une sainte et honnête religion, de telle manière que, s'ils avaient été ceux que l'on dit, il ne les aurait pas reçus en ces offices.
Item, — proposent les frères dudit ordre que Notre Sire le Roi de France et d'autres rois ont eu des trésoriers, aumôniers et autres officiers dudit ordre, sans le moindre soupçon d'erreur.
Item, — proposent qu'archevêques, évêques, comtes et barons ont de même eu des frères dudit ordre en leurs offices, sans le moindre soupçon de mauvaise erreur.
Item, — proposent que certains prélats de la Sainte Eglise, nobles et non-nobles, lesquels avaient fait dévotion aux biens spirituels de la maison, requirent d'être reçus dans les biens de la maison, et donnaient leurs enmesgnes (47) à cause de la dévotion qu'ils avaient en la maison, laquelle chose ils n'eussent jamais faite s'ils avaient trouvé le contraire.
Item, — proposent que des nobles ou d'autres requéraient d'être frères du Temple à leur mort, pour la dévotion de l'ordre qu'ils avaient.
Item, — proposent que l'ordre du Temple, au temps passé, outre-mer et deçà les mers, aux lieux qui étaient en frontières de Sarrasins, combattirent bien et loyalement contre les ennemis de la foi de Jésus-Christ, au temps du roi Louis, du roi d'Angleterre, où il arriva que tout le Couvent se perdit ; et après, au temps de frère G. de Beaujeu notre Maître, que moururent en Acre avec lui plus de trois cents frères.
Item, — proposent qu'en Espagne et en la frontière d'Aragon, ils se sont portés loyalement contre eux, en l'honneur de la croix, selon leur force et pouvoir ; cela se peut trouver par le roi de Castille et d'Aragon, au pouvoir de qui ils ont été.
Item, — proposent que les frères dudit ordre qui furent pris, il y a XXV ans passés, en faits d'armes, et qui sont au pouvoir du Soudan, ni pour peur de mort ni pour dons, n'ont renié ni voulu renier leur Créateur ; par quoi disent les Templiers que, s'ils avaient été tels qu'on le dit, ils l'auraient fait, et auraient été délivrés de l'avant-dite prison.
Item, — proposent lesdits frères que la Sainte Croix du Temple, laquelle visiblement et manifestement comble de grâces la personne en qui elle est, laquelle Sainte Croix est au pouvoir des Templiers, s'ils eussent été tels qu'on dit, elle ne demeurerait ni ne se laisserait garder par de tels gens.
Item, — proposent que l'épine de la couronne qui fut de Notre-Seigneur en cette même manière ne fleurirait pas au jour du Vendredi-Saint entre les mains des frères chapelains du Temple, s'ils fussent tels qu'on le leur reproche.
Item, — quant au corps de Sainte Euphémie qui vint à Castel-Pèlerin (48) par la grâce de Dieu, en quel lieu il a fait plusieurs miracles de par lui, proposent qu'il n'aurait jamais été reçu parmi les Templiers s'ils avaient été ceux que l'on dit, ni aucune autre des reliques qui sont au pouvoir du Temple.
Item, — proposent les frères dudit ordre que ni les aumônes qui se faisaient deçà les mers en leurs maisons, ni celles qui se faisaient outre-mer, par le Maître et l'Aumônier, ne se pourraient amender par aucun roi au monde, ni le bien qu'on sait être fait, si cette fausseté n'eût été imputée à l'ordre, tant en passages qu'autres choses.
Item, — proposent que sont morts plus de 20.000 frères pour la foi de Dieu outre-mer.
Et donc, si quiconque voulait dire qu'en l'ordre du Temple fut faite cette mauvaiseté, disent les frères qu'ils sont décidés à débattre contre lui et contre n'importe qui, excepté l'hôtel de Notre Seigneur le Roi et de Notre Seigneur le Pape.
(Au dos de la cédule, il est écrit en latin : « Si la partie adverse veut avancer quoi que ce soit, nous en demandons la communication et un jour pour en délibérer. »)
Item, — proposent que l'église leur est défendue à grand tort, et ils demandent par Dieu qu'elle leur soit redonnée.
Item, — et premièrement les frères du Temple nient être coupables de tous ces mauvais articles qu'on impute à l'ordre.
Commentant cette lecture, le frère Jean de Montréal déclare que beaucoup auraient désiré venir défendre l'ordre, mais qu'on ne le leur a pas permis ; il cite expressément ceux qui sont détenus à Montferrand en Auvergne, et requiert qu'on les fasse venir.
Les Commissaires.
Tous ceux qui, à l'annonce de notre édit, ont voulu venir défendre l'ordre ont été amenés à Paris, où ils sont encore ; ils ont assisté à notre assemblée tenue au verger de Mgr l'Evêque. Quant aux autres, ceux qui ont refusé de défendre l'ordre, des procès-verbaux publics ont été dressés de leur refus, et eux n'ont pas été amenés.

Au nom des onze Templiers détenus dans la maison de Leurage, leur gardien Colard d'Evreux remet aux Commissaires une cédule qu'ils ont rédigée de même pour leur défense.
« Item, — y est-il porté notamment, nous avons souffert tant de tourments de fers, de prisons et de géhenne, et si longtemps au pain et à l'eau que certains de nos frères en sont morts ; et nous n'eussions jamais tant souffert si notre religion ne fût bonne et que nous ne maintinssions la vérité, et si ce ne fût pour ôter le monde hors de la male erreur qui est sans raison... »

Après quoi, les Commissaires renvoient les greffiers en chacune des geôles précédemment visitées, pour s'assurer que les Templiers y étaient bien d'accord avec ceux qui se disaient leurs mandataires, recevoir tous documents complémentaires qu'ils pourraient avoir à livrer et les inviter une nouvelle fois à déléguer quelqu'un de chez eux, s'ils le désirent, auprès de la Commission d'Enquête. Fuis ils s'ajournent au mardi suivant.

NOUVEAUX LIEUX DE DÉTENTION VISITÉS PAR LES NOTAIRES ENTRE LE VENDREDI ET LE MERCREDI.
D'abord, les trois premiers jours, c'est-à-dire jusqu'au dimanche 7 avril, les notaires visitèrent ensemble :
— La maison de Penne Vayre, au cimetière de la rue de Lieudelle (?), où habite Nicolas de Falaise (23 Templiers).
— L'hôtel de Guillaume de Domont, rue Neuve Notre-Dame (4 Templiers). Puis ils furent pris de scrupules... Constatant qu'un grand nombre de Templiers, tous pour ainsi dire, requéraient l'assistance et le concours de leurs quatre porte-parole, les frères Renaud de Provins, Pierre de Bologne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, ils se firent autoriser par les Commissaires à emmener ceux-ci avec eux dans leurs déambulations d'un local à l'autre. Ils reprirent alors leurs courses à travers Paris, visitant successivement, en compagnie des quatre frères :
— L'abbaye Sainte-Geneviève.
— L'hôtel de feu Mgr l'Evêque de Beauvais.
— L'hôtel du prieur de Comay.
— L'hôtel de feu Mgr l'Evêque d'Amiens.
— L'hôtel du comte de Savoie.
— La maison d'Etienne le Bourguignon de Serène.
— La maison de Penne Vayre.
— La maison de Coyssoine de Brabant, Grande Rue Saint-Jacques (6 Templiers) (49)
— La maison de Guillaume de Domont.
— La maison « à la Jambière », rue Saint-Christophe.
— L'hôtel de l'abbé de Lagny.
— La maison de l'Henrège (sic).
— La maison de Richard des Dépouilles.
— La maison du Temple de Paris.
— L'abbaye de Saint-Martin des Champs.
— La maison de Clairvaux, rue Saint-Martin (11 Templiers).
— La maison de Nicolas Odrée (sic).
— La maison de Robert Anudieu.
— La maison de Jean Rossel en Grève.
— La maison de l'abbé Preuilly.
— La maison de Jean de Chamis (sic).
— La maison Blavot.
— La maison de Guillaume de Marcilly.
— L'hôtel de l'abbé de Tiron.
— L'hôtel de l'abbé de Saint-Magloire.
— La maison de Nicolas Odrée derechef (afin d'y vérifier que le frère Adam d'Enfer, qui s'était présenté le vendredi passé devant la Commission, l'avait bien fait au nom de ses confrères).
— La maison de la Jambière (môme démarche, en ce qui concerne les frères Raoul de Compiègne et Jean de Fréville).
— La maison Anuerdieu (sic) [même démarche, en ce qui concerne le frère Raoul de Taveray.
— La maison de la Jambière (pour la troisième fois).
— La maison de Jean le Grant.
— La maison de Guillaume de Latingi (Lagny), au carrefour de Guillori (4 frères).

LE MARDI 7 AVRIL
En la chapelle.
Comparution des porte-parole de l'ordre : soit les quatre frères précités, plus cinq autres, en particulier le frire Jean de Montréal.
Le frère Pierre de Bologne lit d'abord une nouvelle cédule consacrée à la défense de l'ordre. Ce document original rappelle que les Templiers se refusent à choisir des procureurs sans l'aveu du Maître et de son Couvent, par déférence envers leur chef, auquel ils doivent obéissance absolue, mais qu'ils s'offrent tous, personnellement et conjointement, à cet office.

« Item, y lit-on ensuite, supplient et requièrent les Templiers, qu'aucun laïc ne participe ou n'assiste à leurs interrogatoires, ou toute autre personne douteuse, grâce à quoi, par la peur qu'ils inspireraient, le témoignage pourrait être faussé. Tous les frères sont à ce point démoralisés et terrorisés, que ce n'est point le mensonge qui a de quoi surprendre, mais bien qu'il s'en trouve encore pour persister dans la vérité : chacun peut constater les tribulations, angoisses, outrages, menaces et misères de toute sorte qu'endurent quotidiennement ceux qui déposent selon la vérité, et les comparer aux bienfaits, commodités, délices et libertés dont jouissent les faux témoins, ainsi que les belles promesses qui leur sont faites tous les jours. Il est en vérité fort admirable qu'on prête foi à ces menteurs assez corrompus pour n'avoir en vue, par de pareils témoignages, que leur intérêt corporel, et qu'on n'écoute pas ceux qui, comme des martyrs du Christ, sont morts dans les tourments pour soutenir la vérité, non plus que la grande et la plus saine majorité des vivants qui, par la seule exigence de leur conscience, ont enduré et endurent encore dans leurs geôles tant de tribulations. »
D'ailleurs, observe encore ce document, nulle part à l'étranger, pareils mensonges n'ont été proférés par aucun Templier (50) : « On voit bien, dès lors, pourquoi le royaume de France fait exception : il y a eu corruption par menace, prière, ou prix d'argent. »
Mais la religion du Temple fut, est et se maintient pure : « Quiconque y entre prononce quatre vœux : obéissance, chasteté, pauvreté, promesse d'exposer toutes ses forces au service de la Terre Sainte, savoir pour la conquérir, si Dieu accorde cette grâce, la conserver, garder et défendre selon son pouvoir. Il est admis à un honnête baiser de paix, reçoit l'habit avec la croix, qu'il portera désormais chaque jour sur sa poitrine, et par révérence pour le Crucifié, en mémoire de Sa passion, apprend à conserver la règle et les anciennes coutumes baillées par l'Eglise Romaine et les Saints Pères. »


4 — Les Interrogatoires

LE SAMEDI AVANT LES RAMEAUX, 11 AVRIL, en la chapelle
Comparution par-devant la Commission des premiers témoins. Ceux-ci prêtent serment, en présence des quatre frères défenseurs de leur ordre et procureurs de facto : vingt Templiers, quatre témoins laïcs.

Parmi les frères du Temple, Jean Taillefer, Hugues de Bure, Geoffroy Thantan et Jean l'Anglais, tous quatre barbus selon l'usage de leur ordre » (52), s'empressent de jeter bas leurs manteaux blancs qu'ils tenaient à la main.
Les quatre frères. Nous ne voulons plus porter l'habit des Templiers !
Les Commissaires.
Hé ! Vous n'avez pas à les abandonner ici ! Dehors, vous ferez ce que vous voudrez (53).
On passe aussitôt après aux interrogatoires.

Maitre Raoul de Prelles.
Maitre Raoul de Prelles, du diocèse de Laon, expert en droit, avocat à la Cour du Roi, premier témoin laïc, dépose ainsi qu'il suit :
Quand j'habitais Laon, un de mes bons amis qui était Templier et recteur du Temple de Laon, le frère Gervais de Beauvais, m'avait dit je ne sais combien de fois en présence de bien des témoins — plus de cent fois en tout, quatre, cinq ou six années durant avant l'arrestation des Templiers, — qu'il y avait dans cet ordre un règlement si extraordinaire, et sur lequel un secret tel devait être observé, qu'il aurait préféré se faire couper la tête que de devoir le révéler : du moins, qu'on pût jamais apprendre qu'il l'avait trahi. Au chapitre général, me dit-il, il y avait une pratique tellement secrète que, supposé que par malheur j'en fusse le témoin, supposé même que ce fût le Roi de France en personne ! Eh bien ! Les membres du chapitre, sans craindre aucun châtiment, tueraient le témoin, et n'auraient pas le moindre égard à sa qualité. Il m'avoua qu'il possédait un livret des statuts de l'ordre qu'il montrait volontiers, mais qu'il en détenait un autre, plus secret, que pour tout l'or du monde il ne montrerait à personne. Il me pria de le recommander aux dignitaires de l'ordre, afin qu'il lui fût possible d'assister au chapitre général : alors, assurait-il, il ne doutait pas de devenir bientôt Grand-Maître. J'y parvins ; après sa sortie, je le vis revêtu d'une grande autorité ; les autres dignitaires et puissants de l'ordre l'entouraient de considération, ainsi qu'il l'avait prédit.

Sur le questionnaire lui-même, je ne sais rien, sauf là où il est question de la contrainte que les Templiers réservaient à qui refusait d'obéir à leurs ordres ; plusieurs fois, le frère Gervais, et d'autres aussi, me dirent qu'il n'existait sans doute pas de prison plus atroce que celles de cet ordre ; tout commandement des précepteurs devait être exécuté : celui qui résistait se voyait inhumainement jeté en prison, quelquefois jusqu'à sa mort.
Les Commissaires.
Qui assistait à ces conversations ?
Maitre Raoul.
Maitre Jacques de Neuilly, Nicolas Symon, Adam de Chalandry, tous trois clercs de Laon.
Les Commissaires.
Où cela se passait-il ?
Maitre Raoul.
A Laon. Tantôt au Temple. Tantôt chez moi. Sur tout le questionnaire, je ne savais rien de plus avant l'arrestation des Templiers.
Les Commissaires.
Quel âge avez-vous ?
Maitre Raoul.
Quarante ans environ.
Les Commissaires.
Votre témoignage est-il extorqué par prière, corruption, crainte, amour ou haine ?
Maitre Raoul.
Non.

Nicolas Symon
Nicolas Symon-Damoiseau, du diocèse de Sens, prévôt du couvent de Saint-Maur-des-Fossés. Sait lire et écrire. Quarante ans environ.
En vérité, je ne sais rien du questionnaire, mais je soupçonne que la religion du Temple n'est point bonne.
Les Commissaires.
Et pourquoi donc ?
Nicolas.
Il y a de cela vingt-cinq ans environ, mon oncle Jeannot, dit « du Temple », s'en était venu d'Aragon avec un chevalier de l'ordre, le frère Arnoul de Visinalla On persuada alors mon oncle, qui avait été élevé dans l'ordre du Temple, d'y entrer lui-même. Il refusa.
Ensuite, j'ai su qu'un Templier, le frère Gervais — celui dont a déposé Maître Raoul de Prelles, — détenait un livre de statuts de l'ordre. Ceux-ci me paraissaient assez convenables; mais Gervais me dit :
« Il y a dans notre ordre d'autres statuts que ceux-ci. »
Avec des gémissements qui étaient très sincères, il disait qu'il existait certains règlements, qu'il n'oserait révéler à personne ; le ferait-il qu'il aurait beaucoup à en souffrir.
Les Commissaires.
Où cela se passait-il ?
Nicolas.
A Laon. Au Temple.
Les Commissaires.
Quand ?
Nicolas.
Deux ans à peu près avant l'arrestation des Templiers.
Les Commissaires.
Y avait-il des témoins ?
Nicolas.
Tantôt j'étais seul avec lui; tantôt il y avait Maitres Raoul de Prelles et Jacques de Neuilly, tous deux clercs de Laon.
Mes soupçons proviennent encore du fait qu'il y a quatre ans, à la mort de ma femme, je me proposais d'entrer dans l'ordre du Temple et d'avoir une maison de l'ordre voisine de celle que tenait le frère Gervais ; je le priai de me l'obtenir, car je ne manquais pas d'argent, et ce serait un bien pour nous deux. Gervais me répondit : « Ah ! Ah ! Il y aurait trop à faire ! » C'est tout ce que j'ai à dire.

LE LUNDI 13 AVRIL
La Commission se transporte d'urgence à Saint-Cloud, en la demeure de l'évêque, pour recueillir la déposition du frère Jean de Saint-Benoit, précepteur de l'importante Commanderie de l'Ile-Bouchard, au diocèse de Tours : celui-ci, qui est âgé de soixante ans environ, a été en effet, depuis son transfert, atteint d'une maladie qui laisse redouter qu'il ne trépasse à brève échéance ; il reçoit les Commissaires à son chevet.

Premiers articles du questionnaire (du reniement aux crachats) (*).
* Nous résumons entre parenthèses la teneur de l'article quand elle est indispensable à l'intelligence de la réponse qui y est donnée.

Il y a bien quarante ans que j'ai été reçu au Temple de La Rochelle par le frère P. de Légion qui était le précepteur de cette maison. Il est mort aujourd'hui.
Il me dit, lors de ma réception, qu'il fallait renier Notre-Seigneur. Je ne me souviens plus s'il le nomma Jésus, le Christ ou le Crucifié. Il me dit que c'était tout un ; je répondis que si je Le reniais, je renierais de bouche et non de cœur, et ainsi fis-je.
Les Commissaires.
Est-ce que cela se passait toujours de la même manière, ou bien seulement dans la majorité des cas ?
Le frère Jean du Four.
J'en ai reçu beaucoup sans jamais le leur faire observer; jamais je ne l'ai vu faire à d'autres qu'à moi-même. Je ne sache ni ne crois que d'autres l'aient fait.

(Des crachats sur la croix à l'article relatif au chat.)
Le frère P., qui me recevait, me dit de cracher sur une petite croix qu'il y avait là, et je le fis sur son ordre. Mais à côté de la croix : pas dessus. Le frère P. m'avait emmené à part des autres.
Les Commissaires.
Cette pratique était-elle observée, dans l'ordre, d'une manière générale ?
Le frère Jean du Four.
Moi, en tout cas, je ne l'ai pas fait observer. Je ne crois pas que d'autres l'aient observée. Je ne l'ai vu faire que pour ma réception. Quant au chat, je n'en sais absolument rien.

(Du sacrement de l'autel jusqu'à l'absolution par le Grand- Maître.)
Je crois, et déjà je croyais alors, à tous les sacrements de l'Eglise ; je pense que l'ordre y croyait aussi ; les prêtres de l'ordre, dans leurs messes, prononçaient bel et bien les paroles de la Consécration.

(De l'absolution par le Grand-Maître et les autres précepteurs, etc., jusqu'au baiser.)
Quant à l'absolution, je n'ai jamais ouï dire et ne pense pas qu'ils aient eu ce pouvoir, à moins d'être prêtres. Je n'en sais pas plus.
Quant au baiser, lors des réceptions, nous nous embrassions sur les lèvres ; je n'ai rien constaté d'autre, et ne crois pas qu'on ait observé d'autre rite.

(Du serment de ne pas quitter l'ordre à la sodomie.)
On faisait jurer aux postulants de ne pas abandonner l'ordre, pour un meilleur ou un pire, sans le congé du Maître. Dès la réception, ils étaient tenus pour profès. Les réceptions se faisaient à huis dos, personne n'y assistait que les frères de l'ordre. Je crois que c'est de là que proviennent les soupçons contre l'ordre. On l'a observé communément, et j'en avais fait la remarque moi-même.

(De la sodomie jusqu'à l'idole.)
Jamais je n'ai appris, ni vu, ni su, ni cru qu'un tel vice eût été conseillé ou commis dans notre ordre.
L'idole ?
Jamais de ma vie je n'ai vu chez nous la moindre idole ; je n'en ai pas eu connaissance, n'en ai point adoré ; personne ne m'en a jamais parlé avant notre arrestation. Je ne crois pas qu'il y ait eu chez nous d'idole, tête d'idole ou vénération d'idole. Je sais seulement que chacun recevait lors de sa réception une cordelette qu'on ceignait jour et nuit sur sa chemise ; cette pratique s'observait dans tout l'ordre. Quant au reste, j'ignore tout ; je n'en avais pas entendu parler avant l'arrestation.

(Les confessions réservées aux seuls prêtres de l'ordre.)
Oui, on nous défendait de nous confesser à d'autres qu'aux chapelains de l'ordre, pour autant qu'il s'en pût trouver; nos prêtres avaient le privilège d'absoudre, comme les archevêques et évêques le possèdent sur leurs ouailles. (54).

(De la négligence des Templiers à redresser les erreurs, etc., jusqu'aux aumônes.)
Je ne sais que ce que je viens de déclarer ; ni outre-mer, ni par-deçà, je n'ai assisté aux chapitres généraux des Templiers, sauf une fois à Montpellier ; je n'y ait rien vu dire ou pratiquer de semblable.

(Des aumônes jusqu'à l'article concernant les chapitres secrets.)
Au contraire, les aumônes étaient bien faites et l'hospitalité bien pratiquée dans l'ordre; je les appliquais scrupuleusement dans ma Commanderie ; je n'ai jamais su qu'on eût recommandé dans l'ordre ce qui s'y trouve reproché, mais je crois qu'il y avait des étrangers pour nous en accuser. Bien sûr, je sais qu'acquérir injustement est péché.

(Des chapitres, etc., et la suite.)
Les chapitres, je l'ai constaté, avaient lieu tantôt de jour, et tantôt de nuit ; de jour, il y avait parfois un religieux étranger à l'ordre, qui faisait une prédication ; après quoi, on faisait sortir le prédicateur, son collègue et tous les autres, à l'exception des frères, et les affaires de l'ordre se traitaient à huis clos ; jamais toutefois, je n'ai vu ni su qu'il s'y traitât rien de mauvais. Je n'en sais pas plus.

(Pouvoir d'absoudre des dignitaires.)
J'en ai déjà répondu. Non, je ne crois pas que le Grand-Maître ait eu pouvoir d'absoudre les péchés, mais seulement d'atténuer les peines dues pour infractions aux règlements de l'ordre.

Sur les articles suivants, le témoin n'a rien à dire ; dans les ordonnances édictées par le Maître et le Couvent outremer, il n'a rien surpris d'hétérodoxe ou d'erroné.

(Des déguerpissements, etc., jusqu'à la fin du questionnaire.)
Oui, beaucoup ont quitté l'ordre ; pas à cause de son indignité ou de ses déviations, mais peut-être bien à cause des leurs propres ! Je n'ignore point que de gros scandales ont été suscités contre l'ordre, et qu'ils ont trouvé l'oreille de hauts personnages et des peuples, mais je n'en sais pas plus que ce que j'ai dit. Quant aux aveux que les grands de notre ordre auraient passés par-devant Mgr le Pape, les cardinaux et en consistoire, je n'en sais rien, je n'y étais pas. J'en connais seulement ce qui était contenu dans la lettre apostolique qui m'a été lue naguère.

De retour à Paris, les Commissaires reprennent l'ordre du jour normal de leurs séances, qui prévoit l'audition, à la suite, de tous les témoins qui se présenteront à charge ou à décharge. Ainsi entendent-ils d'abord :

M. Guichard de Marchiaco, Marziaco ou Marchant
Messire Guichard de Marchiaco, chevalier. Cinquante ans et plus.
Le témoin ne peut déposer que sur les articles qui suivent, ne sachant rien des autres.
Article 30 (baiser obscène). Eh oui ! J'en ai entendu parler. Il y a de cela quarante ans. J'en ai entendu parler cinq cents fois et plus, en divers endroits et de diverses bouches. C'était de notoriété publique que le reçu baisait le recevant à l'anus, à moins que ce ne fût le contraire. C'est pour ça, disait-on, que la réception se faisait secrètement et à huis clos.
Les Commissaires.
En quels lieux ? De quelles bouches ?
Messire Guichard.
Eh bien ! A Toulouse, à Lyon (mon pays), en un tas d'autres endroits, à Paris, dans les Pouilles, etc. Et de la bouche de chevaliers, bourgeois et autres, dans les réunions, quand on en venait à parler des frères de cet ordre-là : tant il y en avait que l'on disait communément que « l'abondance rend pauvre ! » (55)
Les Commissaires.
Qu'entendez-vous par « de notoriété publique » ?
Messire Guichard.
Je veux désigner par là ce qui est publiquement rapporté, en plusieurs lieux et par plusieurs personnes.
Les Commissaires.
Connaissez-vous l'origine de ces bruits ?
Messire Guichard.
Non. Mais ceux qui me les ont rapportés étaient personnes sages et sérieuses.

Article 36 (réceptions clandestines).
Messire Hugues de Marchant, du diocèse de Lyon, qui était de ma parenté et avait longtemps étudié le droit, fut à l'âge de quarante ans environ reçu par mes soins au Temple de Toulouse ; ce jour même, je le fis chevalier, je veux dire chevalier laïc, dans la grande salle de la Commanderie ; après quoi, les frères le firent entrer dans ma chambre, qui avoisinait cette salle, et de là dans une espèce de garde-robe; ils fermèrent la porte de l'intérieur le plus solidement possible ; ils mirent devant la porte, toujours de l'intérieur, les courtines de mon lit, de façon qu'il ne fût pas possible de voir à travers les rais de la porte ce qui pourrait se passer. Ils s'enfermèrent avec Hugues si longtemps que tous ceux qui attendaient à l'extérieur en étaient écœurés ; puis ils rouvrirent la chambre et me ramenèrent Hugues, cette fois en habit de Templier. Lui, il était tout pâle, bouleversé et stupéfait ; j'en fus bien étonné, car Hugues avait beaucoup insisté auprès de moi pour entrer dans cet ordre et être fait chevalier par moi-même ; ce même jour, avant d'entrer dans la chambre, il était tout joyeux, fort et robuste.
Le lendemain, Hugues fut amené en ma maison de Toulouse ; je le pris à part et loi demandai s'il était consolé de sa réception, qu'il avait pourtant souhaitée si ardemment. « Pourquoi, lui dis-je, étais-tu si bouleversé hier, et le parais-tu encore aujourd'hui ? »
Lui me répondit : « Jamais plus, je ne pourrai être joyeux ni en paix avec moi-même. » A ce moment, et bien des fois par la suite, je lui demandai la cause de son trouble ; jamais il ne voulut me l'avouer, et jamais plus je ne le vis joyeux ni de bon visage ; et pourtant, c'était auparavant un tempérament gai.
Les Commissaires.
A quelle époque cela se passait-il ?
Le témoin.
Il y a environ dix ans.
Les Commissaires.
Quels frères assistaient à la réception d'Hugues ?
Le témoin.
Le frère Guigues Adhémar, chevalier et précepteur de la province, qui le reçut, le frère Eudes Saumanda, précepteur du Temple de Toulouse, et un frère chapelain, qui servait à la chapelle ; plus un sergent qui demeurait avec le Maître de la province et à son service, et d'autres frères de l'ordre dont je n'ai plus les noms présents à la mémoire.
Les Commissaires.
Qui fut témoin des paroles d'Hugues ?
Le témoin.
Personne, je crois. Cette fois-là, et bien souvent par la suite, je lui fis redemander par mon frère Hugues de Marchiaco, chanoine de Lyon, ainsi que par Lancelot de Paspretes, chanoine du Puy, et par d'autres encore, la raison de son tourment ; jamais il ne voulut l'avouer. Cette même semaine, Lancelot m'apprit que le frère Hugues s'était fait faire un sceau ; sur la légende était gravé : « Sigillum Hugonis Perditi — sceau d'Hugues le Perdu. »

Il me dit que le frère Hugues était quasi désespéré. Je le mandai spécialement, lui reprochai d'avoir fait faire ce sceau et le priai de me le remettre ; il fit une empreinte de cire rouge, si je ne me trompe, et me la donna ; mais il refusa de me remettre la matrice, car je lui avais dit que je la voulais briser. Sur l'empreinte, il y avait bien, selon les experts qui me la déchiffrèrent : « Sceau d'Hugues le Perdu. »
Bien des fois, je reprochai au frère Hugues d'avoir choisi pareil sceau, et m'employai à le lui faire briser; je ne pus jamais l'obtenir, ni connaître la raison pour laquelle il se désignait lui-même par « le Perdu »
Après deux mois passés dans l'ordre, je ne me souviens plus très bien, le frère Hugues revint dans ma famille où il demeura près d'un an, partageant son temps entre elle et moi ; puis la maladie le prit à Lyon, il se confessa aux frères Mineurs que j'avais mandés auprès de lui, reçut les sacrements avec une grande piété apparente et rendit l'esprit.

LE MARDI 14 AVRIL
Suite de la déposition du frère Guichard,
Les Commissaires.
Pourquoi pensez-vous que le frère Hugues se surnommait lui-même « le Perdu » ? Avait-il à l'esprit la perdition de son âme ? ou bien le disait-il parce qu'il avait quitté le siècle ?

Le témoin.
Si j'en crois ce qu'on dit contre l'ordre, il s'agissait de la perdition de son âme. Etant alors sénéchal de Toulouse, je l'avais fait chevalier, avec cheval, armes et équipement complet, fastueusement; je l'avais établi dans l'ordre du Temple en pensant lui faire honneur ; sur le moment, je pensais que cette épithète de « Perdu » lui avait été suggérée par les austérités que l'ordre du Temple observait alors (du moins le disait-on) dans sa conduite.
Les Commissaires.
Avez-vous souvenance de ceux qui vous lurent la légende du sceau ?
Le témoin.
Non. Il y avait beaucoup d'hommes instruits avec moi.
Les Commissaires.
Et les noms des frères Mineurs, vous les rappelez-vous ?
Le témoin.
Non. Je sais qu'ils étaient du couvent de Lyon.

Article 99 (acquêts illicites).
Les Templiers n'étaient pas de bon voisinage pour qui avait à partager avec eux son territoire, mais j'ignore s'ils estimaient cela licite ou péché.
Article 113.
Il y a seize ans environ, j'étais alors gouverneur de Montpellier pour le compte de Mgr le Roi de France, le Maître actuel du Temple, le frère Hugues de Paravent [sic, pour Pairaud], Visiteur de l'ordre, et d'autres dignitaires encore, firent des règlements, à ce qu'on disait, sur la manière de se gouverner et nourrir ; j'ai entendu dire qu'ils avaient été observés. Je ne sais rien de plus sur cet article-là.
Article 118 (nombreux déguerpissements) et suivants.
Un fils de Mathieu de la Mure, citoyen de Lyon, dont le nom m'échappe, avait été reçu dans l'ordre du Temple, sur mes instances et celles de Messire Guillaume Flte et de plusieurs amis ; on l'amena à Paris. Mais il revint à Lyon, la même année, je crois bien, et pria instamment son père, qui vint lui-même me le demander, de le placer dans un autre ordre, sinon, l'on risquait bien de ne le jamais revoir ; jamais on ne put lui extorquer la raison pour laquelle il voulait changer. On le transféra la même année chez les Hospitaliers de Saint-Jean, sous l'habit desquels il est mort.
Les Commissaires.
L'âge de ce Templier ?
Le témoin.
A l'époque de son entrée dans l'ordre, seize ans, je pense.

Article 120 (notoriété des faits).
J'ai souvent entendu dire que bien des dommages étaient résulté, pour les chrétiens, des trop bonnes relations qui existaient entre le Grand-Maître d'alors, frère Guillaume de Beaujeu, le Soudan et les Sarrasins ; là, moi, je crois le contraire, car j'ai su qu'à la bataille d'Acre contre les Sarrasins, le Maître s'était vaillamment comporté : même qu'il y est mort.

Article 125 et suivants (aveux passés par les Templiers).
J'ai ouï dire que le Maître et les autres avaient fait ces aveux, mais je n'en sais pas plus.

Jean Taillefer
Le frère Jean Taillefer, de Gène, diocèse de Langres. Vingt-cinq ans environ. Porte un costume de bure gris et non pas la tenue de l'ordre. Barbe rase.
Les Commissaires.
Combien d'années êtes-vous demeuré dans l'ordre du Temple ?
Le frère Taillefer
Trois ans environ avant mon arrestation. J'étais frère sergent.
Les Commissaires.
Où et par qui avez-vous été reçu ?
Le frère Jean Taillefer. Au diocèse de Langres, dans la maison du Temple appelée Mormant, qu'on venait d'acquérir ; je fus reçu par le frère Etienne, son chapelain, en présence de six ou sept frères dont les noms m'échappent, car je ne les avais pas vus ni connus avant le jour de ma réception ; et après, j'allai résider dans une grange de l'ordre appelée Bellevue, au même diocèse ; j'y demeurai un an, puis passai dans une autre commanderie, appelée Biena (Beaune), où j'ai été arrêté.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1. (Reniement).
Le jour de ma réception, sur l'ordre du chapelain qui me recevait, je reniai le Christ, une fois seulement; mais ce reniement, je le fis de bouche et non pas de cœur. On m'enjoignit ensuite de cracher sur la croix; j'ai crachai, une fois seulement. Et pas sur elle : par côté, en respect de la croix.
Les Commissaires.
Comment était-elle, cette croix ?
Le frère Jean Taillefer.
En bois, toute vieille et peinte.
Les Commissaires.
Vous fit-on quelque violence, lors de cette cérémonie ?
Le frère Jean Taillefer
Non. Mais ils m'avaient menacé, si je ne reniais pas, de me jeter en tel lieu que je ne visse plus mes mains ni mes pieds.
Les Commissaires.
Y avait-il d'autres assistants que les frères de l'ordre ?
Le frère Jean Taillefer
Non.
Les Commissaires
A quelle heure se fit votre réception ?
Le frère Jean Taillefer
A l'aurore. Il y avait, dans la chapelle où je fus reçu, deux chandelles allumées ; c'est dire qu'on n'y voyait pas clair, mais je distinguais bien la croix quand même ; vous dire les motifs et les couleurs de la peinture qu'il y avait dessus, je ne m'en souviens plus : elle était vétuste et abîmée.
Les Commissaires.
D'autres injonctions vous furent-elles données ?
Le frère Jean Taillefer
Non.
Les Commissaires.
Quel âge aviez-vous à l'époque ?
Le frère Jean Taillefer
Vingt ans environ. Ils me prirent à l'improviste pour me faire faire ces cérémonies, en me disant qu'ils m'informeraient plus à plein des règlements de l'ordre.
Les Commissaires.
Et est-ce qu'ils l'ont fait ?
Le frère Jean Taillefer
Non, car par la suite, je n'allai plus ni à eux ni à leurs chapitres : on m'en faisait quelquefois le reproche.
Je n'ai assisté à aucune autre réception ; je crois cependant qu'elles se déroulaient toutes de la même façon...
Les Commissaires.
Qu'est-ce qui vous incite à le croire ?
Le frère Jean Taillefer
Ben, je n'en sais rien.
Sur les articles 2 à 9, le témoin déclare ne rien savoir davantage.

10 à 13 (piétinement volontaire de la croix, etc.)
J'ai su par un frère sergent de l'ordre, natif de Langres et qui, avant de passer outre-mer, avait séjourné à Mormant (je ne me souviens plus de son nom), que les frères de l'ordre foulaient de temps en temps et faisaient fouler la croix aux pieds ; jamais cependant je n'en fus le témoin, et personne ne me demanda de le faire.

Les Commissaires.
Où cette conversation eut-elle lieu ? Devant qui ?
Le frère Jean Taillefer
A Beaune. Nous étions seuls. C'était un matin.
Les Commissaires.
A quelle époque ?
Le frère Jean Taillefer
L'année avant mon arrestation.
Le témoin ne sait rien des articles 14 à 33, sauf qu'en ce qui le concerne, il croit bel et bien au sacrement de l'Eucharistie.

24 à 29 (pouvoir d'absoudre du Grand-Maître).
Certains frères de l'ordre — je ne me rappelle plus leurs noms de façon précise — disaient que le Grand-Maître avait pouvoir de les absoudre de leurs péchés, et pareillement les chapelains ; des visiteurs et autres, jamais je ne l'ai entendu dire.

30 à 33 (baisers impudiques).
Lors de ma réception, celui qui me recevait me baisa à la bouche, au nombril et par-derrière, aux reins, au-dessus du brayel (56) ; je crois qu'il en était ainsi pour les autres.

34 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate, etc.).
Ce même jour, on me fit jurer de ne pas quitter l'ordre, et l'on me dit que j'étais dès lors considéré comme proies. Cette réception s'était faite en secret, à huis clos ; nul n'y assista que les frères de l'ordre, et je crois que, pour les autres réceptions, il en était de même ; pour l'avoir entendu dire par plusieurs laïcs, j'estime que ce secret était la cause des gros soupçons qui pesaient sur l'ordre. De qui, où l'ai-je entendu ?... je n'en sais rien au juste ; mais c'était en tout cas avant notre arrestation.

Des articles 40 à 45, le témoin ne sait rien ; il n'a rien entendu dire avant son arrestation.

46 à 64 (l'idole).
Le jour de ma réception, on plaça sur l'autel de la chapelle une espèce de tête, et on me dit qu'il me fallait l'adorer.
Les Commissaires.
Cette tête, était-elle d'or ? D'argent ? De bronze, ou de bois ? Etait-ce de l'or, ou quoi encore ?
Le frère Jean Taillefer
Je n'en sais rien, pour ne pas l'avoir trop approchée ; on distinguait pourtant une face humaine.
Les Commissaires.
De quelle couleur était-elle ?
Le frère Jean Taillefer
Rouge, ou tout comme.
Les Commissaires.
Peinte, ou non ?
Le frère Jean Taillefer
Je n'ai pas remarqué.
Les Commissaires.
Grosse comment ?
Le frère Jean Taillefer
Comme un chef humain.
Les Commissaires.
Qui vous dit de l'adorer ?
Le frère Jean Taillefer
Le chapelain qui me reçut; je ne la vis adorer par personne, et j'ignore en l'honneur de qui elle avait été faite ; je ne l'ai jamais vue autrement.
Les Commissaires.
A quelle heure vous la montra-t-on ?

Le frère Jean Taillefer
A l'heure de ma réception.
Ce jour-là aussi, l'on me remit une cordelette de fil blanc, dont on disait que cette tête avait été ceinte ; le chapelain me dit de la porter jour et nuit par-dessus ma chemise. Mais je me gardai de le faire et la jetai.
Je crois qu'on remettait une cordelette semblable aux autres frères, le jour de leur réception, et qu'on leur disait « d'adorer la tête »... Mais je ne sais pas de quelle tête il s'agissait.

65 à 72 (obligation du secret absolu).
Lors de ma réception toujours, il me fut défendu de rien trahir d'elle à autrui ; je crois que cela se passait de même aux réceptions de tous les frères, encore que je ne l'eusse point vu faire ; cependant, j'ai ouï le chapelain dire que si l'on s'avisait de révéler ces choses à quiconque, et même aux frères de l'ordre qui n'eussent point assisté à la cérémonie, on serait mis aux fers et jeté pour toujours en prison ; je n'ai jamais vu, toutefois, que personne eût été emprisonné pour tel motif.

Le témoin répond ne rien savoir.

76. Je crois que cet article dit vrai ; toutes ces pratiques au sujet desquelles je viens de déposer se faisaient en secret et clandestinement.

77 à 96 (observance de ces pratiques illicites dans toutes les provinces de l'ordre).
Exact aussi, à mon sens ; mais je n'ai vu ni ne sais rien d'autre que ce que je vous ai dit.

97 (les aumônes).
Dans les maisons de l'ordre où je me suis trouvé, on faisait les aumônes et l'on observait l'hospitalité ; ailleurs, je n'en sais rien, mais je crois qu'un grand nombre des frères de l'ordre donnaient volontiers des aumônes.

98 à 111 (acquêts illicites, etc.).
Le témoin déclare ne rien savoir qu'il n'ait déjà dit.

112 à 117 (divers).
J'ai ouï dire que les ordonnances édictées outre-mer par le Maître et le Couvent étaient observées par-deçà. Je ne sais rien de plus sur ces articles.

118 (nombreux déguerpissements).
J'ai constaté moi-même que plusieurs frères quittaient l'ordre ; j'ignore pour quelle raison. Quant à moi, l'ordre me déplaisait par ces erreurs et mauvaises pratiques dont j'ai déposé ; je fus satisfait de me voir arrêté avec les autres, mais beaucoup moins quand je m'aperçus que je restais aussi longtemps en prison ! C'est parce que l'ordre me déplaisait que, l'autre jour, j'ai jeté mon manteau par terre devant vous.

