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Monuments des Croisés par M. Rey

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    Château de Margat (El-Marqab) — Par M. Rey

    Sur un promontoire, au sud de Lattakieh, s'élèvent les restes du château de Margat, l'une des principales forteresses des Hospitaliers au temps des croisades. Le voyageur, qui veut visiter ces ruines appelées aujourd'hui Markab par les indigènes, suit le bord de la mer, et deux heures après avoir quitté Lattakieh, il atteint la petite ville de Djehleh, la Gabula des anciens.

    De son antique origine celle-ci a conservé quelques beaux vestiges et notamment un magnifique théâtre. Au moyen âge elle fut nommée Zibel et était le siège d'un évêché. Raimond Rupin, prince d'Antioche, la céda aux Hospitaliers le 22 mai de l'année 1207 (1) et joignit à cette cession, au mois de septembre 1210, le castellum Vetulae (2) — château de la Vieille (3) situé dans les montagnes; mais les Templiers se prévalant d'une cession antérieure de Bohémond IV revendiquèrent alors Djebleh. Pour mettre un terme au conflit, les deux ordres prirent pour arbitre le légat Pélasge (4), qui, le 12 octobre 1221, trancha le différend en partageant également cette ville et son territoire entre le Temple et l'Hôpital.

    Quelques restes de remparts flanqués de saillants carrés et construits en blocs d'assez grand appareil, taillés à bossages, se voient çà et là au milieu des maisons modernes et sont les derniers débris de l'enceinte élevée par les croisés.

    A l'ouest de la ville se trouve un petit port creusé dans le rocher et aujourd'hui envahi par les sables; mais son exiguïté donne à penser qu'il ne put jamais recevoir que des navires d'un faible tirant d'eau. Nous aurons du reste l'occasion de nous étendre plus longuement sur ce port et sur ses défenses dans la suite de ce travail.

    A moitié chemin, entre Djebleh et Markab, on voit sur une pointe s'avançant dans la mer les restes d'un petit château du moyen âge, bâti avec des matériaux antiques. Le nom de ce promontoire est Ras-Baldy-el-Melek et il n'y a aucun doute possible sur l'identification de ce lieu avec le site où fut Paltos, cette ville étant indiquée par Ptolémée, les tables de Peutinger et les itinéraires publiés par M. de Fortia d'Urban, comme située entre Gabula et Balanée et à égale distance des deux points. Hiéroclès (5) cite Paltos comme étant dans la Syrie première.

    Au temps du Bas-Empire, Paltos fut érigée en évêché, et l'Oriens christianus (6) nous a conservé les noms de plusieurs évêques qui occupèrent ce siège entre les années 362 et 500. Durant le moyen âge, le nom de Paltos s'était changé en celui de Boldo, et nous trouvons dans l'ouvrage de Sébastien Paoli la mention du toron de Boldo et du casal de Saint-Gilles, voisin de Zibel, comme ayant été achetés de Rainald Mansoer par Bohémond d'Antioche et donnés par ce dernier à l'Hôpital en 1167 (7).

    L'identification de Boldo avec le Ras-Baldy me semble donc n'avoir rien de téméraire, et les restes du petit fort qu'on y voit encore pourraient bien n'être autres que ceux d'un poste avancé de la forteresse de Margat, élevé en ce point par les chevaliers de Saint-Jean.

    Depuis Djebleh, cinq heures d'une marche rapide suffisent à peine pour atteindre le pied des escarpements de la montagne au sommet de laquelle se dresse la forteresse de Markab. Avant d'y parvenir, le voyageur passe au milieu des ruines de Valenie, ville épiscopale élevée au temps des croisades sur l'emplacement de Balanée et où se remarquent les restes de deux églises. Un torrent nommé aujourd'hui Nahar Banias, qui traverse ces ruines, formait alors la limite des principautés d'Antioche et de Tripoli.

    L'assiette de Margat fut admirablement choisie pour en faire une grande place d'armes, commandant toute cette partie du littoral de la Syrie et pouvant offrir au besoin une citadelle de refuge, longtemps considérée comme imprenable.