119 à 127 (notoriété des aveux).
Je crois que ces articles disent la vérité ; plusieurs laïcs m'ont dit (je ne me rappelle plus leurs noms) que ces erreurs avaient été révélées à Lyon, quand Mgr le Pape de maintenant et le Roi Notre Sire s'y rencontrèrent.
Les Commissaires.
Qu'entendez-vous par « l'opinion publique » ?
Le frère Jean Taillefer
Ce qui se dit en général.
Les Commissaires.
Vous a-t-on suggéré ou requis de déposer ainsi ?
Le frère Jean Taillefer
Non.

LE MERCREDI SAINT, 15 AVRIL
Jean l'Anglais.
Jean l'Anglais, de Hinquemete, diocèse de Londres. Trente-six ans environ. Le témoin ne porte ni la barbe réglementaire, ni le manteau et l'habit du Temple (le samedi précédent, il a jeté ce manteau par terre, devant la Commission d'Enquête, en signe de déguerpissement.)

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 13 (reniements, etc...).
J'ai été reçu dans l'ordre à La Rochelle-en-Saintonge, par le frère Pierre de Madit, chevalier et Maître en Poitou. Après m'avoir imposé le manteau, à l'instance du frère Guillaume de Leodio (Légion), précepteur de La Rochelle, au service de qui je me trouvais à l'époque, il me conduisit derrière un autel, et me dit de renier Jésus trois fois et de cracher sur une croix qu'on me présentait ; sur son ordre, je reniai Jésus trois fois, de bouche, et non de cœur, et trois fois, je crachai sur la croix. Renaud, le chapelain de la maison, me remit une cordelette de fil blanc, et me recommanda de la porter jour et nuit pardessus ma chemise ; il me confia que je ne sais quelle tête avait été ceinte de cette cordelette ; j'ignore de quoi il s'agissait, et n'ai point vu la tête. Le chevalier qui me recevait, après ma réception, m'embrassa sur les lèvres en présence des frères qui assistaient à la réception, puis, derrière l'autel où il m'avait mené, il me baisa à la poitrine, entre les épaules et sur la chair nue. Il me recommanda de tenir secrètes ces cérémonies et reçut mon serment de ne rien révéler, serment que je prêtai sur un livre.
Les Commissaires.
Quand avez-vous été reçu dans l'ordre ? Qui assistait à cette scène-là ?
Jean l'Anglais. Dix ans environ. Avec celui qui me recevait, il y avait quatre frères de l'ordre : le frère Renaud donc, le frère Etienne, qui était portier de la maison, le frère Thibaud Mandies, chevalier, et le frère Etienne Picard, charpentier de la Commanderie; tous sont morts, sauf le précepteur.
Les Commissaires.
Connaissez-vous quelques-unes des observances de l'ordre ?
Jean l'Anglais.
On jeûnait ou devait jeûner tous les vendredis depuis la Toussaint environ jusqu'à Pâques, et à partir de là, ceux qui le voulaient ; on jeûnait encore pendant l'espèce de Carême qu'il y a avant la Noël. Entre le jour et la nuit, on disait ou devait dire pour les vivants et les morts soixante Pater Noster et Ave Maria et pour chacune des Heures canoniales, neuf Patenôtres ; pour chacune des Heures de Notre- Dame, sept Ave Maria, si je ne me trompe.
Les Commissaires.
Celui qui vous fit renier Jésus et cracher sur la croix vous fournit-il une raison quelconque de ce geste ?
Jean l'Anglais.
Il me dit que cette pratique était observée dans l'ordre, sans plus, et je n'en sais pas davantage aujourd'hui...
Quand je fis ce reniement et que je crachai, de même qu'au moment du baiser sur la poitrine et aux épaules, il n'y avait personne qui pût le voir, sauf moi-même et le chevalier ; mais les frères, eux, assistaient au baiser sur les lèvres.
Les Commissaires.
L'avez-vous vu faire à d'autres ?
Jean l'Anglais.
Pendant les quatre années après ma réception, je vis recevoir comme frère, dans une pièce de la maison de La Rochelle, le nommé Pierre de Chatenhac, du diocèse de Saintes. Il fut reçu par Pierre, le chevalier, et conduit par lui, après l'imposition du manteau, dans une chapelle derrière l'autel ; je le suivis, en compagnie des frères Renaud, Etienne le portier et Etienne le charpentier ; je crois qu'on fit faire au postulant les mêmes gestes qu'à moi-même, mais nous ne pouvions rien voir, nous autres : car les deux frères, le recevant et le reçu, s'étaient mis derrière l'autel.
Les Commissaires.
Ce rite était-il observé partout dans l'ordre, outre-mer et par-deçà ?
Jean l'Anglais.
Je crois que oui ; mais je n'ai rien observé que je ne vous aie dit.

14 et 15 (l'adoration du chat).
Je l'ai bien entendu raconter par des laïcs, avant l'arrestation des Templiers, mais jamais je ne l'ai constaté moi-même ni ne l'ai entendu dire par les frères de l'ordre, je ne me souviens plus des noms de ces laïcs.

16 à 24. Je crois, quant à moi, au sacrement de l'autel et aux autres ; j'ignore ce que les autres pouvaient croire ou ne point croire, ni si les prêtres omettaient les paroles de la Consécration : depuis l'arrestation des Templiers, plusieurs personnes l'ont affirmé, mais j'ignore si c'est exact ou non. Trois fois dans l'année, à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, les frères communiaient de la main des prêtres de l'ordre. Je n'en sais pas plus.

24 à 29 (tendances hérétiques).
Plusieurs fois, j'ai entendu dire par des frères de l'ordre, dont les noms m'échappent, que le Grand-Maître pouvait autoriser les chapelains à absoudre de leurs péchés les frères qu'ils confessaient ; ceux qui ne se confessaient pas, je n'ai pas entendu dire qu'ils pussent les absoudre ; quant au reste, je ne sais rien de plus, sinon que les visiteurs et les précepteurs imposaient volontiers comme pénitence aux frères de l'ordre de manger par terre sur leurs manteaux.

30 à 33. Le témoin répond comme ci-dessus ; rien de plus.

34 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre, etc.).
Au commandement de celui qui me recevait, je jurai sur un livre de ne pas quitter l'ordre ; je crois que tous mes confrères en faisaient autant : je l'ai constaté quand le frère Pierre de Chatenhac fut reçu. Ils étaient aussitôt réputés proies.
Les réceptions se faisaient en cachette, soit à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre.
Les Commissaires.
Comment le savez-vous ?
Jean l'Anglais.
Parce qu'il en fut ainsi lors de ma réception, et aussi quand le frère Pierre de Chatenhac fut reçu lui-même ; je crois que, dans tout l'ordre, il en était ainsi ; depuis assez longtemps, cette clandestinité a attiré sur l'ordre de véhéments soupçons.

40 à 45 (vice sodomitique).
Jamais je n'ai ouï dire qu'on eût donné congé ou ordre formel à un frère de s'unir charnellement avec un autre ; je crois au contraire que c'eût été péché très grave que de le commettre ou souffrir. Pourtant, j'ai entendu dire, il y a bien dix ans, qu'outre-mer, il y avait des frères qui commettaient ce péché, mais je ne crois pas que ce fût par autorisation du Maître ou règlement de l'ordre.
Les Commissaires.
Qui vous a raconté la chose ?
Jean l'Anglais.
Des laïcs, et puis aussi certains frères de l'ordre, qui s'en revenaient d'outre-mer. Seulement, je ne sais plus leurs noms.

46 à 64 (l'idole).
Je ne connais ni n'ai vu cette idole-là, ni la tête en question; c'est seulement depuis l'arrestation des Templiers que j'en ai entendu parler ; auparavant, j'ignorais qu'il en pût exister, et je n'y crois point : sauf en ce qui concerne les cordelettes dont j'ai parlé.

65 à 72.
Je n'ai jamais vu ni su qu'un frère eût été tué, jeté en prison, maltraité ou même menacé pour avoir refusé de se prêter aux cérémonies en question ; il est vrai que je ne sache pas que l'un quelconque d'eux eût refusé de renier, cracher ou donner les baisers qu'on lui demandait. Entre nous, nous ne parlions pas de nos réceptions ; nous n'aurions pas osé.
Les Commissaires.
Et pourquoi ?
Jean l'Anglais.
Eh bien !... pour l'honneur du monde, ou par pudeur personnelle, je crois... Je n'en sais pas plus sur ces articles.

73. Oui, les chapelains défendaient aux frères de se confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre, mais jamais je n'ai su que le Maître ou les précepteurs l'eussent eux-mêmes interdit.
Les Commissaires.
Quels sont les chapelains que vous avez entendu le défendre ?
Jean l'Anglais.
Ceux des maisons où je me trouvais. Je crois que cela faisait partie des statuts de l'ordre, mais n'en sais pas plus.

Sur ces entrefaites, il commence à se faire tard. Par révérence pour les solennités pascales, les Commissaires décident de suspendre ici l'interrogatoire, qui devra reprendre le jeudi après Pâques. Mgr de Bayeux présente ses excuses : il lui faut assister au synode de la Province de Rouen, et d'autres affaires encore le requièrent; il ne lui sera plus possible avant quelque temps de participer aux travaux de la Commission ; il prie ses collègues de poursuivre sans lui.

LE JEUDI APRÈS PAQUES, 23 AVRIL
Suite de la déposition de Jean l'Anglais.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Je crois que tout cela est vrai, je l'ai entendu dire par les frères eux-mêmes, en particulier par le précepteur de La Rochelle, qui est encore vivant, je crois ; ceux qui assistaient à ces entretiens, je ne me souviens plus d'eux ; c'était avant l'arrestation des Templiers, près de deux ans avant, je crois, et cela se passait au parloir de la maison du Temple de La Rochelle, devant la porte.

77 à 88 (pouvoirs exorbitants du Maître et des dignitaires).
Là-dessus, je ne sais rien, sauf à croire que ce que relatent ces articles est bien exact, quant à ce que j'ai déjà confessé.

89 à 95. Même réponse.

96 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Je crois que le Maître, les Visiteurs et les précepteurs avaient le pouvoir de punir ceux qui se refusaient à de telles pratiques, mais je n'ai vu moi-même punir personne ni n'ai appris qu'un frère eût été récalcitrant ; ceux qui auraient refusé d'exécuter ces ordres, je crois bien qu'ils auraient été punis par leurs supérieurs ; je n'ai rien à dire autrement.

97 (aumônes).
En bien des maisons du Temple, on observait aumônes et hospitalité ; mais pas si bien ni si à plein qu'on aurait dû le faire, selon les intentions mêmes de ceux qui avaient abandonné à cette fin leurs biens à l'ordre.

Les Commissaires.
Ces aumônes étaient-elles observées selon les statuts de l'ordre ?
Jean l'Anglais.
Elles avaient lieu dans les maisons qui possèdent des chapelles, mais non pas dans les autres : trois fois la semaine, selon les statuts. Ainsi l'ai-je pu constater moi-même quand je faisais partie de l'ordre. Dans l'une de nos maisons, à Nantes, le portier Thomas donnait parfois le bon blé aux cochons, et le pain de son aux pauvres : le précepteur lui avait pourtant bien recommandé de faire dûment l'aumône : je l'avais moi-même entendu le dire, quand j'étais de la maison.

98 à 100 (acquêts illicites).
Je ne sais rien. J'ai constaté toutefois que, sous le prétexte des lettres apostoliques, les frères portaient préjudice à bien des gens et leur extorquaient un tas de choses. Au frère Geoffroy de Vichier, Visiteur de l'ordre, Mgr Geoffroy de Saint-Briçon, évêque de Saintes, se plaignit un jour du frère Martin, précepteur d'Epaus (les Epaux) dans le même diocèse ; il assurait que ce frère-là avait extorqué à ses ouailles plus de cinq cents livres, et demandait au Visiteur de mettre fin à de telles exactions, de restituer les sommes extorquées ; mais le Visiteur fit la sourde oreille et passa outre ; il ne dit rien du tout, et l'évêque en fut bien peiné.
Les Commissaires.
A. quelle époque cela se passait-il ?
Jean l'Anglais.
Il y a dix ans, peu avant la mort de cet évêque.
Les Commissaires.
Depuis combien d'années étiez-vous dans l'ordre ?
Jean l'Anglais.
Quatre années : dont deux aux Epaux en qualité de « donné » (57) et deux autres à La Rochelle comme frère de l'ordre et profès.
Les Commissaires.
Où l'évêque avait-il fait ses doléances au Visiteur ?
Jean l'Anglais.
A Château-Bernard, dans le diocèse de Saintes.

101 à 106 (clandestinité des chapitres).
Les chapitres se déroulaient à huis clos ; on mettait même à la porte le prédicateur d'occasion ; ils avaient lieu à l'aurore» ce me semble : jamais je n'y participai. Je n'ai jamais constaté ni entendu dire que les familiers fussent expulsés de la clôture, mais ils n'osaient pas pour autant approcher des portes de la maison où se tenait le chapitre : on fermait si solidement les portes de l'église ou de la pièce en question que personne ne pouvait entrer. Les autres portes demeuraient toutefois ouvertes.

De l'article 105 (sentinelle sur le toit), le témoin déclare ne rien savoir. Il confirme l'article 106, relatif à la clandestinité des assemblées de l'ordre.
Les Commissaires.
Vous êtes-vous trouvé dans une maison où se célébrait un chapitre ?
Jean l'Anglais.
Pas depuis ma profession, mais auparavant, quand j'étais au service des frères à La Rochelle, où ils tenaient chapitre : c'est là que j'ai observé ce dont je viens de parler quant à la fermeture des portes.

107 et 108.
Je n'ai jamais appris du Maître qu'il eût pouvoir d'absoudre; les frères de l'ordre qui étaient prêtres, eux, donnaient l'absolution.

109 à 111. Le témoin ne sait rien.

112 et 113 (autorité du Maître sur toutes les parties de l'ordre).
Je crois que c'est exact.
Les Commissaires.
Pourquoi ?
Jean l'Anglais.
J'ai entendu des frères de l'ordre le dire.

114. Je crois que ces erreurs que j'ai reconnues, il y a longtemps qu'elles existaient dans l'ordre ; certains frères disaient qu'il y avait pas mal de points qui auraient été à amender : voilà déjà trente ans de cela !
Les Commissaires.
A quelle époque ? Où avez-vous entendu pareilles déclarations ? De qui ?
Jean l'Anglais.
Oh ! Je ne m'en souviens plus.

115 à 117 (refus de réforme).
Je crois que tout cela est exact, je n'ai pas constaté de redressement là-dessus.

118 (déguerpissements volontaires).
De fait, beaucoup sortaient de l'ordre. Pourquoi ? Je l'ignore. Moi, j'en serais bien sorti il y a sept ans (58). Il y en a bien cinq cents et plus qui l'auraient fait, avant l'arrestation, s'ils n'avaient eu peur de l'ordre.
Les Commissaires.
Pourquoi l'auriez-vous quitté, vous ?
Jean l'Anglais.
A cause des erreurs abominables que j'ai confessées.

119 (notoriété du scandale)
Je ne sais rien, hors ce que j'ai entendu dire depuis l'arrestation des Templiers.

120 à 123 (notoriété des erreurs).
Ces erreurs-là étaient fort bien connues des frères ; c'était de notoriété publique dans l'ordre, qu'elles existassent ! A l'extérieur, avant notre arrestation ? Je n'en sais rien.
Les Commissaires.
Qu'appelez-vous « notoriété publique » ?
Jean l'Anglais.
Eh bien ! Ce qui se dit couramment.

124 à 127 (notoriété des aveux passés par les Templiers).
Je crois qu'il est vrai que la plupart des Templiers ont passé des aveux. Les Commissaires.
Qu'est-ce qui vous le fait dire ?
Jean l'Anglais.
C'était dans une lettre du pape qui a été lue à Poitiers en présence de l'Official du diocèse.

Ce même jeudi de Pâques, après la déposition du frère Jean l'Anglais, se présentent les quatre frètes défenseurs et procureurs de l'ordre, P. de Bologne, R. de Provins, G. de Chambonnet et B. de Sartiges. Ils exhibent une nouvelle cédule qu'ils ont rédigée, et qui dénonce en termes vifs le procès intenté aux Templiers, « menés comme brebis à l'abattoir » On a exercé sur ces malheureux des pressions de toute sorte, par lettres pourvues du sceau royal (59), et certains y ont trop volontiers cédé.

Les défenseurs, surtout, demandent avec instance que les témoins, après leurs dépositions, soient mis à part de ceux qui n'ont pas encore déposé, afin qu'ils ne puissent pas s'entretenir ensemble.
Ils supplient qu'immédiatement avant de déposer, ou après, les témoins jurent de ne communiquer à personne leurs dépositions secrètes, et de ne révéler celles-ci ni par parole, ni par signe quelconque, ni par lettre ou message ; que, de même, les Commissaires tiennent ces révélations secrètes : si le contraire advenait, il en résulterait grand péril et scandale.
Il conviendra que les Commissaires assurent chacun des témoins que sa déposition sera tenue secrète, et que ceux- ci n'hésitent plus, dès lors, à dire la vérité ; on ne révélera rien à personne jusqu'à ce que le Souverain Pontife ait eu connaissance de l'enquête elle-même.
Acte est pris par les Commissaires de cette communication.

LE VENDREDI 24 AVRIL
Huguet de Bure
Comparution d'Huguet de Bure (diocèse de Langres).
Le témoin ne porte pas l'habit de l'ordre, mais un « surtunique « (60) de bure grise et une tunique de drap blanc ; il ne porte pas non plus la barbe réglementaire.
Les Commissaires.
Combien de temps avez-vous fait partie de l'ordre ? Où, quand et comment avez-vous été reçu ?
Le frère Huguet
J'ai appartenu à l'ordre des Templiers trois années avant l'arrestation générale. J'ai été reçu dans une commanderie appelée Fontenottes (diocèse de Langres), par le frère P. de Bure, sergent et précepteur de cette maison, qui est mort maintenant. C'est dans une chapelle qu'il me reçut. J'enlevai tous les vêtements que je portais, sauf chemise et braies (61), et il me remit le costume et le manteau de l'ordre. Il me baisa aussitôt sur les lèvres d'abord, puis au nombril, et enfin à l'épine dorsale, au-dessus de l'endroit où se porte la ceinture. Pour me baiser au nombril et sur l'épine dorsale, il me souleva mes vêtements par-devant et par-derrière.
Puis le frère P. apporta une croix et me dit de cracher dessus et de la fouler aux pieds, tout en reniant Jésus trois fois. J'en étais tout stupéfait, et m'y refusai ; alors le frère P. me dit qu'il le fallait, que c'était le règlement de l'ordre du Temple ; si je ne m'exécutais pas, menaça-t-il, eux, ils savaient bien ce qu'ils allaient faire. Alors, le frère Guillaume de Bure, prêtre de l'ordre, qui était mon frère par le sang, et qui est mort maintenant — il était le seul à assister à cette réception —, me dit d'exécuter cet ordre ; alors, moi, je reniai Jésus trois fois, des lèvres et non du cœur, et crachai à côté de la croix, une fois seulement, et sans la fouler aux pieds.
Immédiatement après, le frère P. tira d'une armoire une tête et la posa sur l'autel ; avec une cordelette, il se mit en devoir de la ceindre, puis me remit la cordelette en m'enjoignant de la porter par-dessus la ceinture ; toutefois, je ne l'ai pas fait, quant à moi. Puis il me recommanda de ne pas entrer dans une église quand on y célébrerait un mariage, et me défendit de me confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre. Il ajouta que, plus tard, il m'en dirait davantage : pour lors, c'est tout ce qu'il me dit. Ah ! J'oubliais encore : il me recommanda de ne point entrer non plus dans une maison où il y aurait une femme en couches.
Les Commissaires.
Le précepteur s'efforça-t-il de vous persuader qu'il y avait utilité, nécessité même, à observer ces pratiques ?
Le frère Huguet
Non. Il me dit seulement que c'était le règlement.
Les Commissaires.
Pour renier Jésus, quelle phrase avez- vous prononcée ?
Le frère Huguet
J'ai dit : « Je reney (renie) Dieu, je reney Dieu, je reney Dieu. »
Les Commissaires.
Tout cela se passait-il au même endroit ?
Le frère Huguet
Oui, dans la même chapelle, devant l'autel, après l'aurore ; on ne se transporta point ailleurs.
Les Commissaires.
Est-ce qu'il y avait des luminaires dans la chapelle ?
Le frère Huguet
Non. Mais on y voyait bien, le jour éclairait déjà, et je pus discerner la croix à loisir.
Les Commissaires.
En quoi était-elle faite ?
Le frère Huguet
En bois, et il y avait une peinture avec l'image du Crucifié, longue d'une demi-coudée.
Les Commissaires.
Et la tête, elle, en quoi était-elle ?
Le frère Huguet
Ce n'était pas du bois. De l'argent, peut- être, ou de l'or, ou bien du cuivre. Ça ressemblait à une tête humaine, avec une figure et une longue barbe quasi blanche.
Les Commissaires.
Et c'était la tête de qui ?
Le frère Huguet..
Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas revue, pour n'être pas demeuré dans cette maison plus de deux jours; dès la fin de la réception, le précepteur la replaça dans l'armoire.
Les Commissaires.
Comment était la cordelette ?
Le frère Huguet
Elle était faite de fil blanc, mince, de la longueur convenable pour qu'un homme s'en pût ceindre.
Les Commissaires.
Et pourquoi n'avez-vous pas voulu vous en ceindre ? Vous aviez bien fait plus grave...
Le frère Huguet.
Je n'en eus cure !
Les Commissaires.
Pourquoi ?
Le frère Huguet
Je pensais que c'était un péché, parce que j'avais vu qu'on en ceignait la tête, et cette tête-là ne me disait rien de bon.
Les Commissaires.
Avez-vous été déjà interrogé sur l'afiaire des Templiers ?
Le frère Huguet
Oui, par l'archevêque de Tours.
Les Commissaires.
Quel âge aviez-vous quand vous êtes entré dans l'ordre ?
Le frère Huguet
Vingt-sept ans à peu près.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement et la suite).
Je ne sais rien ; je crois pourtant que les mêmes rites qui ont été observés lors de ma réception l'étaient pour les autres ; jamais je n'ai assisté à aucune d'entre elles.

5 (que le Christ n'est pas le vrai Dieu) à 8 (autres enseignements hérétiques).
Je n'en sais pas davantage; mais je ne crois point que l'on enseignât de telles doctrines aux postulants. A moi, en tout cas, on ne me dit rien de tel, et je n'en ai jamais entendu parler autrement.

9 (crachat sur la croix, piétinements sacrilèges, etc.) à 14.
Je ne crois pas qu'il ait été demandé aux autres plus qu'à moi-même.

14 et 15 (l'adoration du chat). Le témoin ne sait rien et n'a rien entendu dire.

16 à 23 (omission par les prêtres des paroles du canon).
Moi, j'y croyais bien, au sacrement de l'autel, et aux autres sacrements. Et je pense que les autres frères n'avaient point d'autre croyance. Les prêtres de l'ordre, à mon sens, prononçaient dûment les paroles de la Consécration ; ils en faisaient en tout cas les gestes ; jamais je n'ai ouï dire qu'on leur eût enjoint le contraire, et qu'il se fût ainsi pratiqué dans l'ordre. Bien sûr, il pourrait bien se trouver qu'il y ait eu ici ou là de mauvais religieux dans notre ordre.

24 à 29 (pouvoir d'absoudre du Grand-Maître).
J'ai entendu des frères de l'ordre raconter — c'était dans une commanderie appelée Sevrey, au diocèse de Chalon-sur-Saône, mais je ne me rappelle plus leurs noms, à eux — que le Grand- Maître avait pouvoir d'absoudre les frères de leurs péchés. Moi, je n'y ai jamais cru ; que les Visiteurs et précepteurs aient eu ce pouvoir, jamais je ne l'ai entendu dire.

30 à 33 (baisers impudiques).
Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit ; je crois que, pour les autres frères, il en était de même que pour moi.

34 (serment de ne pas quitter l'ordre) et 33 (profession immédiate).
Je crois que c'est exact : lors de ma réception, le précepteur me fit jurer sur un petit livre de ne point quitter l'ordre, et me dit que j'étais considéré comme profès.
Mais moi, j'en serais bien sorti, de l'ordre, si j'avais osé !

36 et 37 (clandestinité des réceptions).
Je crois que c'est vrai : ma réception à moi se fit en cachette, portes closes, sans autre assistance que le précepteur, moi-même et mon frère.

38 et 39 (véhément soupçon).
Plusieurs fois, après mon entrée dans l'ordre et avant l'arrestation des Templiers, j'ai entendu des gens de Sevrey (je ne me rappelle plus leurs noms) dire que ces réceptions clandestines étaient la source des soupçons qu'on portait contre l'ordre ; il y avait longtemps que certains les nourrissaient, mais ce n'était pas la majorité.

40 à 45 (crime sodomitique).
Je n'ai jamais rien su ni ouï dire de tel ; je suis sûr que c'est faux.

46 à 57 (adoration de l'idole).
Je ne sais ni n'ai rien entendu dire d'autre que ce que j'ai déposé quant à la tête qui me fut présentée lors de ma réception.

58 à 64 (cordelettes).
Cet article-là est exact; j'en ai déposé. Autrement, je ne sais rien.

65 à 72 (châtiments réservés aux récalcitrants).
« Je n'ai jamais entendu dire que l'un quelconque des frères eût été tué ou jeté en prison pour cela ; toutefois, certains Templiers, dont j'ai oublié les noms, racontaient qu'en cas de refus, on se faisait emprisonner : c'est d'ailleurs ce que me dit celui qui me recevait. On me pria de même, sous la foi du serment et sous peine de prison, de ne pas révéler la manière dont j'avais été reçu ; il en était ainsi pour les autres, je crois.

73. Le précepteur qui me recevait m'enjoignit de ne me confesser qu'aux prêtres de l'ordre, mais je n'en fis rien; moins d'un mois après ma réception, je confessai ces fautes à Messire Hugues de Montbellet, chapelain séculier qui desservait l'église paroissiale de Montbellet. Est-il mort ou vivant ? Je n'en sais rien ; en ce temps-là, il était jeune encore. Il me donna l'absolution, et m'imposa comme pénitence de ne pas porter de chemise le vendredi (62) et de jeûner au pain et à l'eau pendant toute une année aux vigiles de Notre-Dame. Je ne révélai cette confession à aucun frère de l'ordre ; mes autres péchés, je m'en confessai à nos chapelains, et une fois notamment au frère Pierre de Sevrey, mais je n'y fis pas mention des fautes en question.

74 à 76. Le témoin admet la négligence des Templiers, soit à redresser les erreurs, soit à les dénoncer à l'Eglise, soit à les extirper de l'ordre, « quoiqu'ils en eussent bien la faculté ».

77 à 96 (observance de ces pratiques coupables dans toutes les provinces de l'ordre).
Le témoin ne sait rien qu'il n'ait déjà déposé.

97 (aumônes).
Dans les maisons de l'ordre où je fus, et en particulier à Mormant, au diocèse de Langres, les aumônes avaient cours ainsi qu'il convient : trois fois la semaine. On donnait à chaque pauvre une demi-miche de bon pain. L'hospitalité était observée de même.

98 à 100 (acquêts illicites).
Je ne sache ni n'ai ouï dire qu'on ne tînt pas pour péché, dans cet ordre, de réaliser des profits illicites ou de se parjurer à leur propos.

101 à 106 (clandestinité des assemblées).
Le témoin ne sait rien. Il n'a assisté à aucun chapitre ou réception.

107 et 108. Il y avait des frères, dans l'ordre, qui disaient que le Grand-Maître avait pouvoir d'absolution, oui. Mais personne ne disait qu'il eût celui d'absoudre les péchés non confessés.
Les Commissaires.
De qui teniez-vous ces propos ?
Le frère Huguet
D'un frère voyageur de l'ordre, dont j'ai oublié le nom, et qui passa à Sevrey deux ans avant l'arrestation des Templiers ; il n'y avait personne d'autre à ce moment-là qui assistât à l'entretien.

109 à 113 (pouvoirs exorbitants du Grand-Maître).
Le témoin n'a rien à dire qui vaille d'être retenu.

114 à 117. J'ignore quand ces erreurs furent introduites dans l'ordre, et s'il y eut depuis possibilité ou non de réformer tout l'ordre en ses deux parties (63) ; je crois pourtant qu'il y eut négligence à ne les point dénoncer à l'Eglise et à ne pas les extirper, alors qu'on en avait la faculté.

118 (déguerpissements volontaires).
J'ignore s'il y eut des frères qui eussent quitté l'ordre par honte de pareilles erreurs ; je crois que personne ne l'aurait osé : c'était trop dangereux.

119 à 123. Je ne sais rien. Je crois que les erreurs en question sont de notoriété publique dans l'ordre, mais non pas à l'extérieur...
Les dernières lignes de la déposition du frère Huguet n'offrent pas d'intérêt.

Les Commissaires. Veuillez maintenant prêter le serment de ne rien trahir à personne de ce que vous venez de dire (64).

Le frère Huguet. prête serment, sur quoi s'achève l'audience.

LE LUNDI APRÈS L'OCTAVE DE PAQUES. 27 AVRIL
Le frère Gérard du Passage.
Le frère Gérard du Passage (diocèse de Metz).
Cinquante ans. Il ne porte pas l'habit de l'ordre, mais un surtunique en tissu chiné blanc et rouge avec une tunique de même drap. Barbe rase; tête tonse.
Les Commissaires.
Avez-vous déjà été interrogé ?
Le frère Gérard
Oui. Par les frères Prêcheurs, Mgr l'Evêque de Châlons et le vicaire de l'évêque de Toul. Mais je ne l'ai pas été par-devant Mgr le Pape.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1. Quand je fus reçu dans l'ordre du Temple, on me fit faire vœu de chasteté et de pauvreté, ainsi que de tenir et conserver les bons statuts et règlements faits ou à faire par nos Supérieurs. Il me fut dit que si l'on me trouvait — il en était ainsi pour n'importe lequel des frères — dans une « maison close » avec une femme, je perdrais le droit au manteau et serais jeté en prison ; de même, si je détenais sur moi ou avec moi quelque chose en propre sans autorisation, je serais puni ; si l'on découvrait à ma mort que j'eusse possédé quoi que ce fût de personnel, on me priverait de la sépulture ecclésiastique.

Après que j'eusse prêté serment, on me montra une croix de bois, en me demandant si je croyais que ce fût Dieu. Je répondis : « C'est l'image du Crucifié. » Alors, on me dit de n'y point croire : ce n'était qu'un morceau de bois, et Notre-Seigneur était dans les deux. Ensuite, on m'ordonna de cracher sur la croix et de la fouler aux pieds ; je crachai sur elle, mais refusai de la fouler, sinon à sa base (par révérence pour la Croix). Ensuite, deux frères relevèrent les vêtements de celui qui m'avait reçu, par-derrière, et je le baisai sur le dos, entre le brayel et la ceinture. Puis ils m'enseignèrent les règlements de l'ordre, et me recommandèrent de réciter cinq Pater Noster le matin pour les morts, et pareillement pour les vivants ; soixante pour les Heures diurnes, et pour tout frère dont j'apprendrais la mort, cinq ; on me fit aussi jurer de ne pas quitter la l'ordre, sinon par la bonne porte : autrement, je serais destitué, jeté en prison. De même, on me recommanda d'observer les jeûnes en usage dans l'ordre.
Les Commissaires.
Vous fit-on jurer autre chose, et vous donna-t-on d'autres enseignements que ceux-là ?
Le frère Gérard
Non.
Les Commissaires.
A quelle époque et en quelle maison avez-vous été reçu ? Pouvez-vous préciser les noms des témoins ?
Le frère Gérard
C'était il y a dix-sept ans, à Chypre, environ la fête de la Nativité de Saint-Jean. Ce fut le frère Baudoin d'Ardan, chevalier et précepteur du Temple de Nicosie qui me reçut, en l'église de cette maison et en présence des frères Robert, jardinier, et Jean, clerc portier, dont j'ai oublié les noms propres ; il n'y avait pas d'autres assistants.
Les Commissaires.
Quelle heure était-il ?
Le frère Gérard
C'était de jour, le matin, avant la messe.
Les Commissaires.
A quel endroit de l'église ?
Le frère Gérard
Devant l'autel. C'est là que se firent toutes les cérémonies dont j'ai parlé; les frères y assistaient.
Les Commissaires.
Ne vous a-t-on pas conduit en quelque autre endroit ?
Le frère Gérard
Non.
Les Commissaires.
Quels vêtements portiez-vous en entrant dans l'église ?
Le frère Gérard
Des habits rayés, que j'allai, sous le regard des frères, enlever derrière l'autel : chemise de dessus, caleçon, chausses et souliers ; j'en revêtis d'autres en drap de camelin (65), et changeai même de chemise, de braies, de chausses et de souliers.
Les Commissaires.
Ces pratiques dont vous nous avez parlé, vous persuada-t-on de vous y prêter, en prétextant qu'elles étaient d'une utilité réelle pour l'âme ou pour le corps ?
Le frère Gérard
Non. On me dit simplement de les exécuter.
Les Commissaires.
Qui ?
Le frère Gérard
Le chevalier qui me recevait.
Les Commissaires.
Mais quelles furent ses paroles ?
Le frère Gérard
Il me dit de m'exécuter, en vertu du serment que je venais de prêter.
Les Commissaires.
Et vous avez accepté ?

Le frère Gérard
Je ne croyais pas, ce faisant, aller contre Dieu. Et puis, on me le demandait au nom de la foi jurée.
Les Commissaires.
Ainsi, vous ne pensiez pas que ce fût pécher que de cracher sur la croix ?
Le frère Gérard
Si. Mais je le faisais à cause de mon serment.
Les Commissaires.
Combien de fois avez-vous craché sur la croix ?
Le frère Gérard
Une fois seulement, et sur le pied encore !
Les Commissaires.
En quoi était-elle, cette croix ?
Le frère Gérard
En bois, peinte de couleur rouge et verte ; il y avait dessus l'image du Crucifié ; elle était longue d'une coudée environ.
Les Commissaires.
Où se trouvait-elle quand vous avez craché dessus et que vous l'avez foulée aux pieds ?
Le frère Gérard
Le chevalier la tenait en main quand je crachai sur elle; lorsque je marchai dessus, il l'avait posée par terre.
Les Commissaires.
Quels étaient les jours de jeûne des Templiers ?
Le frère Gérard
Les Vigiles des Apôtres. Le Carême, depuis le dimanche avant la Saint-Martin (66) jusqu'à la Noël. Pour l'autre Carême, du Carnaval à Pâques.
Les Commissaires.
Et pour ce second carême, combien de semaines jeûnaient-ils ?
Le frère Gérard
Sept semaines, comme tout le monde.
Les Commissaires.
Si l'on enfreint le jeûne, est-ce qu'on est puni, dans cet ordre-là ?
Le frère Gérard
Non.
Les Commissaires.
En dehors des carêmes, combien de fois mange-t-on de la viande en semaine ?
Le frère Gérard
Le dimanche, le mardi et le jeudi.
Les Commissaires.
Savez-vous comment étaient reçus les autres frères ?
Le frère Gérard
Comme moi-même, je pense ; j'en ai vu recevoir quatre ou cinq.
Les Commissaires.
Leurs noms ?
Le frère Gérard
J'ai oublié.
Les Commissaires.
D'où venaient-ils ? Où étaient-ils reçus ? Par qui ?
Le frère Gérard
Il y en avait deux ou trois qui étaient de Paris et furent reçus au Temple de cette ville, les uns comme chevaliers, les autres comme sergents ; j'en ai vu recevoir deux autres, comme sergents, à Chalon en Bourgogne.
Les Commissaires.
A quelles familles appartenaient-ils ?
Le frère Gérard
Je n'en sais rien. Je ne les avais jamais vus auparavant et ne les revis pas après.
Les Commissaires.
Les noms de ceux qui les reçurent ? Ceux des assistants ?
Le frère Gérard
Je ne sais pas. C'était le précepteur du lieu qui faisait la réception.
Les Commissaires.
Pouvez-vous préciser l'époque ?
Le frère Gérard
Celle de Paris se fit autour de la Nativité de Saint-Jean-Baptiste, il y a huit ans ; une autre, ensuite, la semaine avant Pâques, il y a six ans de cela.
Les Commissaires.
Quel jour exactement ?
Le frère Gérard
Je ne sais plus.
Les Commissaires.
Comment vous y êtes-vous trouvé ?
Vous étiez frère résident ?
Le frère Gérard
Non, j'étais venu par hasard.
Les Commissaires.
De quel couvent étiez-vous ?
Le frère Gérard
Lors de la première de ces réceptions, et même de la seconde, j'étais frère sergent à Trêves, en Allemagne.
Les Commissaires.
Combien de temps y êtes-vous resté ?
Le frère Gérard
Deux ans et demi, à peu près.
Les Commissaires.
Et pourquoi étiez-vous venu à Paris à l'époque de cette réception ?
Le frère Gérard
J'accompagnais le précepteur de Trêves, qui venait à Paris pour le chapitre. On m'envoyait au Temple de Vallouise (La Valloire ?), dans le diocèse de Vienne ; c'est à cette époque-là que j'avais assisté à la réception de Chalon.
Les Commissaires.
Lors des réceptions auxquelles vous avez assisté, est-ce qu'il y eut d'autres rites ou paroles que ceux que vous avez relatés ?
Le frère Gérard
Rien que j'aie vu ou entendu moi-même.
Les Commissaires.
Depuis combien de temps avez-vous abandonné l'habit de l'ordre ?
Le frère Gérard
Il y aura eu cinq ans à la dernière Saint- Martin. C'était à Trêves, et la cause en fut les déviations que j'avais constatées, et pu observer par moi-même.
Les Commissaires.
Quelles étaient-ce ?
Le frère Gérard
Celles que j'ai rapportées.
Les Commissaires.
Avez-vous eu connaissance d'autres erreurs ?
Le frère Gérard
Non.
Les Commissaires.
Depuis, avez-vous repris l'habit ?
Le frère Gérard
Non. Le jour même, je me fis raser la barbe et m'enfuis. Je vins habiter en Lorraine, chez le comte de Bleymont (Blamont), où j'avais deux frères ; peu après, je fus fait prisonnier à Saint-Nicolas du Port, où j'étais resté un an et demi en pèlerinage; ayant acquitté ma rançon, je fus libéré ; mais à mon retour, tandis que je me préparais à partir en pèlerinage outre-mer avec les Hospitaliers, les gens du Roi m'arrêtèrent.

2 à 4. Je crois qu'en général, les frères de l'ordre, la majorité, exécutaient les pratiques que j'ai rapportées : cela, une fois seulement, lors de leur réception. Plus après.

5 à 8 (doctrines hérétiques).
Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit.
9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix).
Je n'en sais pas davantage, et ne crois pas qu'on en ait fait plus que ce que j'ai rapporté.
Le Vendredi Saint, les frères adoraient la Croix avec une grande révérence, déchaussés. Je l'ai constaté moi-même dans toutes les maisons où je suis passé.
Les Commissaires.
C'est-à-dire ?
Le témoin.
Chypre, où je suis resté trois ans. Puis le Temple de Rouelles, au diocèse de Langres, une demi-année, et de là, la Romagne, dans le même diocèse ; ensuite, Somis (?) en Lorraine, dans le diocèse de Toul, où je demeurai un an ; de là, en Picardie, Aymo (Aimont), près de Boulogne, un an et demi ; et enfin Trêves en Allemagne, où je demeurai deux ans.

LE MARDI 28 AVRIL
En la chapelle Saint-Eloi de l'abbaye Sainte-Geneviève
Fin de l'interrogatoire du frère Gérard interrompu la veille du fait de l'heure tardive.
14 et 15 (adoration du chat) ; 16 à 23 (que les Templiers ne croyaient pas à la Présence Réelle dans l'Eucharistie); 24 à 29 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître). Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire, ne croit point que ces articles soient exacts.

30 à 33 (baisers impudiques).
Quant aux baisers sur les lèvres et dans le dos, c'est exact. Le reste, je n'en ai jamais entendu parler, cela doit être faux.
Les Commissaires
Comment savez-vous qu'ils s'embrassaient sur les lèvres et dans le dos ?
Le frère Gérard
Le jour de ma réception, j'embrassai moi-même le frère qui me recevait sur les lèvres et dans le dos, et je vis faire de même lors des réceptions auxquelles j'ai assisté.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre, etc.).
C'est exact. J'ai prêté ce serment le jour de ma réception, et on me dit que j'étais tenu pour profès. Je l'ai vu faire pareillement aux autres réceptions. Ceux qui auraient osé quand même sortir de l'ordre, on les aurait mis en prison si on les rattrapait.

36 et 37 (clandestinité des réceptions).
Exact. Je viens d'en parler.

38 et 39 (soupçons véhéments contre l'ordre).
C'est vrai ; il y a bien vingt ans que je le sais : avant même d'entrer dans l'ordre, et depuis. Bien des gens me l'ont dit, en plusieurs occasions ; mais je ne me souviens plus ni des uns ni des autres.