    La montagne forme à peu près un triangle; au nord et à l'ouest, elle est presque à pic, tandis qu'à l'est une profonde vallée la sépare des monts Ansariés, auxquels elle se rattache, vers le midi, par une étroite crête, ce qui fait de ce sommet une sorte de presqu'île.

    La configuration du terrain a déterminé le plan du château composé d'une double enceinte avec réduit à l'extrémité sud. Une muraille, flanquée de tourelles, pour la plupart rondes, constitue la première ligne; quant à la seconde, aujourd'hui ruinée, elle s'élevait au haut du terre-plein, qui occupe tout l'intérieur de la place et dont le pourtour est encore revêtu de talus de maçonnerie construits à la base de ce deuxième rempart. Vers la fin du XIIe siècle une bourgade, où vinrent s'installer les habitants ainsi que l'évêque de Valenie, s'était élevée sur cette esplanade, limitée au sud par le réduit formé d'un massif considérable de bâtiments et de l'énorme tour, ouvrage capital des défenses de la forteresse.

    Des bords du ruisseau, un étroit sentier serpentant au milieu des rochers amène le visiteur au pied des murs du château. Là un escalier en pente assez douce pour que les chevaux puissent aisément le gravir, et que précédait autrefois une barrière dont on voit encore les traces, le conduit à l'entrée de la forteresse. Elle s'ouvre en « A » dans une tour carrée, et était défendue, ainsi qu'on le voit dans la coupe (figure 1), par une échauguette, un mâchicoulis, une herse et des vantaux.

    Château de Margat

    Tour entrée du château
    Figure-1 — Tour d'entrée du château

    Dès que le voyageur a franchi cette porte, il trouve un grand vestibule (figure 2) dont la voûte s'appuie sur des nervures prismatiques retombant sur des consoles. A droite et à gauche, deux larges arcades en segment d'ogive donnent accès dans la première enceinte. Cette pièce n'a aucune communication directe avec la partie supérieure de la tour, formée d'une vaste salle située au niveau du terre-plein de la seconde enceinte, et dont je donne ici le plan (figure 3).

    Château de Margat

    Grand vestibule après la tour d'entrée
    Figure-2 — Grand vestibule après la tour d'entrée

    Elle est éclairée par une belle fenêtre, s'ouvrant au sud, avec bancs ménagés dans l'embrasure.
    Dans cette pièce étaient disposées les manoeuvres de la herse; au-dessus de la coulisse, on voit encore dans le mur des entailles qui recevaient le système de poulies destinées au jeu des contrepoids et des chaînes s'enroulant sur le treuil. C'est encore de là que, par un étroit passage, on arrive à la chambre de tir des meurtrières et des mâchicoulis défendant les approches de la porte.

    Château de Margat

    Salle des manoeuvres de la herse
    Figure-3 — Salle des manoeuvres de la herse

    Dans l'épaisseur de la muraille orientale de cette tour est ménagé un escalier conduisant à la plate-forme crénelée qui couronne cette défense.

    A en juger par la forme des baies et par celle des arcs ogives qui supportent les voûtes, cet ouvrage semble devoir être attribué aux premières années du XIIIe siècle.

    J'ai déjà dit qu'ici là première enceinte consiste en une muraille flanquée de tourelles rondes; elles sont d'un faible diamètre et ne présentent qu'un étage de défenses, disposition généralement adoptée en France pendant tout le XIIe siècle; car ce n'est que dans le cours du siècle suivant que nous voyons apparaître les premières tours munies de défenses jusqu'à la base. Par suite de leur position, celles dont nous nous occupons n'avaient guère à craindre que la sape; la salle qui se trouve à l'intérieur est percée de meurtrières dont le nombre varie de trois à six, suivant le diamètre de la tour (figure 4). Un escalier extérieur conduit à la plate-forme, et son parapet, dans lequel s'ouvrent quatre créneaux, présente une épaisseur de 72 centimètres.

    Château de Margat

    Tourelle première enceinte avec meurtrières
    Figure-4 — Tourelle première enceinte avec meurtrières

    Une meurtrière est refendue dans chaque merlon, mais ces merlons sont trop dégradés pour qu'il soit possible de savoir s'il y eut ici des volets pouvant s'abaisser afin de couvrir le défenseur, suivant la méthode appliquée, en Europe, à l'époque où fut élevé Margat.

    La tour « B », qui se voit à l'angle nord-ouest, paraît avoir été entièrement reconstruite depuis la prise du château par les musulmans.
    Au nord, l'escarpement du rocher taillé à pic tient lieu de muraille sur une assez grande longueur.

    Vers l'est, comme le flanc de la montagne est moins abrupt, un fossé a été creusé au pied du rempart. Sur une grande partie de son étendue il est revêtu d'une contrescarpe en maçonnerie, en avant de laquelle le terrain a été disposé en glacis.

    Au sud de la forteresse, en face de la langue de terre qui réunit son assiette aux hauteurs voisines, a été construite en « C » la défense la plus sérieuse de cette première enceinte. C'est un gros saillant arrondi, d'un relief considérable, fondé sur le roc et massif dans toute sa hauteur. Son couronnement, composé d'une ligne d'échauguettes surmontée d'un parapet crénelé, fut l'objet de réparations importantes à la suite de la prise du château par Kelaoun, à l'époque où ce prince fit placer l'inscription arabe qui se lit sur le pourtour (8).
    En avant, on avait creusé en « D » un réservoir, aujourd'hui à sec, occupant dans toute sa largeur l'espèce d'isthme qui relie Margat aux montagnes de la Kadmousieh.
    Les ruines d'une petite barbacane « E », coupant le chemin qui vient du sud, se voient en contre-bas du saillant « C ».
    Les ingénieurs qui ont bâti le réduit du château, dont je vais donner la description, ont été amenés par la configuration du terrain à placer à l'extrémité sud l'ouvrage le plus important : c'est la tour « L » qu'on voit en arrière du saillant « C » et qui, par sa hauteur et ses nombreuses défenses, commande, au loin, de ce côté les approches de la place.
    Cet ensemble de constructions, composant la portion la plus remarquable de la forteresse, fut élevé à une époque que l'on ne peut fixer d'une manière positive, mais nous devons probablement l'attribuer à la fin du XIIe siècle.
    Nous savons par les historiens arabes que toutes les villes du nord de la Syrie eurent fort à souffrir d'effroyables tremblements de terre dans les années 1157 et 1165. Il y a donc lieu de penser que Margat ne fut pas plus épargnée que les autres points du littoral, et ce désastre dut y nécessiter de grandes réparations, peut-être même une reconstruction complète, selon toute apparence, effectuée postérieurement au 1er février 1186 (9), date de la cession du château à l'ordre de l'Hôpital.

    Le voyageur qui visite ces ruines franchit en « F » la porte du réduit; cette entrée était jadis défendue par une herse et des vantaux ferrés avec barres. Bientôt à sa droite s'ouvre un large vestibule voûté en ogive, par lequel il pénètre en « G » dans la cour du château proprement dit. Arrivé en ce lieu, la première chose qui attire son regard est une petite chapelle « H » maintenant transformée en mosquée. Elle fut construite par des artistes appartenant à cette école française transplantée en Palestine, et qui dans ce milieu oriental demeura toujours fidèle au système de construction et au plan des églises élevées en France sur les bords de la Loire et en Bourgogne pendant le cours du XIe siècle. Bien que dans des proportions plus restreintes, cet édifice est indubitablement contemporain des églises de Tortose, d'El-Bireh, de Djebaïl et de Lydda. Sa longueur est de 23,64 mètres dans oeuvre, sur 9,90 mètres de large; c'est une nef comprenant deux travées et terminée par une abside arrondie, voûtée en niche de four. Primitivement six fenêtres lancettes devaient éclairer ce vaisseau. Mais, comme on le voit par le plan, trois de ces baies furent murées à une époque postérieure, quand, par suite de quelque modification survenue dans le plan primitif de cette partie du château, on éleva les bâtiments qui se voient au nord et au sud.