40 à 45 (crime sodomitique).
Je n'en crois rien. Je ne sache ni n'ai ouï dire que cela fût exact.

46 à 57 (adoration de l'idole).
Idem. C'est à propos de ces articles, comme je refusais d'avouer par-devant le bailli royal de Mâcon, qu'on me passa à la question : on me suspendait des poids aux parties génitales et aux autres membres jusqu'à évanouissement (67)

58 à 64 (cordelettes).
Il est faux qu'on ceignît de ces cordelettes une tête d'idole, et qu'on les remît ensuite aux frères. Chacun d'entre nous se ceignait d'une cordelette par-dessus sa chemise ; on la lui donnait, ou bien il l'achetait lui-même où il voulait. Quand il était fait prisonnier par les Sarrasins, on ne donnait, lui disait-on, que cette corde-là pour son rachat ; c'est la raison pour laquelle on la portait : c'était l'un des règlements de l'ordre en Acre.
Les Commissaires.
Comment le savez-vous ?
Le frère Gérard
Avant que je fusse entré dans l'ordre, en Acre, j'ai entendu le frère Guillaume de Beaujeu, qui était alors Maître du Temple, le dire ; depuis lors, à Chypre, le Maître actuel nous en a reparlé.

65 à 67. Je ne crois absolument pas qu'on aurait tué ou jeté en prison celui qui eût refusé d'exécuter les pratiques de la réception ; je n'ai pas entendu dire, d'ailleurs, qu'il y ait eu des frères pour le refuser.

68 à 72. On nous imposait, sous la foi du serment, de ne pas révéler les modalités de notre réception ni les secrets du chapitre. Qui y aurait manqué se voyait retirer le manteau et mettre en prison mortelle ; nous n'aurions pas osé en parler entre nous. Je n'ai jamais constaté ni entendu dire qu'aucun d'entre nous eût trahi ces secrets, ou qu'il en eût été châtié.

73. Exact; on me défendit de me confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre, et j'ai entendu faire la même recommandation dans les chapitres auxquels j'ai assisté.
Les Commissaires.
Quelle était la raison de ce précepte ?
Le frère Gérard
Eviter que d'autres que les religieux de l'ordre ne connussent nos confessions.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Je crois que c'est exact. Mais il est exact aussi qu'ils ont reconnu ces erreurs, ainsi que moi-même je le fis par-devant un légat du Siège Apostolique qui était Cardinal et Lombard : il y a eu cinq ans à la dernière Saint-Martin. Ce légat me donna comme pénitence de m'en aller outre-mer, et il me remit mon péché ; mais il me dit de ne point rentrer dans l'ordre, d'où je venais de sortir. C'est pour cela que je voulais aller outre-mer, à l'époque où je fus arrêté. Moins de deux ans après, je me confessai de nouveau à Mgr l'Archevêque de Trêves, qui est mort maintenant; lui, il me donna comme pénitence de jeûner désormais tous les samedis de ma vie, et il voulut bien m'absoudre de même.
Les Commissaires.
Pourquoi vous êtes-vous confessé au légat et à l'archevêque ?
Le frère Gérard
Spécialement à cause de ces péchés-là, et parce que je voulais quitter le pays.

77 à 96 (observance des pratiques coupables outremer, etc.).
Quant à ce que j'ai reconnu ci-dessus, c'est exact ; quant à ce que je n'ai pas reconnu, c'est faux, à ce qu'il me semble. Pour le reste, j'ignore tout.

97 (aumônes).
Cet article est inexact ; dans toutes les maisons de l'ordre où j'ai résidé, on observait scrupuleusement les aumônes et l'hospitalité; moi-même, j'ai souvent fait l'aumône sur les biens du Temple.

98 à 100 (profits illicites).
Je crois au contraire qu'on eût considéré comme un péché, dans l'ordre, d'acquérir illicitement et de se parjurer à ce propos.

101 à 106. Chapitres et réceptions se faisaient à huis clos, sans autre assistance que les frères ; mais quant aux sentinelles, je n'en ai rien vu ni connu.

107 et 108. Je ne sache pas, ni n'ai entendu dire que le Maître ait eu pouvoir d'absoudre les péchés, confessés ou non.

109 à 111 (aveux du Maître).
Je n'en sais rien ; je ne crois pas que ce soit exact.

112 et 113 (autorité du Maître).
Je crois qu'il est exact que le Maître, avec l'approbation du Couvent, avait pouvoir de décision et d'exécution : cela, depuis les origines.

114 (origine des erreurs).
J'ignore quand ont commencé ces erreurs-là, mais il y a bien vingt ans que j'en ai entendu parler.

(115 à 117).
Oui, nous fûmes négligents, en ce que nous ne les corrigeâmes point, ni ne primes soin de les dénoncer à l'Eglise.

(118) C'est à cause d'elles que j'ai quitté l'ordre, et je crois que beaucoup d'autres ont fait comme moi.

(119) Il est exact que notre arrestation et les événements qui ont suivi ont suscité un grand scandale parmi les fidèles et autres.

(120 à 123) Quant à l'objet de mes aveux, je crois qu'il est notoire parmi les frères de l'ordre, et même au dehors, depuis l'arrestation des Templiers.

(124 à 127) Je ne sais rien de plus, car j'étais déjà arrêté quand on a raconté que le Grand-Maître et les autres avaient passé ces aveux.
Les Commissaires font jurer au témoin de ne rien trahir à personne de sa déposition, et l'audience s'achève là.

LE MERCREDI 29 AVRIL
En la même chapelle Saint-Eloi.
Geoffroy de Thatan, du diocèse de Tours.

Geoffroy de Thatan, du diocèse de Tours. Trente ans environ. Le témoin porte un habit civil : surtunique de camelin noir, tunique de bure grise. Barbe rasée (depuis peu). Tête tonse. Il est de ceux qui, Vautre jour, ont jeté leur manteau de l'ordre aux pieds des Commissaires.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
Tout cela est exact.
Les Commissaires.
Comment le savez-vous ?
Le frère Geoffroy
J'ai moi-même été reçu comme frère de l'ordre à l'Ile-Bouchard, il y aura six ans à la prochaine Ascension, par le frère Jean de Saint-Benoit, qui était alors le précepteur de cette maison.
(On se souvient que ce témoin, malade, avait reçu à Saint- Cloud la visite de la Commission ; il est décédé depuis. Note des greffiers).

Donc, le frère Jean me donna l'ordre, avant de m'imposer le manteau, de renier trois fois Jésus : de cela, je suis sûr *. Trois fois je Le reniai, en disant : « Je reney (renie) Jésus, je reney Jésus, je reney Jésus. » Après quoi, le précepteur fit apporter une croix et me pria de cracher sur elle ; je crachai à côté, me refusant à cracher dessus.
* Le témoin se trouve ici en contradiction avec Jean de Saint-Benoit. Voyer page 125.
Les Commissaires.
Quelles paroles prononça-t-il ? Vous assurait-il qu'en accomplissant ces rites, vous y trouveriez quelque avantage en ce monde ou dans l'autre ?
Le frère Geoffroy
Il me dit tout simplement de le faire. Moi, j'objectai : « Eh ! Comment pourrais-je ? » Il répliqua que c'était le règlement, qu'il me l'expliquerait, ainsi que d'autres questions, avant une quinzaine; mais il ne devait rien m'expliquer du tout! Il ne me donna aucunement l'assurance qu'il en résulterait pour moi quelque avantage ici-bas ou Là-haut. Si je n'obéissais pas, ajouta-t-il, il me ferait jeter en tel lieu que je ne visse plus jamais mes propres pieds.

On interroge plusieurs fois de suite le témoin sur ces menaces, car il apparaît qu'il varie dans ses réponses. Deux fois, il nie qu'on l'ait menacé, et deux ou trois fois, au contraire, l'affirme et déclare y persister.

Les Commissaires.
Quels furent les jours et heures de votre réception ?
Le frère Geoffroy
Le jour de l'Ascension, au matin. Il faisait bien clair toutefois.
Les Commissaires.
Le lieu ?
Le frère Geoffroy
Une pièce de la maison du Temple de l'Ile-Bouchard qu'on appelle la chambre du Maître de Poitou. Il n'y avait pas d'autel.
Les Commissaires.
Qui y assista ?
Le frère Geoffroy
Le frère Gérard de Launay, précepteur du Temple de Frétoy (Le Frétay), près de Loches, qui est mort maintenant. Personne d'autre.
Les Commissaires.
Qui apporta la croix, et d'où ? Comment était-elle, cette croix ?
Le frère Geoffroy
Ce fut Jean, le valet du précepteur, qui l'apporta. Il l'accompagnait dans ses tournées à cheval. Sur l'ordre du précepteur, il apporta la croix de l'église dans cette maison ; tout de suite après, le précepteur le fit sortir de la pièce où il venait d'entrer ; la porte fut aussitôt fermée par lui-même ou un autre assistant.

Quant à la croix, elle était en bois, avec une peinture ancienne du Crucifié.
Les Commissaires.
Quand le valet est entré, aviez-vous déjà revêtu le manteau de l'ordre ?
Le frère Geoffroy
Non. Ce fut après le reniement et le crachat. Toutes ces pratiques qu'on m'avait imposées, je crois fermement qu'on les observe dans la totalité de l'ordre ; je n'ai cependant assisté à aucune réception ou chapitre, et je n'ai pas résidé ailleurs qu'à l'Ile-Bouchard où je demeurai trois ans : ne quittant cette maison que pour aller à celle des Moulins, qui était unie à l'Ile et voisine de cette commanderie ; là, je suis resté environ un an et demi, jusqu'à mon arrestation. C'est des Moulins que je fus transféré à Loudun, puis à Chinon devant le bailli de Touraine, qui recueillit ma confession. Je n'ai pas été torturé : l'arrestation des Templiers m'a fait le plus grand plaisir à cause des révélations ignobles qui avaient été faites sur leur compte. De Chinon, je fus amené à Tours par-devant Mgr l'Archevêque à qui, spontanément, je réitérai mes aveux.
Les Commissaires.
Lors de votre réception, se passa-t-il autre chose ? Vous donna-t-on d'autres ordres ?
Le frère Geoffroy
On me fit jurer d'observer les statuts et les règlements de l'ordre, de ne pas révéler les modalités de ma réception et de ne point dénoncer l'ordre ; de bien maintenir les droits du Temple. Je prêtai serment sur un livre.
Puis je baisai le précepteur, sur les lèvres d'abord, et ensuite à l'épaule, sur la chair nue : seulement, je ne sais plus sur quelle épaule, la droite ou la gauche. Le précepteur ne se dévêtit pas, il se contenta de dénouer certains nœuds qu'il portait sur les épaules.

5 à 8 (enseignements hérétiques, etc.).
Je ne sais rien et n'ai rien entendu dire là-dessus. Oui, on a bien dû tenir de tels propos à d'autres. Mais à moi, on n'a rien dit de plus que ce que je viens de rapporter.
On répète plusieurs fois cette question, car le témoin a paru s'y enferrer quelque peu. Il finit par convenir qu'il ne pense pas que ces articles soient exacts, vu qu'on ne lui a rien dit de tel lors de sa réception.

9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix).
Je ne sais rien. Je n'ai rien entendu dire. Je vous ai dit tout ce que je savais. A l'Ile-Bouchard, j'ai pu constater que les frères de l'ordre adoraient la croix le jour du Vendredi Saint, nu-pieds et avec une grande dévotion.

14 et 15 (adoration du chat).
Je ne sais rien. J'ai seulement entendu des domestiques du précepteur de l'Ile-Bouchard, au retour d'un chapitre tenu à Auzon, raconter qu'un chat était apparu aux frères qui tenaient chapitre.
Les Commissaires.
Leurs noms ? Où et quand vous l'ont-ils dit ?
Le frère Geoffroy
Guillaume le Poitevin et Renaud Breton, qui étaient au service du précepteur. Guillaume est mort ; l'autre, j'ignore s'il vit encore. Cela se passait à l'écurie de l'Ile-Bouchard, il y a quatre ans environ.
Les Commissaires.
Y avait-il d'autres assistants ?
Le frère Geoffroy
Non, nous n'étions que nous trois.

16 à 23. (Le sacrement de l'autel).
Je ne sais rien, mais ne pense pas que tout cela soit exact. Moi, j'y crois, au sacrement de l'autel et aux autres, et je crois que les frères y croient ! Quant aux prêtres de l'ordre, je ne sache pas qu'ils omettent les paroles du Canon.

24 à 29 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître et de certains dignitaires).
Je ne sais rien, et ne crois point que cet article dise vrai. Pourtant, certains frères de l'ordre disaient que ces dignitaires avaient pouvoir de remettre les peines dues après des écarts de conduite.

30 à 33 (baisers impudiques).
Je ne sais rien de plus que ce que je viens de dire à mon propos ; je ne pense pas qu'il y ait eu dans l'ordre d'autres baisers qu'aux lèvres et aux épaules, ainsi qu'on fit pour moi-même.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate).
C'est bien exact, me semble-t-il : lors de ma réception, j'ai juré de ne pas quitter l'ordre, et, aussitôt, ils me dirent que j'étais profès. C'est tout ce que je sais de cela.

36 et 37 (clandestinité des réceptions).
Cela doit bien être exact. Lors de ma réception, il n'y avait que deux frères présents, et la porte fut fermée, ainsi que je l'ai dit.

38 et 39 (soupçon véhément).
Oui, il y avait contre l'ordre un véhément soupçon ; beaucoup m'en ont parlé depuis mon entrée dans l'ordre, et avant l'arrestation des Templiers. En plusieurs endroits. Mais je ne sais plus où, ni qui, ni quand.

40 à 45 (crime sodomitique).
Je ne sais rien, ni n'ai rien entendu dire, sauf de la bouche de Mgr l'Archevêque de Tours quand il m'interrogea ; je ne pense pas que cela soit exact.

46 à 57 (adoration des idoles).
Même réponse : le témoin ne pense pas que ces idoles aient eu cours dans l'ordre du Temple : si elles y avaient été vénérées, on l'aurait su ou on en aurait appris quelque chose.

58 à 61 (les cordelettes).
Le jour de ma réception, le précepteur me dit de ceindre une cordelette par-dessus ma chemise, et de la porter jour et nuit, en signe de chasteté ; autrement, je ne sais rien.

62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions).
Je crois que les frères sont, d'une manière générale, reçus de la même manière que moi, et pas autrement. C'est tout ce que je sais.

65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Je n'ai jamais vu ni appris qu'un frère eût été mis à mort ou en prison pour avoir refusé d'exécuter ces cérémonies-là. Je ne sache pas davantage qu'il y en ait eu qui eussent refusé. Depuis l'arrestation des Templiers, j'ai entendu dire que, celui qui aurait refusé, il lui serait arrivé malheur.

68 à 72 (serment de ne rien révéler).
Je ne sais que ce que je viens de dire, mais je crois qu'on prêtait serment de ne rien trahir de nos réceptions : entre nous, nous n'osions pas en parler ; si nous l'avions fait, et que nos Supérieurs l'apprissent, je crois qu'ils nous auraient fait jeter en prison : cela devait être le règlement de l'ordre qu'on ne fît aucune révélation là-dessus.

73 (confessions).
J'ai entendu Messires Guillaume Breton et Lucas de Chinon, prêtres « donnés » du Temple qui résidaient à l'Ile-Bouchard, dire qu'il ne fallait se confesser qu'aux frères ou aux prêtres donnés de l'ordre.

74 à 76 (négligence des frères à se réformer).
Oui. Je crois que c'est bien vrai.

77 à 97 (cérémonial uniforme des réceptions (bis) (68).
Je crois que les pratiques dont j'ai parlé à mon propos étaient observées dans la généralité de l'ordre, selon les règlements et préceptes des Supérieurs ; il n'y avait pas d'autre mode de réception. Quant au reste, je ne sais rien.

97 (aumônes).
A l'Ile-Bouchard, trois fois dans la semaine, les frères donnaient l'aumône à qui se présentait : ils ne la refusaient à personne ; leur aumône valait à peu près une obole ; je crois toutefois qu'ils auraient pu, et dû, donner plus largement qu'ils ne faisaient ; l'hospitalité était convenablement observée, dans un esprit joyeux.

98 à 100 (acquêts illicites).
Il me semble avoir entendu le précepteur de l'Ile-Bouchard dire que ce n'était pas péché que d'acquérir licitement ou illicitement, ni de se parjurer à ce propos ; qu'on prêtait serment dans l'ordre de réaliser des profits par tous les moyens possibles. Cela, je l'ai entendu dire au précepteur, et j'en ai moi-même fait le serment lors de ma réception.
Les Commissaires.
Où et quand ? Devant quels témoins ?
Le frère Geoffroy
Au Temple de l'Ile-Bouchard, au cours d'un repas que le précepteur prenait avec des clercs et d'autres dont je ne sais plus les noms. Il y a de cela trois ans environ.

101 à 106 (clandestinité des chapitres).
Jamais je n'ai pris part aux chapitres, mais j'ai appris de Janot (sic), le valet du précepteur, que quand les Templiers tenaient leurs chapitres à Auzon, ils faisaient sonner une cloche à minuit environ. Les frères se réunissaient, en prenant bien soin qu'il n'y eût personne d'autre aux parages de la chapelle (69) ; on fermait la porte de celle-ci. Je crois que les réceptions des frères se faisaient clandestinement, comme fut la mienne. Pour le reste, je ne sais rien.

107 à 111 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître et des dignitaires).
Je ne sais rien, n'ai rien entendu dire. Je ne crois pas que le Maître, les Visiteurs ni les précepteurs de l'ordre aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés ; je ne crois pas davantage que le Maître l'ait reconnu.

112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître).
Je crois, pour l'avoir entendu dire, que tout l'ordre observait et devait observer ce que le Grand-Maître, assisté du Couvent, avait ordonné.

114 (réforme possible de l'ordre).
Je ne sais rien, mais je crois que les erreurs dont j'ai parlé duraient depuis longtemps.

(115 à 117) Oui, nous fûmes négligents et stupides de ne les point corriger ni dénoncer à l'Eglise, et de ne les point désavouer, alors que ce nous eût été possible.

(118) J'ignore s'il y en eut qui quittèrent l'ordre pour ces raisons ; moi, en tout cas, je l'aurais bien fait si j'avais osé ; et beaucoup d'autres, à mon sens, eussent agi de même.

(119) Oui, tout cela a suscité contre l'ordre un grand scandale : l'article dit tout à fait vrai.
Sur les derniers articles du questionnaire, le témoin reconnaît que ces erreurs étaient de notoriété publique dans l'ordre, et que l'opinion en a eu connaissance elle-même depuis l'arrestation des Templiers. Il a ouï parler des aveux passés par le Grand-Maître et d'autres dignitaires par-devant Mgr le Pape ou, du moins, ses cardinaux délégués, selon la forme et procédure qu'a relatées plus au long la bulle Faciem Misericordiam.

Le lendemain de l'interrogatoire du frère Geoffroy Thatan, soit le jeudi 30 avril, la Commission reçut le frère Jean de Juvigny, précepteur de Vauban (Waben), au diocèse d'Amiens. Il portait l'habit de frère sergent du Temple, et était âgé de cinquante-quatre ans environ, selon ses dires. On lui demanda s'il avait déjà été interrogé dans l'affaire des Templiers. « Oui, répondit-il, par Mgr le Pape. »
Et il requit les Commissaires de ne point revenir sur l'enquête à laquelle Mgr le Pape l'avait soumis, mais de l'interroger seulement sur d'autres articles, s'ils le désiraient.
La chose demandait réflexion, vu que la Commission ignorait sur quels points avait porté cette enquête de Mgr le Pape ; on le renvoya donc jusqu'à nouvel avis (70).
Après un intervalle d'un jour franc, où la Commission n'avait pas siégé, soit le samedi 2 mai, furent introduits plusieurs Templiers qu'on venait d'amener du diocèse de Périgueux, et qui s'offraient à la défense de leur ordre.
Le frère Consolin de Saint-Joire, chevalier du diocèse de Cahors, déclara le premier qu'il voulait le défendre, « comme bon et loyal »
Les Commissaires.
Est-ce que vous avez reconnu les erreurs qu'on lui impute ?
Le frère Consolin
Oui, par-devant l'évêque de Périgueux, mais c'était à cause des tourments qu'on m'avait infligés toute une année auparavant ; ensuite, du vendredi après la Noël jusqu'au samedi suivant la Nativité de Saint-Jean- Baptiste, je fus au pain, à l'eau, au froid ; on me dépouilla de mes souliers, surtunique et capuchon ; je ne gardais plus sur moi que tunique, chemise, braies, chausses et manteau (71).

Dix-huit Templiers tiennent le même langage. Tous avaient, sous l'effet des tortures et de la faim, confessé par-devant l'évêque de Périgueux quelques-unes des erreurs reprochées à l'ordre du Temple.

Le frère Guillaume de Villiers
Quant à moi, je suis prêt à dire la vérité quand on me la demandera ; autrement, je ne veux point défendre l'ordre, parce que je ne suis qu'un pauvre vieux.

Six autres Templiers, défenseurs de l'ordre, proclamèrent qu'ils n'avaient jamais, eux, reconnu les erreurs en question, bien qu'ils eussent été interrogés par l'évêque du Mans.
Et l'on amena encore, de ce même diocèse du Mans, deux frères, défenseurs, qui requirent d'être remis en liberté et de se voir rendre leurs biens.

Le lundi suivant, 4 mai, les Commissaires, réunis en la chapelle Saint-Eloi, attendirent en vain jusqu'à l'heure du déjeuner qu'il se présentât des témoins. Personne n'étant venu, ils s'ajournèrent au lendemain.
Ce mardi 5 mai, la Commission délibéra sur le problème assez épineux qu'avait soulevé la déposition du frère Jean de Juvigny: plusieurs Templiers qui avaient déjà prêté serment, mais n'étaient pas encore passés devant elle, avaient été, comme lui, interrogés précédemment par Mgr le Pape ou par les Cardinaux, ses délégués. Que faire en ce cas ? On décida de surseoir à leurs interrogatoires jusqu'à plus ample délibération. Et l'on introduisit les huit témoins suivants, pour la prestation de leur serment. Dès que ceux-ci eurent été introduits, les quatre frères procureurs de l'ordre, qui assistaient à la séance, demandèrent à intervenir.

Les quatre frères procureurs.
Attention ! Nous nous réservons, en temps utile, de prendre la parole à propos de ces témoins-là, et des déclarations qu'ils pourraient être amenés à faire. Il y en a en effet parmi eux que nous ne connaissons pas et ne croyons point être des Templiers (72).

LE MERCREDI 6 MAI, même lieu
Raymond de Vassignac, chevalier.
Raymond de Vassignac, chevalier. Soixante ans environ. Il est en habit séculier. Barbe rase.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
J'ai été reçu au Temple du château de Limoges par le frère Francon de Bort, chevalier de l'ordre, précepteur d'Auvergne et de Limousin. Il me fit jurer sur un livre d'observer la chasteté, l'obéissance, de ne rien avoir en propre, d'obéir aux us et coutumes de l'ordre (ceux d'aujourd'hui et ceux à venir). Après quoi, il m'imposa le manteau de chevalier de l'ordre, puis m'enjoignit de le poser par terre, de cracher sur sa croix, de la renier, et de la fouler aux pieds en haine de Celui qui y fut crucifié. J'obéis ; je reniai la croix une fois seulement, de bouche et non de cœur ; je crachai sur le manteau, à côté de la croix : pas sur elle. Je piétinai le manteau : pas la croix. D'où je déduis que le même cérémonial était généralement observé dans l'ordre.
Les Commissaires.
Votre précepteur s'efforça-t-il par quelque discours de vous persuader d'exécuter semblables pratiques ? Vous déclara-t-il qu'il en résulterait pour vous un profit spirituel ou temporel ?
Le frère Raymond
Non. Il me dit seulement que c'était le règlement.
Les Commissaires.
A quelle époque avez-vous été reçu ? Quels étaient les assistants ?
Le frère Raymond
Il y a vingt-quatre ans environ ; se trouvaient là les frères Robert de Teulet, chevalier, Jean de Saint-Hilaire, sergent et précepteur de Paulhac, Pierre Renaud, sergent, son frère par le sang, et le frère Hugues de Dompnho (Dognon) ; tous sont morts. Il y en avait d'autres aussi, dont je ne sais plus les noms.
Les Commissaires.
En quelle partie de la maison avez-vous été reçu, et à quelle heure ?
Le frère Raymond
Dans la grande salle, entre Prime et Tierce (73). Ce même jour, le précepteur me dit que, selon le règlement, j'avais à le baiser sur les lèvres et au nombril, et il me dit de m'exécuter. Je l'embrassai donc sur les lèvres et au nombril, par-dessus ses vêtements : pas sur la chair nue.
Il me dit aussi que je ne devrais plus me trouver en un endroit où se célébrerait un mariage ni être jamais parrain (74) ; ne pas entrer dans une demeure où il y aurait une femme en couches. Si je ressentais quelque impulsion et désir charnels, que je m'unisse donc aux frères de l'ordre plutôt qu'à une femme. Je ne me rappelle plus s'il me dit que cela faisait partie du règlement ou des usages de l'ordre.
Les Commissaires.
Est-ce qu'il vous prit à part pour vous tenir ces propos ?
Le frère Raymond
Non. Tous les frères que j'ai cités étaient là.
Les Commissaires.
Vous dit-il que ce n'était pas rompre la chasteté ni pécher que de s'unir charnellement aux frères de l'ordre ?
Le frère Raymond
Non.
Les Commissaires.
Avez-vous assisté à d'autres réceptions ?
Le frère Raymond
Oui, à celle du frère P. de Lamaids, qui fut reçu par le frère Humbert de Combrino, alors précepteur de Paulhac, en la chapelle du Temple de Lamaids, au diocèse de Bourges.
Les Commissaires.
Cela se passa-t-il de la même façon que pour vous ?
Le frère Raymond
Je ne me souviens plus bien; il me semble pourtant que oui.
Les Commissaires.
A quelle époque était-ce ? Qui y assistait ?
Le frère Raymond
Il y a douze ans à peu près ; je ne me souviens plus ni du jour ni du mois. Il y avait là les frères Guillaume Arnaud, précepteur de Lamaids, et Humband, dit le Berroyer, sergents l'un et l'autre, moi qui vous parle, et le précepteur. D'autres y assistaient-ils encore ? Je ne me souviens plus ; je ne sais pas davantage si Humband est mort ou vivant ; les deux précepteurs, en tout cas, sont morts.
Moi-même, quand j'étais précepteur de Brive, j'ai reçu, comme frère sergent, au Temple de Rolées (diocèse de Bourges), Bertrand la Marche, qui était du diocèse de Limoges, et à Brive même, comme frère chevalier, Jean de Pratim, du diocèse de Limoges également. Je procédai de la même manière qu'on avait fait pour moi, sauf qu'ils ne me baisèrent pas au nombril, que je ne leur fis pas piétiner la croix, et que je me gardai de dire au chevalier qu'il pouvait s'unir charnellement aux frères de l'ordre : c'était un vieillard. Mais je l'ai bel et bien dit à Bertrand, qui était jeune, lui. Je ne sache pas, toutefois, qu'aucun frère de l'ordre n'ait jamais commis le péché de sodomie.
Les Commissaires.
A quelle époque, ces deux réceptions ? Qui y assistait ?
Le frère Raymond
Pour Bertrand, il y a à peu près huit ans. Se trouvaient avec nous les frères Humband le Berroyer, Pierre d'Ardenay et Arnard la Brosse ; j'ignore s'ils sont vivants ou décédés, mais ils ont été arrêtés en même temps que les autres. Le chevalier, c'était il y a six ans, en présence des mêmes frères et de Barthélemy de Pratim, frère chevalier et précepteur de la maison de l'Ormeteau (diocèse de Bourges), qui était son propre fils. Il n'y avait personne d'autre. Quant aux jours et aux mois, je ne m'en souviens plus.
Les Commissaires.
Quand on vous commanda toutes ces abominations, avez-vous résisté ? Et les autres, ceux que vous avez reçus vous-même ? Celui que vous avez vu recevoir ?

Le frère Raymond
Tout le monde était stupéfait ; on atermoyait, jusqu'à ce qu'il nous fût dit, et moi-même, ainsi ai-je procédé, que c'était le règlement. Mais nous ne nous exécutions que de bouche et non de cœur.
Les Commissaires.
Quel âge avaient ceux que vous avez reçus ?
Le frère Raymond
Bertrand, trente ans environ. Le chevalier, soixante-dix.

5 à 8 (enseignements hérétiques).
De cela, je ne sais rien ; avant l'arrestation des Templiers, je n'avais rien entendu dire. Depuis, on m'a beaucoup questionné là-dessus, mais je persiste à ne pas croire que ces erreurs aient cours dans l'ordre du Temple.

9 à 13 (crachat, urine, piétinement sur la croix).
Je ne sais rien, n'ai rien entendu dure ; je crois que c'est faux, hors ce que j'ai dit.

14 et 15 (adoration du chat).
Même réponse.

16 à 23 (le Sacrement de l'autel).
J'y crois, moi, et aux autres sacrements. Je crois qu'il en était de même pour les autres ; non, les prêtres de l'ordre n'omettaient pas les paroles du Canon ; personne ne le leur défendait ; ils célébraient au contraire avec fidélité et exactitude.

24 à 29 (pouvoir d'absolution du Maître, etc.).
Pendant quelque temps, racontait-on dans l'ordre, il n'y eut pas de prêtres parmi nous ; si un frère commettait une faute, ses Supérieurs lui donnaient une pénitence proportionnée à la qualité du délit. Puis, les Templiers eurent leurs prêtres, et alors on renvoyait les frères fautifs vers eux, à moins que la gravité de la faute ne méritât l'expulsion de l'ordre ou la dégradation du manteau. Jamais je n'ai entendu dire, et je ne le crois pas, que le Maître, les précepteurs et Visiteurs de l'ordre aient eu pouvoir d'absolution sur les frères, ni qu'ils en aient fait l'aveu.

30 à 33 (baisers impudiques).
J'ai dit tout ce que j'avais à dire, mais ne crois pas qu'il y ait eu d'autres baisers que sur les lèvres et au nombril.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate).
C'est exact : nous jurions de ne pas quitter l'ordre, pour une « religion plus grande ou plus petite », sans le congé du Maître et du Couvent. La profession était immédiate.
Les Commissaires
Comment le savez-vous ?
Le frère Raymond
J'ai prêté ce serment le jour de ma réception, et l'ai fait prêter à ceux que j'ai reçus.

36 à 39 (clandestinité des réceptions).
Je crois que c'est exact ; aux réceptions ne devaient assister que les frères de l'ordre ; elles avaient lieu à huis clos.
Les Commissaires.
Comment le savez-vous ?
Le frère Raymond
J'ai pu le constater pour moi et l'ai fait observer pour les autres. J'ai souvent ouï, de la bouche de frères, et même à l'extérieur, de celle de laïcs, que cette clandestinité était à l'origine de soupçons véhéments.

40 à 45 (crime sodomitique).
Je crois bien que c'était un usage général, dans l'ordre, de dire aux frères, le jour de leur réception, qu'ils pouvaient s'unir entre eux ; c'était un abus, bien sûr ; mais on ne leur disait pas que ce ne fût pas un péché ! Et je ne sache pas qu'on l'ait jamais mis en pratique.

46 à 57 (les idoles).
Le témoin ne sait rien, et pense que c'est faux.

58 à 61 (les cordelettes).
Le témoin ne sait rien, n'a jamais entendu dire qu'on portât ces cordelettes en signe d'idolâtrie, ni qu'on en eût ceint les chefs des idoles.

62 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Je crois que les frères, d'une façon générale, étaient reçus ainsi que je l'ai décrit. Mais je n'ai jamais constaté ni entendu dire qu'on en ait mis à mort ou jeté en prison pour refus de s'exécuter ; je ne sache pas, d'ailleurs, qu'il y en ait qui l'eussent refusé jusqu'au bout.

68 à 72 (obligation du secret).
On nous défendait, sous la foi du serment, de parler de nos réceptions au dehors, mais, entre nous, c'était autorisé. Je ne dis pas : « sous peine de mort ou de prison », mais seulement sous la foi du serment. Eussions-nous trahi les secrets, que ceux de l'ordre nous auraient condamnés au pain et à l'eau deux ou trois jours par semaine, selon l'avis de l'ordre.

73 (les confessions).
Il est exact qu'on interdisait aux frères de l'ordre de se confesser à d'autres qu'à nos prêtres sans congé des Supérieurs : c'était le règlement, je l'ai entendu recommander lors des chapitres auxquels j'ai assisté; j'ai bien été à dix chapitres généraux, tant outre-mer que par- deçà.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Oui, c'est bien vrai : nous avons négligé de nous réformer, de dénoncer ces errements à l'Eglise et d'en abandonner la pratique, alors que nous en avions la possibilité.

77 à 96 (cérémonial uniforme des réceptions).
Je crois qu'on observait communément ces pratiques dans l'ordre, et depuis longtemps, tant outre-mer que par-deçà. C'était le commandement des Supérieurs et le statut de l'ordre; je n'ai pas entendu dire qu'on eût jamais observé un autre mode de réception, qui en modifiât la substance.

97 (les aumônes).
Les aumônes se faisaient dûment, et de même observait-on l'hospitalité ; j'y ai veillé personnellement dans les maisons que je dirigeais, et l'ai vu observer partout ailleurs.

98 à 100 (acquêts illicites).
Je crois que c'est faux ; c'était au contraire un précepte commun dans l'ordre qu'il ne fallait pas participer sciemment ou consentir à la spoliation injuste des biens d'un chrétien. Que je sache, on ne professa jamais dans l'ordre que se parjurer pour son profit, ce ne fût point péché.

101 à 106 (clandestinité des assemblées).
Les chapitres, comme les réceptions, se faisaient clandestinement, soit à huis clos, et sans autre assistance que les frères. Quelquefois, on envoyait les frères sergents voir si, par hasard, il n'y en avait pas qui en pussent entendre ou surprendre quelque chose. Ces assemblées n'avaient pas lieu de nuit, non : sauf en cas de nécessité urgente.

107 à 111 (pouvoir d'absolution des dignitaires).
Le témoin ne sait rien.

112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître).
C'est exact : l'ordre, dans son ensemble, devait observer les ordonnances du Maître et du Couvent. Je le sais de bonne source, car j'ai vu évoquer cette question outre-mer, quand je m'y trouvais.

114 à 117 (introduction des erreurs).
J'ignore quand ces erreurs ont commencé dans l'ordre ; je crois qu'elles duraient depuis longtemps, mais j'ignore comment et par qui elles ont été introduites ; quant à notre négligence à nous réformer, j'en ai déjà témoigné.

118 (déguerpissements volontaires).
Oui, il y en avait beaucoup qui quittaient l'ordre, mais j'ignore pourquoi.

119 (le scandale).
Je crois bien que toute cette affaire a suscité un grand scandale, comme le dit l'article.

120 à 127 (notoriété de l'affaire).
Le témoin admet que l'affaire est de notoriété publique, mais il n'a entendu parler des aveux passés par le Maître et les Templiers en général que « d'après des relations peu sûres ».
Les Commissaires.
Avez-vous été déjà interrogé sur le fait des Templiers ?

Le frère Raymond
Oui, par Mgr l'Archevêque de Bourges, à Avord (diocèse de Bourges). J'avais été préalablement passé à la question et mis plusieurs semaines au pain et à l'eau.
Les Commissaires.
Avez-vous avoué ?
Le frère Raymond
Oui, en partie. Mais un peu moins que je ne viens de le faire devant vous.

LE JEUDI 7 MAI
Baudoin de Saint-Just
Baudoin de Saint-Just, précepteur de la baylie de Ponthieu. Trente-quatre ans. Il ne porte pas le manteau ni l'habit du Temple, qu'il déclare avoir volontairement abandonnés cette armée, à la Mi-Carême environ, en même temps qu'il se faisait couper la barbe.
Les Commissaires.
Avez-vous été interrogé déjà sur le fait des Templiers ?
Le frère Baudoin
Oui, à Amiens par les Frères Prêcheurs, et à Paris, par l'évêque de Paris. A Amiens, j'ai été passé à la question, lors de mon interrogatoire par les Prêcheurs ; c'était peu après l'arrestation des Templiers. Sous l'effet des tortures et la crainte de nouvelles, j'en dis bien plus aux Prêcheurs qu'ensuite, à Paris, devant Mgr l'Evêque, qui m'interrogea lors de la dernière Mi-Carême. Bien plus encore que je ne vous en dirai, à vous.

On expose au témoin les articles en latin, langue qu'il entend.

1 à 4 (reniement).
A l'âge de dix-huit ans environ, je fus reçu dans l'ordre des Templiers à Sommereux, au diocèse d'Amiens, par le frère Robert de Saint-Just, prêtre et précepteur de la baylie, qui était mon parent. On observa le cérémonial suivant : le précepteur m'imposa le manteau par-dessus mes habits civils, après m'avoir fait faire vœu de chasteté, d'obéissance et de pauvreté; j'avais également promis, en serviteur tout dévoué au Temple, d'aider de toutes mes forces à recouvrer la Terre Sainte.
Puis nous sortîmes de la chapelle, et le frère Pierre de Braella, précepteur de Sommereux, me conduisit dans une autre pièce où, à huis clos, il me dit de renier Dieu. Terrifié, je refusai. Il répliqua qu'il le fallait, sinon il m'arriverait malheur ; j'en fus frappé d'épouvante et tous mes poils se hérissèrent sur mon corps : surtout que j'entendais des murmures derrière la porte. Je reniai Dieu comme il m'était demandé, de bouche et non de cœur, une fois seulement.
Cela fait, le frère Pierre me dit : « Tu seras un bon athlète outre-mer. » Et presque aussitôt, il m'avertit que si un frère de l'ordre voulait gésir avec moi, je ne devais point refuser. Je n'entendais pas alors qu'il s'agît, en couchant ensemble, de commettre péché, mais seulement que, si un frère venait à manquer de lit, on pouvait le recevoir dans le sien, honnêtement.
J'ôtai ensuite mes vêtements jusqu'à la chemise et aux braies, pour revêtir ceux de l'ordre.
Les Commissaires.
N'Y avait-il pas une croix par-là ?
Le frère Baudoin
Non.
Les Commissaires.
A quelle époque cela se passait-il ?
Le frère Baudoin
Il y aura seize ans le lendemain de la prochaine Saint-Jean-Baptiste ; y assistaient les deux précepteurs, le frère sergent Jacques de Rougemont, le frère Albert, curé de cette maison, le frère sergent Jean de la Voie (75), et le frère Ansaud, sergent et dépensier (76) de la commanderie. Tous sont morts, excepté Jacques de Rougemont et Jean de la Voie ; quand je fis mon reniement, il n'y avait que le précepteur Pierre et moi.
Les Commissaires.
Les choses se passaient-elles toujours ainsi dans l'ordre ?
Le frère Baudoin
Je l'ignore. Je n'ai participé qu'à quatre réceptions, où, à ma connaissance, on n'a rien commis de tel.
Les Commissaires.
Quels furent donc les frères que vous avez vu recevoir ? Où et quand était-ce ? Qui y assistait ?
Le frère Baudoin
Quand j'étais précepteur de la baylie de Ponthieu, j'en reçus trois : le frère Michel Musset d'abord, à Oisemont, au diocèse d'Amiens : il y a eu quatre ans à la dernière Noël ; étaient présents les frères Eudes, curé d'Oisemont, Guillaume de la Place et Raoul du Frénay ; ce dernier, je crois, vit encore. Puis le frère Jean de Saint-Just, mon neveu, en la maison de Forest, au diocèse d'Amiens toujours : il y aura quatre ans en septembre prochain ; étaient présents ledit Eudes, curé d'Oisemont, André Méditateur, Bernard Gafet et feu Michel, prêtre de Villeroy. Enfin, le frère Jean de Resteval (77), à Oisemont, il y a eu trois ans à la dernière Epiphanie ; étaient présents ledit Eudes, toujours, les frères Thomas de Janval, prêtre, Robert Flameng et Raoul du Frénay, qui sont tous en vie, sauf le frère Robert, dont j'ignore s'il est mort ou vivant.
Les Commissaires.
Quel cérémonial observa-t-on ?
Le frère Baudoin
Je leur fis faire les trois vœux de chasteté, d'obéissance et de pauvreté, et jurer en outre d'être pour le Temple des esclaves voués au recouvrement de la Terre Sainte, selon leur pouvoir. Il y a dans nos livres des statuts qui précisent comment les frères doivent vivre, aller à l'église, réciter les heures et se comporter en général, se vêtir, ceindre une corde sur leur chemise, se chausser, et autres règlements de notre religion ; je les leur faisais lire, spécialement ceux qui énuméraient les peines infligées aux délinquants. Je ne les fis pas renier Dieu ni commettre d'autres indécences.
Les Commissaires.
Pour votre propre réception, est-ce qu'on vous enjoignit, au cas où vous auriez à recevoir d'autres frères, de les faire renier Dieu, ainsi que vous-même L'aviez renié ?
Le frère Baudoin<br /> Non. J'ai assisté à la réception du frère Jacques de Bergnicourt (il doit être mort maintenant) par le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de l'ordre. Cela se passait dans la chapelle du Temple de Sommereux, il y a douze ans environ, en présence du frère Robert, dit de Beauvais, du frère Albert, curé du Temple, de Jacques de Rougemont et de Jean de la Voie. On n'y fit, à ma connaissance, rien de plus que ce que j'avais fait moi-même lors des trois réceptions auxquelles j'avais présidé.
Les Commissaires.
Alors, ces reniements, croyez-vous qu'ils ont cours dans l'ordre, en tout ou en partie ?
Le frère Baudoin
Je crois qu'en certains endroits, il y en a qui les font faire, ainsi que je les ai faits moi-même : je ne crois pas avoir été le premier ni le seul. Je sais pourtant fort bien qu'ailleurs, ils n'ont pas cours.