    Les voûtes de la chapelle sont à arêtes vives et appuyées au milieu sur un arc doubleau qui sépare les deux travées. Cet arc, sans ornement d'aucune espèce, repose sur deux colonnes engagées dans des pilastres appliqués aux murs de l'église; même disposition se trouve dans les piliers qui soutiennent les bas-côtés de Notre-Dame de Tortose et autres églises de la même époque (10).

    L'abside est plus élevée que le reste de la chapelle d'environ 40 centimètres ; on y accède par deux marches ; à droite et à gauche s'ouvrent des portes basses conduisant à deux petites pièces situées de chaque côté, et éclairées par des meurtrières.

    Château de Margat

    L'abside de la chapelle
    Figure-5 — L'abside de la chapelle

    L'ornementation de cette église est d'une très-grande simplicité, les bases des colonnes sont romanes, ainsi que les chapiteaux; un portail s'ouvrant dans la façade est la seule partie du monument présentant encore quelques sculptures. Il est précédé d'un perron de trois marches et était orné de quatre colonnettes en marbre, dont les fûts manquent aujourd'hui et qui servaient de supports à deux arcs brisés se sur-marchant. La largeur de ce portail est de 3,75 mètres; une seconde porte, présentant en plus petit les mêmes dispositions, est percée sur la cour vers le nord et n'a pu être figurée dans le plan, se trouvant juste au-dessous de la première fenêtre.

    Château de Margat

    Vestiges de la chapelle
    Figure-6 — Vestiges de la chapelle

    A la partie supérieure de l'édifice se voient encore les restes d'un petit campanile presque entièrement détruit. En « I » des bâtiments fort dégradés et transformés en étables paraissent avoir été des écuries ou des magasins au temps de l'occupation chrétienne.

    A droite de la cour sont les débris d'une grande salle qui comprenait quatre travées, dont deux sont encore debout. Ce sont celles qui sont représentées dans la vue que je donne ici (fig. 6). Le mode de construction des voûtes me porte encore à attribuer cette portion du château aux premières années du XIIIe siècle. Les arcs ogives s'appuient sur des consoles, et la retombée des voûtes semble avoir dû être supportée par un pilier central dont il ne subsiste plus aucun vestige. Les murs de cette salle étaient revêtus d'un enduit dont on voit encore des restes et qui paraît avoir été orné de peintures à fresque.

    Une maison moderne, de chétive apparence, couvre en partie ces ruines, aujourd'hui silencieuses, et théâtre probable de cette dernière assemblée des chevaliers où, le 97 mai 1285, fut décidée la reddition de Margat, une plus longue résistance ayant été reconnue impossible. De cette salle on passe dans une pièce éclairée par une large baie s'ouvrant au-dessus de la porte de la seconde enceinte et qui devait composer l'appartement du châtelain ou celui réservé à des hôtes de distinction, ainsi que nous le prouve son nom de Divan-el-Melek (chambre du roi), conservé jusqu'à nous.

    N'y aurait-il pas lieu de se demander si ce nom n'aurait pas eu pour origine la détention, dans ce château, d'Isaac Comnène, qui y fut confié à la garde des Hospitaliers par Richard d'Angleterre, après la conquête de Chypre ? Les chroniqueurs racontent que dans sa prison ce prince portait des chaînes d'or et d'argent; il y mourut en 1195, inconsolable de la perte de son royaume (11). A son retour en Europe, Richard ayant été livré par le duc d'Autriche à l'empereur Henri VI, il fut question de mettre pour condition à la délivrance de Richard celle d'Isaac Comnène, encore vivant à Margat, et celle de sa fille, venue en France avec Bérengère de Navarre (12).

    Au sud de la chapelle et y attenant en « K », on trouve un grand bâtiment à deux étages éclairé par des fenêtres ogivales. Chaque étage renferme une vaste salle et communique directement avec la grande tour « L », dont les proportions colossales ne sauraient être comparées qu'au donjon de Coucy (fig. 7).

    Château de Margat

    Coupe du Donjon
    Figure-7 — Coupe du Donjon

    Elle mesure 29 mètres de diamètre; ses deux étages sont disposés pour la défense et percés de meurtrières se chevauchant de manière à ne pas laisser de points morts à sa circonférence. Les voûtes sont percées de porte-voix communiquant depuis le rez-de-chaussée jusqu'à la plate-forme qui la couronne, et dont le parapet, presque entièrement ruiné aujourd'hui, présentait un relief considérable vers les dehors de la place. Il était composé d'une galerie percée de meurtrières, au-dessus de laquelle régnait un chemin de ronde crénelé, et à chaque extrémité sont des escaliers par lesquels ou y accédait La plate-forme de cette tour est de plain-pied avec celle du bâtiment « K », et elles sont assez vastes pour avoir pu servir d'aire à l'établissement de grands engins. En « M » et en « N », à droite de la petite cour triangulaire, se voient des constructions qui semblent avoir été des casernes, sous lesquelles règnent de vastes caves.

    Les édifices qui au nord bordaient le terre-plein ont été tellement bouleversés qu'il est absolument impossible de rien retrouver de leurs anciennes dispositions intérieures.

    Château de Margat

    Figure-8 — Sources : Château de Margat
    Figure-8 — Sources : Château de Margat

    On reconnaît à grand peine la porte « O », qui s'ouvrait sur l'esplanade de la seconde enceinte, et un fossé dont on voit encore les traces en « P » la séparait du réduit.

    En « Q » est la seule partie qui, de ce côté, ait conservé sa voûte. La présence d'un vaste four, probablement contemporain du reste du château, autorise à penser que là furent les cuisines et la paneterie.

    A l'angle nord-est, la tour « R » défend la poterne, qui s'ouvre sur le chemin de ronde de la première enceinte et met en communication avec lui la longue galerie « S », qui fait corps avec les bâtiments « I ». A en juger par la largeur des fenêtres qui l'éclairent, cette pièce dut être un des logis de la garnison; au-dessous existent deux étages de magasins voûtés.

    Les constructions que je viens de décrire ne possèdent qu'un rez-de-chaussée, et toutes se terminent ainsi que la tour par des terrasses. Elles étaient munies à l'est d'un parapet à deux étages de défenses.

    Comme cette partie du château était bâtie en pierres d'assez petit appareil, non-seulement le temps et les événements, mais encore la main des hommes, ont concouru à en accélérer la ruine; car les masures qui occupent le terre-plein central de la seconde enceinte ont été élevées avec ses débris.
    Deux fois, à quatre ans de distance, j'ai visité Margat, et j'ai pu constater avec quelle désolante rapidité on voit diminuer chaque jour ce qui subsiste encore de cette forteresse.

    Nous ne savons rien de bien positif sur l'origine de Margat, quoiqu'on ait lieu de supposer que cette place fut fondée par les Byzantins. Elle paraît être tombée entre les mains du prince Roger d'Antioche dans le cours du XIIe siècle, et devint alors un des fiefs les plus considérables de la principauté (14). Possédée par la famille Mansoer, qui en prit le nom, cette forteresse, ainsi que la ville de Valenie, fut conservée par elle jusqu'à l'année 1186. C'est alors que Bertrand de Margat, avec l'approbation de Bohémond d'Antioche, céda ces deux possessions et toutes leurs dépendances à l'ordre de l'Hôpital. L'acte qui établit cette cession est daté du 1er février 1186 et a été publié par Paoli (15).

    A la suite de la remise de cette forteresse à l'Hôpital, elle fut gouvernée par des châtelains appartenant à l'ordre.
    Les noms de quelques-uns d'entre eux sont parvenus jusqu'à nous; les voici :
    Frère Henry — 1er février 1186 (16)
    Pierre Scotaï — 1198-1199 (17)
    Anfred — 1210 (18)
    Raimond de Mandago — 1234 (19)
    Guillaume de Fores — 1241 (20)
    Pierre — 1248 (21)
    Nicolas Lorgue — 1250 (22)
    Jean de Bubie — 1253 (23)
    Jean de Bomb — 1254.