5 à 8 (enseignements hérétiques, etc.).
Je ne sais ni n'ai rien appris ; je ne crois pas que ce soit exact.

9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix).
Tout cela, c'est un tissu de sottises et de mensonges ! Je n'ai rien entendu dire là-dessus avant l'arrestation des Templiers.
14 et 15 (le chat).
Je ne sais rien, mais je crois que cette histoire est fausse et ridicule.

16 à 23 (le sacrement de l'autel).
Je ne sais rien, ni n'ai rien entendu dire, mais je crois bien que c'était le contraire : tout le monde, dans l'ordre, croyait ferme au sacrement de l'autel et aux autres sacrements de l'Eglise; nos prêtres prononçaient les paroles de la Consécration ; je n'ai jamais entendu dire qu'on le leur eût interdit.

24 à 29 (pouvoir d'absolution des dignitaires).
Quand un de nos frères se rendait coupable d'une faute publique, le Maître, les Visiteurs ou les précepteurs le punissaient selon la discipline de l'ordre : ou bien, ils lui en faisaient grâce. Mais ils ne l'absolvaient pas ; cela, c'était l'affaire des prêtres de l'ordre à qui l'on allait se confesser. J'en ai été le témoin lors des chapitres auxquels j'ai assisté.

30 à 33 (baisers impudiques).
Au cours de la réception, c'est exact, le postulant embrassait sur les lèvres celui qui le recevait et les autres frères présents ; les autres baisers, je n'en connais rien et ne crois pas que ce soit exact : cet article me paraît abusif.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre; profession immédiate).
Dès la réception, on était considéré comme profès ; mais qu'on jurât de ne pas quitter l'ordre, ça, je n'en sais rien.

36 à 39 (clandestinité des assemblées).
Lors de cette cérémonie, il n'y avait d'autre assistance que les frères de l'ordre ; elle se faisait à huis clos. Je ne sache pourtant pas que ç'eût été le motif d'un soupçon véhément contre l'ordre, non. Jamais je n'en avais entendu parler avant l'arrestation des Templiers ; je ne pouvais pas deviner ce qu'on allait chercher à cause de cela !

40 à 45 (crime sodomitique).
Je ne sais rien, sauf ce que j'ai déclaré tout à l'heure au sujet des paroles prononcées par le frère P. de Braella, où je n'avais pas vu malice sur le moment.

46 à 57 (les idoles).
Je n'en sais pas davantage, mais je crois que c'est un mensonge inepte. Deux fois, j'ai assisté à des chapitres à Paris, et deux fois en Chypre ; jamais il n'en frit question.

58 à 61 (les cordelettes).
Ces cordelettes, on les prenait où l'on voulait, et l'on s'en ceignait honnêtement comme ceintures de chasteté, pour éviter nos propres attouchements. Je ne pense pas qu'on en ait ceint des têtes d'idoles, et qu'on les ait données à porter comme marque d'idolâtrie !

62 à 67 (cérémonial uniforme des réceptions, etc.).
Le témoin ne sait rien qu'il n'ait déjà déposé.

68 à 72 (obligation du secret).
Les chapitres, on n'osait rien en révéler aux frères qui n'y avaient point pris part : c'était l'ordre, sous peine d'être privé de l'habit. Autrement, je ne sais rien.
Les Commissaires.
Et est-ce qu'on vous recommandait spécialement de ne pas révéler le secret de vos réceptions ?
Le frère Baudoin
Non. Seulement, comme il était défendu, d'une manière générale, de révéler ce qui se passait aux chapitres, on comprenait qu'il ne fallait pas parler non plus des réceptions.

73 (les confessions).
Il est exact qu'on recommandait aux frères de ne pas se confesser à des étrangers sans autorisation de leur propre chapelain. Moi qui vous parle, moins de huit jours après ma réception, je demandai la permission à Messire Albert, curé de Sommereux, de me confesser à un autre, et j'allai avouer mon reniement, ainsi que d'autres péchés, à un prêtre séculier, qui s'appelait Jean, et qui était curé de La Verrière (?), au diocèse d'Amiens ; il me donna l'absolution et m'imposa comme pénitence de jeûner tous les vendredis pendant un an, dont douze au pain et à l'eau. C'était spécialement pour me confesser de mon reniement que j'avais demandé l'autorisation.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Bien sûr : les frères qui connaissaient ces erreurs et s'en rendaient coupables furent négligents en ne les dénonçant pas à l'Eglise.

77 à 96 (divers).
Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit tout à l'heure.

97 (les aumônes).
Les aumônes étaient faites régulièrement, selon la règle. On donnait la dîme du pain qu'on mangeait ; mais le pain donné aux pauvres n'était pas si blanc ni si pur de son que celui que nous mangions, nous : je l'ai constaté à Sommereux aussi bien qu'à Oisemont ; peut-être que, dans un certain nombre de maisons de l'ordre, on n'observe pas le précepte de l'aumône comme on le faisait dans ces deux Templeries. Partout où j'ai été, moi, j'ai vu observer l'hospitalité et recevoir avec décence les bonnes gens ; on leur distribuait à manger, ainsi qu'à leurs serviteurs.

98 à 100 (acquêts illicites).
Au contraire, on imputait à péché le fait d'acquérir indûment le bien d'autrui et de se parjurer là-dessus ; on nous recommandait de ne le point faire ; eussions-nous injustement porté atteinte au patrimoine de quelqu'un qu'on nous aurait expulsés de la maison, ou bien punis. Je ne pense pas que le cas se soit présenté, et n'ai vu punir personne à ce propos.

101 à 106 (clandestinité des assemblées).
Quand on tenait chapitre ou célébrait une réception, on mettait tout le monde dehors, sauf les frères de l'ordre, et on fermait les portes à clé ; je n'ai pas constaté toutefois que ces cérémonies eussent lieu à l'heure du premier sommeil ou durant la première veille de la nuit, ni que les familles fussent exclues de la maison, ni encore que des sentinelles fussent placées sur le toit; chapitres et réceptions, c'est de jour que je les ai vu tenir.

107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires).
Je ne sache pas que le Grand-Maître, les Visiteurs et les précepteurs aient eu pouvoir d'absoudre les péchés, confessés ou non ; jamais je ne l'ai entendu dire, et je n'en crois rien. On a raconté seulement que le Grand-Maître avait, à plusieurs reprises, passé là-dessus quelques aveux.

112 et 113 (autorité absolue du Maître).
Je crois que l'ordre, dans son ensemble, devait observer les ordonnances que le Maître prenait avec le Couvent; les chapitres recommandaient de conserver les bons usages et coutumes de l'ordre : ceux qui existaient déjà, et ceux que le Grand-Maître décréterait dans l'avenir.
202

114 à 117 (origine des erreurs).
J'ignore quand ont commencé ces déviations que je viens de confesser, car je ne sais rien des autres (78). Pour le reste, je m'en réfère à ce que j'ai dit plus haut.

118 (déguerpissements volontaires).
Je ne sache pas qu'il y ait eu des frères qui eussent quitté l'ordre à cause des ignominies qu'ils y auraient constatées.

119 (scandale).
Je crois que c'est depuis l'arrestation des Templiers que s'est développé le scandale : pas avant. Bien des frères auraient révélé les erreurs dont ils avaient connaissance, s'ils avaient pu penser qu'on leur accorderait créance, et s'ils n'avaient craint les dangers qui en résulteraient pour eux du fait de l'ordre.

120 à 123 (notoriété du scandale).
Je ne le crois pas, et ne pense pas davantage que les erreurs que je viens de reconnaître aient été connues de tous les autres frères.

124 à 127.
Oui, j'ai bien entendu dire que certaines erreurs avaient été confessées par le Maître et par plusieurs autres frères de l'ordre.

LE VENDREDI SUIVANT, 8 MAI
Gillet d'Encrey, du diocèse de Reims.
Gillet d'Encrey, du diocèse de Reims. Soixante ans à présent (quand le témoin est entré dans l'ordre du Temple, il en avait cinquante ; il fut reçu comme frère sergent, et était cultivateur et gardien des bêtes). Il porte un habit civil. Barbe rase.
Les Commissaires.
Avez-vous été interrogé déjà dans l'affaire des Templiers ?
Le frère Gillet
Oui, à Paris, au Temple, par les frères Prêcheurs. Puis, une autre fois, par Mgr l'Evêque de Paris, dans son palais ; j'ai été passé à la question au Temple, peu après l'arrestation des Templiers.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
J'ai été reçu dans l'ordre au diocèse de Reims, dans la maison du Temple appelée Seraincourt, par le frère Jean de la Celle, qui en était le précepteur : il y aura neuf ans à la Toussaint prochaine. Le jour de ma réception, les frères me firent entrer dans la chapelle, dont on ferma les portes. On apporta un missel qu'on ouvrit sous mes yeux, et l'on me demanda si j'étais marié ou enchaîné par d'autres liens. « Non, répondis-je, mais j'ai eu deux femmes. » Alors le frère Jean de la Celle me dit qu'il me faudrait vivre chastement, sans biens propres et sous l'obéissance à mes Supérieurs. Je fis ces trois vœux sur le missel.
Ensuite le
me demanda si je croyais en Celui dont le livre portait la mémoire et l'image ; il y avait en effet une figure du Crucifié, de couleur rouge. Je répondis que oui. Alors, le frère Jean me dit de cracher sur le livre. Je fus extrêmement stupéfait de cet ordre, et refusai de cracher dessus, je ne crachai qu'à côté.
Le frère Jean me dit alors que je pouvais gésir avec d'autres frères de l'ordre et vice versa. Je compris, moi, qu'on pouvait coucher ensemble du fait de la pénurie de locaux, et ne voyais pas malice à cette recommandation. Mais il précisa que nous avions la faculté de nous unir charnellement ensemble : ce dont je fus très troublé, et j'aurais bien désiré être de l'autre côté de la porte, à ce moment-là. Toutefois, je ne passai jamais aux actes, ni personne avec moi ; je ne sollicitai personne non plus sur ce sujet, et personne, de même, ne me sollicita.
Le précepteur m'ordonna ensuite de renier Dieu. Je répondis que, dût-on me couper la tête, je n'en ferais rien. Il n'insista pas. Il me dit de le baiser au nombril par-dessus ses vêtements : ce que je fis. Je ne l'embrassai ni sur les lèvres, ni autre part, mais les frères, eux, je les embrassai sur les lèvres.
Les Commissaires.
Quels furent les témoins de la scène ?
Le frère Gillet
Les frères Gérard de Laon, Jean dit la Gambe, Henri dit le Bourguignon et Lambert de Ramecourt, tous quatre sergents; ils sont tous morts, sauf le frère Gérard, que je crois vivant et en fuite.
Les Commissaires.
Est-ce que c'était là le mode usuel de réception ?
Le frère Gillet
Je crois que oui ; après notre arrestation, j'ai entendu des frères de l'ordre, prisonniers avec moi à Gisors, dire qu'ils avaient été reçus selon le même cérémonial ; pour quelques-uns même, le précepteur les avait baisés retro in ano
Mais je ne me souviens plus de leurs noms, à ceux-là. Je n'ai d'ailleurs assisté à aucune réception ni à aucun chapitre.

5 à 8 (enseignements hérétiques).
Je ne crois pas que ces articles soient exacts, et n'en sais rien du tout.

9 à 13 (crachat sur la croix, et piétinement).
J'ai entendu, avant notre arrestation, certains frères parler de pratiques de ce genre ; mais je n'en sais ni n'en crois rien de plus que ce que j'ai dit.

14 et 15 (le chat).
Je ne sais rien du tout ; mais j'en ai tout de même entendu quelques-uns qui disaient qu'outre-mer, dans leurs combats, il y avait un chat qui leur apparaissait.

16 à 29 (omission des paroles de la Consécration, etc.).
Je crois que tout cela est faux, c'est plutôt le contraire.

30 à 33 (baisers impudiques).
Ut supra

34 à 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate).
Nous étions tenus pour profès dès la réception, mais nous ne jurions pas de ne point quitter l'ordre, que je sache.

36 à 39. Les réceptions avaient lieu à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre ; les laïcs en étaient pour leurs frais ! Je me suis beaucoup réjoui des révélations qui ont été faites, et suis bien content que Nosseigneurs le Pape et le Roi veuillent en connaître et les punir : encore que, moi, je perde là-dedans tout ce que j'avais placé dans l'ordre !

40 à 45 (crime sodomitique).
J'ai rapporté ce qui m'avait été dit lors de ma réception ; mais jamais je n'ai ouï dire que commettre de tels actes ne fût pas péché, ni que les frères pratiquassent ce vice.

46 à 61 (les cordelettes, etc.)
Je ne sais ni n'ai rien appris. J'ai vu cependant que certains frères portaient des cordelettes par-dessus leur chemise. Moi, je n'en portai jamais, et personne ne m'en donna l'ordre.

62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions).
Ut supra

65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Je ne sais rien, mais ai lieu de croire que si les postulants refusaient de s'exécuter, les Supérieurs les auraient punis et mis « à l'abri »

68 à 72 (obligation du secret).
Si quelqu'un révélait les secrets de l'ordre, les chapitres ou les pratiques des réceptions, on l'aurait mis en prison ou relégué, autant dire en exil ; toutefois, je n'ai pas constaté moi-même qu'on eût jeté personne en prison, ou mis personne à mort, pour de tels motifs.

73 (les confessions).
Le témoin ne sait rien.

74 à 76 (négligence de l'ordre à se réformer).
Oui, là-dessus, nous fûmes négligents : nous aurions dû nous réformer, dénoncer ces erreurs à Notre Sainte Mère l'Eglise, et ai abandonné la pratique.

77 à 96 (divers).
Je crois que ces rites pratiqués pour ma réception l'étaient de façon générale dans l'ordre, outre-mer et dans les pays de par-deçà ; c'était le règlement, et je ne pense pas qu'il y ait eu d'autre mode de réception. Quant au reste, je ne sais rien.

97 (les aumônes).
Trois fois dans la semaine, on faisait l'aumône à qui la demandait ; pourtant, il arrivait quelquefois que les dépensiers fussent blâmés par les Supérieurs, pour avoir distribué des aumônes trop importantes ; elles étaient tellement chiches que bien peu de pauvres y venaient ! Quant à l'hospitalité, on l'observait scrupuleusement, et l'on faisait joyeux visage aux bonnes gens qui se présentaient : je l'ai constaté à Seraincourt.

98 à 100 (acquêts illicites).
Je ne sais rien. Pourtant, j'ai entendu dire par certains frères, en particulier le frère Jean la Gambe, qui est mort maintenant, que ce n'était pas péché que de faire, licitement ou illicitement, le profit de l'ordre, et d'aller pour cela jusqu'au parjure.

101 à 106 (clandestinité des assemblées).
Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit.

107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires).
Je ne sais rien, n'ai rien entendu dire, ne crois pas que ce soit exact.

112 et 113 (autorité absolue du Maître).
J'ai entendu dire et je crois que l'ordre, dans son ensemble, était tenu d'observer les ordonnances du Maître et du Couvent.

114 à 117 (origine des dévoiements).
Quand ces erreurs ont commencé ? Je l'ignore. Je n'en sais rien de plus que ce que j'ai dit.

118 (déguerpissements volontaires).
Oui, certains ont quitté l'ordre par dégoût de ce qu'on y voyait, mais je n'en sais pas plus.

119 (le scandale).
Oui, les laïcs avaient bien le droit de se scandaliser de pareilles erreurs !

120 à 123 (notoriété du scandale).
Le témoin ne sait rien.

124 à 127 (notoriété des aveux).
Je ne sais rien de tout cela; si les Templiers ont reconnu les erreurs dont ils avaient connaissance, ils ont bien fait.

LE SAMEDI 9 MAI
Le frère Jacques de Troyes.
Le frère Jacques de Troyes. Vingt-quatre ans environ. Ne porte ni le manteau ni l'habit de Templier. Chef et barbe ras.

J'étais entré dans l'ordre environ trois ans et demi avant l'arrestation générale. J'entends le latin. J'étais sénéchal du Temple de Villers, près de Troyes, et frère sergent. J'ai été interrogé dans l'affaire des Templiers, d'abord par feu Mgr l'Archevêque de Sens, puis par l'évêque d'Orléans, mais jamais passé à la question.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
J'ai été reçu dans l'ordre en la maison du Temple de Sancey, au diocèse de Troyes, par le frère Raoul de Gisy, receveur des recettes de Champagne pour le Roi Notre Sire. Il y aura environ six ans à la Toussaint prochaine. Voici comment les choses se passèrent : j'arrivai au Temple entouré de mon père, de ma mère et de nombreux amis ; eux demeurèrent dehors, et moi, je fus introduit dans une pièce où il y avait les frères Raoul et Ponsard de Gisy (Ponsard était sergent, et neveu du premier), un Bourguignon appelé Milon, et Simon de Provins, prêtres l'un et l'autre, ainsi que beaucoup d'autres dont j'ai oublié les noms.
Le frère Raoul m'enjoignit de renier Notre-Sire, qui pendit au bois de la croix ; moi, j'y répugnais, vous le pensez, mais, craignant qu'ils ne me tuent (ils avaient par là une grande épée dégainée), je finis par renier le Christ, en disant trois fois — trois fois de bouche, pas de cœur — : « Je rem Nostre Sire (79), puisque vous le voulez. »
Le frère Raoul me dit ensuite de fouler aux pieds une croix d'argent sur laquelle était l'image du Crucifié et de cracher dessus. On l'avait posée par terre. Trois fois je marchai dessus, sur les pieds du Crucifié, je précise, et je crachai à côté : pas dessus. C'est après seulement qu'il m'imposa le manteau de l'ordre, sur lequel se tenaient quelques-uns des frères de l'assistance ; il me fit alors asseoir par terre, devant lui, et jurer de ne rien révéler de ces pratiques, d'observer la chasteté, l'obéissance et la pauvreté personnelle. Il me recommanda de ne plus entrer dorénavant dans une demeure où gésirait une femme en train d'accoucher, de n'élever ni de tenir sur les fonts aucun enfant, de ne pas me présenter à l'offrande pendant la messe ; il me fit jurer tout cela, mais je ne respectai pas mon serment : car, par amour pour une femme, je quittai l'ordre et l'habit un an avant l'arrestation des Templiers ; avant même ma sortie, j'avais tenu des enfants sur les fonts, et, après, il m'est arrivé de faire l'offrande du pain et du vin, même dans le cours de la messe.

Le frère Raoul me dit ensuite qu'il me faudrait souffrir la faim quand j'aurais envie de manger, veiller quand je voudrais dormir, et observer bien d'autres règles dont il m'informerait plus tard, à son retour de Paris où il allait partir pour le service du Roi ; il me recommanda de ne rien distribuer des biens de l'ordre du Temple : ni à père, ni à mère, ni à mes amis, mais, au contraire, d'apporter au Temple tout ce que je poivrais.

Puis il se mit tout nu, devant moi, devant tous les autres, et me pria de le baiser in ano ; je refusai, mais l'embrassai toutefois sur la chair nue à l'épaule, par derrière ; il me déclara que c'était le règlement.
Les Commissaires.
Cette réception, c'était de jour ou de nuit ?
Le frère Jacques
De jour, vers l'heure de Frime.

Les Commissaires, Dès ces premières déclarations, ont eu le loisir d'observer que le témoin paraissait assez porté au bavardage et très agité ; en plusieurs de ses dires, il ne persévère point, mais varie comme à plaisir. On lui demande alors, pour l'éprouver, s'il ne lui fut pas recommandé par le frère Raoul, quand il verrait le crucifix, de lui « faire fi » avec les doigts, en lui affirmant que c'était le règlement.

Le frère Jacques
Jamais je n'ai entendu parler de ça.
Les Commissaires.
Ces pratiques dont vous venez de parler, les observait-on dans l'ordre tout entier ?
Le frère Jacques
Oui, j'en suis bien certain : j'en jurerais.
Les Commissaires.
Et pourquoi en êtes-vous si certain ?
Le frère Jacques
Eh ! Parce que l'ordre ne faisait qu'un ; s'il y avait eu plusieurs façons d'admettre les frères dans l'ordre, il aurait été en contradiction avec lui-même. Et puis, j'ai assisté aussi à la réception d'un frère, celle de J. Petitpars.
C'était dans une pièce du Temple de Payns au diocèse de Troyes ; ce fut le frère Raoul de Gisy qui la présidait, en présence de moi-même, du frère Ponsard de Gisy et du frère Milon le Bourguignon, prêtre; on observa le même cérémonial, que pour moi-même, sauf que je ne vis pas d'épée, et que ledit Jean ne refusa pas de s'exécuter. Cela se passait de même à l'heure de Prime.

5 à 8 (enseignements hérétiques).
Jamais on ne m'a tenu pareil langage, et jamais je n'en ai rien ouï dire. Je n'assistais pas à leurs chapitres, et ne savais rien de tout cela.

9 à 13 (piétinement, crachat). Ut supra. Quant au reste, le témoin ne sait rien.

14 et 15 (le chat).
Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire.

16 à 23 (le sacrement de l'autel).
Le témoin ne sait rien. Il croit fermement, quant à lui, aux sacrements de l'Eglise.

24 à 29 (pouvoir d'absoudre des dignitaires).
Je ne sais rien ; mais je ne pense pas qu'ils aient eu ce pouvoir, puisqu'ils n'étaient pas prêtres.

30 à 33 (baisers impudiques).
Je n'en sais pas plus que ce que j'ai dit.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate).
C'est exact : au cours de ma réception, on me fit jurer de ne pas quitter l'ordre, et on me dit que j'étais profès, sans plus attendre.

36 à 39 (clandestinité des assemblées).
Les réceptions se faisaient en secret, portes et fenêtres closes, sans autre assistance que les frères de l'ordre. Pendant plus de quatre ans avant mon entrée dans l'ordre, j'ai entendu dire de tous côtés que les frères s'embrassaient à l'anus, je l'ai ouï moi-même ; cette clandestinité, ces histoires de baisers valaient à l'ordre d'être soupçonné, mais moi, je n'y accordais aucune créance : si j'y avais cru, jamais je ne serais entré dans cet ordre-là.

40 à 45 (crime sodomitique).
Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire, ne croit pas que ce soit exact.

46 à 57 (les idoles).
Avant ma réception, j'ai pendant quelques années ouï dire, je ne sais plus où ni par qui, que chaque fois qu'il se tenait à Paris un chapitre de Templiers, il leur apparaissait sur le coup de minuit une tête qu'ils vénéraient. Après avoir été reçu dans l'ordre, je n'en entendis plus parler, et je n'y crois pas. Ah ! Si, pourtant, on disait parmi les Templiers, quand j'y étais, que le frère Raoul avait son petit génie particulier, grâce au conseil de qui il était sage et riche.

58 à 61 (les cordelettes).
Je n'en sais rien ; jamais on ne m'enjoignit d'en porter, et je n'en portai point ; j'ai toutefois remarqué que d'autres frères en portaient une.

62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions).
Ut supra.

65 à 72 (obligation du secret).
On nous défendait, sous peine de mort ou de prison, de révéler le mode de nos réceptions, et on nous le faisait promettre. Nous n'osions pas en parler entre nous ni à nos amis. Ma mère avait voulu mettre dans le même ordre mon propre frère, et me demanda conseil là-dessus ; elle avait entendu dire beaucoup de mal de l'ordre du Temple, disait-elle. Moi, je ne lui révélai rien de ces dévoiements, mais la dissuadai de donner suite. Autrement, je ne sais rien, mais j'aurais mieux aimé être mort de ma bonne mort le jour de ma réception, que d'exécuter ce dont j'ai parlé.

73 (les confessions).
On me recommanda de ne me confesser qu'aux prêtres de l'ordre, et je crois que, pour les autres, il en était de même. Je n'en observai pas ce précepte pour autant.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Oui, nous fûmes bien négligents, en ne corrigeant pas ces erreurs, en ne les dénonçant pas à l'Eglise, et en n'en abandonnant pas la pratique.

77 à 96 (divers).
Ces erreurs avaient cours tant outre-mer que par-deçà, j'en ai la certitude, selon les règlements de l'ordre et le commandement des Supérieurs.

97 (les aumônes).
Non, on ne faisait pas l'aumône et l'on n'observait pas l'hospitalité comme on l'aurait dû; pour eux-mêmes, les frères ne s'occupaient pas du ravitaillement comme il aurait fallu.

98 à 100 (profits illicites).
J'ai bien constaté qu'ils réalisaient des profits illicites, mais non pas qu'on en eût fait un enseignement ou l'objet d'un serment. Je n'ai jamais su qu'il ne fût pas considéré comme un péché que de se parjurer là-dessus.

101 à 106 (clandestinité des assemblées). Jamais je n'ai pris part aux chapitres ; j'ai entendu dire qu'ils avaient lieu, de même que les réceptions, en cachette et la nuit, et qu'on mettait parfois à la porte les familiers de la maison.

107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires).
Je ne crois pas, et n'ai entendu dire à personne que le Grand-Maître, les précepteurs et autres laïcs aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés, ni qu'ils en aient fait l'aveu.

112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître).
Je crois et j'ai entendu dire que l'ordre, dans son ensemble, était tenu d'obéir aux ordonnances que le Maître prenait avec le Couvent.

114 à 117 (origine des erreurs).
J'ai ouï dire par plusieurs civils, je ne sais plus où ni quand, dix années durant avant mon entrée dans l'ordre, que c'était un chevalier du Temple qui, au retour des pays d'outre-mer, où il avait fréquenté les païens, avait introduit ces pratiques-là dans les pays de par-deçà : à savoir le reniement, le piétinement de la croix et le crachat, les baisers par-derrière. Je ne sais pas quand les choses ont commencé, mais j'ai ouï dire qu'il y avait bien cinq cents ans de cela ! (80)

118 (déguerpissements volontaires).
Si j'ai quitté l'ordre, c'est plus par dégoût que par amour pour la femme dont j'ai parlé.
Plus haut, le témoin avait déclaré que c'était elle qui l'avait fait abandonner l'ordre. (Note des greffiers.)

La femme, je pouvais l'avoir tant que je voulais, tout en restant dans l'ordre. Je crois que plusieurs autres ont abandonné l'ordre pour les mêmes raisons que moi.

119 (le scandale).
J'ignore s'il y a eu scandale ou non.

120 à 123 (notoriété du scandale).
Je sais bien que la matière de mes aveux est notoire et manifeste parmi les frères de l'ordre, où tout le monde est au courant ; et maintenant, je crois que c'est pareillement de notoriété publique chez les laïcs.
Les Commissaires.
«... de notoriété publique » Savez-vous ce que cela veut dire ?
Le frère Jacques
Non. Je ne sais pas.

124 à 127 (notoriété des aveux).
Je crois que les Templiers ont reconnu ce que je viens de confesser moi-même ; autrement, je ne sais rien.

Le dimanche 10 mai suivant, la Commission accueillit les quatre frères procureurs de leur ordre, qui avaient demandé à être convoqués. Le frère Pierre de Bologne, en leur nom, prit la parole pour exposer qu'il y avait lieu de craindre que le synode de la province ecclésiastique de Sens ne se réunît à Paris le lendemain même, 11 mai, pour juger certains des frères Templiers qui s'étaient offerts à la défense de leur ordre, en dépit des pressions exercées sur eux par les gens du Roi et même par certains ecclésiastiques. On pouvait redouter qu'il ne leur arrivât malheur.
« D'avance, déclara le frère Pierre de Bologne, nous interjetons appel des décisions du synode en question. Nous allons vous lire notre cédule explicative. »

Mgr l'Archevêque de Narbonne
Mais cela ne nous regarde pas ! Nous n'avons pas à nous en mêler, puisque ce n'est pas de nous que vous en appelez. Si vous avez une déclaration à faire en faveur de l'ordre du Temple, alors oui, au contraire, nous sommes tout prêts à vous entendre.

Le frère Pierre
Je vais tout de même vous remettre ma cédule.
Les quatre frères sortent, et la Commission se fait donner lecture de ce texte :
« In nomine Domini. Amen. Coram vobis, Reverendis Patribus... » Et ainsi de suite, en latin.
« L'appel, expose principalement le frère Pierre dans ce document, a été inventé comme un remède destiné à faire rendre justice à ceux que l'on a consciemment opprimés ; afin d'éviter la peine de mort ou tout autre dommage qu'au mépris de Dieu et de Sa justice les archevêques et prélats du royaume de France pourraient prononcer contre nos frères, nous en appelons dès maintenant à Mgr le Pape et au Siège Apostolique, tant oralement que par écrit, et nous nous plaçons tous, nous-mêmes, nos personnes, notre droit et celui de l'ordre du Temple, ainsi que tous nos frères qui se sont offerts, s'offrent et s'offriront à défendre notre ordre, sous la protection du Saint-Siège. Nous demandons des délégués (81), oui, nous le demandons, nous le requérons avec une extrême instance. Nous requérons d'avoir conseil de prud'hommes, afin de corriger, si besoin est, les termes de notre appel. Nous réclamons qu'on nous alloue, sur les biens du Temple, les sommes nécessaires, et qu'on prévoie notre mission auprès de Mgr le Pape, afin d'y poursuivre en temps opportun et en toute sécurité le présent appel... »

La démarche du frère Pierre de Bologne et de ses associés est, en droit, parfaitement recevable, puisque l'appel au pape est régulier en matière inquisitoriale, et immédiatement suspensif; mais encore faut-il qu'elle soit effectuée directement auprès de l'instance compétente, et non point par un biais. Aussi la Commission manifeste-t-elle un certain embarras.

Mgr l'Archevêque de Narbonne. Eh bien ! Moi, je m'en vais ouïr la messe... (82)
Exit Mgr l'Archevêque.

Les autres Commissaires
Délibérons dès aujourd'hui de cette affaire, entre nous et avec vous.

S'adressant à Messire Pierre de Verrière, gardien des quatre frères :
Ramenez-les nous ce soir, afin que nous leur donnions réponse.

Ce même soir, les quatre frères reviennent devant la Commission. Ils ont, entre temps, rédigé une nouvelle formule d'appel, adressée cette fois, selon le droit, à l'archevêque de Sens.
Les Commissaires.
L'affaire dont s'occupent Mgr l'Archevêque de Sens et son synode, voyez-vous, ils l'ont retenue pour eux; il s'agit en fait... de plusieurs affaires... heu... totalement différentes, disjointes les unes des autres... Nous ne savons pas ce qui se passe... quelque chose... dans ce concile-là (83). Mgr l'Archevêque et son concile sont, comme nous-mêmes pour notre part, députés en ce qui les concerne par l'autorité apostolique ; nous n'avons aucun pouvoir sur eux. A première vue, il ne nous paraît pas, non, que nous ayons à interdire quoi que ce soit à Mgr l'Archevêque de Sens et aux autres prélats, ni à leur demander de surseoir aux procès qu'ils voudraient faire aux personnes, aux personnes en tant que telles. Nous allons y réfléchir au mieux... Nous ferons ce qu'il y aura à faire.

LE LUNDI II MAI
Frère Humbert du Puits.
Frère Humbert du Puits, du diocèse de Poitiers. Quarante-cinq ans environ. Frère Sergent. Il porte l'habit du Temple et la barbe.
Les Commissaires.
Avez-vous été déjà interrogé dans l'affaire des Templiers ?
Le frère Humbert
Oui. D'abord au monastère de Bovin, à Poitiers, par Jean de Janville, et le sénéchal de Poitou ; j'y fus, par leur ordre, passé trois fois à la question, parce que je n'avouais pas ce qu'ils voulaient, puis jeté dans une tour, à Niort, et enchaîné au pain et à l'eau durant trente-six semaines. De là, on m'amena à Poitiers, où je fus réinterrogé par l'Official et le doyen de Poitiers ; par-devant eux, je prêtai serment de ne pas revenir sur les aveux que je passerais lors de cette séance.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
Je n'ai jamais assisté à aucun chapitre ou réception ; je ne sais rien de tout cela que par ouï-dire ; le frère Barthélemy Merlot, qui était sergent de l'ordre et originaire de Poitou, m'avait seulement dit que ces pratiques étaient observées dans l'ordre.
Les Commissaires.
Où ? Quand? Devant quels témoins vous fit-il ces déclarations ?
Le frère Humbert
A Château-Bernard (diocèse de Saintes), dans la maison du Temple, avant que je ne devinsse frète de l'ordre ; il y a de cela neuf ans environ ; mais à ce moment- là, je n'y croyais pas, moi, et encore maintenant, je n'y crois pas davantage. Il n'y avait aucun témoin.
Les Commissaires.
Comment en êtes-vous venus à aborder ce sujet ?
Le frère Humbert
Le frère Barthélemy voulait que j'entrasse dans l'ordre ; j'étais son cousin germain. Il m'avait dit que ces erreurs étaient observées, à ce qu'il avait entendu dire ; mais une autre fois où nous en parlâmes, il me dit de n'y point attacher créance.
Les Commissaires.
Quand, comment et par qui avez-vous été reçu dans l'ordre ? Quels étaient les témoins ?
Le frère Humbert
Au Temple de Dompniho (le Dognon), diocèse de Saintes, dans la chapelle, sous la présidence du frère P. de Villiers, précepteur de Poitou, et par le frère Simon Picard ; il y a de cela huit ans environ. Assistaient à la cérémonie les frères Guillaume Bergier, mon oncle, originaire du Poitou, Arnaud Berzo, Henri-Guillaume de Villa-Vinossa en Saintonge, et Barthélemy Merlot. Tous sont morts, sauf les frères Barthélemy et Arnaud.
Voici comment les choses se passèrent : tout d'abord, ils me firent entrer dans une pièce attenant à la chapelle, m'y enfermèrent à clé ; et là, on me demanda si je voulais être serf et esclave de la maison du Temple. Je répondis que oui. Alors, ils me conduisirent à la chapelle, et, devant eux, me demandèrent une seconde fois si je voulais être serf et esclave. Je répondis encore oui. Alors, le frère Simon me dit qu'il fallait changer mon état, abandonner mon vouloir pour un autre, me soumettre le cas échéant à un inférieur ; souffrir la faim quand je voudrais manger, et veiller quand j'aurais envie de dormir. Sur un missel qui gisait à terre (il y avait dessus une croix d'argent), ils me firent jurer d'être obéissant à mes Supérieurs, de ne point révéler les secrets du Temple, de ne pas me trouver en un lieu où un homme serait injustement frustré de son patrimoine, de n'assister à aucun jugement criminel, sauf si l'ordre lui-même y était intéressé, de ne pas séjourner là où il y aurait une femme en couches, et de n'assister enfin à aucun mariage ; puis je fis vœu de chasteté et de pauvreté personnelle, de coucher en chemise, caleçon et chausses, une corde à la ceinture ; d'observer les bons us et coutumes du Temple ; de jeûner tout le Carême ordinaire, et même pour cet autre carême qu'il y a entre la Saint- Martin d'hiver et la Noël, plus les vigiles des Apôtres et de la Sainte Vierge. Le frère Simon me dit qu'il y avait bien d'autres règles et statuts qu'il ne pouvait pas m'expliquer pour le moment ; il le ferait plus tard, dit-il : en fait, jamais plus il ne m'en reparla.

Dans cette maison-là, je suis demeuré un an ; avant de recevoir l'habit, j'y avais été durant sept ans prévôt et administrateur. Après ces cérémonies, ils m'imposèrent le manteau.
Les Commissaires.
Est-ce qu'ils ne vous ont pas fait renier le Christ et autres ?
Le frère Humbert
Non.
Les Commissaires.
Avez-vous ouï dire que ces pratiques dévoyées, ou d'autres, eussent cours dans l'ordre ?
Le frère Humbert
Après l'arrestation des Templiers, les frères Jean Bertaud, du diocèse de Poitiers, et Guillaume, dit le Saintongier, du diocèse de Saintes, me dirent qu'il y avait dans l'ordre certain pratique déshonnête.
Les Commissaires.
Où ont-ils fait ces déclarations, et devant quels témoins ?
Le frère Humbert
Pour le frère Jean Bertaud, c'était à Paris, dans la maison à la Serpent, jeudi dernier ; nous étions seuls. Pour Guillaume le Saintongier, c'était au Temple d'Angoulême, il y a environ six ans ; le portier de la maison, N. Brossard, clerc d'Angoulême, se trouvait présent.

5 à 8 (enseignements hérétiques).
Je n'en sais rien ni n'ai rien appris là-dessus. Je crois que c'est faux.

9 à 13 (crachat, piétinement de la croix, etc.).
Je ne sais rien. Depuis notre arrestation, j'ai entendu bien des laïcs dire que les Templiers crachaient sur la croix. Mais quant à moi, je n'y crois pas du tout.

14 à 23 (le chat, le sacrement de l'autel, etc.).
Je ne sais rien, mais ne crois pas que ce soit exact. Toutefois, j'ai attendu bien des laïcs raconter là-dessus toutes sortes d'histoires, depuis mon arrestation.

24 à 29 (pouvoir d'absoudre des dignitaires).
Le témoin ne croit aucunement que les dignitaires aient eu pouvoir d'absoudre les péchés ; ce privilège n'appartient qu'aux prêtres et aux évêques. Il n'a jamais entendu dire que le Grand-Maître ait fait de tels aveux.

30 à 33 (baisers impudiques).
Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire avant l'arrestation, hormis le baiser sur les lèvres, qu'il reconnût.

34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate).
Oui, cela, c'est exact : j'ai juré moi-même de ne pas quitter l'ordre, et aussitôt, on me dit que j'étais considéré comme profès.

36 à 39 (clandestinité des réceptions).
Les réceptions se faisaient en effet clandestinement et à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre ; je crois que c'est là l'origine des grands et mauvais soupçons qui se sont élevés contre l'ordre.

40 à 45 (crime sodomitique).
Le témoin ne sait ni n'en croit rien.
46 à 57 (les idoles).
Même réponse.

58 à 61 (les cordelettes).
Je me ceignais moi-même, pardessus la chemise, d'une cordelette que j'avais faite ; on portait celles-ci, à ce que j'ai appris, en signe de chasteté. J'ai constaté que le frère Elie Aymeri, du diocèse de Limoges, qui est maintenant détenu à Paris, se ceignait tellement serré que sa peau en est toute blessée. Quant au reste, je ne sais rien.

62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions).
Je crois que, partout dans l'ordre, on observait le même cérémonial de réception que celui que j'ai rapporté ; je ne pense pas qu'il en existât d'autre, différent quant à sa substance.

65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Je ne pense pas qu'on ait mis à mort ou jeté en prison ceux qui refusaient de s'exécuter, puisque ces pratiques, je ne crois pas qu'on les ait observées chez nous.

68 à 72 (obligation du secret).
De fait, les Templiers conservaient merveilleusement les secrets de l'ordre, et ne révélaient à personne le mode de leurs réceptions ; quant au reste, je ne sais rien.

73 (les confessions).
Il est exact que nous ne devions nous confesser qu'aux prêtres de l'ordre ; c'est le frère Arnaud de Lobester, précepteur d'Entre-Deux-Mers, au diocèse de Bordeaux, qui me le dit. Après ma réception, je ne m'en suis pas moins confessé à des frères Mineurs et à des prêtres séculiers.

74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer).
Oui, ceux qui avaient connaissance d'erreurs existant dans l'ordre furent bien sots et stupides, s'ils ne cherchèrent ni à les redresser, ni à les dénoncer à l'Eglise !

77 à 96 (observance des pratiques dévoyées tant outremer que par-deçà).
Je ne sais que ce que je viens de dire. Celui qui me recevait me dit, je crois, qu'il m'instruisait des règlements et statuts de l'ordre. Je ne sache ni ne crois que de telles erreurs aient eu cours chez les Templiers.

97 (les aumônes).
Oui, les aumônes étaient distribuées ainsi qu'il convenait, trois fois par semaine, et l'hospitalité observée. J'y ai moi-même veillé au Dognon où j'étais lieutenant du précepteur, et l'ai vu faire à La Rochelle ainsi que partout où je me suis trouvé.