    A la suite de la désastreuse bataille de Hattin, la plupart des villes et des châteaux possédés en Terre Sainte par les Francs s'étant trouvés privés de défenseurs, ils tombèrent rapidement au pouvoir de Salah ed-Din, qui se présenta alors devant Margat, sans oser toutefois en entreprendre le siège. Il se borna à faire passer son armée sous les murs de cette place, malgré les efforts de Margarit, amiral de la flotte envoyée par Guillaume II, roi de Sicile, au secours des chrétiens de Syrie. C'est au point où la route de Tortose à Laodicée contourne le promontoire au sommet duquel s'élève Margat et se trouve resserrée entre les rochers et la mer que les Siciliens tentèrent, en vain, d'arrêter les troupes musulmanes.

    Ibn el-Atir nous apprend, en ces ternies, par quel stratagème ce passage difficile fut effectué (9) : « Salah ed-Din ravagea le territoire de Tortose, puis alla à Merakieh que les habitants avaient abandonné; il vint ensuite à Markab, forteresse appartenant aux Hospitaliers. La route de Djiblet passe au pied de la montagne où est situé ce château, qui est à droite, et la mer est à gauche. Le sentier conduisant à la forteresse est si étroit que deux hommes ne peuvent y passer de front. »

    « Margarit, amiral de la flotte que le roi de Sicile avait envoyée au secours des Francs de Palestine, ayant eu connaissance de la marche de Salah ed-Din, vint mouiller à la hauteur de Markab pour s'opposer à son passage; ce que voyant, le sultan fit préparer de vastes mantelets garnis de laine et de cuir et les fit disposer au bord de la mer sur toute la longueur du défilé, de telle sorte que les musulmans purent le franchir à l'abri des flèches de la flotte chrétienne. Ceci se passa le 11 du mois de djoumadi premier 584 (1188). »

    Nous savons qu'en 1192 Richard, roi d'Angleterre, confia à la garde des Hospitaliers de Margat son prisonnier Isaac Comnène, qui ne tarda pas à y mourir (25).
    L'année 1204 vit échouer contre Margat une tentative dirigée par Malek ed-Daher, prince d'Alep.

    Vilhrand d'Oldenbourg nous a laissé dans la relation de son pèlerinage en Terre Sainte, qui eut lieu en 1211, une description de Margat qui ne sera pas sans intérêt par les détails qu'elle donne sur ce château (26).

    « De là nous montâmes à Margat, château vaste et bien fortifié, possédant double enceinte, muni de nombreuses tours qui semblent plutôt faites pour soutenir le ciel que pour augmenter la défense de ce lieu, car la montagne que domine le château est extrêmement élevée et semble comme Atlas soutenir le firmament. Les pentes de la montagne sont bien cultivées et chaque année la récolte de ces terres forme plus de cinq cents charges; souvent les ennemis tentèrent de dévaster ces riches moissons, mais ce fut toujours en vain.
    Ce château appartient aux Hospitaliers et forme la principale défense du pays. Il tient en échec le Vieux de la Montagne et le soudan d'Alep, à tel point que, malgré les nombreux châteaux qu'ils possèdent, ils ont été contraints, pour conserver la paix, à payer un tribut annuel de deux mille marcs. Chaque nuit, pour parer à tout événement et de crainte de quelque trahison, le château est gardé par quatre chevaliers et vingt-huit soldats. En temps de paix, outre les habitants ordinaires de la forteresse, les Hospitaliers y entretiennent une garnison de mille hommes, et la place est approvisionnée de toutes les choses nécessaires pour cinq ans. »

    Makrizi dit qu'en l'an 1267 les Hospitaliers conclurent avec Bybars une trêve de dix ans, dix mois, dix jours et dix heures pour le château des Curdes et pour Margat; ils renoncèrent, à la même époque, aux tributs que leur payaient les Ismaéliens, les villes de Hamah, de Scheizar et d'Apamée.