98 à 100 (acquêts illicites).
Jamais je n'ai prêté serment — et je ne sache pas que d'autres l'eussent fait — d'acquérir illicitement pour le profit de l'ordre ; on ne nous a dit nulle part que ce ne fût pas un péché que de se parjurer à ce propos. Oui, bien sûr, il y en avait beaucoup, dans l'ordre, qui réalisait à son profit des gains illicites ; moi-même, j'avais raflé la dîme perçue par l'archiprêtre de Pérignac, au diocèse d'Angoulême !

101 à 106 (clandestinité des assemblées).
Les Templiers tenaient leurs chapitres, à ce qu'on m'a dit, après Matines, les familiers étant expulsés de l'enceinte de la maison où avaient lieu chapitres et réceptions ; je n'en sais pas plus.

107 à 111 (pouvoir d'absolution des dignitaires).
J'en ai déjà déposé. Je répète que je ne sais rien à ce sujet, et je ne crois pas que le Grand-Maître, les Visiteurs ou les précepteurs laïques aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés. Moi, en tout cas, je ne me serais pas considéré comme absous. S'ils ont fait de pareils aveux, m'est avis qu'ils ont avoué une sottise.

112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître).
J'ai ouï dire que tout cela était exact ; j'ai constaté durant près d'un an que les frères ne mangeaient pas de poisson le vendredi, et les autres jours, un plat de viande seulement ; aux extrémités de leurs ceintures et des courroies des éperons, ils ne portaient pas de mordants (84) de fer, d'argent ou d'autre métal : eh bien ! L'on disait que c'était un ordre du Grand- Maître. Là-dessus, le Maître ordonna qu'on restreignît les aumônes dans l'ordre, et que ce fût observé plusieurs années durant. On disait que quelques nobles du Limousin s'employèrent à retenir par-devers eux les revenus des Templiers dans les commanderies de Paulhac et du Mas-dieu.

1144 à 117 (origine des erreurs).
Je ne sais rien ; j'ignore quand ces erreurs ont été introduites dans l'ordre.

118 (déguerpissements volontaires).
Je n'en sais pas davantage. J'ai pu tout de même constater qu'il y en avait trois ou quatre qui étaient sortis de l'ordre, mais par suite de leur propre malice ; leurs méfaits et leurs crimes, après leur retour dans le siècle, leur ont valu la peine de suspense.

119 (le scandale).
Depuis l'arrestation, ç'a été contre l'ordre un très gros scandale ; avant l'arrestation, on le soupçonnait déjà ; je l'ai dit tout à l'heure.

120 à 123 (notoriété du scandale).
Oui, auparavant, ce n'était qu'un soupçon, mais par la suite, beaucoup ont explicitement accusé l'ordre de tels crimes.

124 à 127 (notoriété des aveux).
Les Templiers eux-mêmes, je crois, ont reconnu plusieurs de ces erreurs par-devant Mgr le Pape, les cardinaux et autres personnages.


5 — Le Coup du 12 Mai


Ce matin du mardi 12 mai, séant comme à l'ordinaire en la chapelle Saint-Eloi de l'abbaye Sainte-Geneviève, les Commissaires avaient entrepris d'interroger le frère Jean Bertaud, sergent et précepteur du Temple de la Boissière-en-Gâtine (diocèse de Poitiers), âgé de cinquante ans environ.
Les Commissaires.
Avez-vous été déjà interrogé sur le fait des Templiers ?
Le frère Bertaud
Oui, d'abord par Jean de Janville et le Sénéchal de Poitiers, à Saint-Maixent. On m'avait quelque peu passé à la question. Puis, l'an passé, si je me souviens bien, j'ai été examiné par l'Official de Poitiers, assisté de frères Mineurs et Prêcheurs, du doyen de Poitiers et d'autres ; on m'a réconcilié avec l'Eglise.

INTERROGATOIRE SUR LE QUESTIONNAIRE
1 à 4 (reniement).
Le jour de ma réception, celui qui me recevait m'imposa le manteau, puis me dit de renier Jésus et de cracher sur la croix. Terrifié, je résistai d'abord. En vain ! Celui qui me recevait me répliqua que j'étais profès et que si je ne m'exécutais pas, on me jetterait dans un cul de basse-fosse. Alors, je reniai des lèvres, non du cœur, une fois seulement, le nom de Jésus, et je crachai à côté de la croix. Pas sur elle.
Les Commissaires.
Pouvez-vous préciser le nom de celui qui vous reçut, ceux des assistants, le lieu et l'époque ?
Le frère Bertaud
J'ai été reçu par feu le frère Mainard, précepteur de la maison de Champgillon, dans la chapelle de la commanderie. Il y a de cela dix-huit ans environ. Plusieurs frères y assistaient, entre autres un nommé Robert, qui était panetier (je crois qu'il vit encore), et feu le frère Michel ; je ne me souviens plus de leurs noms, ni de quel diocèse était le frère Michel. Il y avait aussi un autre frère, appelé Jean de Romi Galico, qui vit encore, à ce que je crois.

Le précepteur me fit faire vœu de chasteté, d'obéissance, de ne rien avoir en propre, de bien conserver les biens de l'ordre et de ne rien révéler de ses secrets.
Les Commissaires.
Cette croix, comment était-elle faite ? Où se trouvait-elle ?
Le frère Bertaud
C'était une croix d'airain, petite et plate, sans image du Crucifié, pour autant que je m'en souvienne. Elle gisait à terre. Le précepteur me baisa d'abord sur la bouche, puis à la poitrine, puis aux épaules, mais non pas sur la chair nue ; j'étais tout habillé.
Les Commissaires.
Avez-vous pris part à d'autres réceptions et à des chapitres ?
Le frère Bertaud
Non. On n'y convoquait que les grands de l'ordre, les chevaliers par exemple. Pas les petits comme nous.
C'est tout ce que je sais quant à ces articles ; je ne crois pas que les autres frères fussent reçus selon un cérémonial différent du mien.

Sur la suite du questionnaire, le frère Bertaud nie, autant qu'il est en son pouvoir, les faits et manifestations imputés à l'ordre ; il admet toutefois, aux articles 34 et 35 que celui- ci ne lui agréait pas, et qu'il l'eût volontiers quitté, s'il l'avait osé.

Articles 65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants).
Si je n'avais pas renié ni craché, je crois que l'on m'aurait mis en prison ou maltraité. Je pense que l'on aurait traité les autres de la même manière.

68 à 72 (obligation du secret).
J'avais juré de ne pas révéler les secrets de l'ordre ; après avoir prêté serment, je reçus l'ordre de ne rien révéler de ma réception ; je crois qu'il en était de même pour les autres...

LE PROCÈS-VERBAL OFFICIEL DE L'ENQUÊTE S'INTERROMPT BRUSQUEMENT ICI
Tandis qu'on procédait à l'interrogatoire du frère Jean Bertaud, la nouvelle était parvenue aux Commissaires que cinquante-quatre des Templiers qui s'étaient offerts à la défense de l'ordre et qui, originaires de la région parisienne, étaient, ratione personœ, justiciables des tribunaux spéciaux de la Province ecclésiastique, venaient de se voir condamnés, par le synode que présidait Mgr l'Archevêque de Sens, à être brûlés vifs le jour même.
Les craintes dès quatre frères procureurs de l'ordre se vérifiaient tragiquement.
Les Commissaires, aussitôt, prièrent Vénérables Personnes le Prévôt de l'Eglise de Poitiers, Messire Philippe de Voet, commis par l'autorité pontificale, ainsi qu'on le sait, à la garde des Templiers, et Maître Amisius, archidiacre d'Orléans et clerc royal, d'aller trouver de leur part Mgr l'Archevêque, ses suffragants et son synode, pour « les prier et persuader de mûrement agir et considérer en la matière. S'ils l'estimaient opportun, qu'ils veuillent bien faire différer ces exécutions, car le Prévôt et beaucoup d'autres assuraient que ces frères condamnés, alors même qu'ils parvenaient à leur heure dernière, avaient au péril de leurs âmes attesté qu'ils étaient, quant à eux et quant à l'ordre lui-même, innocents des crimes dont on les accusait. S'il était dans de telles conditions procédé à leur exécution, l'office de la Commission d'Enquête en serait très vraisemblablement entravé : certains même des témoins amenés devant la Commission, depuis hier précisément, étaient à ce point terrorisés par ces procès en instance que l'épouvante leur faisait, selon toute apparence, perdre l'esprit ; ils en devenaient incapables de porter leur témoignage en cette affaire »

La Commission pria en outre les deux émissaires de signifier à Mgr l'Archevêque que les frères Renaud de Provins, Pierre de Bologne, G. de Chambonnet et Bertrand de Sartiges avaient, par-devant elle, interjeté d'avance appel de sa sentence.

LE MERCREDI 13 MAI
En la même chapelle Saint-Eloi.
Frère Aymeri de Villiers-le-Duc
Frère Aymeri de Villiers-le-Duc (diocèse de Langres), frère du Temple depuis vingt ans environ, et au service de l'ordre depuis huit ans auparavant. Cinquante ans environ.

Le témoin, pâle et tout épouvanté, atteste sous la foi du serment et au péril de son âme que tous les crimes imputés à l'ordre sont faux. Il réclame pour lui le châtiment d'une mort subite s'il ment.

Le frère Aymeri
Et que mon corps et que mon âme soient sur-le-champ engloutis devant vous en enfer !

Le témoin se frappe la poitrine de ses deux poings, il élève ses mains vers l'autel pour appuyer ses déclarations, il fléchit les genoux.

Oui, j'ai reconnu quelques-unes de ces erreurs, je l'avoue, mais c'était sous l'effet des tourments que m'avaient fait subir G. de Marcilly et Hugues de la Celle, chevaliers du Roi, lors de leur enquête.

J'ai vu, hier, mener en charrette cinquante-quatre de mes frères pour être brûlés vifs, faute d'avoir avoué ces crimes ; j'ai ouï dire qu'on les avait brûlés. Ah ! Si moi, je devais être brûlé, j'ai trop peur de la mort, je ne le supporterais pas ! Je céderais... J'avouerais sous serment, devant vous et devant n'importe qui, tous les crimes qu'on impute à l'ordre ; j'avouerais que j'ai tué Dieu si on me le demandait !

Ah ! Je vous prie, je vous adjure de ne rien révéler de tout cela aux gens du Roi. J'ai trop peur que, s'ils venaient à l'apprendre, ils ne me livrent au même supplice que mes frères...

Les Commissaires, voyant le témoin tout pris de l'abîme, et considérant son effroi; considérant en outre qu'un autre témoin, précédemment interrogé, s'était représenté devant eux pour les supplier derechef de tenir sa déposition secrète, tant il craignait qu'elle ne lui valût de graves périls ; estimant enfin que ces dangers et cette situation étaient susceptibles de peser sur l'affaire, sur eux-mêmes et sur les témoins, au cas où l'on tenterait de poursuivre les interrogatoires dans une telle ambiance de terreur : décident de surseoir à ceux-ci jusqu'à plus ample délibération.

C'est le lundi suivant — après le dimanche où l'on chante Cantate — soit le 18 mai, que la Commission reprit ses séances en l'hôtel de Mgr de Narbonne. Ce fut pour prier Messires Philippe de Voet et Amisius, l'archidiacre d'Orléans, d'aller rappeler courtoisement à Mgr l'Archevêque de Sens et à son synode, séant à Paris même, quel était l'objet de la mission à elle dévolue par Mgr le Pape. Le frère Renaud de Provins, en particulier, venait de se voir cité par-devant Mgr l'Archevêque de Sens, aux fins de poursuivre son procès personnel, en tant que frère de l'ordre. Oh ! Certes, il n'entrait pas dans les intentions de la Commission d'Enquête de s'immiscer en quoi que ce fût dans les affaires de Mgr l'Archevêque de Sens et de son synode, mais les Commissaires estimaient tout de même opportun, pour leur décharge et dans l'intérêt de la vérité, de signifier à Mgr l'Archevêque et à son synode, qui étaient gens d'expérience, de bien étudier entre eux la manière dont ils auraient à procéder contre le frère Renaud, dont la présence, comme procureur de facto de l'ordre, était indispensable à la Commission.

Le soir même, la réponse leur parvint : il y avait deux ans que l'enquête contre le frère Renaud était commencée. Le synode de la Province de Sens avait, par délégation apostolique, mandat de la mener à chef aussi bien que toutes celles qui concernaient les autres Templiers de la Province. Mgr l'Archevêque de Sens n'avait pas pouvoir de réunir son synode où et quand il le voulait. Nosseigneurs les Commissaires étaient invités à faire savoir au juste ce que voulait dire leur message de la matinée, car il n'entrait nullement dans les intentions de Mgr l'Archevêque de Sens, de ses suffragants et de son synode, d'entraver l'exercice du mandat confié à Nosseigneurs les Commissaires.

« Notre message était clair, sans ambiguïté aucune, répliquèrent par lettre les Commissaires. Mgr l'Archevêque de Sens, ses suffragants et son synode sont assez instruits, par la grâce de Dieu, pour savoir ce que, d'après ce message, il leur reste à faire. »

Le mardi précédent, rappelaient-ils encore une fois, le bruit avait couru que cinquante-quatre Templiers allaient être brûlés vifs ; la Commission avait simplement attiré à ce propos l'attention du synode provincial sur l'entrave que leur exécution causerait à son mandat, vu que ces Templiers, ainsi parvenus à leur heure dernière, avaient, au péril de leurs âmes, proclamé leur totale innocence et celle de l'ordre du Temple lui-même. Elle tenait à le confirmer aujourd'hui pour couper court à certaines rumeurs, et à confirmer de même l'appel interjeté par les quatre frères procureurs de l'ordre contre les sentences en question.

Mais voici qu'à peine les messagers ont-ils tourné les talons, ... surgissent précisément les frères Renaud de Provins, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges.

« Le frère Pierre de Bologne n'est plus avec nous ! Nous ignorons pourquoi. Nous, nous sommes gens sans culture ni expérience, et trop bouleversés pour pouvoir organiser à nous tout seuls la défense de l'ordre : il nous faut le conseil du frère Pierre... Oh ! Nous vous en supplions, faites-le venir devant vous, demandez-lui pourquoi il s'est séparé de nous, et s'il veut continuer à défendre l'ordre... ou bien s'il abandonne ! »

Les Commissaires donnèrent sur-le-champ l'ordre au Prévôt de Poitiers et à Jean de Janville de leur amener le frère Pierre le lendemain matin. Coûte que coûte.

Vaine requête : on ne devait jamais plus revoir le frère Pierre de Bologne. On apprendrait un peu plus tard qu'après avoir renoncé solennellement à défendre l'ordre du Temple, il s'était bel et bien évadé de sa prison. On ne le retrouva pas. Mais, à son défaut, ce mardi-là, 19 mai, en la même chapelle Saint-Eloi, la Commission ne reçut pas moins de quarante-quatre frères du Temple, qui, tous, déclarèrent l'un après l'autre : « Oui, nous nous étions offerts par-devant vous à défendre notre ordre. Mais notre intention est maintenant de nous désister. Nous nous désistons. Nous renonçons à défendre l'ordre du Temple. »

Les notaires de l'enquête relevèrent soigneusement leurs noms en la forme qui suit :
Nomina vero dictorum fratrum sunt hec, videlicet fratres : Humbertus de Sancto Jorgio, Ancherius et Petrus de Syare, milites Viennenses, Petrus de Sancta Gressa Ambianensis, Johannes de Ponte-Episcopi Noviomensis, P. de Jans Belvacensis, Philippus de Villa Selva Noviomensis, Egidius de Chevruto Senonensis, Otho de Anona Lingonensis, P. de Chevruto Senonensis, Aymo de Perbona Trecensis, Rober- tus de Monbpin Senonensis, Thomas de Martinhiaco presbyter Laudunensis, Symon de Cormissiaco Romensis, Pondus de Bono-Opere Lingonensis, Johannes de Noviomo, Nicolaus de Treds, Johannes de Bersi de Sancto Germano Suessionensis, Guillelmus Ardoini Aurelianensis, Thomas Quintini Bajocensis, P. de Sarcellis Parisiensis, Johannes de Sancta Geneva Leodiensis, P. de GrumenUio presbyter Belvacensis, P. de Blesis presbyter Camotensis, Christianus de Bice Lingonensis, P. le Picart de Buris Lingonensis, Jacobus dictus Vergus Meldensis, Gerardus de Belna Eduen- sis, Johannes de Corvella Suessionensis, Abertus de Cor- vella Cathalonensis, Bartholomæus de Treds, Guillelmus de Gi Bisuntin(ensis), Theobaldus de Basmont Camotensis, Touzsanus de Lenhivilla Belvacensis, Johannes de Ellemnsina Parisiensis, Radulphus de Salicibus Laudunensis, Nicolaus de la Cella Laudunensis, Raynerius de Larchamp Senonensis, Raynaudus de Tremplayo presbyter Parisiensis, Stephanus de Turno Parisiensis, Guillelmus Bocelli Ebroi- censis, Richardus de Caprosia Parisiensis, Johaimes de Sancto Lupo et P. de Arbleya Parisiensis diocesium (85).

Acta fuerunt... presentibus me Floriamonte Dondedei, Hugone Nicolai, Guillelmo Radulpho et alliis notariis memoratis (86).

La Commission, prise au dépourvu, se mit incontinent en vacances, et s'ajourna au samedi après l'Ascension, 30 mai, date à laquelle les Commissaires présents — plusieurs d'entre eux s'étaient excusés — décidèrent, ex pluribus causis, de surseoir derechef à l'enquête jusqu'au 3 novembre suivant.

Au jour fixé, 3 novembre, trois Commissaires seulement se retrouvaient en la chapelle Saint-Eloi ; savoir : Mgr l'Evêque de Mende, Messires Mathieu de Naples et l'archidiacre de Trente. Tous les autres avaient envoyé leurs excuses par lettre. On fit rechercher dans toute l'abbaye Sainte-Geneviève s'il n'y aurait pas là quelqu'un qui voulût comparaître devant la Commission pour défendre le Temple. Personne.

Alors, les trois Commissaires, considérant l'absence de Mgr l'Archevêque de Narbonne, occupé hors de Paris aux affaires du Roi (il était garde du Sceau) ; celles de Mgr l'Evêque de Bayeux, qui devait, par ordre du Roi, se rendre en Cour de Rome pour y traiter de questions délicates, de Messire Nicolas (87) et de l'archidiacre de Maguelonne, retenu à Montpellier par la maladie ; celle enfin de Mgr l'Evêque de Limoges qui, lui, était bien venu, mais était reparti, après avoir appris par lettre du Roi « qu'il y avait des raisons qui s'opposaient à ce qu'on tint séance avant l'ouverture du prochain Parlement, fixée au lendemain de la Saint-Vincent, soit le 23 janvier suivant ... »
Décidèrent d'attendre au moins le retour des absents et se remirent en vacances.

Ce n'est que le 17 décembre que la Commission put enfin se réunir presque au complet, Nosseigneurs l'Evêque de Bayeux et l'archidiacre de Maguelonne demeurant toujours légitimement excusés. Elle prit connaissance d'une déclaration des frères Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, par laquelle ils confirmaient leur appel et réclamaient que leurs confrères Renaud de Provins et Pierre de Bologne fussent convoqués en leur présence : car à eux seuls, laïcs illettrés, ils n'étaient absolument pas en mesure d'assumer pareille charge, à moins de recevoir conseil et d'être rendus à la liberté.
Les Commissaires.
Les frères Renaud et Pierre ont renoncé à défendre l'ordre du Temple. Solennellement. Volontairement. Ils sont revenus à leurs premiers aveux.

Et même, après y avoir renoncé, le frère Pierre ne s'est-il pas évadé de prison ! L'autre, le frère Renaud, n'est plus en mesure d'assumer la défense de l'ordre, car il vient d'être dégradé par le synode de la Province de Sens.

Notez bien que nous sommes prêts à recueillir les serments des témoins en votre présence, si vous le désirez, et à écouter avec bienveillance ce que vous pourriez avoir à nous dire.

Les deux frères.
Il n'en est pas question, si nous ne pouvons plus compter sur les frères Renaud et Pierre et ne recevons pas de conseil : autrement, il y aurait préjudice pour les appels que nous avons interjetés.

Les deux frères
exeunt

La Commission recueille alors les serments de douze nouveaux témoins, et élit, pour siège de ses prochaines sessions, jusqu'à nouvel ordre, la maison de la Serpent, qui appartient à Mgr l'Abbé de Fécamp et est sise sur le district de la paroisse Saint-André-des- Arts.

On ne reverra plus les frères Guillaume et Bertrand ; on n'entendra plus parler d'eux. L'ordre de la Milice du Temple n'a plus de défenseurs par-devant la Commission d'Enquête...

Annexe
TENEUR DE LA LETTRE D'EXCUSE DE L'ARCHIDIACRE DE MAGUELONNE

Aux Révérends Pères in Xto et Très Chers Seigneurs Nosseigneurs l'Archevêque de Narbonne, etc., Jean de Montlaur, archidiacre de Maguelonne, commissaire député par le Siège Apostolique dans l'affaire des Templiers, salut, révérence et honneur.

La longue atteinte et la fatigue que vaut à mon corps l'infirmité d'une jambe et d'un pied m'empêchent de prendre la route de Paris pour poursuivre avec vous l'enquête. Les médecins me le déconseillent, et j'en ressens moi-même suffisamment les risques. Je vous fais donc, Révérends Pères, toutes mes excuses : je ne serai pas parmi vous pour la réouverture de vos sessions... Dès que mon mal aura pris fin et que mes forces me seront revenues (avec la grâce de Dieu), je m'empresserai de vous rejoindre pour accomplir d'un cœur prompt et en fils d'obéissance la mission qui nous a été impartie.
De Montpellier, l'an du Seigneur 1310 et le III des ides d'octobre, du pontificat de Notre Saint Père Clément V le cinquième.

6 — Complément d'information
Vaille que vaille, la Commission reprit donc ses travaux, errant d'un local à l'autre, là où l'on voulait bien d'elle. Elle allait siéger, sans discontinuer cette fois, du 18 décembre 1310 au 5 juin 1311, et ouïr encore un bon nombre de témoins, pour le mieux et pour le pis. Dans ces fourrés, elle cheminait prudemment. Et l'étonnant est bien qu'en dépit du coup de force perpétré par Mgr l'Archevêque de Sens et son synode, il se fût encore trouvé des Templiers pour accepter le risque de ne point trop accabler l'ordre, voire d'oser le défendre. La plupart des imputations, c'est un fait, s'effondraient l'une après l'autre, quels que pussent être les réticences feutrées des témoignages, leurs sous-entendus et les gestes évasifs dont on les assaisonnait. Dès le mois de janvier de cette année, la Commission abandonna l'inepte questionnaire, pour ne plus s'attacher qu'aux chefs principaux, les seuls troublants, de l'accusation; quant aux autres, elle se contentait d'en résumer à grands traits la teneur, persuadée d'avance de l'inévitable dénégation. Un petit nombre d'énigmes irritantes subsistaient toutefois, celles que n'avaient pu résoudre les dépositions reçues parmi l'ambiance plus sereine qui avait précédé la suspension des séances : mystère de ces admissions clandestines de l'aube, du reniement, des crachats simples ou triples, voire du piétinement de la croix dont elles étaient, accompagnées ; recommandation par les précepteurs d'user, si l'on ressentait en soi quelque « chaleur » incoercible, de pratiques inavouables ; omission par les prêtres de l'ordre des paroles du Canon, per guae conficitur corpus Christi ; hétérodoxie et excès des pouvoirs disciplinaires du Maître séant en chapitre. Le lourd boulet que traînait l'ordre du Temple depuis ses accablants aveux et la boue de 1307 pouvait s'être allégé d'un ramassis de ragots populaires : un seul aveu précis, formel, apparemment sincère, et suffisamment général pour acquérir figure de preuve, l'alourdissait d'autant. Et tel était bien le drame dont la Commission devait s'employer désormais à démêler les nœuds.

Reprise des Interrogatoires (88)
RÉSUMÉ DE LA DÉPOSITION DU FRÈRE ÉTIENNE DE DIJON
Le frère Etienne de Dijon, interrogé le lundi avant la Noël, soit le 21 décembre, était originaire du diocèse de Langres (dont la ville de Dijon relevait), prêtre et précepteur du Temple de Dijon ; il était âgé, disait-il, de soixante-douze ans, et ne portait pas le manteau de l'ordre : « Les gens du duc de Bourgogne me l'ont arraché quinze jours après mon arrestation, précise-t-il. »

Il avait été reçu comme frère de l'ordre par le précepteur de Bure, Pierre de Sevrey, en la chapelle du Temple de Favemiacum (Fauvemay), dix-huit ans auparavant. Sur l'ordre du précepteur, il avait d'abord craché sur la croix, à contre-cœur ; puis, en vertu de son serment d'obéissance, avait été requis de renier Dieu.
— Sainte Vierge, s'était-il alors exclamé, comment oserais-je !
— Il le faut, répondit le précepteur, vous m'avez juré l'obéissance.

Le frère Etienne, alors, avait renié Dieu, de bouche et non de cœur ; il avoua aux Commissaires qu'il eût bien préféré être dehors, en liberté, dût-il en devenir manchot, que d'agir ainsi contre sa conscience.

Parce qu'il était prêtre, on lui avait fait grâce des baisers impudiques, déclara-t-il, bien que ceux-ci fussent réglementaires, à ce qu'on lui assurait. Puis le précepteur lui dit que, lorsqu'il célébrerait la messe, il voulût bien omettre désormais quatre paroles du Canon.
Le frère Guillaume de Beaune, qui se trouvait là et s'y entendait quelque peu en lettres, précisa qu'il s'agissait des mots : « Hoc est enim Corpus meum. »
Le témoin répondit qu'il obéirait, mais se garda bien de les omettre en fait (89).

RÉTRACTATION, PAR LE FRÈRE JEAN DE POLLENCOURT, D'UNE PARTIE DE SA DÉPOSITION
Le témoin a été reçu au Temple de la Rozière, au diocèse d'Amiens. Interrogé le 8 janvier 1311, il affirme à plusieurs reprises qu'il ne veut pas revenir sur la déposition qu'il a passée naguère devant Mgr l'Evêque d'Amiens.
Je persiste dans les aveux que j'ai faits, s'exclame-t-il d'emblée. J'ai avoué que j'avais renié Dieu lors de ma réception ! Oui, je l'ai avoué !
Cependant, le témoin, livide, paraît frappé d'épouvante.
Les Commissaires.
Attention ! Dites bien la vérité pour le salut de votre âme ; ce qui compte, ce ne sont pas vos aveux, s'ils ont été inexacts. Vous ne risquez rien à nous dire la vérité : nous garderons le secret, de même que les greffiers ici présents.

Le témoin réfléchit, puis il déclare sous serment et au péril de son âme :
Eh bien, non ! Je n'ai pas renié Dieu, ni Jésus, ni le Crucifié. Non, je n'ai pas baisé le Maître qui me recevait ni les autres assistants, sauf sur les lèvres ; personne ne m'en a requis. Je n'ai pas craché sur la croix, et personne ne m'en a requis davantage : reniement, baiser impur, on ne m'a rien demandé de tout ça.

Oui, bien sûr, j'ai avoué par-devant l'Inquisiteur ; j'avais peur de la mort. Et le frère Gilles de Rontangi nous avait dit en pleurant, à la prison de Montreuil (diocèse d'Amiens), que nous perdrions la vie, si nous n'aidions pas à la ruine de l'ordre en reconnaissant le reniement de Dieu et le crachat sur la croix.
Après, je m'en suis confessé à un frère Mineur que m'avait dépêché Mgr d'Amiens ; c'est à Monseigneur lui-même que j'aurais voulu me confesser; mais il me répondit qu'il ne pouvait m'entendre, qu'il avait à s'occupa: des autres frères. Le moine me donna l'absolution, en me recommandant de ne plus faire de faux aveux.

Or, le mardi qui suit cette audience, soit le 12 janvier 1311, le frère Jean revient, sur sa propre demande, devant la Commission. Il explique qu'il a menti dans sa déposition et qu'il s'est parjuré ; il demande grâce à genoux et les mains jointes.

Les Commissaires, flairant quelque subornation, lui font prêter serment sur les saints Evangiles de dire la vérité.
Les Commissaires.
Vous êtes allé raconter à quelqu'un votre déposition, et l'on vous a induit à la rétracter ?
Le frère Jean
Non. J'ai pensé que j'avais méfait, en mentant et en me parjurant. Alors, j'ai demandé aux gardiens et à Jean de Janville de me faire revenir devant vous, pour dire ce que j'avais omis.

Je jure que, lors de ma réception, j'ai renié Dieu et craché sur une croix d'argent, au commandement de celui qui me recevait ; il m'avait dit que c'était le règlement ; je l'ai fait de bouche et non de cœur.

Il me dit aussi que si l'un des frères voulait s'unir charnellement à moi et me le demandait, je devais le laisser faire : c'était le règlement.

Il me dit que, selon le règlement, je devais l'embrasser par-derrière, sous la ceinture. Mais je ne m'exécutai pas, car il m'en fit grâce. Je crois que toutes ces erreurs avaient cours communément aux réceptions des Templiers; cela, je l'ai appris depuis notre arrestation, Même si l'ordre devait survivre, je refuserais d'y rester, moi, car il est pervers.
Exit le frère Jean, laissant la Commission perplexe.

IMPORTANTE DÉPOSITION DU FRÈRE GÉRAUD DE CAUSSE
Le frère Géraud de Causse
Interrogé le mardi 12 janvier 1311, était un chevalier du diocèse de Rodez. Il ne portait pas le manteau de l'ordre, l'ayant abandonné, disait-il, au concile de la Province de Sens, en même temps que plusieurs autres frères ; ce même jour, il s'était fait couper la barbe. Il était âgé de quarante-huit ans environ. C'était un homme cultivé, in jure peritus

Je crois, déclare-t-il, qu'il y avait certains mauvais frères qui faisaient les réceptions de la manière dont je l'ai subie moi-même, et d'autres, les bons, qui procédaient autrement.

Moi, j'ai été reçu dans l'ordre, il y aura douze ou treize ans à la prochaine Saint-Pierre et Saint-Paul (29 juin). C'était au Temple de Cahors, le matin après la grand'messe, sous la présidence de feu le frère Guigues Adémar, chevalier et précepteur de la Province, et en présence du frère Raymond de la Côte, prêtre, Raymond Robert, qui était à l'époque précepteur du Bastit (Bastit-du-Temple, Lot), Pierre, précepteur du Temple de Cahors, dont j'ignore le nom, et de quelques sergents au service du frère Guigues ; je n'ai plus leurs noms présents à la mémoire. Il y avait là également les frères Ger. Barasci et Bertrand de Longeval, chevaliers, qui furent reçus en même temps que moi de la manière suivante. L'un et l'autre avaient été faits chevaliers cinq jours auparavant; moi, le jour même. Nous nous trouvions dans une pièce attenant à la chapelle du Temple, quand survinrent le frère Raymond Robert et un autre, chevalier, je crois, que je ne connaissais pas. Ils nous dirent :
— Requérez-vous d'être admis dans l'ordre du Temple et associés à ses bénéfices spirituels et temporels ?
— Oui, répondîmes-nous.
— C'est une grande chose que vous demandez là !
Vous ne connaissez pas les préceptes les plus rigoureux de notre ordre... Vous nous voyez de l'extérieur, bien vêtus, bien équipés et de belle apparence, mais vous ne pouvez connaître l'austérité de nos règlements. Souhaiteriez-vous de rester par-deçà la mer ? Vous irez outre-mer, et inversement. Voudrez-vous dormir ? Il vous faudra veiller. Manger ? Vous aurez à endurer la faim... Etes-vous prêts à supporter tout cela pour l'honneur de Dieu et le salut de vos âmes ?
— Oui, s'il plaît à Dieu.
— Nous vous demanderons donc si vous êtes libres de certaines contingences.
Primo : croyez-vous bien à la foi catholique selon l'Eglise Romaine ?
Etes-vous consacrés par le sacrement de l'ordre ou liés par les liens du mariage, astreints par quelque vœu à entrer dans une autre « religion » ?
Nés de race chevalière et de légitime mariage ?
Avez-vous été excommuniés pour faute personnelle ou par la faute d'autrui ?
Avez-vous fait promesse ou cadeau à quelque frère de l'ordre du Temple ou à d'autres pour y être admis ?
Souffrez-vous d'une infirmité secrète qui vous rende inapte au service domestique et à l'exercice des armes ?
Vous êtes- vous obligés, pour vous-mêmes ou pour d'autres, de manière telle que vous ne puissiez-vous libérer sans faire appel aux biens de l'ordre ?
— Nous sommes bons chrétiens, libres, nobles, physiquement aptes, nés de mariages légitimes ; il n'existe en nous aucun de ces empêchements.
— Alors, tournez-vous vers la chapelle, et priez Dieu, la Bienheureuse Vierge et tous les Saints que si votre admission vous est inspirée par le salut de vos âmes, l'honneur de vos personnes et de vos amis, Dieu daigne exaucer votre prière et votre intention.
Nous obéîmes.
Les deux frères se retirèrent, afin, je pense, de rendre compte au frère Guigues de nos réponses. Quelques instants plus tard, ils revinrent, et de nouveau nous demandèrent :
— Avez-vous bien réfléchi ? Persistez-vous dans votre intention ?
— Oui, répondîmes-nous. Alors, ils repartirent, toujours pour rendre compte, je pense.
A leur retour, ils nous firent ôter de nos têtes nos capuchons et nos coiffes, et nous dirent de nous présenter, mains jointes, devant le frère Guigues, de nous agenouiller devant lui, et de lui faire la requête suivante : « Messire, nous venons à vous et à vos frères qui sont avec vous ; nous requérons d'être admis dans l'ordre et de participer à ses bénéfices spirituels et temporels ; nous voulons être à jamais serfs et esclaves de l'ordre et abandonner notre vouloir propre pour celui d'autrui. »
— C'est une grande chose que vous demandez là, répondit le frère Guigues, en répétant les paroles qu'avaient prononcées les deux autres.
Et comme nous jurions devant lui, sur un livre, que nous ne pâtissions d'aucun des empêchements ci-dessus énumérés, il nous dit :
— Entendez bien ce que nous allons vous dire ; quant à vous, vous jurez et promettez à Dieu et à Notre-Dame de toujours obéir au Maître du Temple, comme à n'importe lequel de vos Supérieurs dans l'ordre, d'observer la chasteté, les bons us et coutumes de l'ordre, la pauvreté personnelle (sauf autorisation de votre Supérieur) ; de toujours, selon votre pouvoir, aider à la conservation des terres acquises du royaume de Jérusalem, et à la conquête de celles qui ne le sont pas encore ; de ne jamais vous trouver en occasion telle que, par votre faute, un Chrétien ou une Chrétienne soient tués ou injustement dépouillés de leur patrimoine ; si des biens du Temple vous sont confiés, de rendre d'eux un compte sincère et loyal au bénéfice de la Terre Sainte ; de ne point abandonner votre « religion » pour une meilleure ou une pire sans le congé de votre Supérieur. »

Nous prêtâmes serment, et il dit encore :
— Nous vous admettons, vous, votre père et votre mère, avec ceux de vos amis que vous en aurez estimés dignes, aux bienfaits spirituels de l'ordre, tels qu'ils existent depuis ses origines et existeront jusqu'à la fin.

Après quoi, il nous revêtit du manteau, cependant que le frère Raymond de la Côte, qui était prêtre, chantait le psaume : « Ecce quam bonum et quam jocundum habitare fratres in unum », avec les versets : « Mitte eis auxilium de Sancto, et nichil proficiat inimicus in eis » (90), et l'oraison : « Deus, qui corda fidelium... »

Alors, nous relevant de la main, le Maître nous baisa sur la bouche, et pareillement, si je me rappelle bien, le prêtre et toute l'assistance des chevaliers. Puis il alla s'asseoir et nous fit asseoir nous-mêmes à ses pieds ; les autres frères en firent autant, et il nous adressa cette homélie :
— Heureux devez-vous être, car le Seigneur vous a conduits à cette si noble religion qu'est le Temple ! Prenez garde de ne point commettre quelque méfait qui vous en prive, car ce serait le déplaisir de Dieu. Il existe des cas qui entraînent la radiation de l'ordre, d'autres la perte de l'habit, d'autres des peines diverses : pour certains, je vous les exposerai moi-même, car je les ai présents à l'esprit ; quant au reste, vous les demanderez aux frères de l'ordre.
Entre autres, vous serez chassé de la maison si c'est par simonie que vous y êtes entré ; si vous révélez à quiconque, frère ou non frère, les secrets des chapitres auxquels vous aurez pris part.
Si vous êtes convaincu d'avoir assassiné un chrétien ou une chrétienne — et ce crime-là vous vaudra la prison perpétuelle.
Si vous êtes convaincu de brigandages, tels que sortir des commanderies autrement que par la porte ou posséder des contre-clés, ou bien du crime de sodomie (91), qui vous vaudra la prison perpétuelle.
Si vous vous mettez à deux, trois ou plusieurs, pour dénoncer à tort l'un de vos frères et en êtes convaincu par vos aveux, non moins que par deux membres au moins de l'ordre ou par ses donnés
Si vous désertez chez les Sarrasins avec vœu de demeurer parmi eux (et même au cas où vous reviendriez ensuite et en feriez pénitence).
Si vous êtes convaincu de ne pas croire en la foi catholique ainsi qu'il est convenable.
Si, étant sous les armes, vous prenez la fuite devant les ennemis de la foi, après avoir abandonné votre bannière ou votre capitaine; si vous vous faites promouvoir aux ordres sacrés sans le congé de vos Supérieurs.

Quant à l'habit de religion, vous le perdrez : si vous refusez d'obéir à vos Supérieurs et vous rebellez contre eux : au cas où vous persisteriez dans la rébellion, on vous jetterait aux fers.
De même, vous perdrez l'habit si vous frappez méchamment l'un de vos frères jusqu'à le faire trébucher : au cas où il y aurait effusion de sang, vous pourrez être mis en prison.
Si vous frappez un Chrétien, une Chrétienne avec une pierre, un bâton ou un morceau de fer quelconque, de telle manière qu'un coup suffise à les mutiler ou blesser gravement.
Si vous vous unissez à une femme par les liens de la chair, ou avez été trouvé avec elle en un lieu suspect.
Si vous formulez contre d'autres frères une accusation susceptible de leur faire perdre l'habit et que vous ne soyez pas en mesure de fournir la preuve.
Si vous vous imputez mensongèrement à vous-mêmes des forfaits qui entraîneraient votre expulsion de l'ordre.
Si vous dites à d'autres frères, par exemple sous le coup de la colère, que vous allez passer chez les Sarrasins (et même si vous ne le faites pas).
Si, en campagne, chargé de la bannière, vous combattez avec elle sans le congé de vos Supérieurs et que d'autres vous suivent.
Si vous en abandonnez la garde et que dommage s'ensuive, vous pourrez être jeté en prison.
Si vous montez à l'attaque sans ordre de votre capitaine, à moins qu'il ne s'agisse de porter secours à un chrétien ou à une chrétienne.
Si vous recevez indûment l'argent d'autrui, et frustrez les seigneurs temporels des péages qui leur reviennent.
Si vous leur refusez de même le cens ou des services auxquels vous seriez tenu.
Si vous refusez l'hospitalité à un frère de passage dans votre maison.
Si vous admettez quelqu'un dans l'ordre sans l'autorité et la présence du chapitre ou de vos Supérieurs, ou bien si vous procédez à cette admission autrement qu'il n'est dû.
Si vous recevez dans l'ordre un non-noble.
Si vous ouvrez une lettre que le Maître destinait à d'autres, et brisez son sceau par malice.
Si, de même, vous brisez la serrure ou fermeture des sacs dans lesquels on transporte l'argent ou autre, et s'il s'ensuit quelque dommage, vous serez tenu pour coupable de brigandage.
Si vous faites donation de biens de l'ordre qui ne vous ont pas été confiés, ou que vous dissipiez ceux dont vous avez la garde, ou encore en prêtiez dans des conditions telles qu'ils risquent d'être perdus, ou enfin que vous fassiez don d'une bête quelconque appartenant à l'ordre, chien et chat exceptés, sans en avoir le droit.
Si, en chassant, vous perdez une monture ou portez un préjudice quelconque à l'ordre.
Si, en voulant éprouver une arme sans le congé de vos supérieurs, vous la brisez.
Si vous portez à votre maison un dommage supérieur à quatre deniers.
Si, dans l'intention d'abandonner l'ordre, vous découchez une nuit seulement, ou, dans tout autre cas, deux nuits et plus, vous ne pourrez recouvrer votre habit avant un an.
De même, si, devant vos frères et sous le coup de la colère, vous faites fi de votre habit et, sourd aux prières, exhortations et requêtes des assistants, refusez de le reprendre immédiatement.

Ou bien encore si, à un frère qui jette son manteau par terre et refuse de le reprendre, vous le lui remettez sur le cou à la prière, ou à la requête des assistants (92).
Dans ces trois derniers cas, vous ne pourrez recouvrer l'habit avant un délai d'un an.
Dans les autres, la reprise d'habit sera laissée à la discrétion du Maître et des frères de l'ordre. »

Le précepteur qui nous recevait nous dit encore qu'il nous apprendrait comment nous devrions nous comporter à l'église et à table.
— Quand on sonnera pour les Matines, vous vous lèverez, et en entrant dans l'église, avec componction, vous direz vingt-huit Pater Noster, quatorze pour les Heures du Jour et quatorze pour celles de Notre-Dame.
Vous garderez le silence du moment où vous serez levés jusqu'après Prime.
Pour chaque Heure du Jour, vous devrez dire quatorze Pater Noster : sept pour les Heures du Jour et sept pour celles de Notre-Dame, et vous assisterez, là où faire se peut, à l'église, aux offices de Matines, Prime, Tierce, Midi (83) et la messe.
Dès que sonnera la cloche, vous devrez venir à table.
S'il se trouve parmi vous un frère prêtre, vous attendrez avant de vous asseoir qu'il ait prononcé la bénédiction, et chacun des frères n'en dira pas moins un Pater Noster.
Avant de vous asseoir encore, vous vérifierez qu'il y a bien sur la table le pain et le sel, le vin, et là où il n'y aurait pas de vin, l'eau.
Vous parlerez peu à table.
Après le repas, vous retournerez à l'église, si elle ne se trouve pas loin de là, afin de rendre grâces : ce que le prêtre fait en disant les oraisons et le psaume Miserere met, et les frères, un Pater Noster. Si l'église manque ou qu'elle soit trop loin, on fait cela au réfectoire ou dans la maison elle-même où l'on se trouve : debout, pas assis. Quand on sonnera None, vous rentrerez à l'église, et direz quatorze Pater Noster ; dix-huit pour les Vêpres.
Toutefois, vous ne serez pas tenus de réciter le nombre convenu de Pater Noster pour chacune des Heures, si vous participez à l'office célébré en l'église : la chose est laissée à votre gré ; mais vous commencerez chacune des Heures par un Pater Noster remplaçant les Heures de Notre-Dame.
Pour Compiles seulement, on dit ces Pater Noster à la fin, signifiant par-là, nous disait le précepteur, qu'en l'honneur de Notre-Dame avait été le commencement de notre ordre, et qu'en Son honneur serait sa fin, quand il plairait à Dieu que ce fût.
Chaque jour, avant le repas, vous durez soixante Pater Noster, trente pour les vivants, afin que Dieu les guide à une bonne fin, et leur assure le salut, et traire pour les défauts.
Ce sont là, nous dit le précepteur, règlements généraux de l'ordre.
A la collation que vous prendrez avant Complies, vous devrez vous comporter comme au repas principal.
Vous visiterez vos chevaux, et en campagne, inspecterez les harnais, puis vous irez vous coucher, avec draps et chausses de lin.
Vous vous ceindrez de cordes, en signe de vie chaste et de mortification de la chair (91).
La nuit, vous garderez de la lumière là où vous coucherez, afin que l'ennemi ne profite pas de l'obscurité pour vous inciter au mal.
De même à l'écurie, si vous le pouvez.
Il vous est interdit de devenir compères (92), d'avoir des femmes à votre service personnel, sauf en cas de maladie, où d'autres serviteurs viendraient à manquer : mais il vous faudra l'autorisation de votre Supérieur. Vous n'embrasserez aucune femme, même de votre sang (96).
Vous ne direz rien de malhonnête à personne, ne rapporterez pas de propos grivois, ne jurerez pas le nom de Dieu : toutes convenances vous sont autorisées, et toutes inconvenances défendues.

Il nous dit encore :
« Allez, que Dieu fasse de vous des prud'hommes. »
Puis il s'en alla.

Alors, quatre ou cinq frères sergents de l'ordre, qui étaient demeurés avec nous, fermèrent avec une barre ou un nœud la porte de la salle, et exhibèrent une croix de bois longue d'une main et demie ; je ne les avais point vus auparavant, et ne les revis plus par la suite, pour autant qu'il m'en souvienne. Sur la croix, il n'y avait, que je sache, aucune image du Crucifié. Us nous dirent, en nous montrant la croix :
« Reniez Dieu ! »
Nous, stupéfaits et terrifiés, nous refusâmes, bien sûr.
« Il le faut ! » (Et ils dégainèrent leurs épées.)
Alors, sous le coup de la terreur, nous qui ne portions pas d'armes, nous reniâmes Dieu. Je le fis, de bouche et non de cœur ; les deux autres aussi, je pense.
« Crachez sur la croix », nous ordonnèrent ensuite les sergents.
Comme nous refusions, ils nous dirent qu'ils nous en faisaient grâce, à condition que nous le gardions pour nous et n'allions pas les dénoncer.
Puis, l'un d'eux nous dit que, si nous ressentions quelque chaleur naturelle, nous pouvions toujours nous unir entre nous ; cela valait mieux, pour le bon renom de l'ordre, que d'aller chercher des femmes. Je dois dire que jamais je ne l'ai fait, n'y ai seulement songé, ni n'en fus requis ; jamais je n'ai entendu dire que personne de l'ordre eût commis pareil forfait, sauf trois dont j'ai oublié les noms, et qui furent, disait-on, mis en prison pour ce motif à Château-Pèlerin, au temps où le frère Thomas Bérard était Maître du Temple. Je l'ai vu écrit quelque part aussi.
Les sergents se retirèrent aussitôt après, nous nous habillâmes et allâmes déjeuner ; le même jour, on nous répartit entre divers endroits.

Les Commissaires
Y eut-il, lors de votre réception, d'autres pratiques déshonnêtes ?
Le frère Géraud
Non.
Les Commissaires.
Ces sergents, agissaient-ils en toute connaissance de cause, sur l'ordre du précepteur lui-même ?
Le frère Géraud
Je crois que oui ; d'eux-mêmes, jamais ils n'auraient osé. Un mois après, encore tout éprouvé, j'allai trouver Mgr Sicard, évêque de Cahors, en son château de Mercœur, et lui confessai ces abominations ; il en fut stupéfait et me donna l'absolution, avec, comme pénitence, de porter par-dessus ma chemise, pour un temps déterminé, une cotte de fer ; de jeûner, certains jours, au pain et à l'eau ; de vouer à la rémission de mes péchés tout le bien que je pourrais faire ; enfin, de passer le plus tôt possible outre-mer. Tout cela, je l'ai accompli.
Les Commissaires.
Pourquoi ne l'avez-vous point révélé avant votre arrestation, et vous êtes-vous même, depuis lors, laissé torturer avant de faire ces révélations ?
Le frère Géraud
J'avais peur de la mort. Je ne voyais pas comment je pourrais échapper à la main des Templiers. Quand nous fumes tous arrêtés et qu'on m'interrogea, je ne pouvais croire encore que nous allions demeurer si longtemps prisonniers et que l'affaire prendrait de telles proportions. Si j'avais fait mes révélations avant d'être arrêté, jamais mes amis ni les autres ne m'auraient prêté foi, et c'est moi qu'on aurait soupçonné plutôt que l'ordre; retournant dans le monde, je n'aurais pas eu de quoi y vivre honorablement, car mon frère aîné, de par ma volonté, avait hérité de tous nos biens paternels et maternels.

Dans cet ordre du Temple, on observait d'autres usages contraires au droit écrit : dès le premier jour, on était tenu pour profès, astreint par serment à la profession, et l'on jurait également de ne pas quitter l'ordre : pratique contraire, ce me semble, au premier ou au deuxième chapitre de la Règle, selon lequel on devait avant tout lire aux postulants tous les chapitres de celle-ci, et vérifier, selon les enseignements de l'Apôtre, s'ils étaient bien animés de l'esprit de Dieu. Pour ma réception, non plus que pour les autres, que je sache, on ne le fit.

Ce cérémonial de réception n'était pas moins contraire à un privilège apostolique, Omne datum optimum, par lequel le pape concédait aux Templiers d'avoir des prêtres et des clercs qui ne soient animés que de bon esprit.
En fait, on ne l'observait pas : prêtres et clercs étaient reçus exactement de la même manière, et sur-le-champ tenus pour profès.
D'autres pratiques portaient préjudice à l'Eglise de Rome, celle par exemple de ne pouvoir en appeler d'aucune peine portée par l'ordre; le Grand-Maître n'était pas confirmé par le Siège Apostolique, mais son élection à elle seule lui assurait plein droit d'exercice.
D'autres enfin étaient contraires à la Règle elle-même : d'après elle, la justice contre les frères délinquants d'outre-mer devait être rendue selon le conseil du Patriarche de Jérusalem, de telle manière que la peine fût proportionnée à la faute. Or c'était plutôt le contraire. Le Maître et les Précepteurs des Provinces ne souffraient pas que les frères de l'ordre eussent par écrit et conservassent par-devers eux un exemplaire de la Règle ou des statuts postérieurs, sans leur congé. Il me semble que c'était là méfait et prétexte à soupçon : outre-mer, j'ai vu une fois ou deux le Maître actuel de l'ordre prier les frères qui détiendraient des livres se rapportant à la Règle, aux statuts et aux règlements de l'ordre, de les lui remettre ; j'ai ouï dire, et je le crois de même, que le Maître en faisait brûler certains, en rendait d'autres aux plus anciens de l'ordre, et gardait le reste pour lui.
Ainsi, je lui remis un texte de Saint Bernard, par lequel le Saint Abbé prodiguait ses encouragements aux frères de l'ordre, et il me le rendit aussitôt ; les anciens disaient que les Maîtres Guillaume de Beaujeu et Thomas Bérard avaient agi de la même manière, et ils se rapportaient de l'un à l'autre que l'ordre n'avait pas fait son profit d'avoir eu en son sein des gens cultivés.

Je me trouvais à Toulouse quand le frère Guigues reçut un prêtre, dont j'ignore le nom, comme frère de l'ordre. Cela se passait dans la grande salle du Temple ; on lui fit les mêmes exhortations que pour moi-même ; après quoi, certains frères de l'assistance, que je ne connaissais pas, prirent le prêtre à part, dans un coin de la salle, en tournant le dos aux autres ; j'ai l'impression qu'ils lui firent renier Dieu, mais ne remarquai pas s'il y avait une croix ; je pense que les choses se passèrent comme pour moi-même et les deux autres qui avaient été reçus ai même temps que moi. Je ne me rappelle plus à quelle époque c'était.

J'ai reçu moi-même le frère Raymond Bornarelli, sergent, de Gourdon (diocèse de Cahors), un an et demi avant notre arrestation. C'était dans une pièce du Temple du Bastre (Le Bastit), dont j'étais précepteur, en présence des frères Guillaume Fabri, prêtre, Gaucelin de Saint-Jeoire, chevalier, Guillaume Labbé, chambrier de la maison, et d'autres dont j'ai oublié les noms.
Je n'y fis rien de mal, ni personne d'autre de par moi ; rien ne s'y passa d'illicite ou de déshonnête ; j'observai le cérémonial de ma propre réception, à ceci près qu'il n'y eut ni reniement, ni pratiques coupables du genre de celles que les sergents nous avaient ordonnées, et qui sont abominables, contraires à Dieu et à la nature.

Six mois environ avant l'arrestation des Templiers, le frère Jean de Pronay, chevalier de Paris, fut reçu au Temple, dans une pièce près du cimetière, par le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France ; Monseigneur le Roi de France se trouvait précisément au Temple. Rien ne se passa de déshonnête ; j'assistais à la cérémonie avec les frères Olivier de Penna, chevalier et chambrier de Mgr le Pape, Guillaume d'Arblay, aumônier de Mgr le Roi, Thierry de Reims, sergent, et plusieurs autres dont les noms m'échappent. Cette réception se fit toutefois à huis dos, sans autre assistance que les frères de l'ordre.
Les Commissaires.
Aviez-vous à l'époque quelque soupçon quant au procès qui se préparait contre l'ordre ?
Le frère Géraud
Les autres, je n'en sais rien. Moi, en tout cas, je n'en avais aucun.

SUITE DE L'INTERROGATOIRE
5 à 15 (enseignements hérétiques, piétinement de la croix ; le chat).
Je ne sais rien de plus que ce que je viens de dire, et ne crois pas qu'il y ait eu autre chose. Le Vendredi Saint, sans coiffes, capuchons ni souliers (97), les Templiers vénéraient dévotement la croix.

16 et 17 (sacrements, autorité du Maître, baisers impudiques).
Je crois que les prêtres de l'ordre confessaient normalement et que l'ensemble des frères croyait aux sacrements de l'Eglise. Moi, j'y ai toujours cru et continue d'y croire. Je ne sache pas que les laïcs aient pouvoir d'absoudre les péchés, mais bien au contraire : ils n'en ont pas reçu les clés. A la fin des chapitres, le Maître ou le présidait du chapitre se levait et, debout, de même que le prêtre qui l'assistait, devant le reste de l'assemblée à genoux qui attendait, mains jointes pour la prière, que le prêtre donnât l'absolution, il prononçait ces paroles : « Frères : nous pouvons maintenant nous retirer ; la règle de notre chapitre est que le frère qui gérerait autrement qu'il n'est convenable les biens de la maison, les aumônes ou les dépenses n'aurait nulle part aux bénéfices de ce chapitre ni de l'ordre en général ; toutefois, de toutes les fautes que vous auriez omis de nous avouer « par honte de la chair » (98) ou crainte de la justice de l'ordre, nous vous faisons la grâce qui est en notre pouvoir. »

Le Maître récitait ensuite les prières pour la paix, le Pape, les cardinaux et les autres prélats, l'Eglise, la Terre Sainte ; pour ceux qui sont en mer, les religieux, les Rois de France et d'Angleterre, nommément désignés, et pour tous les autres rois de la Chrétienté, afin que Dieu daignât leur accorder la paix, la concorde et la volonté de secourir rapidement la Terre Sainte ; pour leurs bienfaiteurs en pèlerinage (99) ; pour leurs parents et les confrères de l'ordre vivants et défunts. Pour tous les autres fidèles décédés enfin. Il demandait à chacun des frères présents de dire une fois le Notre-Père. Il annonçait ensuite que le prêtre allait donner l'absolution, pour lui-même et pour toute l'assistance; alors, il s'agenouillait comme les autres dans la posture de la prière, et le frère prêtre prenait la parole :
« Répétez ce que je vais dire : Confiteor Omnipotenti Deo, etc. », comme à l'église pour une confession générale ; chacun le répétait pour soi-même en se frappant la poitrine ; le prêtre disait alors, comme à l'église : « Misereatur vestri, etc. Que le Dieu Tout-Puissant et Tout-Miséricordieux vous accorde l'absolution et la rémission de vos péchés. » Après quoi, la séance était levée.
Les Commissaires.
Pensez-vous que les membres présents s'estimaient absous des péchés de la chair ou du même genre, dont ils auraient été incités à ne pas se confesser par les paroles du président du chapitre, un laïc ?
Le frère Géraud
Les idiots ou les simples, oui, peut-être. Moi, sûrement pas ; cette absolution et cette forme de confession générale ne pouvaient nous absoudre des péchés mortels.
Des baisers impudiques, je ne sais rien.

32 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre, clandestinité des réceptions, etc.).
Je crois que c'est exact.
40 à 45 (crime sodomitique)
46 et les trente articles suivants.
Le témoin n'a rien à ajouter à ses précédentes déclarations.
73 à la fin. Voici seulement ce que je sais : nous ne pouvions sans congé nous confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre. Nos Supérieurs furent négligents en ne redressant pas ces déviations, et en ne les dénonçant pas à l'Eglise ; les inférieurs, eux, n'auraient jamais osé le faire, vu le péril de mort qu'ils eussent encouru. En certains endroits, les aumônes et l'hospitalité étaient décemment observées, et en d'autres, non. On nous recommandait de ne rien acquérir illicitement. Les chapitres se tenaient en secret ; avant les chapitres généraux, on célébrait la messe du Saint-Esprit, et un religieux faisait un sermon ; des perquisitions étaient opérées dans les locaux, afin qu'aucun étranger à l'ordre ne pût avoir connaissance des chapitres. Les ordonnances prises par le Maître et le Couvent outre-mer étaient observées par-deçà ; je ne pense pas qu'un homme encore vivant soit responsable des erreurs introduites dans l'ordre ; je crois que ç'a été l'origine de grands scandales. Quant aux pratiques déshonnêtes, elles étaient bien connues de quelques grands de l'ordre, mais pas de tous, et pas davantage hors de l'ordre. Je crois que le Grand-Maître et les autres ont reconnu ce que les lettres de Mgr le Pape disent qu'ils ont reconnu...

EXTRAITS DE LA DÉPOSITION DU FRÈRE RAOUL DE GISY
Précepteur des Temples de Lagny-le-Sec et de Sommereux (diocèse de Beauvais), receveur de Champagne, interrogé le 15 janvier 1311.
Le témoin déclare d'emblée qu'il n'entend pas revenir sur la déposition qu'il a faite par-devant Mgr l'Evêque de Paris, qui a procédé à sa réconciliation canonique. Il confirme, en donnant quelques détails complémentaires, celle qu'avait de même recueillie de sa bouche, le 9 novembre 1307, Mgr l'Inquisiteur de France (100). Il a présidé, pour sa part, à un certain nombre de réceptions de frères Templiers, en observant le même cérémonial, « car il devait ainsi procéder selon les règlements de l'ordre, mais bien à contrecœur. Après la réception, il prenait à part le nouveau profès pour lui dire de se garder de commettre le péché de chair avec un autre, encore qu'il vint de lui dire le contraire »
Il a assisté à d'autres réceptions, présidées par les frères Hugues de Pairaud et Géraud de Villiers, Précepteur de France ; il a l'impression que ces fâcheux usages, qu'il a partout pu constater, ne pouvaient être modifiés sans le congé du Grand-Maître et du Couvent d'outre-mer.

Réponse fourme aux articles 46 à 57 concernant les idoles.
J'ai assisté, à Paris, à un chapitre général qu'y tenait le frère Géraud de Villiers, il y aura neuf ou dix ans après la Saint-Pierre et Saint-Paul prochaine ; à la fin du chapitre, au moment de l'agenouillement des frères, un sergent, qui demeurait avec le frère Géraud, alors Précepteur de France, et qui devait être, si je ne m'abuse, le frère Hugues de Besançon, apporta une espèce d'idole en forme de tête, et l'installa sur un banc à côté de l'endroit où se trouvait le frère Géraud ; ayant jeté les yeux sur elle ; j'en fus à ce point épouvanté que je ne savais plus où j'étais ; je baissai la tête et sortis tout de suite, sans attendre l'absolution : si bien que je ne sais pas ce qui a pu se passer alors.
Les Commissaires.
A quoi ressemblait-elle, cette idole ?
Le frère Raoul
Je n'en sais rien du tout. J'étais tellement effrayé que je ne pus observer son visage ni la matière dont elle était faite !
Les Commissaires.
En aviez-vous entendu parler auparavant dans l'ordre ?
Le frère Raoul
Non.
Les Commissaires.
Pensez-vous que cette tête soit bonne ou méchante chose ?
Le frère Raoul
Méchante, méchante, certainement.
Les Commissaires.
Quand vous avez quitté le chapitre, comment se fait-il que personne ne vous ait fait d'observations ?
Le frère Raoul
C'est que, remplaçant alors le Receveur Général, j'avais le droit d'entrer et de sortir comme je l'entendais.
Les Commissaires.
N'avez-vous point demandé à ceux qui étaient restés ce qui s'était passé avec cette tête ?
Le frère Raoul
Ma foi non.
Les Commissaires.
Pouvez-vous citer des noms de Templiers qui auraient pris part à ce chapitre ?
Le frère Raoul
Je n'en ai pas mémoire, sauf des frères Géraud de Villiers et Hugues, son sergent.
L'année qui précéda, ou qui suivit ce chapitre, je vis apporter la même tête lors d'une autre assemblée, que tenaient, à Paris toujours, les frères Géraud ou Hugues de Pairaud ; le premier plutôt, je crois.
Qui l'apporta ?
Je l'ignore, car, sur-le-champ, dès que j'eus aperçu la tête, je me précipitai dehors. J'ignore ce qui se passa ensuite, et ne connais pas davantage les noms des membres de ce chapitre (101).
Les Commissaires.
Le Président, et l'assistance, se levèrent- ils, firent-ils quelque révérence à l'idole, quand celle-ci fut apportée ?
Le frère Raoul
Non.
Les Commissaires.
Dans quoi l'apporta-t-on ?
Le frère Raoul
Je ne me souviens pas bien : dans un petit sac, il me semble.
Etait-elle de la grandeur d'une tête humaine ? En métal ? En bois ? Était-ce le chef d'un mort ? Je l'ignore, faute de l'avoir gravé dans mon souvenir.

EXTRAITS OU RÉSUMÉS DES DÉPOSITIONS DE PLUSIEURS AUTRES TEMPLIERS
Le frère Hugues de Chaumont, chevalier du diocèse de Rodez, interrogé le 16 janvier, apporte d'intéressantes précisions sur le mystérieux reniement. Trois années environ après sa réception, il s'en confessa au frère Raymond Rigaud, o. m. et maître en théologie, qui était de sa parenté. Le frère Raymond lui répondit qu'il avait déjà entendu plusieurs confessions de frères de l'ordre, émanées par exemple de Templiers à l'article de la mort, et n'avait jamais rien entendu de tel ; il pensait toutefois qu'il s'agissait d'une épreuve destinée à savoir si le postulant, au cas où il serait pris outre-mer par les Sarrasins, accepterait de renier Dieu...

Le frère Pierre de Bocli (?)
Chevalier du diocèse de Noyon et compagnon du Visiteur Hugues de Pairaud, rapporte qu'il fut reçu dans l'ordre par ledit frère Hugues, et qu'il ne constata rien de mal. Ce n'est que le jeudi suivant que deux frères sergents le hélèrent et le firent entrer dans une pièce de la maison du Temple dont ils fermèrent les portes, et lui ordonnèrent de renier Dieu.

Eh ! Répondit-il, comment pourrais-je renier Dieu, qui m'a créé et qui est mort pour moi ?
Je crois en Lui ! Les deux sergents assurèrent que c'était indispensable. Alors, il jura, de bouche et non de cœur. Les sergents lui dirent qu'un autre jour, on le ferait cracher sur la croix ; on ne lui en reparla cependant jamais plus, et pas davantage du baiser impudique ni du crime sodomitique.

Le frère Guy Dauphin
Chevalier du diocèse de Clermont, est âgé de quarante et un ans environ.
Il y a environ trente ans qu'il a été reçu dans l'ordre du Temple. Quand on lui a demandé ce qu'il y venait chercher, il n'a su que répondre, « du fait, précise-t-il, de son très jeune âge »
Alors, on lui a dit : « Vous voulez être frère du Temple ?... Vous êtes noble et riche, vous avez de la terre en suffisance, et vous croyez peut-être que, dans l'ordre, ce sera mieux pour vous ? Que vous pourrez aller à cheval quand vous voudrez et posséder ce qui vous plaira ? Eh bien ! Non. Il vous faudra endurer de sévères renoncements, vous trouver outre-mer quand vous auriez préféré être ici, veiller quand vous auriez voulu dormir, etc. »
Après l'imposition du manteau et les cérémonies traditionnelles de l'investiture, l'un des chevaliers présents le conduisit derrière l'autel et le pria de renier Dieu.
« Jamais », répondit-il. Alors, le chevalier lui dit de renier « la propheta » Il répliqua qu'il ne savait pas ce que c'était ; si c'était le diable, il le reniait bien volontiers, lui et ses œuvres. Puis le chevalier lui enjoignit de cracher sur tue croix de bois ou de métal qu'il y avait près de l'autel. Il refusa ; comme l'autre insistait, il l'avertit que si on ne le laissait pas tranquille, lui, le frère Guy, crierait si fort que son père, le seigneur de Mercœur, qui venait de le faire chevalier, avant la messe, et bien d'autres nobles, qui attendaient à l'extérieur de la chapelle, l'entendraient et accourraient ; le chevalier lui suggéra alors de cracher seulement à côté de la croix. Ce qu'il fit.

Le frère Guy n'a mémoire d'aucune autre pratique déshonnête qui lui aurait été commandée.
Quant aux cordelettes, il assure qu'on les portait en signe de chasteté et d'humilité ; « la mienne, dit-il, avait touché un pilier qui se trouvait à Nazareth, au lieu même de l'Annonciation, et d'autres reliques que les Templiers possédaient outremer, celles des saints Polycarpe et Euphémie. »

EXTRAITS DES DÉPOSITIONS DE TROIS TEMPLIERS ÉMINENTS
1. Le frère Raynaud du Tremblay
Au sujet des réceptions, des coulpes publiques et des professions immédiates.
Le frère Raynaud, curé de l'église du Temple de Paris, interrogé le 20 janvier, entend ne pas s'écarter de la déposition qu'il a faite par-devant Mgr l'Evêque de Paris, grâce à quoi il a été absous et réconcilié.
On lui lit avec diligence les quatre premiers articles du questionnaire. Il répond : * Quand je devrais souffrir dans mon corps quelque peine que ce soit, je ne m'écarterai pas de la vérité ! »
Puis il s'abîme dans ses réflexions, sans proférer un seul mot.
Les Commissaires.
Voulez-vous que nous vous offrions un délai avant de répondre ? Vous auriez ainsi tout le loisir de méditer... On vous donnerait copie du questionnaire.
Le frère Raynaud.
Je n'en ai cure ! Et quant à ces quatre articles, je déclare qu'on n'a pas coutume d'observer dans l'ordre du Temple de pareilles cérémonies ; je n'ai jamais rien vu pratiquer de tel.
Les Commissaires.
Avez-vous assisté à des réceptions ?
Le frère Raynaud.
Oui, bien des fois à Paris. J'ai vu recevoir, par le frère Hugues de Pairaud, il y a sept ans environ, le frère Etienne du Tour, prêtre du diocèse de Paris, qui vit encore.
De même, le frère Jean de Folhay, que reçut, il y a sept ans également, le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris. Ce dernier vit encore, lui aussi. Assistaient à la cérémonie le frère Pierre, précepteur du Temple de Paris, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Je ne constatai rien d'illicite ou de déshonnête. Après leurs réceptions toutefois, les nouveaux profès étaient emmenés dans des salles où ils enlevaient leurs habits civils pour revêtir ceux de l'ordre ; là, j'ignore s'ils reniaient le Christ ou crachaient sur la croix, se donnaient des baisers impudiques ou commettaient ensemble le péché de la chair, ou d'autres pratiques coupables encore. Je n'en sais absolument tien.

Lors de sa propre réception, que présidait le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris (celui qui est mort aujourd'hui), le témoin avait prêté les vœux habituels ; ses frères lui donnèrent sur les lèvres le baiser de paix, tandis que le prêtre chantait le psaume Ecce quam bonum... et l'aspergeait d'eau bénite.
« Après quoi, ajoute-t-il, le frère Jean me dit qu'il me faudrait coucher en chausses et sous-vêtements de lin, et nouer par-dessus mes vêtements une cordelette de chasteté, qu'on pouvait prendre où l'on voulait.
Puis, incontinent, il m'enjoignit de renier Dieu et de cracher sur la croix du manteau. Je le fis, de bouche et non de cœur, et crachai à terre : pas sur la croix du manteau. Il ne me parla point de baiser impudique ni du crime sodomitique ; non plus que des paroles du Canon qu'il y aurait à omettre : jamais je ne les ai omises, et fréquemment, j'ai entendu les prêtres qui célébraient au Temple les prononcer sans faute, ainsi que d'autres pouvaient les ouïr de ma bouche. Je suis sûr que les prêtres et les autres croyaient aux sacrements de l'Eglise. »

(Les confessions publiques).
Le Vendredi Saint, les Templiers adoraient publiquement la croix au chapitre, avec révérence et dévotion; le président du chapitre imposait les peines temporelles pour les fautes confessées au cours de la réunion, ainsi que le prévoyaient les statuts ; à la fin du chapitre, on récitait plusieurs prières selon l'usage de l'Eglise, puis le président, qui était un laïc, prononçait ces paroles : « Des fautes que vous auriez omis d'avouer, par honte de la chair ou crainte de la justice de l'ordre, nous allons vous accorder le pardon, ainsi que nous en avons le pouvoir ; notre prêtre, id présent, va vous donner l'absolution. » Alors, le chapelain récitait le Confiteor en français et Misereatur nostri, comme on fait à l'église. Moi, je m'en moquais fort en moi-même, de voir ainsi des laïcs prononcer pareilles paroles et promettre le pardon.
Les Commissaires.
Et les autres frères de l'ordre, pensaient- ils être pour autant absous de leurs péchés ?
Le frère Raynaud.
Mais non, puisqu'ils s'en confessaient ensuite.
(Les professions immédiates).
Cela, c'était contraire au droit, me semble-t-il, et à notre privilège « Omne datum optimum » ; avec le frère Jean de Folhay, nous en avions causé en ce sens avec d'autres frères ; ceux qui l'apprirent s'en offusquèrent, et nous accablèrent de reproches injurieux, spécialement le frère Jean le Duc, du diocèse de Paris.

2. Le frère Albert de Canellis
Chevalier, précepteur de la baylie de l'île de Sicile : au sujet de sa réception dans l'ordre.
Le témoin a été reçu au Temple d'Asti par le frère Guillaume de Canellis, précepteur de Lombardie, il y a neuf ans environ. Il est, depuis lors, devenu maître-ostiaire (huissier) de Mgr le Pape Benoît XI.
Le jour de sa réception, l'un des assistants, le frère Garin, chevalier, lui déclara, en montrant la croix de son manteau, que celui-là qui avait été mis en croix n'était qu'un faux prophète, qu'il ne fallait pas croire en lui, n'avoir en lui ni foi ni espoir; il le requit, en signe de mépris, de cracher sur la croix de son manteau.
« Jamais », répondit le témoin, qui se mit à pleurer. Alors, le frère Garin mit la main à un couteau d'armes qu'il portait, et l'autre main sur l'épaule du témoin.
« Si tu ne t'exécutes pas, s'exclama-t-il, je t'étrangle et je te jette dans cette latrine qu'il y a là i côté ! »

Alors, le témoin, par peur de la mort, dit incontinent : « Soit ! J'y consens. »
C'était, précise-t-il, « de bouche », et pour le satisfaire. Pas « de cœur. » Et il cracha par terre à côté de la croix de son manteau. Pas dessus.
Le frère Garin lui dit ensuite de le baiser dans le dos, par-derrière, et au nombril : « Ça n'est pas pour méfaire ; c'est l'habitude dans l'ordre. » Le témoin, tout en larmes, ayant refusé, un autre Templier, le frère Georges, dit à Garin : « Laissez-le. Il fera ce que je voudrai. » Il entraîna le témoin dans un coin de la pièce, souleva un peu son manteau et sa tunique, et lui suggéra de faire semblant de l'embrasser puis de dire désormais qu'il s'était bel et bien exécuté.

3. Le frère Guillaume d'Arblay
Aumônier du Roi, précepteur du Temple de Soisy (diocèse de Meaux) : au sujet du reniement, du vice sodomitique, du baiser obscène et de l'idole.
Le témoin, âgé de quarante-cinq ans environ, est interrogé le 5 février. Il a été précédemment condamné par le synode de la Province ecclésiastique de Sens à la prison perpétuelle, avec réduction éventuelle de la peine si son comportement s'avérait satisfaisant.
Il proteste d'abord qu'il n'entend pas s'écarter de la déposition recueillie de sa bouche par Mgr l'Evêque de Paris, qui l'a absous et réconcilié. On passe ensuite à l'interrogatoire sur les articles.

(Le reniement).
Après ma réception dans l'ordre, je me suis confessé au frère Jean de Meaux, gardien des frères mineurs de cette ville : six mois après environ. A l'énoncé des cérémonies que je lui décrivais, il m'imposa comme pénitence de ne plus assister désormais à des séances aussi déshonnêtes, et de jeûner tous les samedis pour le restant de mes jours. Ce que j'ai fait. Cette confession se déroulait dans une pièce de la maison de Soisy qui s'appelle « les Cordeliers » Je m'abstins donc d'assister désormais aux réunions ; s'il m'advenait de me trouver présent aux vœux et à la tradition du manteau, je prétextais les devoirs de ma charge et me retirais ensuite : d'où je ne fus jamais témoin de telles pratiques, encore que j'eusse entendu dire qu'elles avaient quelquefois lieu : reniement de Dieu et autres, que j'avais moi-même dû exécuter. Je crois, selon certains aveux et propos recueillis de frères de l'ordre, que tout le monde était reçu comme, moi-même, je l'avais été par le frère Jean du Tour, trésorier de Paris, un certain vendredi entre moissons et vendanges ; il y aura vingt-sept ans cette année. C'était en la chapelle du Temple de Fourches, au diocèse de Sois.
(Le crime sodomitique.)
Le même jour, le frère Jean me déclara que, selon l'usage de l'ordre, il m'était loisible de m'unir charnellement à mes frères. Jamais toutefois je ne le fis ni n'en fus requis ; je ne sache pas que ce péché ait cours dans l'ordre.

(Les baisers impudiques).
Le frère Jean me dit ensuite que, toujours selon l'usage de l'ordre, il convenait de l'embrasser, lui ou son lieutenant, in ano.
Il voulait bien m'en faire grâce, à condition que, si l'on me posait des questions là-dessus, je répondisse que je m'étais exécuté. Il n'y eut point d'autres pratiques coupables.

(L'idole.)
J'ai vu souvent sur l'autel une tête d'argent, qu'adoraient les dignitaires tenant chapitre. J'avais entendu dire que c'était celle d'une des Onze Mille Vierges, et, avant notre arrestation, je le croyais ; mais maintenant que je suis au courant de cette affaire d'idoles, je soupçonne que c'en était une : figurez-vous qu'elle avait deux faces, un aspect terrible, et une barbe d'argent !...
Les Commissaires.
Est-ce qu'on l'exposait à la vénération du peuple lors des solennités ?
Le frère Guillaume
Je serais assez porté à le croire, plutôt que le contraire : en même temps qu'on exposait d'autres reliques.
Les Commissaires.
La reconnaîtriez-vous si on vous la présentait ?
Le frère Guillaume
Je crois que oui.
Les Commissaires décident aussitôt de mander un émissaire au Temple, pour vérifier si l'idole en question ne s'y trouverait pas *.
* Guillaume d'Arblay fut à nouveau convoqué à ce propos. Voyez page 302.

EXTRAITS DE PLUSIEURS AUTRES DÉPOSITIONS
Le frère Jean de Romprey
Sergent, du diocèse de Langres. Quarante ans environ, interrogé le 6 février.
Le témoin ne porte pas le manteau de l'ordre, car, au synode de la Province de Sens, on le lui a arraché du cou (il ne sait qui) et jeté par terre ; il s'est ensuite fait raser la barbe ; il a été absous et réconcilié par Mgr l'Evêque d'Orléans, durant la vacance du siège de Sens.

Le témoin déclare qu'il n'a pas constaté par lui-même les faits délictueux du reniement, du crachat et autres, et n'en a jamais entendu parler. Il a reconnu ailleurs qu'il avait renié Dieu, mais c'est faux : la raison de ce mensonge est qu'il avait été passé trois fois à la question; simple cultivateur, il n'a pris part à aucune réception, à aucun chapitre. Il a été reçu au Temple de Voulantes (diocèse de Langres), par le frère Pierre, précepteur de Bure.

A la fin de sa déposition, le témoin répète une fois encore que, jamais au cours de sa réception, il n'a été question de reniement, crachat, baisers impudiques, crime de sodomie, etc. Il croit que tout le monde était admis dans l'ordre de la façon dont il l'a été lui-même.

Le frère Jean de Buffavent, sergent du diocèse de Clermont, interrogé le même jour.
Le témoin a été reçu au Temple de Champallement (diocèse de Nevers) par le précepteur Henri Dornarcan, il y aura douze ans à la Toussaint prochaine.
Après la cérémonie, alors que nous nous trouvions à peu près au milieu de l'église, poursuit-il, le frère Henri me déclara qu'il avait encore quelque chose à me dire.
— Quoi ? Répondis-je.
— Il te faut renier Dieu et cracher sur la croix.
— Jamais !

Alors, un des assistants, le frère Raynaud de Brinon, me dit en riant : « N'en aie cure, ce n'est qu'une farce. »
Après avoir un peu hésité, parce que j'y répugnais, je finis par renier Dieu des lèvres, pas du cœur.
Ensuite, le précepteur me fit cracher sur une croix de bois, qui n'était ni sculptée ni peinte, et se trouvait à une fenêtre ; je refusai de cracher dessus, et ne crachai qu'à côté.
En sortant de la chapelle, je demandai au frère Raynaud si ce reniement et ce crachat procédaient de la règle ; il me répondit : a Non. Il t'a dit cela pour rire. »
S'il m'avait répondu que c'était la règle, mon intention était de m'en aller tout de suite et de quitter l'habit.
Le même jour, je posai la même question au frère Laurent, qui me répondit : « Tout ça, c'est des farces, n'en aie cure; le précepteur n'est qu'un farceur, qui colle des farces aux gens (102). » Il n'y eut, lors de ma réception, aucune autre pratique illicite ou déshonnête.

Le frère Jean de Cormel
Interrogé le 9 février.
Le témoin a été reçu au Temple de Chevru (diocèse de Sens), par le frère Raoul de Gisy.
Aux Commissaires qui l'interrogent sur les treize premiers articles du questionnaire, U refuse de répondre.
Le frère Jean
Pourrais-je m'entretenir à part avec vous, séparément ?
Les Commissaires.
Ah ! Non, ce n'est pas possible.
Le témoin, chacun est à même de le constater, paraît frappé de terreur ; il assure qu'il a été torturé à Paris et qu'il y a perdu quatre dents. Il finit par dire : Je ne me souviens plus très bien de ce que j'ai fait lors de ma réception ; je vous demande un délai de réflexion.


Troisième partie

Le Dossier et le Jugement
1 — Le Dossier des Accusés

Donc, pour fonder leur jugement, les Pères du Concile disposeraient en théorie d'une documentation énorme (114). Au procès-verbal de la Commission parisienne d'enquête, siégeant pour l'ensemble de la France selon les instructions de la bulle Faciens Misericordiam, s'ajoutaient en effet ceux des enquêtes effectuées dans le même temps en Angleterre, en Castille, en Aragon, en Chypre et au Portugal, ainsi que dans les différents Etats d'Allemagne et d'Italie où l'ordre des Templiers était représenté.
Plus les comptes rendus des premières enquêtes inquisitoriales de 1307, ainsi que ceux des Commissions diocésaines spéciales, qui n'intervenaient les uns et les autres que pour mémoire : il eût été pratiquement impossible de les rassembler tous et de les mettre à la disposition du Concile ; plusieurs instances diocésaines, d'ailleurs, n'avaient point encore terminé leurs travaux lorsqu'il se réunit, et le jugement des hauts dignitaires demeurait en suspens.

A s'en tenir même aux Commissions nationales, une certaine confusion régnait. En Grande-Bretagne, une très forte majorité de Templiers s'était affirmée innocente ; on avait dû recourir à la torture et aux témoignages suspects d'apostats pour provoquer quelques aveux.
En Castille, la belle défense des Templiers avait rendu nécessaire, sur l'ordre exprès du pape, une seconde série d'interrogatoires où la torture fut assez complaisamment employée.
En Aragon, où les Templiers, réfugiés dans leurs forteresses, commencèrent par soutenir des sièges victorieux contre les troupes royales, un Concile réuni à Tarragone s'était en fin de compte prononcé pour eux.
En Italie comme en Allemagne, les comptes rendus des diverses Commissions apparaissaient à ce point contradictoires qu'il eût été difficile d'en tirer argument dans un sens ou dans l'autre : les uns accablaient l'ordre du Temple ; d'autres l'innocentaient.

A Florence, les procès- verbaux de la Commission toscane laissaient déceler, selon certains historiens modernes, des infiltrations de l'hérésie johannite, connue en Orient, où elle se réclamait du christianisme primitif.

A Chypre, les Templiers ne s'étaient vu accabler à peu près que par le Grand-Maître de l'Hôpital, qui trouvait là l'occasion d'assouvir une jalousie séculaire ; ils avaient au contraire bénéficié de plusieurs témoignages extrêmement favorables.

Au Portugal enfin, la protection d'un roi juste leur assura une sorte d'oasis; tandis que se déroulait une enquête de pure forme, les frères de l'ordre, jouissant d'une liberté totale, attendaient avec patience que le destin du Temple fût fixé.

Bref, sur les seuls rapports des Commissions nationales, il eût été bien difficile de conclure avec certitude à la culpabilité de l'ordre dans son ensemble ou de proclamer sa totale innocence.

C'est en France, on ne saurait l'oublier, que les accusations avaient vu le jour, en France que le scandale, d'abord mineur et ignoré du plus grand nombre, s'était à ce point enflé qu'il avait en fin de compte suspendu littéralement et attiré à soi toute l'activité politique et diplomatique du royaume, en France enfin que se jouait entre le pape et le roi la rude partie d'échecs dont nul ne pouvait prévoir la conclusion. C'est donc bien en France qu'il convenait qu'à tout le moins on pût faire le point des griefs dont l'ordre du Temple était accablé, et ce souci du pape, parmi le vacarme des imputations contradictoires, aurait suffi à justifier la Commission d'Enquête de Paris, et à lui accorder, entre toutes, la primauté.