    En 1270, après la prise du Krak, les Hospitaliers furent contraints à renoncer à tous les territoires possédés en commun avec les musulmans et durent consentir à ce que les impôts de Markab et de son territoire fussent répartis entre le sultan et le grand maître des Hospitaliers. Déplus, aucune réparation ne pouvait être faite au château.

    En l'année 1280, l'émir Seif ed-Din-Balban (27) qui commandait le château des Curdes, vint assiéger Margat à la tête de hordes de Turcomans; mais il fut obligé de se retirer après une tentative infructueuse.

    Le sultan Kelaoun ayant fait de grands préparatifs pour attaquer Margat, durant les premiers mois de l'année 1285, arriva sous les murs de cette place le mercredi 17 avril, et le texte des historiens arabes nous apprend qu'il établit son camp sur la colline reliant Markab aux montagnes des Ansariés et que ce fut de là qu'il dirigea ses attaques contre la pointe sud de la forteresse. Il avait fait monter à dos d'hommes six grandes machines qui commencèrent à couvrir d'une grêle de pierres et de traits les premières défenses du château ; mais, comme elles étaient trop rapprochées de la place, elles ne tardèrent pas à être mises en pièces par les machines des Francs.

    Quelques jours plus tard, il arriva que l'un des engins des Hospitaliers en ayant brisé accidentellement un autre, les musulmans en profilèrent aussitôt pour recommencer leurs travaux de siège, et ils parvinrent à remettre en batterie une nouvelle chirobaliste. Cependant les assiégés ayant rétabli leurs moyens de défense réussirent à la briser à l'aide de nombreux projectiles qui tuèrent, au dire des chroniqueurs arabes eux-mêmes, un grand nombre de musulmans.

    Par suite des attaques incessantes des Arabes, les défenseurs se virent contraints à abandonner les ouvrages avancés, ce qui permit aux mineurs égyptiens de pénétrer dans les fossés et de s'attacher aux murailles du château, à la base desquelles on peut facilement reconnaître les traces de leurs travaux. Ils parvinrent donc à percer plusieurs galeries de mines, et ayant mis le feu aux étais de l'une d'elles, une partie de la tour qui forme l'extrémité de la forteresse s'écroula.
    Les musulmans tentèrent alors vainement l'assaut, et, après un combat long et meurtrier, ils furent repoussés avec perte.
    Le premier moment de stupeur passé, les assiégeants reprirent courage et apportèrent tant d'activité à leurs travaux que huit jours plus tard le mercredi, 17 du mois de Rabi premier, les mineurs étaient arrivés jusque sous la grande tour et avaient réussi à en saper la base, de telle sorte qu'elle était pour ainsi dire suspendue sur les étais.

    Le sultan, qui désirait vivement se rendre maître du château avant qu'il fût ébranlé au point d'être irréparable, adressa une sommation au gouverneur de Margat et fit conduire dans les mines les parlementaires que ce dernier lui envoya, afin de leur prouver que la résistance en se prolongeant ne pouvait que les amener à une destruction certaine. Les Hospitaliers, jugeant impossible une plus longue défense, acceptèrent la capitulation qu'il leur proposa en même temps.

    En conséquence, il fut stipulé que tous les défenseurs de Margat sortiraient librement avec ce qu'ils pourraient emporter, en emmenant avec eux 55 chevaux ou mulets tout équipés et chaque chevalier gardant, en outre, 2,000 pièces d'or au coin de Tyr (28). Le châtelain et ses compagnons rendirent la forteresse à l'émir Phareddin, délégué par le sultan, le 27 mai 1285, et se retirèrent à Acre.

    Dans leur amour du merveilleux, les auteurs arabes contemporains attribuèrent la chute de cette place, jusque-là réputée imprenable, à l'assistance des anges Mokarabins, Gabriel, Mikael, Azrael et Isralil, qui, suivant eux, furent envoyés par Dieu pour assister le sultan dans celte glorieuse entreprise.

    Le soudan de Hamah, dans la lettre où il annonce à son vizir la prise de Markab, décrit cette forteresse dans des termes d'un tel enthousiasme que je crois qu'il sera curieux d'en extraire le passage suivant : « Le diable lui-même, dit-il, avait pris plaisir à consolider sa bâtisse. Combien de fois les musulmans avaient essayé de parvenir à ses tours et étaient tombés dans les précipices ! Markab est comme une ville unique, placée en observation au haut d'un rocher; elle est accessible aux secours et inaccessible aux attaques. L'aigle et le vautour seuls peuvent voler à ses remparts... »

    Kelaoun, ayant donc pris possession de Margat, en fit le chef-lieu d'un gouvernement comprenant Kafartab, Antioche, Laodicée, le territoire de Markab, etc... Il fit réparer les machines qui avaient été brisées pendant le siège, ainsi que les murailles du château, et, après avoir approvisionné la place de tout ce qui est nécessaire à une citadelle, il y laissa une nombreuse garnison et cent cinquante mamelouks.
    Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.

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    Margat — Notes

    1. Codice Diplomatico tome I, n° 91, page 95 et 96.
    2. La position de ce château semble pouvoir se retrouver dans les ruines du Kalaat-Mehelbeh, qui s'élèvent dans les montagnes à deux myriamètres au nord-est de DjeLleb.
    3. Codice Diplomatico tome I, n° 91, page 95 et et suivantes.
    4. Codice Diplomatico tome I, n° 107, page 113.
    5. Hiéroclès. Synecdemos imperii orienttalis.
    6. Oriens christianus, par Michel Lequien, tome II, page 799.
    7. Codice Diplomatico, tome I, n° 43, page 43.
    8. C'est une bande de marbre blanc incrusté dans la muraille et sur laquelle les caractères se détachent en relief. Comme c'est de ce côté que doit avoir porté la principale attaque durant le dernier siège, il y a lieu de penser que la partie supérieure de cet ouvrage eut beaucoup à souffrir, et qu'après la capitulation de Margat il fallut la reconstruire en grande partie.
    9. Se reporter à l'acte de cession que nous donnons en note à la fin du volume.
    10. M. de Vogüé, Les églises de Terre Sainte, page 257
    11. Mas-Latrie, Histoire de Chypre, tome I, page 13.
    12. La destinée de cette princesse fut des plus étranges; elle épousa Raymond VI, comte de Saint-Gilles, qui ne tarda pas à la répudier; s'étant retirée à Marseille, elle s'y maria, vers 1202, avec un chevalier flamand inconnu, partant pour la croisade, et qui, par cette union, crut se créer des droits au trône de Chypre.
    13. Lorsque je visitai pour la première fois Markab, en 1859, il subsistait encore des portions considérables de ce couronnement qui n'ont permis de le restituer dans la coupe fihure-8. Depuis cette époque, elles ont presque entièrement disparu.
    14. Familles d'Outre-Mer, page 391
    15. Codice Diplomatico, n° 32, page 77
    16. Codice Diplomatico n° 77, page 79.
    17. Codice Diplomatico n° 211, page 252.
    18. Codice Diplomatico n° 95, page 100.
    19. Codice Diplomatico n° 117, page 128.
    20. Codice Diplomatico n° 118, pages 132 et 133.
    21. Codice Diplomatico n° 219, page 260.
    22. Codice Diplomatico n° 51, page 27.
    23. Codice Diplomatico n° 121, page 138.
    24. Extrait des Historiens Arabes des Croisades, publiés par M. Reinaud, page 480.
    25. Continuateur de Guillaume de Tyr, livre XXV, chapitre XVI, page 169.
    26. Laurent. Peregrinatores medii aeci quator, page 170.
    27. Extrait des Historiens arabes des croisades, publié par M. Reinaud. — Histoire des croisades, par Michaud, tome VII, page 758.
    28. Extraits manuscrits d'Ibn-Ferat, par Jourdain.

    Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.

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