Les circonstances, autant que la jurisprudence médiévale, ne permettaient pas d'espérer d'elle plus qu'elle ne fit : d'une instance aussi insolite, à cette époque reculée de l'histoire européenne, et en un tel moment où les jeunes passions s'exaspéraient de toutes parts, il était vain d'attendre les garanties d'objectivité, de sérieux et de sereine impartialité qui caractérisent les travaux de nos modernes Commissions d'enquête... Bien des inconnues subsistent donc, nul ne se le doit dissimuler, et le procès-verbal officiel, s'il sous-entend plus d'une fois, n'élucide jamais les carences du fonctionnement. En particulier, le recrutement et l'appel des témoins suscitent les réserves les plus graves. Ces témoins, qui les convoquaient ?

Comment étaient-ils choisis ? Il ne semble pas que la Commission ait eu, en cette matière capitale, l'initiative complète : et l'on ne voit que trop, dès lors, à qui celle-ci appartenait, de quelles manœuvres elle procédait, à quelles pressions die était subordonnée.
Bien rares apparaissent les témoins à décharge ; quant aux autres, que valait exactement leur témoignage ?
Quelle était leur sincérité, à ces âmes obscures ?
Celle-ci ne saurait, relativement, se déduire que du ton et de la variété, réellement impressionnante, des dépositions, mais ce sont là indices subjectifs et faillibles. Beaucoup de Templiers interrogés gardent pour leur ordre une affection qui, parfois, éclate en cris courageux; mais les meilleurs, ceux qui s'affirmaient prêts à le défendre jusqu'à la mort, où les discerner dans ces sournois réseaux ?

Tous ces témoins cependant, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, partagent avec bien d'autres le privilège misérable de la prudence et du louvoiement. Car dans cette affaire déconcertante, personne, au vrai, n'est sincère ; personne, d'un bout à l'autre, ne joue franc jeu. Saint Louis est bien mort, et avec lui la lumière du Moyen Age, paradis fugace à peine entrevu !
Le scandale des Templiers ouvre le monde moderne où nous vivons encore.

Du dossier touffu sur lequel se prononcerait l'assemblée des évêques, le procès-verbal de la Commission parisienne ne constituait pas moins la pièce maîtresse. Les Commissaires, les premiers, paraissent s'être bien pénétrés de l'importance singulière de leur tâche ; ils avaient offert aux défenseurs de l'ordre, dans la limite de leurs pouvoirs strictement réglementés, la liberté d'expression la plus large, entourée, du moins durant les premières sessions, de quelques garanties effectives. Les interrogatoires se déroulaient dans le secret, hors de toute présence étrangère ; les gens du Roi, Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians, paraissent n'avoir assisté qu'à des séances qui n'étaient, somme toute, que de forme; à plusieurs reprises, il advint que les accusateurs, tel le fameux Philippe de Voet, auteur présumé, encore qu'il s'en défendît, d'une lettre accablante (115), fussent quelque peu malmenés ; soupçonnant de quelles manœuvres, dans les geôles royales, les malheureux Templiers étaient l'objet, — l'ignorer eût été d'une naïveté insigne, — la Commission n'enregistrait qu'avec prudence et réserves le retour de certains d'entre eux à leurs aveux précédents, ne se faisait pas faute d'en relever les contradictions, et s'efforçait avec bonté de rassurer les inquiets. Elle eut le mérite énorme de ne point accepter benoîtement le coup de force du 11 mai, et de protester, avec timidité certes, et retard (mais sa position n'avait rien de confortable), contre une sentence que la juridiction inquisitoriale autant que les pouvoirs spécialement conférés par le pape aux synodes diocésains rendaient, hélas ! Parfaitement régulière. Il est possible que l'archevêque de Sens, Guillaume de Marigny, responsable au premier chef de l'exécution des cinquante-quatre Templiers relapses, n'ait pas eu, quant à lui, pour propos essentiel de paralyser la Commission voisine, en frappant les témoins à venir d'une terreur telle qu'elle les réduisît au silence ou à une récidive de l'aveu : l'un comme l'autre, murés dans l'enceinte de leurs attributions respectives, procédaient à leur guise et selon le temps, sans se préoccuper outre mesure des incidences que l'évolution des procès qu'ils avaient la charge d'instruire pouvait engendrer ailleurs. Il n'empêche que l'effet des bûchers du 12 mai eût été décisif et que toute défense se fut effondrée, réduisant la Commission définitivement à merci, si, constatant le désarroi des témoins affolés, elle n'avait de sa propre initiative suspendu pour de longs mois ses sessions, et laissé ainsi quelque faculté aux Templiers de se ressaisir; si elle ne s'était enfin réservé de reprendre les interrogatoires à son heure.
Certes, plusieurs des Templiers défenseurs de l'ordre, et spécialement les procureurs qu'ils s'étaient constitués, profitèrent de ce délai pour récuser leur décision et même pour prendre le large ; cette carence supprima l'une des meilleures garanties de la procédure. Mais il est assez significatif de constater que, sur le petit nombre des dépositions entièrement favorables à l'ordre, une ou deux seulement sont antérieures à la date fatidique du 11 mai, et toutes les autres postérieures à la reprise des sessions, tout comme s'il ne s'était rien passé : le délai écoulé avait sans doute quelque peu estompé passions et angoisses.

Trop d'historiens, siégeant sur l'Olympe, entendent apprécier dans l'absolu des connexions et des enchevêtrements qui, précisément, échappent à l'absolu parce qu'ils procèdent du caprice de situations qui ne se renouvellent jamais deux fois ; à leur verdict impitoyable, la Commission d'Enquête n'a, bien entendu, pas échappé.
Tel était pourtant le nœud de l'intrigue ourdie, avec une habileté diabolique, contre les prévenus, qu'il aurait suffi de bien peu pour l'appréhender elle-même au piège. Quand elle entra dans le jeu, bien tard, la partie s'était orientée déjà dans une direction qu'elle n'était plus guère en mesure d'infléchir ; son rôle ne pouvait être que de nuances, et d'impondérables subtils.
Y eût-elle failli ?
Alors les Templiers de France n'auraient plaidé devant le Concile qu'une cause perdue sans équivoque par leurs aveux primitifs, et discréditée de surcroît par leurs incertitudes, leurs palinodies, leur lâcheté parfois. La confrontation des deux enquêtes, celle de l'Inquisiteur de France et celle de 1310-1311, démontre de la façon la plus éclatante, et quelles que puissent être les réserves suscitées par l'essence même et les péripéties du drame, combien le témoignage de la seconde est unique : il est bien le seul, en effet, sur lequel les contemporains pussent se fonder pour un jugement relativement objectif ; la postérité, dans les innombrables appréciations, toujours contradictoires, qu'elle eut à formuler, ne trouve nulle part l'équivalent de ce document juridique d'où la vérité, opiniâtrement cernée, laisse surgir enfin de la pénombre, par l'accumulation des témoignages et des présomptions, quelques traits de son visage nu.

Nuances, certes. Il n'était point question pour les Commissaires de se prononcer, mais seulement d'informer; l'extravagant questionnaire qu'on leur avait remis était quasi impératif ; les questions limitaient, à dessein bien sûr, la liberté des réponses ; et le mécanisme des aveux antérieurs limitait la sincérité de celles-ci. Mécanisme infernal, la cause est entendue : c'est une étrange parodie de justice que celle où seuls les Saints, les héros et les méchants endurcis font preuve d'assez de constance pour se rejoindre paradoxalement dans une dénégation obstinée, dont l'effet est de vouer en définitive Jeanne d'Arc et le cathare invétéré aux flammes des mêmes bûchers ! Mais ce mécanisme n'est que l'appareil le plus officiel de l'époque. Nul ne le révoque ni même ne le discute. C'est un fait que tous les hommes sont pécheurs : toute la jurisprudence en matière de foi est donc fondée sur un aveu, qui n'est en somme qu'une évidence ; et pour obtenir un aveu aussi justifié, tous les moyens sont bons quand il s'agit d'obstinés, donc d'orgueilleux ! Appliqué aux individus majeurs, l'usage de la torture n'est pas seulement régulier ; il constitue une grâce... Les confessions que la torture arrache sont évidemment réputées sincères, à condition toutefois de n'être point formulées dans un état d'inconscience ni rétractées aussitôt après « l'épreuve »

De cet axiome, le reste procède par déduction logique : si les aveux sont sincères, ils ne sauraient être révoqués sans mensonge ; s'ils sont révoqués, c'est que le prévenu, quand il les passait, a manifestement menti pour abréger des souffrances qui n'avaient pour dessein que de l'aider à être sincère : il mérite donc le châtiment réservé aux menteurs et aux parjures. On l'en a d'ailleurs préalablement averti. Alors que l'aveu immédiat, contrairement à nos justices modernes, absout, admet à la pénitence ecclésiastique ; qu'extorqué par la torture, il n'entraîne normalement qu'une peine de prison, la sanction d'une rétractation est impitoyable : la mort par le bûcher. Tel est bien le fond du problème de la juridiction médiévale en matière de foi qu'elle repose tout entière sur un donné tragiquement perverti.

Dénoncés, ahuris par leur arrestation inattendue, désarçonnés, les Templiers ne réagirent ni comme des saints ni comme d'habiles criminels. Les plus vaillants d'entre eux eussent peut-être accepté joyeusement la mort sanglante en pays infidèle ; tous crurent à une bourrasque passagère, là où se déchaînait en rampant la tempête. Il est infiniment probable qu'entre l'arrestation et les premiers interrogatoires de l'Inquisiteur, les dignitaires furent circonvenus et endoctrinés ; quant aux autres, un judicieux emploi de pressions et de tortures choisies...
Mais en était-il même tellement besoin ?
Chacun d'eux, sans qu'on le lui rappelât, en savait assez par de proches exemples pour ne point ignorer ce que lui vaudrait une trop longue résistance à l'aveu ; on leur présentait un questionnaire préétabli — car telle était bien cette procédure étrange, mais consacrée, — auquel ils n'avaient qu'à acquiescer du bout des lèvres ; passé ce mauvais moment qui, au vrai, ne les engageait guère (du moins le pensaient-ils), Mgr l'Evêque, armé de ses pouvoirs, les absoudrait et l'on pourrait revivre.

Ces aveux initiaux des Templiers de France, auxquels seule se refusa une poignée dérisoire de héros ou d'inconscients, apparaissent à la fois prolixes et stéréotypés. On ne sait pas au juste de quoi l'on est inculpé ; on forge des fables que l'histoire d'aujourd'hui accueille avec répugnance et commisération. Circonstance particulièrement aggravante : en leur majorité, les Templiers arrêtés en France n'appartiennent pas à cette chevalerie militaire qui, quinze années auparavant, s'illustrait en Terre Sainte, et poursuivait maintenant encore sa faction à Chypre ou en Espagne, mais à l'infrastructure sédentaire, terrienne, avide et rustaude. Dans ces commanderies rurales exemptes de risques, où le hasard, la proximité, le conformisme familial vous ont attiré, l'on ne vit ni de gloire, ni de gardes méditatives, mais de culture du sol, d'opérations financières, et la plupart du temps d'oisiveté, sous le gouvernement de « précepteurs » qui ne sont trop souvent que de pieux butors.
De l'ordre lui-même, de ses traditions, de sa règle, on ignore à peu près tout, pour ne se repaître que de légendes et de rancœurs de sacristie. Le subit écroulement ne procède pas, au fond, d'autres causes ; mais, à tout prendre, l'historien peut bien se demander si, appliquée à d'autres ordres chrétiens de ce début du XIVe siècle, la funeste expérience n'aurait pas en fin de compte abouti à des résultats sensiblement équivalents. Affaire d'occasion...

Dès lors, la tâche de la Commission d'Enquête apparaît, une fois de plus, toute de subtilité. Pris dans l'engrenage fatal des premiers aveux, incapables de s'en déjuger et désireux pourtant de le faire sans trop de dommage, les Templiers devront vaincre devant elle leurs réticences, et il lui faudra sans cesse les rassurer. L'expérience montre qu'elle y parvint, par la seule constatation, à laquelle il faut toujours revenir, que les témoignages qu'elle reçoit sont infiniment plus nuancés que ceux qu'avait pu recueillir l'Inquisition, et que les aveux eux-mêmes, dans leur immense majorité, s'avèrent fort en deçà des premiers, quant aux faits et quant à l'intention qui les inspire. De tels signes suffisent à apprécier son œuvre, quelles qu'eussent été les entraves apportées à ses progrès et la hardiesse très relative de certaines de ses réactions.

Selon l'évidence, elle ne croit guère à plusieurs des accusations de l'extravagant questionnaire, que les Templiers ont accablé de huées, lors de la fameuse scène du verger. Elle ne se fait pas scrupule, chemin faisant, d'en abandonner les articles les plus invraisemblables, et de ne poursuivre en fait son enquête que sur les chefs d'accusation principaux.

Et là, les dénégations des Templiers acquièrent toute leur valeur.
Qu'il s'agisse de l'adoration des idoles ou du « crime sodomitique », personne dans l'ordre ne les admet plus, à de rares exceptions près ; on s'esclaffe.
Personne n'a vu apparaître de chat lors des chapitres généraux ; la plupart n'ont jamais ouï parler du « chef barbu », si complaisamment décrit par certains devant l'Inquisiteur ; et ceux-là mêmes qui persistent à l'avoir vu ont de significatives lacunes de mémoire ; au Temple de Paris, l'on a découvert un gros reliquaire en forme de buste humain : personne n'est capable de préciser si cet objet vénérable ne serait pas à l'origine de quelque confusion, et l'affaire se résume à de risibles ragots qui circulent dans le peuple, ou à des mythes orientaux que l'on déforme...
Les cordelettes dont on aurait frotté ces idoles ne sont que les ceintures de chasteté prônées par saint Bernard. La sodomie ?
Elle est sévèrement châtiée dans l'ordre, où l'on se cite avec effroi et répulsion de rares cas commis en Orient.
Le piquant et l'inanité d'un tel grief éclatent à ceci que les mêmes précepteurs qui ont platoniquement « recommandé » l'immonde pratique aux nouveaux profès leur avaient, un instant à peine auparavant, détaillé avec complaisance les peines dont elle serait punie si, par malheur, il leur advenait d'y choir.
Au plus y eut-il, de la part de certains, spécialement bornés et goujats, de ces « instructeurs », boutade grossière, digne de nos bataillons de Joyeux, et plaisanteries de corps de garde promptes à effaroucher de jeunes âmes ; et le prétexte ou l'origine lointaine n'en furent peut-être que la pénurie de lits qui, dans certaines commanderies pauvres, faisait aux frères un devoir de partager ceux qu'ils avaient !

En tout cas, nul n'avoue avoir péché « de fait », hors, devant l'Inquisiteur, un misérable agriculteur du Temple de Maurepas près de Trappes, qui y fut incité, dit-il, par un frère espagnol, nommé Martin Martin (116) : l'affaire est donc jugée.

Quant aux baisers impudiques, personne ne s'entend, à ce point qu'il est impossible aujourd'hui de savoir où ils se distribuaient au juste. L'analyse des précisions anatomiques fournies par certains témoins évoquerait trop fâcheusement les médecins de Molière ou ces plaisantes discussions d'experts à la barre des tribunaux pour qu'on s'y attarde. La Commission ne s'y arrêtait pas davantage, ayant compris d'emblée, semble-t-il, l'explication de tout ce bruit : dans la généralité des cas, les frères du Temple se distribuaient entre eux le simple baiser de paix et de fraternité sur les lèvres, à la mode médiévale. Geste rituel et dépourvu, est-il besoin de le dire ?
De toute signification sensuelle. Il n'est pas exclu qu'une minorité infime l'ait corsé, pour en accentuer le sens, de quelque baiser secondaire donné sur le cœur, ou, par derrière, entre les deux épaules, ou bien encore d'un double baiser à ces deux endroits, par-dessus les vêtements. Tout le reste est délire d'invention malsaine, qui ne vaut pas qu'on y prête le moindre crédit.

Les imputations d'idolâtrie et d'obscénité réglées, demeurent les principales, auxquelles la Commission attachait plus de poids. Celles-là, en effet, ne relevaient pas de la chair, mais, si l'on ose dire, de « l'esprit », et, comme telles, il était moins aisé d'y voir clair.
La première est énorme : « les prêtres de l'ordre des Templiers, susurre-t-on, omettent volontairement à la messe les paroles de la Consécration » ; elle n'a pas été forgée tout de suite, car les enquêtes inquisitoriales n'en soufflent pas mot ; c'est donc entre 1307 et 1309 qu'elle a commencé de courir. Est-ce alors qu'on se serait employé à convaincre les Templiers de catharisme, en jetant sous leurs pas cette formidable embûche ? Il ne semble guère, et le tardif calcul, en tout cas, eût été déjoué. Car, devant les Commissaires, une majorité écrasante nie cette hérésie manifeste ; les frères laïcs n'ont rien remarqué de tel ; tous croient fermement en la sainte Eucharistie ; tous les prêtres attestent qu'ils célèbrent dûment la messe sans en retrancher un mot. Quatre d'entre eux, cependant, déclarent bel et bien que, lors de leur réception, on leur avait enjoint d'omettre les paroles sacrées. Mais les dépositions des deux premiers sont trop voisines l'une de l'autre, dans le temps où ils les passent, et dans les détails qu'ils fournissent, pour qu'on n'y décèle pas quelque connivence et une intention calomniatrice ; évidemment, ces deux-là se sont concertés.
Il n'est pas mauvais de noter au passage qu'ils ne proviennent pas du pays des Cathares, mais de la Bourgogne (117).
Un troisième, le frère Bertrand de Villiers, originaire du diocèse de Limoges et précepteur du Temple de La Roche-Saint-Paul, aurait reçu du précepteur d'Auvergne en personne, Gérard de Sauzet, une consigne identique. Il précise bien qu'il n'en a tenu aucun compte, et les Commissaires ne le questionnent pas davantage (118).
De tous les frères que reçut ce haut personnage, Bertrand de Villiers est cependant le seul à le mettre ainsi en cause à ce propos.
Et un détail de sa déposition vient à point nommé en ruiner l'artifice ; énumérant toutes les réceptions dont il fut le témoin, il affirme qu'elles se déroulèrent exactement comme la sienne, « à ceci près qu'à ceux qui n'étaient pas prêtres, on ne recommandait pas d'omettre les paroles du Canon »
Ce qui revient à dire qu'à ceux qui étaient prêtres, on le recommandait. Or, parmi ceux-là, le prêtre Gui de la Roche, reçu au Temple de Belle-Chassagne par le précepteur d'Auvergne Pierre de Madit, en présence justement du frère Bertrand, viendra un peu plus tard attester qu'il ne reçut jamais, quant à lui, pareille injonction.
La contradiction est dès lors trop flagrante pour qu'on ne suspecte pas le prêtre Bertrand de faux témoignage ; quant au princiipal intéressé, Gérard de Sauzet, il ne pouvait évidemment fournir aucune précision, étant depuis plusieurs années défunt : le frère Bertrand ne l'ignorait pas.
En fait, de ces quatre témoignages, à la teneur presque identique, seul, celui du prêtre Jean de Branles, profès du Temple de Saulx-sur-Yonne, ne peut être aussi fort suspecté ; mais rien ne le vient non plus confirmer, tandis qu'au contraire bien des dénégations énergiques en restreignent singulièrement la portée (119).

On n'insistera pas davantage sur les interprétations parfois fantaisistes que certains Templiers dorment de la très régulière coulpe publique lors des chapitres : ce ne sont là que sottises, explicables par le recrutement, devenu très déficient, de l'ordre du Temple dans les pays « de par-deçà », et par l'ignorance religieuse à peu près complète où végète une bonne partie de ses membres ; plaies qui, d'ailleurs, ne lui sont aucunement spéciales à l'époque. De même, le secret des chapitres et le caractère exorbitant des pouvoirs que le Maître s'arroge et que certains stigmatisent émanent très explicitement de la Règle elle-même et des privilèges pontificaux. Restent donc les seules accusations relatives au reniement de fait qu'on impose aux nouveaux profès.
Ce sont les plus troublantes ; on pourrait presque dire : ce sont les seules troublantes, Dieu merci ! Et la Commission d'Enquête en juge ainsi, qui s'y acharne, s'efforce de comprendre, et réclame inlassablement des explications, des précisions, des mobiles.

Observation préliminaire : cette pratique scandaleuse, il se trouve en tout, devant la Commission d'Enquête, une quinzaine de Templiers pour la balayer, purement et simplement, d'un revers de main (120) ; cela, quels qu'eussent été, pour certains, leurs aveux antérieurs.
Sur plus de deux cents, le chiffre paraît dérisoire, mais il suffit au moins à assurer que, dans l'ordre, le reniement n'était pas général. Et combien se fussent adjoints à ces braves s'ils avaient pu déposer en toute quiétude, sans être hantés par le souvenir de leurs premiers aveux et l'appréhension du bûcher ?
En la maison principale du Roussillon, le Mas-Deu, lors de l'enquête diocésaine conduite par l'évêque d'Elne, vingt-cinq Templiers, qui en composaient l'effectif, rejetteront unanimement l'accusation infamante, en plein pays cathare.
Rien ne sert cependant de se dissimuler l'évidence : il y a ici, quelque restriction qu'imposent les conditions mêmes du procès, et si l'on ose dire, anguille sous roche. Trop nombreux, trop concordants en leur essence, trop précis dans leur évocation et trop détaillés apparaissent à la lecture les aveux pour que les accusations portées contre les Templiers ne reposent pas ici sur quelque fondement : c'est à bon escient que les accusateurs ont frappé, et ils savaient d'avance qu'ils ne seraient pas démentis.
Peu importent les variantes : le fait lui-même semble bien acquis que, lors des réceptions, un reniement scandaleux était imposé, en France, et très probablement en d'autres régions, à une partie des postulants ou nouveaux proies ; cette apostasie venait, comme un étrange surgeon, se greffe bizarrement sur une cérémonie quant au reste fort édifiante et pure ; elle la contredisait de telle manière que la plupart en ressentaient profondément l'anomalie, à commencer par les précepteurs qui l'ordonnaient.
On dénonçait à l'envi ce caractère de geste superficiel, de « farce », qui n'engageait pas. On reniait du bout des lèvres, et non pas d'intention. On crachait à côté de la croix, et non pas dessus, aux yeux d'une assistance goguenarde ou gémissante. Alors ?

Alors, il faut bien admettre, à l'instar des historiens les plus favorables au Temple eux-mêmes, que la vulnérabilité de l'ordre était sur ce point réelle, et d'autant plus pénible que nul ne savait, ni ne sait encore aujourd'hui, proposer de ce rite purement formel, consenti par un certain nombre des frères du Temple, connu de la majorité d'entre les autres (d'où leur embarras), la moindre explication sûre. Un mystère irritant subsiste là, et c'est sur lui que l'ordre a été finalement jugé. Les modalités du reniement varient, mais son principe demeure identique : il a été imposé, personne ne sait plus par qui, et il est obligatoire ; certains des témoignages recueillis par la Commission donneraient à penser qu'il se trouve inscrit en certain livre de règlements de l'ordre 121. Mais rien n'empêche de s'en confesser ensuite ;

Dieu pardonnera ! Il est toutefois bien étrange, à considérer les choses avec quelque recul, qu'à l'énoncé de pareilles turpitudes, ceux qui recevaient ces confessions, évêques ou religieux étrangers à l'ordre, ne se soient pas davantage émus, ou qu'ils aient eu la constance héroïque de ne rien trahir du secret de la pénitence.

Même incertitude quant à l'objet du reniement : il est tout à fait inexact qu'il ne s'applique qu'au Christ lui-même, ce qui aurait pu revêtir quelque signification hérétique précise.
Les uns renient simplement « la Croix », d'autres « le prophète », d'autres encore Jésus, ou « le Crucifié », et un certain nombre enfin, Dieu, tout simplement.
Ici paraît se confirmer le caractère d'épreuve, que suggèrent certains des témoins les plus impartiaux et mesurés.
Pour les uns, il s'agit seulement de prévenir l'apostasie qu'en cas de capture les Sarrasins ne manqueront pas d'exiger, de mettre expérimentalement en garde contre pareille, perspective et de provoquer à tout le moins de salutaires réflexions.
D'autres n'y voient qu'une épreuve d'obéissance aveugle, telle que l'implique la Règle et que la justifient certains relâchements.
Un très grand nombre précise qu'il faut renier, ou bien cracher trois fois — « Je renie Dieu, je renie Dieu, je renie Dieu » — à l'exemple de saint Pierre, qui rappelle sans cesse à l'humilité le chrétien trop assuré de son engagement.
Chacune de ces hypothèses offre quelque vraisemblance ; d'autres paraissent plus fantaisistes : l'une de celles-ci, donnée par le frère Gérard du Passage, réduit le reniement à une boutade ou, comme on dirait aujourd'hui, à un test : quand on présente la croix au témoin, on lui demande si c'est Dieu. « Bien sûr », répond-il.
Alors, on lui rétorque : « Non, c'est un morceau de bois. Notre-Seigneur est dans les deux ! »
Certains historiens se sont fondés sur de telles répliques pour discerner dans l'ordre des infiltrations albigeoises ; sans doute ne s'agit-il, plus simplement, que d'un jeu d'esprit destiné à dérouter le néophyte : affaire d'interprétation !
Selon d'autres témoins, la fatale observance résulte de la promesse solennelle que fit, pour être libéré, un Grand-Maître du Temple prisonnier du Soudan, et qui aurait engagé dans l'apostasie non seulement sa propre personne, mais l'ordre tout entier ; et l'ordre, tenu par la parole donnée et la vertu d'obéissance, n'aurait pu désormais s'en défaire.
On songe aussitôt à ce Maître Gérard de Ridford qui, fait prisonnier avec tous ses Templiers, après le désastre d'Hattin, en 1187, fut seul épargné par Saladin... Mais une date aussi reculée, pour l'introduction de ce rite, heurte quelque peu la vraisemblance, et il ne s'agit là, encore une fois, que d'une conjecture.

Ce sont bel et bien les historiens qui ont forgé la dernière explication : manichéisme ! Depuis le XIXe siècle, et dès auparavant, court périodiquement la légende d'une contagion du Temple par le catharisme, voire d'un véritable « noyautage »
Mais il faudrait d'abord, pour conclure avec sûreté, connaître au fond les rites exacts de cette hérésie retentissante et secrète ; ce qu'on sait d'elle autorise formellement à conclure qu'en l'état actuel de l'information, il n'existe entre les Cathares et les Templiers aucune collusion spirituelle.
Crimes contre nature ?
Omission par les prêtres albigeois des paroles de la Consécration ?
L'enquête a surabondamment démontré pour la France le quasi-néant des imputations en ce qui concernait l'ordre du Temple, et il n'est pas douteux que les informations prises dans les diocèses eux-mêmes le confirmeraient (122).
Clandestinité des cérémonies ?
Nul n'y avait jamais vu malice avant le déferlement du scandale.
Reste ce reniement.
Pour qu'il y eût probabilité de contamination, il aurait fallu qu'il n'eût pour objet que le Christ seul, non reconnu par les Cathares ; les interrogatoires prouvent qu'il n'en est rien.
Tout peut se prouver en histoire, certes, et rien ne résiste à une thèse intelligemment présentée, hors le bon sens.
Au plus pourrait-on admettre, avec l'histoire elle-même comme caution, quelque influence de l'Islam née des longs voisinages et de relations souvent cordiales : il existe d'autres exemples...

Si, d'une part, on doit renoncer, sauf découverte fortuite, à projeter sur ces obscurités une lumière décisive ; si l'unanimité des témoignages recueillis par la Commission d'Enquête infirme l'hypothèse de quelque « Temple Noir » hérétique au sein de l'ordre ; si, de tous les griefs énumérés par les cent vingt-sept articles du questionnaire pontifical, seuls subsistent en fin de compte ce reniement et ces crachats; si ces gestes, ainsi qu'il semble, ne relèvent d'aucune symbolique hétérodoxe ou impie, pour ne s'apparenter, en somme, qu'à des brimades de collégiens ou de soudards..., reste, quand même, la grave réalité du fait.
A ses ennemis, qui n'étaient pas rares, l'ordre du Temple laissait, il en faut convenir, la partie belle.


2 — Le Dossier des Accusateurs


Une accusation ne vaut jamais que ce que valent les accusateurs eux-mêmes et l'intention qui les anime.
En l'espèce, la postérité s'est accordée à estimer les premiers autant que les secondes fort peu recommandables.
On passe sur les dénonciateurs sans aveu, cloportes à la quête de quelque lucre, apostats ou aigris de toute nature, coureurs d'antichambres et colporteurs stipendiés d'immondices. Il s'en trouve toujours. Là n'est pas le nœud de l'affaire.
De ce qui apparaît évidemment comme un coup monté et bien monté, les historiens ont attribué le fâcheux honneur à tel ou tel. Guillaume de Nogaret les attire en particulier ; ils n'hésitent pas à faire porter sur lui tout le poids de la machination.
Il faut convenir que le personnage y invite, tant sa figure de Gascon volontaire est haute en relief. Petit- fils d'Albigeois mort sur le bûcher, excommunié par trois papes après sa scandaleuse expédition de 1303 contre Boniface VIII à Anagni, il a trempé dans tous les conflits qui ont opposé la France au Saint-Siège, et qui remplissent à peu près toute l'histoire politique du royaume de 1302 à 1314 ; sa griffe se décèle dans toutes les actions de violence qui les marquent.
Dans l'affaire du Temple, sa responsabilité est écrasante. Mais la doit-on réputer exclusive ?
Quelques historiens ont délibérément franchi le pas.
Nogaret, demeuré dans le fond de son cœur Albigeois, ulcéré dans ses affections familiales et dans son honneur par l'exécution infamante du grand-père hérétique, ennemi juré, mais bien entendu clandestin, de l'Eglise catholique, n'aurait, avec l'aide du « Temple Noir », fait qu'assouvir sa vieille rancune contre la Papauté et ses défenseurs.

Seul, « Celui qui sonde les reins et les cœurs » connaît évidemment les ressorts de telles âmes, en l'absence de tout document palpable et du moindre commencement de preuve ou de présomption dûment fondée.
Au plus peut-on considérer que, s'il en eût été ainsi, Nogaret l'excommunié jouait vraiment avec le feu et n'en craignait guère les retours toujours possibles : fragilement réhabilité, mais traînant avec lui la réprobation qui poursuit longtemps les descendants des condamnés à mort, il risquait vraiment trop pour qu'une créance absolue soit accordée à ce roman sans fondement.
Au banc de l'Église depuis 1303, honni par les papes, dont nul, même leurs ennemis, n'aurait osé mettre en doute le pouvoir disciplinaire, Nogaret eût été bien fou d'aggraver aussi dangereusement son cas.

Et c'est bien le contraire en vérité ! Il était assez naturel que l'excommunication lui pesât comme une chape. Toute son astuce fut bien, avec cette opiniâtreté sauvage qui le définit, d'obtenir du Roi que son sort particulier fût lié au destin de l'ordre du Temple, et que la levée des censures qui le frappaient fût l'un des enjeux les plus serrés de la terrible partie d'échecs engagée entre Philippe le Bel et Clément V. Le nez de Cléopâtre...

Selon cette perspective banale, mais combien humaine, s'éclairent quelque peu les mobiles du drame.
Ce n'est point en 1307, ni même en 1305, qu'il s'est noué, mais bien le 7 septembre 1303, quand, à la tête d'une bande de mercenaires, Nogaret envahit la résidence du pape Boniface réfugié à Anagni; quand le vieillard le cingle d'une unique apostrophe : « Fils de patarin ! »
La flétrissure publique ne s'effacera point; la partie commence. Mais cette partie, Nogaret ne la joue pas seul. Au vrai, toute la Cour de France, les légistes fiers de leur science neuve, Guillaume de Plaisians, Pierre Flotte, Pierre Dubois le gallican avant la lettre, le Roi lui-même, et une bonne partie du peuple frondeur, sont derrière lui, avec lui. Ce n'est pas entre Boniface et Nogaret qu'une épreuve de force a été entamée, mais bien entre la Papauté et la Royauté capétienne que surgit la nouvelle querelle du Sacerdoce et de l'Empire, simplement parce que les temps étaient désormais mûrs pour une compétition décisive où se fortifierait la toute jeune théorie gallicane.
Perspective qui dépasse singulièrement, d'autre part, celle d'une vulgaire opération financière à quoi l'on a voulu souvent, dans le passé, réduire l'affaire des Templiers : car l'opération ne fut nullement payante, quoi qu'on ait dit. Huit années durant, la Cour de France poursuivra, avec un acharnement digne d'un meilleur objet, la condamnation posthume de Boniface, qu'elle accablera des pires accusations, pour avoir osé résister au Roi de France et ne s'être point laissé réduire à merci : sodomite, hérétique, telles sont les épithètes les plus anodines qu'elle déversera sur la tombe de ce pontife qui n'était pourtant ni Cathare, ni Templier...
Mais qu'on ne s'y trompe pas : derrière cette façade, ce sont le principe même et les limites de la juridiction pontificale qui se trouvent en jeu.
Aucune des deux parties ne l'ignore ; comme aucune n'entend céder et qu'il n'est à te point de vue de capitulation possible, l'impasse sera totale si nul tiers ne survient, sur lequel il soit possible opportunément de se dégager sans perdre la face.

Ce tiers, pelé et galeux, sera l'ordre du Temple, grâce à quoi Clément V, en sauvegardant la mémoire de son prédécesseur mise en accusation, aura en fin de compte sauvé l'Eglise de France.
Si l'on se souvient qu'à son couronnement, Philippe le Bel lui a, conjointement, « proposé » de jeter l'anathème posthume contre Boniface VIII et de supprimer l'ordre des Templiers, on n'a pas de peine à définir le drame naissant comme un banal scandale politique, que l'assaillant suscite à point nommé dans les œuvres de celui qu'il entend forcer...
La technique, aujourd'hui, en est devenue assez sûre, éprouvée, infaillible ; alors, elle bénéficie encore du prestige impressionnant de la nouveauté.
On connaît le processus : il s'agit, habilement, d'enrober dans une sauce épaisse de calomnies et de racontars la parcelle inévitable de vérité qui empêtre l'adversaire, le défaut de sa cuirasse par lequel on l'atteindra efficacement et lui fera toucher terre. Tout s'éclaire alors : pour le Roi de France et ses âmes damnées, les deux parties se jouent sur le même échiquier, et l'on est, n'importe comment, assuré de ne pas tout perdre. Dans le jeu de Clément V, les Templiers, il faut bien s'en persuader, apparaissent comme une espèce d'exutoire : dans la mesure même où l'orage s'appesantit sur eux, il épargnera le pape Boniface ; dès le mois de mai 1307, Clément V a requis Philippe le Bel d'abandonner son intention de réclamer l'ouverture du procès du pape défunt ; il lui promet de relever Nogaret de l'excommunication, sous réserve bien entendu d'une pénitence dure : tels sont, dès cette date, les termes du marché.
Après quatre années de marchandages, où l'on aura vu les accusateurs de Boniface admis, en 1310, à venir plaider en personne à Avignon, brusquement, quelques mois plus tard, l'accord se conclura sur des bases à peine modifiées : au mois de février 1311, eu égard au zèle louable que le pape a manifesté contre les Templiers, le Roi de France lui fera part de son désistement, que va sanctionner, le 27 avril suivant, la Bulle Rex Gloriæ
L'ordre du Temple a joué son rôle de bouc émissaire. Mais, dans ce renversement de la perspective traditionnelle selon laquelle l'histoire présente de tels événements, à qui est donc la victoire ?
Le procès de Boniface, abandonné à l'Eglise seule, n'aboutira évidemment pas : on ne verra pas l'ignominieuse condamnation d'un pape par un pape, et lourde de conséquences pour la vie et le principe de l'Eglise. Clément V a gagné !

La partie, si sûrement engagée par le Roi de France à l'origine, ne s'en achève pas moins dans l'incohérence. A l'heure où s'est enfin dissipé l'orage qui menaçait directement la Barque de Pierre, le destin des victimes opportunes est, lui, décidément joué, et il débouche sur un énorme drame ridicule et sanglant. Ce serait faire trop d'honneur à la Cour de France que de l'imaginer capable, dès les prémices de 1305, d'en avoir prévu un par un les actes tragiques et la conclusion. Sa manœuvre, on ne saurait trop y insister, n'était alors que de circonstance ; la poursuite du jeu seule allait déterminer les assauts, les feintes, les parades et les ripostes par quoi elle s'élargirait peu à peu aux dimensions de la Chrétienté. C'est le propre de la politique, n'en déplaise aux recompositions de l'histoire, que de n'obéir à peu près qu'au hasard, ainsi qu'une bataille dont l'issue oscille d'instant en instant de la déroute à la victoire, qui est celle du fameux « dernier quart d'heure ».

Non, dans les conditions où Clément V dut subir la partie qu'on lui imposait, ce partenaire décrié ne mérite pas les jugements catégoriques dont on accable sa mémoire. Il garde un sang-froid certain. La réforme qu'au printemps de 1307, il avait en vain proposée au Grand-Maître était une initiative clairvoyante, non moins que sa décision d'ouvrir une enquête sur l'ordre du Temple, à la demande même de Jacques de Molay, le 24 août suivant.
On n'a pas toujours assez mis en lumière le faible intervalle qui sépare cette date d'une autre, qui est capitale : quand on constate que le Conseil royal décrète la gigantesque opération qui décimera le Temple le 14 septembre, soit trois semaines seulement plus tard, il est impossible de ne pas reconnaître entre la première et la seconde une relation de cause à effet.
Le Roi de France, berné depuis dix-huit mois, ne saurait admettre que la situation lui échappe ainsi ; entre le Pape et Molay, il soupçonne quelque connivence ; et sa réplique n'est aussi foudroyante que parce qu'il lui faut, coûte que coûte, devancer l'enquête ordonnée par Clément V, et dont il pressent que Molay sera maître.
La machination réussit.
Après qu'on a, sans perdre un instant, déféré les Templiers de France devant l'Inquisition, les aveux effroyables ébranlent le Pape Clément V, et, tels qu'on les suscite et les lui présente, ils ne pouvaient que l'ébranler. S'il les entérine, consacrant, ainsi qu'il pourrait sembler normal, la procédure des tribunaux réguliers de l'Eglise, la condamnation de l'ordre du Temple devra immédiatement s'ensuivre. S'il s'y refuse, il n'a le choix qu'entre un rejet global des imputations, donc le désaveu de l'Inquisition, ou une contre-enquête.
On sait comment, peu à peu convaincu, à tort ou à raison, de la culpabilité réelle d'un grand nombre de frères, déconcerté de surcroît par l'incohérente politique du Grand-Maître Molay et ses décourageantes palinodies, soumis enfin à l'incessante pression du Roi, il finit par glisser de la première décision à la seconde ; si, derrière celle-ci, l'horizon ne rougeoyait de la flamme des holocaustes qu'il ne sut ni prévenir ni arrêter (123), qui songerait, même aujourd'hui, à lui donner tort, en théorie ?
Est-ce que l'analyse des documents dont il pouvait disposer, de ceux mêmes dont l'histoire a enrichi cet écrasant dossier, ne persuade pas le lecteur impartial qu'il existait dans l'ordre du Temple, à tout le moins, quelques indices bien fâcheux de décadence et de relâchement moral ?
S'il est exact que le Temple n'apparaît « ni moins fervent ni plus déchu que la plupart des autres ordres de l'époque » (124), ce n'est là qu'une simple question de niveau, et les vicissitudes des voisins ne viennent pas en déduction des siennes propres ; il n'est pas moins assuré que sa réputation, déjà compromise par certaines tendances avérées à l'orgueil et à la grossièreté, comme par l'âpreté qu'il mettait à l'accroissement de ses biens temporels et à ses spéculations bancaires, pâtissait de plus en plus des « scandales irréparables » qui s'étaient levés sur sa route, et que sa propre maladresse avait laissé développer.
Créé pour la Terre Sainte, ses déviations les plus récentes, pour ne pas se situer peut-être où certains le prétendaient, n'en étaient pas moins réelles : déviations, au pluriel, ou bien déviation unique et fondamentale ?
Teintés d'hérésie cathare, johannite, luciférienne ou autre, contaminés par l'Islam, les Templiers n'étaient, au vrai, que Templiers, c'est-à-dire membres d'un ordre religieux en pleine dégénérescence, et qui, comme tel, juxtaposait des héros, peut-être même quelques saints obscurs, et la tourbe prompte à tout, oisive, irresponsable et suspecte.
Le fatidique tournant de 1291 avait évidemment pris l'ordre de court; ne s'étant pas, en quinze ans, adapté à la situation neuve que constituait la ruine du royaume latin, en serait-il jamais capable ?
Y songeait-il même ?
L'aberration de Jacques de Molay prouve le contraire.
Et puis, même licite en soi, ce mystère systématiquement entretenu ne prêtait-il pas le flanc à la critique ?
A tout le moins apparaissait-il, en ce début du XIVe siècle, comme singulièrement anachronique, défroque d'une chevalerie presque aussi périmée, à l'époque, que les perruques de la Cour de Charles X au sein d'un monde tout neuf.
Si même subsistait, à peu près intacte, l'essence de l'ordre qu'avait deux siècles auparavant loué saint Bernard — cette essence que justifiera le Grand-Maître en son dernier sursaut d'honneur —, qui pourrait nier qu'un bien trop grand nombre de ses fils se fussent à la longue rendus coupables de quelques « erreurs », négligences et forfanteries ?
Les historiens les plus favorables au Temple en conviennent : or, ces constatations, qui s'imposent à l'évidence, ne sont autres, à quelques termes près.., que l'exposé des motifs de la Bulle Vox Clamantisy par laquelle, le 22 mars 1312, le pape Clément V décrétait, non pas la condamnation, mais (et les termes ont leur valeur) la suppression, « l'extinction » de l'ordre du Temple : mesure sans gloire et sans panache, dictée pourtant par une indiscutable opportunité, comme le sera, quatre siècles et demi plus tard, la suppression autoritaire des Jésuites.
Aux raisons qui le déterminèrent, Clément aurait pu ajouter un argument d'ordre plus élevé encore, que, du moins, sa conduite quasi prophétique à un moment suggère.
Les Templiers, réalisant le rêve de saint Bernard, s'étaient aux origines voulus à la fois moines et soldats.
L'expérience, enfin, sabrait l'utopie généreuse, manifestait la foncière incompatibilité des deux fonctions.
De toutes parts, une spiritualité nouvelle avait surgi avec les ordres Mendiants, et l'échec des Croisades lui-même venait attester qu'entre la Chrétienté et l'Islam, les armes de la guerre ne résolvaient à peu près rien.
Le problème, avant Charles de Foucauld, était déjà de présence, de pénétration, de contact, et, pour tout dire, de charité ; il était de religion, non pas d'épopée militaire.
L'un des premiers, le pape Clément V ne l'avait-il pas entrevu, quand, à l' « Ordre Sacré, Royal et Militaire de Notre-Dame de la Merci pour la rédemption des captifs », fondé depuis un siècle, il réclamait en 1308 que son généralat fût désormais assumé, non point par un laïc, mais par un Religieux prêtre ?
A la suite de quoi, les chevaliers ayant presque aussitôt abandonné un institut d'abord conforme en ses aspects généraux à celui du Temple, l'ordre de la Merci avait perdu tout caractère guerrier, pour ne plus devenir au long des siècles qu'une immense entreprise de compassion pacifique et de rachat.


3 - La Fin du Temple


C'est à Vienne en Dauphiné, hors des frontières du royaume, mais à ses confins immédiats, que le Concile plusieurs fois ajourné s'ouvrit enfin, le 16 octobre 1311. Trois cents évêques, selon les uns, cent quatorze selon les autres (et le chiffre est déjà assez imposant), s'y rencontrèrent pour débattre du destin du Temple et organiser la réforme de l'Eglise.
En la cathédrale, le pape prononça fort à propos un sermon solennel sur le thème du Psalmiste : « Dans le concile et la réunion des Justes, grands sont les ouvrages de Dieu »
Ce fut des Templiers qu'on s'occupa d'abord,... et pour ne rien conclure, naturellement. En effet, après avoir ouï les procès-verbaux des Commissions nationales, les Pères du Concile, à l'exception de quatre d'entre eux, parmi lesquels figurait l'archevêque de Sens, ennemi capital des Templiers, décidèrent de surseoir à toute décision avant que les accusés n'eussent été admis à présenter devant eux une nouvelle défense.
Le pape, lui, y était opposé ; la clôture de la première session fut alors prononcée, et tout l'hiver, par ces multiples conciliabules furtifs dont les grandes assemblées sont coutumières, on tergiversa.
Quand, au mois de février 1312, on apprit que le Roi de France allait s'établir, non point à Vienne même qui était Terre d'Empire, mais en son faubourg de Sainte-Colombe, par-delà le Rhône.
Démarche en soi fort régulière, puisque, dès 1307, le pape l'avait invité à assister au Concile; elle n'en revêtait pas moins une allure assez inquiétante d'intimidation.
Le 22 mars, le pape réunit ses Cardinaux et quelques prélats en Consistoire secret, pour élaborer son jugement sur l'affaire; sa Bulle Vox Clamantis fut lue à l'ouverture de la deuxième session conciliaire, le 3 avril, en présence du Roi Philippe, de ses trois fils et héritiers du trône, de son frère et d'une foule considérable de conseillers et de nobles français.
« Considérant, y était-il notamment porté, la mauvaise réputation des Templiers, les soupçons et les accusations dont ils sont l'objet ; considérant le manière et la façon mystérieuse dont on est reçu dans cet ordre, la conduite mauvaise et antichrétienne de beaucoup de ses membres ; considérant surtout le serment demandé à chacun d'eux de ne rien révéler sur cette admission et de ne jamais sortir de l'ordre ; considérant que le scandale donné ne peut être réparé si l'ordre subsiste ; considérant en outre le péril que courent la foi et les âmes, ainsi que les horribles forfaits d'un très grand nombre de membres de l'ordre; considérant enfin que, pour de moindres motifs, l'Eglise romaine a aboli d'autres ordres célèbres, nous abolissons, non sans amertume et douleur intime, non pas en vertu d'une sentence judiciaire, mais par manière de décision ou ordonnance apostolique, le susdit ordre des Templiers avec toutes ses institutions... »

Le Concile, cette fois, ne broncha pas ; peut-être satisfait, au fond, de n'avoir pas à prendre plus de risques, il entérina purement et simplement la décision pontificale.
Le 2 mai suivant, la Bulle Ad Providam, après en avoir rappelé les termes, qui ont chacun leur poids, réglait la dévolution aux Hospitaliers des biens de l'ordre supprimé.

TENEUR DE CETTE BULLE (125)
Ad providam Christi Vicarii
A la prudente sollicitude du Vicaire du Christ, parvenu au faîte de la dignité apostolique, il appartient de mesurer l'émergence et la succession des temps, d'examiner les problèmes et leurs causes, et d'être enfin attentif aux qualités des personnes. Dirigeant sur toutes choses le regard profond d'une méditation indispensable, appliquant sa main aux décisions opportunes, il extirpera du champ de Dieu la mauvaise herbe des vices, fructifiera les vertus ; il arrachera les épines de la prévarication ; déracinant l'ivraie, il plantera en fait plus qu'il n'aura détruit, et dans les champs vidés de leurs plantes nuisibles, il repiquera la pieuse floraison des œuvres divines : par ces utiles et prévoyants échanges, il apportera la paix plus qu'il n'aura, par l'action d'une justice véritable et compatissante, porté préjudice aux personnes ni engendré la ruine de ces lieux. Tranchant ce qui résiste pour y substituer ce qui profite, il développe ainsi le progrès de la vertu, jusqu'à restaurer enfin ce qu'il avait éliminé, par l'effet de cette subrogation.

Il est advenu naguère que nous ayons dû, fort à contrecœur et non sans amertume, décider la suppression (126) de l'ordre de la Milice du Temple de Jérusalem, du fait de souillures, obscénités et perversions diverses, moins dévoyées encore qu'inavouables (127), dont le Maître, les frères et autres membres de l'ordre s'étaient dans toutes les parties du monde rendus coupables (on nous permettra de taire à présent leur triste et impur rappel).
Cette extinction du statut de l'ordre, de son habit, de son nom lui-même, nous l'avons, avec l'approbation du Sacré Concile, décrétée, non point sous la forme d'une sentence définitive, car selon les enquêtes et les procès intentés sur cette affaire, nous n'étions pas juridiquement en mesure de la prononcer, mais bien par la voie de provision soit ordonnance apostolique, et d'une sanction irrévocable et valide à perpétuité.
Nous interdisons désormais à quiconque d'entrer dans cet ordre, d'en revêtir l'habit et de se comporter en Templier, sous peine de l'excommunication ipso facto encourue.

Quant aux biens de l'ordre, nous les avions subordonnés à la décision du Saint-Siège Apostolique. Nous défendons à quiconque, de quelque condition qu'il soit, et si peu qu'il s'y risque, d'aller contre les ordonnances qui seront prises à ce sujet par le Saint-Siège, d'y changer ou attenter en aucune manière ; d'avance, nous déclarons nulles et invalides de telles initiatives, qu'elles soient ou non prises en connaissance de cause.
Et pour éviter que ces biens, naguère donnés, légués, concédés par les adeptes du Christ aux besoins de la Terre Sainte et à la croisade contre les ennemis de la foi chrétienne ou pour ces desseins, ne viennent à dépérir par l'absence d'administrateurs qualifiés, ou ne soient affectés à d'autres usages qu'à ceux que la piété des fidèles avait pour eux prévus ; pour empêcher encore qu'un retard dans les dispositions prises n'entraîne leur dilapidation, nous avons, avec nos frères Nosseigneurs les cardinaux, patriarches, archevêques, évêques, prélats, personnalités de toute sorte et procureurs des prélats, chapitres et couvents, églises et monastères, présents au Concile, tenu de difficiles et bien pénibles conciliabules : afin qu'à leur terme, de sages dispositions les emploient à l'honneur de Dieu, à l'augmentation de la foi et l'exaltation de l'Eglise, au secours de la Terre Sainte, non moins qu'au salut et au repos des fidèles.
Après longue, mûre et prévoyante délibération, nous avons finalement décrété que ces biens seraient à perpétuité unis à ceux de l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, dont le Maître et les frères, en véritables athlètes de Dieu et au péril de la mort, se dévouent sans relâche à la défense de la foi dans les pays d'outre-mer.

Nous donc qui, entre tous les lieux de la terre où l'observance monastique est en vigueur, avouons chérir cet ordre de l'Hôpital dans la plénitude d'un amour sincère ; nous qui constatons qu'il ne cesse, ainsi que l'évidence le démontre, de s'exercer avec vigilance aux œuvres de miséricorde : cet ordre et ces frères qui, dédaignant les séductions du monde, subordonnent tout au service du Très-Haut et combattent comme d'intrépides athlètes du Christ, en zèle et en désir, pour la récupération de la Terre Sainte, au mépris des humains périls. Nous qui considérons pareillement que, plus s'augmentent la diligence du Maître et des frères de l'Hôpital, la ferveur de leurs âmes et leur vaillance à écarter les injures que subit Notre Rédempteur et à écraser les ennemis de Sa foi, plus facilement ils sont à même de supporter les charges d'un tel état : A toutes ces causes,... avec l'approbation du Sacré Concile, Nous donnons, concédons, unissons, incorporons, appliquons et annexons pour toujours à l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, en vertu de la plénitude de l'autorité apostolique, la maison-mère de la Milice du Temple et ses autres Commanderies, églises, chapelles, oratoires, cités, châteaux, villes, terres, granges, possessions et juridictions, rentes et droits, biens meubles et immeubles, sis outremer autant que par-deçà dans toutes les parties du monde : tels que l'ordre du Temple, le Maître et les frères de cette Milice les possédaient au temps de leur arrestation dans le royaume de France, soit au mois d'octobre mil trois cent sept ; ensemble avec les noms, actions, droits,... privilèges, indulgences, immunités et libertés à eux concédés par le Siège Apostolique, les empereurs, rois, princes, et fidèles de toute la Chrétienté, dont ils pouvaient se prévaloir.

En sont toutefois exceptés les biens du ci-devant ordre de la Milice du Temple existant dans les royaumes de Nos Très Chers Fils in Xto les rois de Castille, Aragon, Portugal et Majorque, hors du royaume de France, que nous avons cru devoir disjoindre de cette union ; les réservant à la disposition du Saint-Siège, nous renouvelons à leur propos la défense faite à quiconque d'y attenter en quoi que ce soit au préjudice de Nos ordonnances ; et ce, aussi longtemps qu'il n'en aura pas été autrement décidé par le Siège Apostolique.

Quant aux occupants ou détenteurs illicites de ces biens, quels que soient leur état, condition ou dignité, et même s'ils se prévalaient d'une autorité pontificale, impériale ou royale, qui dans le délai d'un mois après en avoir été requis par le Maître, les frères ou les procureurs de l'ordre de l'Hôpital, n'en auraient pas déguerpi ; à ceux qui leur auraient prêté conseil ou auraient fait obstacle à cette dévolution, qu'il s'agisse de personnes isolées ou de chapitres, collèges, couvents ou monastères, cités, châteaux ou villages, nous les déclarons soumis aux peines de l'excommunication d'une part, de l'interdit de l'autre; et nous n'en décrétons pas moins que les uns comme les autres se verront en outre privés des biens qu'ils détiennent en fief de l'Eglise Romaine ou de toute autre. De telle sorte que ces biens reviennent sans nulle opposition aux Eglises dont ils dépendent, et que les prélats et recteurs de ces Eglises les administrent selon leur volonté et au profit des Eglises elles-mêmes (128).

Et qu'à nul homme au monde ne soit permis d'enfreindre nos présentes donation, concession, union, incorporation, application, annexion, réserves, interdictions, volontés et — constitutions, ou d'oser témérairement aller contre. Qui s'y risquerait saurait qu'il encourt la colère du Dieu Tout- Puissant et de Ses Saints Apôtres Pierre et Paul.
Donné à Vienne, le 6 des nones de mai, de notre pontificat le septième (129).

Nonobstant ces décisions générales qui furent scrupuleusement observées (130), les Commissions diocésaines chargées de juger les personnes poursuivaient leurs propres enquêtes, que sanctionnaient soit l'absolution et la réconciliation canoniques, soit des peines de prison pouvant aller jusqu'à l'incarcération perpétuelle.

Le pape, on le sait, s'était réservé, pour lui-même ou par délégation spéciale de sa part, le jugement des quatre principaux dignitaires. Le lundi après la Saint-Grégoire, soit le 18 mars 1314, Jacques de Molay, Hugues de Pairaud, Visiteur de France, Geoffroy de Chamay, précepteur de Normandie, Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine et de Poitou, furent extraits de leurs prisons et amenés sur le parvis de Notre-Dame de Paris, afin d'ouïr la sentence portée contre eux par les délégués apostoliques, constitués en une Commission que présidait Mgr le Cardinal d'Albano, assisté notamment de Mgr l'Archevêque de Sens, métropolitain du diocèse de Paris.
Tous quatre confessèrent leurs crimes en public, sans restriction aucune, et déclarèrent y persister ; après mûre délibération, le Tribunal les condamna donc à la prison perpétuelle.
On croyait en avoir terminé ; mais, contre toute attente, deux des condamnés, le Grand- Maître et le Maître de Normandie prirent la parole pour rétracter tous leurs aveux.
Le Maître dit que les hérésies et les crimes qu'on imputait à l'ordre étaient faux, que la Règle du Temple était sainte, juste et catholique, mais qu'il était bien digne de la mort et s'offrait à l'endurer avec patience parce que la crainte des tourments et les caresses du Pape et du Roi de France l'avaient en d'autres temps incité aux aveux.

Ce fut parmi la foule rassemblée une véritable stupeur. Les Cardinaux firent remettre les deux relapses aux mains du prévôt de Paris, comptant aviser dès le lendemain sur le développement imprévu de l'affaire. Le Roi ne leur en laissa pas le loisir : aussitôt informé, il prit les devants et donna l'ordre que les deux dignitaires fussent brûlés vifs le soir même, en une petite île de la Seine, située entre le jardin du palais royal et l'église des frères Ermites ; ils subirent l'un et l'autre le supplice avec un tel courage qu'un grand nombre s'émerveillait fort de leur vaillance, comme de leur rétractation finale en présence de tout le peuple.

Sur ces événements dramatiques, un chroniqueur italien apporte quelques autres précisions.
« Après la lecture de la sentence, écrit-il, le Grand-Maître se tourna vers le peuple ; il dit que le procès ne contenait point la vérité : lui-même et ses chevaliers étaient de bons chrétiens; il était faux qu'ils eussent avoué pareils forfaits. A ces mots, un sergent royal lui mit la main devant la bouche, tellement qu'il ne pouvait plus parler. On l'enferma, ainsi que le Commandeur de Gascogne (sic), dans une chapelle, d'où ils furent ensuite extraits pour être conduits en barque dans une îlette de la Seine au milieu de laquelle un bûcher était préparé ; on les mit dessus et on les brûla vifs, avec trente-sept chevaliers de la même religion; lesquels, tant qu'ils purent parler, criaient dans les flammes : « Les corps sont au Roi de France, mais les âmes sont à Dieu ! »

Que Dieu donc, poursuit le chroniqueur, fesse à leurs âmes miséricorde, et que, par le rachat d'une mort ignominieuse, Il leur pardonne les fautes qui la leur ont fait mériter. »

Un autre cependant, après avoir relaté de manière à peu près semblable le supplice des derniers Templiers, conclut en ces termes, tout à l'opposé : « Mais j'ose attester, moi, qu'à l'ouvrage, je les ai reconnus bons chrétiens ! »

... Et tel était bien et demeure le dilemme, que la grandiose rétractation du vieux Molay, si elle transcendait enfin le drame des Templiers, n'a pas résolu tout à fait : au plus, en réhabilitant solennellement l'ordre du Temple, le couvrait-elle comme d'un manteau de silence ! Ainsi qu'une malédiction, son geste ultime descendrait le cours des temps, fascinant de son mystère les générations attentives. Car nul, encore aujourd'hui, nul n'en sait ni n'en comprend beaucoup plus que les vieux chroniqueurs stupéfaits.

Le XIXe siècle avait volontiers accablé les Templiers ; le XXe, mieux informé sans doute, s'affaire à les blanchir. Vaines oscillations de l'histoire ! Ce n'est pas sur ce plan que se situe la conclusion.

Pour l'athée, il ne saurait s'agir dans cette geste atroce et perfide que d'un épisode parmi cent autres de l'incohérente procession qu'on appelle l'histoire, d'un fragment de la Danse macabre qui n'a « ni fin ni cesse ». Mais rien n'empêche le chrétien, lui, de tendre et se hausser jusqu'à ces horizons immuables d'où Dieu enchaîne les destins des hommes et en détermine le douloureux cortège : à ce niveau, le drame des Templiers ne lui apparaîtra plus que comme la consommation d'un sacrifice auquel, sans en prévoir sans doute la forme misérable, les meilleurs d'entre eux, caution de tout leur ordre, s'étaient d'avance résignés, l'acceptation par Dieu d'une profession totale qu'ils avaient faite, comme Sa réponse, en somme, à ce « pari » qu'ils avaient osé lancer devant Sa face au jour de leur engagement : « Notre-Dame a été le commencement de notre Religion, et en Elle, et en Son honneur, sera, s'il plaît à Dieu, la fin de nos vies et la fin de notre religion : quand il plaira à Dieu que ce soit... »

« S'il plaît à Dieu, la fin de nos vies... Quand il plaira à Dieu que ce soit... »
Le vendredi 13 octobre 1307, l'heure décisive avait sans doute sonné au plaisir de Dieu (131).


NOTES

1. — La Règle latine a été analysée par Mlle Melville dans sa Vie des Templiers, que nous citons plus bas, le même auteur a transcrit presque in extenso la Règle traduite et rédigée en français peu après la promulgation de la Bulle Omne Datum. Soucieux toujours d'inédit, nous ne reproduisons pas ces documents bien connus, et préférons laisser aux Templiers eux-mêmes le soin de les commenter de façon vivante et personnelle lors de leurs dépositions ; on lira notamment, avec un intérêt particulier, la leçon qu'en donne l'un des plus cultivés d'entre eux, le frère Gérard de Causse (voyer page 248 et suivantes).
La Règle primitive fut, au long des années, complétée par une foule de règlements et de statuts particuliers, qui presque tous tendaient à renforcer à la fois les privilèges de l'ordre et le secret de son organisation interne.
2. — Robert de Craon, deuxième Grand-Maître de l'ordre (1136-1149 ?)
3. — Latin familia, entendu sans doute au sens large.
4. — 29 mars.
5. — Il n'est pas question de résumer ici l'histoire du Temple, dont la bibliographie est innombrable.
L'un des derniers ouvrages parus est celui, très favorable à l'ordre, de Marion MELVILLE, La Vie des Templiers, Paris, Gallimard, 1951.
On lira également avec profit le livre de J. RICHARD, Le Royaume latin de Palestine, Paris, Presses Universitaires, 1954, qui projette en particulier sur la coexistence des chrétiens et des musulmans en Orient des lueurs intéressantes.
En ce qui concerne l'affaire elle-même, lire les trois livres de G. LIZERAND, Clément V et Philippe le Bel, Paris, 1910.
Jacques de Molay, Paris, 1913.
Et, enfin, Le Dossier de l'affaire du Temple, Paris, 1923, qui présente un aperçu des sources principales.
6. — Le choix d'un vendredi 13, à quoi s'attache une superstition populaire immémoriale, est à lui seul significatif, et bien caractéristique du tempérament médiéval pétri de symboles.
7. — Supérieur (latin preceptor). L'organisation territoriale et hiérarchique des Templiers superposait aux commanderies les districts des baylies, puis des provinces, entre lesquelles se répartissait l'étendue de chacun des royaumes chrétiens où l'ordre du Temple était représenté. A la tête de l'ordre, le Grand-Maître, qui résidait le plus souvent en Terre Sainte, s'entourait de l'élite de sa chevalerie, le Couvent ; au-dessous de lui, des maîtres nationaux commandaient aux maîtres ou précepteurs des provinces, des baylies, et des simples commanderies enfin. Les inspections étaient assurées par des Visiteurs. (Voyer le tableau schématique ci-contre.)
8. — Les quatre grandes « provinces » du Temple en France étaient la Provence, l'Aquitaine, la France proprement dite et l'Auvergne. La Normandie constituait l'une des subdivisions principales de la troisième.
9. — Voir, à la fin du volume, l'index des maisons citées.
10. — Il y a lieu de supposer qu'entre temps, Hugues de Pairaud fut soumis, sinon à la torture, du moins à de graves pressions morales.
11. — Confronter notamment avec les dépositions de Raynier de Larchant, page 23, et Raoul de Gisy, page 34.
12. — Inconnu. S'agit-il, en fiait, du maître de Provence, Roncelin de Forz ?
13. — (1256-1272).
14. — Sur la méthode qui a inspiré ce choix, voir ci-dessous. Références bibliographiques.
15. — Tous les interrogatoires se terminaient par une clause de style du même genre, dont la sincérité se révèle assez douteuse.
16. — Chaque fois qu'il a été possible, nous avons rectifié les graphies des noms propres, souvent défectueuses dans l'édition de Michelet, pour ne point parler de celles des greffiers eux-mêmes. Dans quelques cas, le nom de lieu, tel qu'il figure dans le manuscrit, est porté en italique, et suivi, entre parenthèses, de son orthographe moderne. Les noms de lieu qui n'ont pas pu être identifiés sont en italique, sans plus.
17. — Il y eut en effet deux Templiers de ce nom, l'un après l'autre trésorier du Temple de Paris.
18 — Métropolitain du diocèse de Beauvais, dont dépendait Compiègne.
19. — Trois autres Templiers devaient nier avec une égale vigueur, et presque dans les mêmes termes : Henri de Hercigny (MICHELET, tome II, page375) ; Jean de Paris (IDEM, page 385) et Lambert de Thoisy (idem, page 394).
20. — Latin Circa horam nonam. Selon le camput romain, il pourrait être aussi trois heures de l'après-midi.
21. — La Bulle Faciens Misericordiam, par laquelle s'ouvre le procès- verbal de la Commission d'Enquête, et que nous traduisons in extenso, rappelle dans son exorde le développement historique de l'affaire, qui n'est ici que résumé. Pour plus de détails, voir les ouvrages cités de G. LiZERAND.
22. — Gilles Aycelin avait démissionné de sa charge de Chancelier pour n'avoir pas à sceller les ordres d'arrestation des Templiers.
23. — Latin manibus complosis.
24. — 12 août 1308.
25. — Les réticences du Grand-Maître devant la Commission, comme d'ailleurs tout au long du procès, contribuent encore à aggraver le caractère obscur de l'affaire. Le Bourguignon Jacques de Molay, Grand-Maître du Temple depuis 1295, possédait de réelles qualités militaires et un courage à toute épreuve, mais un piètre sens politique. Après avoir rejeté un projet de réforme que lui proposait Clément V, il déconsidéra l'ordre du Temple par sa conduite incertaine et maladroite. Les autres grands dignitaires ne furent d'ailleurs guère plus brillants ; aucun d'eux ne se proposa pour la défense de l'ordre.
26. — Ce personnage, l'un des orateurs les plus véhéments des États- Généraux de Tours, paraît avoir abusé de son ascendant sur le malheureux Jacques de Molay pour l'inciter à ne pas revenir sur ses premiers aveux. Sa présence à l'audience est tout à fait irrégulière.
27. — Latin cadere in capistrum suum (chevestre : licol). Il s'agit probablement de quelque expression proverbiale signifiant « se mettre en mauvais cas »
28. — C'est de ce personnage, suspect à bien des égards, que provenaient les premières dénonciations.
29. — Formule juridique ou clause de style.
30. — Elément de « l'équipement de tête »
31. — On lira dans la troisième partie de ce livre un portrait moral de ce personnage.
32. — Aucune déposition, malheureusement, ne figure sous ce nom par la suite.
33. — Forme patoise de Beaune.
34. — Ni les deux Templiers, ni Philippe de Voet lui-même, on le remarquera, ne se prononcent formellement sur l'origine de cette lettre, et les explications de Philippe sont assez peu claires.
35. — On lira plus loin, page 248, la déposition du frère Géraud de Causse.
36. — Jacques de Molay ne comparaîtra plus devant la Commission.
37. — Nous avouons avoir quelque peu hésité à produire tout au long ce document imbécile et scabreux, dont les Templiers convoqués à la « séance du verger » firent justice à l'unanimité.
38. — Nous résumons ici, en style direct, une période plus longue.
39. — Prénommé plus haut « Renaud » ; de telles erreurs sont fréquentes ; on verra ailleurs le même personnage appelé « Vassignac »
40. — Nous ne donnons que quelques spécimens, les plus caractéristiques, de ces réponses ; toutes les autres s'en inspirent plus ou moins, quant à l'institution des procureurs notamment.
41. — La construction de la phrase latine est, ici, comme en bien d'autres endroits, à ce point fautive qu'elle rend celle-ci quasi inintelligible. C'est intentionnellement que nous laissons à cet émouvant témoignage sa gaucherie naïve et ses redondances.
42. — « Je suis prêt à obéir, et n'ai pas d'intentions contraires. »
43. — Latin de Spolliis, in vico Templi Parisius. Le terme vicus signifie en latin médiéval soit rue (que nous adoptons ici), soit quartier, soit encore bourg. La plupart de ces noms propres présentèrent d'ailleurs des difficultés de lecture réelles, et l'orthographe n'en saurait être garantie.
44. — Latin de Ocrea. On trouvera plus loin domum ad Ocream (maison « à la Jambière »)
45. — Ou Fauvemay (aujourd'hui en Côte-d'Or).
46. — Nous la reproduisons, en respectant sa forme pour l'essentiel et en l'abrégeant de quelques séquences (points de suspension).
47. — Maisnies (?), soit familles, maisons.
48. — Château-Pèlerin, aujourd'hui Athlit, forteresse du Temple en Orient.
49. — Latin vicus. Cf. note 43.
50. — Inexact, ainsi qu'on le verra plus loin.
51. — Puissante forteresse du royaume latin, aujourd'hui Safita.
52. — Le port de la barbe rappelait chez les Templiers, entre autres symboles, la barbe d'Aaron dont parle le psaume 132.
53. — On se doute bien que ces témoins-là ne seront pas à décharge.
54. — Cf. Omne datum optimum.
55. — Il doit s'agir là de quelque proverbe.
56. — Ceinture.
57. — Laïc, voire clerc, servant volontairement à un couvent.
58. — On ne voit pas, dans ces conditions, pourquoi le témoin avait éprouvé le besoin de jeter son manteau à terre lors de la prestation du serment. Cabotinage ?
59. — La lettre de Philippe de Voet citée plus haut, page 75, sans être scellée du sceau royal, constitue un exemple parmi d'autres de ces pressions.
60. — Latin supertunicale. Le glossaire de Du Cange ne donne pas de mot français correspondant.
61. — Culotte.
62. — De façon que le drap rugueux du vêtement irritât désagréablement la peau !
63. — « Outre-mer » et « par-deçà »
64. — La Commission, on le voit, tint compte des recommandations des procureurs de l'ordre.
65. — Latin de camelino. Le terme « camelin » désigne une sorte de drap originaire d'Orient, où on le disait fait en poil de chameau.
66. — Carême désigne ici, comme il arrive parfois, l'Avent.
67. — Sans commentaire.
68. — On observera que la prolixité et la composition défectueuse du questionnaire obligent plus d'une fois les témoins à se répéter.
69. — Latin in circuitu capellae.
70. — Le frère J. de Juvigny était donc du nombre des soixante-douze Templiers interrogés par le pape en personne ; il ne fut d'ailleurs jamais reconvoqué.
71. — Sorte de manteau. Latin palea ; vieux français paile.
72. — Sans doute des faux témoins.
73. — Entre six et neuf heures.
74. — L'édition Michelet porte à tort patrius.
75. — De Via, qu'on voit souvent traduit ainsi en français.
76. — Econome ou intendant.
77. — Résida Volle.
78. — Par suite peut-être d'une mauvaise transcription des greffiers, le texte latin, que nous traduisons fidèlement, est peu intelligible.
79. — En français dans le texte.
80. — Sic. On penserait plutôt à cinquante.
81. — Latin apostolus, soit, en termes juridiques, celui qui est chargé de porter un appel.
82. — Ou « la célébrer » (note du greffier).
83. — Le latin, tortueux à souhait, rend bien compte de l'embarras des Commissaires.
84. — Pièce métallique renforçant l'extrémité d'une bride.
85. — Diocèses d'origine de ces Templiers : Vienne, Amiens, Noyon, Beauvais, Sens, Troyes, Laon, Reims, Langres, Soissons, Orléans, Bayeux, Paris, Lisieux, Chartres, Meaux, Autun, Châlons, Besançon, Evreux.
86. — Les trois notaires cités, Florimont Dondedei, Hugues Nicolas et Guillaume Raoul sont ceux de la cause.
87. — Ce Nicolas désigne probablement le deuxième notaire.
88. — Voyez, en fin de volume, à l'annexe « Références », la justification de la méthode suivie pour la composition de ce chapitre.
89. — Le frère Gautier de Bure, interrogé peu avant Etienne, avait déjà tenu pareil propos. Le même précepteur, avait-il assuré, lui avait enjoint d'omettre désormais, quand il célébrerait la messe, quatre paroles du Canon, « mais sans préciser, car il était laïc ». Ce fut un Templier de l'assistance qui lui aurait indiqué qu'il s'agissait de la phrase Hoc est enim Corpus Meum. Voyer MICHELET, tome I, page 299.
90. — « Envoyez-leur l'assistance de l'Esprit-Saint, et que l'Ennemi ne vienne pas à bout d'eux. »
91. — C'est ici l'énumération des principaux articles de la Règle. Celle-ci a été publiée par H. DE CURZON, pour la Société de l'Histoire de France, en 1886.
92. — Ce passage est assez obscur.
93. — Soit l'office de Sexte.
94. — La déposition du frère Gérard confirme le rôle symbolique dévolu par la Règle aux cordelettes.
95. — Soit « parrains »
96. — Il n'avait pas échappé aux fondateurs de l'ordre du Temple que ses membres, du fait de leur vocation double de moines et de guerriers, se trouveraient plus exposés que d'autres aux tentations de la chair : d'où la multiplicité des interdictions dont la bizarrerie s'explique et se justifie par la nécessité d'en prévenir même les occasions.
97. — L'édition Michelet porte seculares. Il faut lire sutulares.
98. — Latin verecundia carnis, soit respect humain.
99. — Ou seulement « en voyage ».
100. — Voyer plus haut, page 34.
101. — On appréciera la manière dont le témoin, par ces explications si parfaitement invraisemblables, s'efforce de ne pas contredire les aveux qu'il avait passés devant l'Inquisition ; en un mot, il se dérobe.
102. — La répétition du mot latin truffa (farce) rend, dans le texte original, cette déposition particulièrement pittoresque.
103. — Le témoin redoute manifestement une indiscrétion des notaires. Le refus de la Commission peut être jugé avec quelque sévérité.
104. — Ou : « il y a eu »
105. — Par l'aveu qu'il était prévenu de l'arrestation imminente des Templiers, le témoin signe sa connivence avec les accusateurs de l'ordre : ce sont eux qui, après avoir soigneusement recueilli ses confidences d'apostat, le firent rentrer à point nommé comme indicateur, ou, si l'on préfère une expression plus moderne et plus imagée encore, comme « mouton ». Le cas de ce Templier apostat est d'ailleurs l'un des plus typiques ; il éclaire singulièrement certains des procédés qui furent employés pour perdre l'ordre. En général, on a beaucoup plus de mal qu'id à faire le départ entre les faux témoignages, les dépositions extorquées par la peur ou altérées par la prudence, et les déclarations sincères : c'est là tout le nœud du drame.
106. — Etienne de Domont ne figure pas parmi les quarante-quatre Templiers qui récusèrent leur intention de défendre l'ordre le 19 mai 1310. Voyer page 237.
107. — Nous omettons ici un exorde dépourvu d'intérêt.
108. — Droits seigneuriaux de mutation.
109. — Le monastère bénédictin de Saint-Michel de la Cluse était en fait situé en Piémont, au débouché des Alpes.
110. — Suivent les clauses, attestations, etc.
111. — Ce sont, rappelons-le, ceux que le président du Chapitre prononçait lors de la coulpe publique.
112. — L'un des sceaux de la Milice du Temple représentait deux cavaliers sur un seul cheval.
113. — Aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale, fonds Harlay, n° 49.
114. — Les historiens disposent aujourd'hui d'une information plus étendue encore : dossiers de Nogaret et des conseillers du Roi aux Archives Nationales (J 413 à 417), rapports d'ambassadeurs, etc. Mais, outre que ces documents sont assez souvent partiels et subjectifs, qu'ils n'éclairent que certains côtés du drame et en embrouillent d'autres, il va de soi que ni le Concile, ni le Pape n'en purent avoir connaissance.
115. — Voyer page 74.
116. — MICHELET, tome II, page 294.
117. — Il s'agit des frères Gautier de Bure et Etienne de Dijon. Le précepteur par eux mis en cause était Pierre de Sevrey, Bourguignon comme eux.
118. — MICHELET, tome II, page 122.
119. — La déposition de Gui de la Roche est transcrite dans MICHELET, tome II, page 219 ; celle de Jean de Branles, idem, tome I, page 341.
120. — Nous avons reproduit quelques-unes de ces dépositions courageuses. Voyer par exemple celles de Jean de Romprey, page 277, ou de Thomas de Pampelune, page 294.
121. — Entre autres, celui du frère Jean de Gisy, qui affirme avoir lu ce précepte de ses yeux. Voyer MICHELET, tome I, page 569.
122. — Celle du diocèse d'Elne, citée plus haut, est concluante. Cf. MICHELET, tome II, page 422 à 515.
123. — On ignorera toujours combien de Templiers périrent au long de l'affaire. Aux exécutions du 11 mai 1310 et à celles des dignitaires Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, il conviendrait d'ajouter les exécutions inconnues qui eurent lieu en province et à l'étranger, non moins que les morts par suite de sévices ou de prison : pareil recensement, est-il besoin de le dire, n'est pas possible.
124. — HEFELE-LECLERCQ, Histoire des Conciles, tome VI, Première Partie, page 529, note.
125. — La Bulle Vox clamantis a été publiée par Mgr Hefele dans la Tubinger theologtsche Quartaschrift et plusieurs fois traduite quant à l'essentiel. Cf. HEFELE-LECLERCQ, tome VI, Deuxième partie, page 654-655, dont nous reproduisons en partie la traduction.
La Bulle Ad providam ajoute à la première d'intéressantes précisions sur le sort des biens du Temple.
126. — Le terme employé est le verbe sufferre, qui n'implique, il faut y insister, aucune idée de condamnation.
127. — Il y a là un jeu de mots intraduisible autrement que par assonance : non tam nefandis quam infandis.
128. — Nous avons sensiblement allégé la traduction de ce paragraphe fort lourd et redondant.
129. — 2 mai.
130. — La plupart des commanderies du Temple passèrent purement et simplement à l'Hôpital ; plusieurs tombèrent en désuétude. Le Roi de France, sans enthousiasme, accepta cette dévolution. Avait-il, ou avait-on pour lui entrevu l'espoir d'une confiscation au profit du Trésor royal ? C'est assez peu vraisemblable ; les historiens modernes admettent de moins en moins que l'affaire du Temple n'ait été qu'une basse opération financière. Philippe le Bel ne bénéficia — et sous réserves — que du séquestre des biens de l'ordre durant le procès.
131. — Nous n'ignorons pas que l'ordre du Temple s'est survécu à lui-même, comme une sorte de société secrète, jusqu'à nos jours. Mais, en tant qu'institut religieux, son histoire s'est bel et bien achevée sur le bûcher de Jacques de Molay


SCHÉMA DE L'ORGANISATION HIÉRARCHIQUE DE L'ORDRE DU TEMPLE
Le Grand-Maître (en 1307 : Jacques de Molay) assisté d'un Etat-Major d'Officiers.
De « Visiteurs » de l'ordre (en 1307, pour la France, Hugues de Pairaud)
De l'assemblée des chevaliers de l'ordre en Terre Sainte, ou « Couvent »
Parties de « par-deçà »
Maîtres ou précepteurs des provinces
(Exemple en 1307 : Geoffroy de Gonneville, précepteur d'Aquitaine)
Maîtres ou précepteurs des baylies
(Exemple en 1307 : Geoffroy de Chamay, précepteur de Normandie)
Précepteurs des commanderies
Chevaliers
Sergents
Parties « d'outre-mer »


Abrégé chronologique du Procès des Templiers

1305. — Esquius Floyrac de Béziers dénonce au Roi de France les pratiques scandaleuses qui ont cours dans l'ordre du Temple, déjà fort suspect, au demeurant, dans l'opinion publique et sujet à des accusations et racontars confus.
Philippe le Bel, à son tour, les signale au pape Clément V, tout nouvellement élu, en l'invitant à prendre des mesures.
1306. — Le pape s'abstient de toute action contre le Temple.
1307. — 24 août. Sur la demande expresse du Grand-Maître, le pape annonce enfin son intention de procéder à une enquête.
14 — septembre. Le Conseil royal prend les devants et décrète l'arrestation des Templiers de France.
13 — octobre. Arrestation des Templiers de France.
Octobre à décembre
1 — Enquête menée par l'Inquisiteur de France.
2 — Le pape ordonne l'arrestation de tous les Templiers.
3 — Il fait interroger le Grand-Maître Jacques de Molay et le Visiteur Hugues de Pairaud par deux de ses cardinaux ; les deux prisonniers rétractent les aveux qu'ils avaient passés devant l'Inquisiteur.
1308 — février. Clément V évoque l'affaire à lui.
Mars à mai. Réplique du Roi de France : convocation des Etats Généraux pour délibérer sur les affaires de l'ordre du Temple ; excitation de l'opinion, publique.
Juillet
Par compromis entre le pape et le roi de Fiance, il est décidé l'institution :
1 — De Commissions pontificales d'Enquête sur l'ordre lui-même, appelées à fonctionner dans chacun des Etats où le Temple est représenté.
2 — De Commissions canoniques diocésaines, afin de poursuivre les actions déjà intentées ou à intenter contre les personnes de l'ordre du Temple.
— Le Pape déclare se réserver le jugement des principaux dignitaires de l'ordre, le Grand-Maître Jacques de Molay en particulier. Il mande par-devers lui, à Poitiers, le Maître et les quatre principaux officiers de l'ordre en France.
17 au 20 août.
— Ces dignitaires prisonniers, que les gens du Roi ont déclarés « trop fatigués et malades » pour déférer à cette invitation, sont interrogés à Chinon par trois Cardinaux spécialement envoyés par le pape, en présence des conseillers royaux Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians.
Novembre
— Institution, par la Bulle Faciens Misericordiam, de la Commission Pontificale d'Enquête pour la France.
Août 1309-juin 1311.
— Sessions de la Commission d'Enquête.
1311, — octobre. Ouverture du Concile de Vienne, réuni pour débattre et décider du sort de l'ordre du Temple.
1312, — 22 mars. Bulle Vox clamantis, portant « extinction » de l'ordre du Temple.
1314, — 18 mars. Jugement, rétractation et exécution par les gens du Roi de Jacques de Molay et du Précepteur de Normandie Geoffroy de Charnay.
Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre 1955. Exemplaire n° 4402
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