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Monuments des Croisés par M. Rey

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    Monuments des Croisés par M. Rey

    Introduction
    Etude sur les monuments de l'architecture militaire des Croisés en Syrie et dans l'île de Chypre

    Au moment où l'Europe était le plus vivement préoccupée des progrès des Arabes et sous le coup d'une nouvelle invasion musulmane, la voix de Pierre l'Hermite provoqua le grand mouvement des croisades. Ce fut au concile de Clermont que le pape Urbain II appela aux armes pour la guerre sainte la chrétienté entière.

    L'heure était bien choisie pour se faire écouter. La plus grande partie de l'Asie Mineure, la Syrie, l'Egypte, l'Afrique romaine, l'Espagne et la Sicile avaient déjà été subjuguées par l'islamisme, qui, sorti des sables brûlants de l'Arabie, venait menacer Rome même.

    Vainement paré du titre et d'un lambeau de la pourpre des Césars, Alexis Comnène, assis sur le trône chancelant de Byzance, appelait alors l'Occident chrétien à la défense de ce dernier débris de l'empire romain.

    On vit affluer de toutes parts des hommes appartenant aux conditions les plus diverses, animés du désir de s'associer à la conquête de la Syrie et à la délivrance des Lieux saints.

    L'expédition s'étant mise en marche en l'année 1096, les croisés étaient, avant la fin du XIe siècle, déjà maîtres d'Edesse, d'Antioche et de Jérusalem, et, dès le commencement du XIIe, ils avaient occupé presque toute la Syrie, où l'islamisme ne possédait plus que Damas, Bosra, Homs, Hamah et Alep.

    Une fois la conquête accomplie, les Francs procédèrent successivement à l'organisation des diverses parties du pays.

    II

    Je vais tenter d'esquisser sommairement un aperçu géographique des principautés chrétiennes de Syrie et indiquer en même temps les positions des forteresses occupées à cette époque par les Francs. Au nord, entre le Taurus et la mer, les populations arméniennes venaient de se rendre maîtresses de la Cilicie. Ce nouvel état, fortifié par l'arrivée des croisés, assurait aux chrétiens comme frontière naturelle vers le nord la chaîne du Taurus.

    Edesse, devenue, sous Baudoin du Bourg, principauté française, mettait au pouvoir des chrétiens la Mésopotamie jusqu'au Tigre.

    Elle fermait de ce côté la route aux armées que les princes mahométans de Mossoul et de Bagdad pouvaient envoyer au secours des émirs musulmans de Syrie.

    Cette province entièrement conquise, ainsi qu'une partie de l'Arabie Pétrée jusqu'à Etzion-Gaber, serait devenue entre les mains des Francs une colonie de premier ordre.

    Les événements, la configuration du pays et la nécessité de donner à certains princes occidentaux venus en Syrie des fiefs proportionnés à leur rang, décidèrent la formation des principautés d'Antioche et de Tripoli. Le reste du pays subdivisé en fiefs secondaires, comme les comtés d'Ascalon, de Japhe, de Césarée, la principauté de Galilée, etc., formait le domaine royal.

    Les possessions chrétiennes comprenaient cinq régions distinctes : sur le littoral, le royaume d'Arménie, les principautés d'Antioche, de Tripoli et le royaume latin; vers l'intérieur, la principauté d'Edesse, qui bornait à l'est le royaume d'Arménie.

    La conquête n'avait pas été complète, avons-nous dit plus haut, en ce que les soudans d'Alep, de Hamah et de Damas avaient conservé leurs états. On peut donc marquer comme limite orographique à l'est des possessions chrétiennes une ligne formée, au nord, par les monts des Ansariés qui séparaient les principautés d'Antioche et de Tripoli de leurs voisins musulmans de Hamah; vers le centre, par la chaîne du Liban, qui s'élevait entre les chrétiens et les sultans de Damas; au sud, par le Jourdain et la mer Morte. Les colonies françaises se prolongeaient au sud-est par la situation encore plus méridionale des forteresses de Karak, d'Ahamant (1) et de Montréal, d'Ailat et de l'île de Graye (2) sur la mer Rouge (3), à l'extrémité nord du golfe Elanitique, où les seigneurs de Karak paraissent même, un moment, avoir possédé une flotte; le territoire qui dépendait de ces châteaux portait le nom de terre d'oultre-Jourdain.
    1. Tabulae ordinis Teutonici, page 3 et suivantes.
    2. Léon de Laborde, Voyage en Arabie Pétrée, page 48.
    3. Nous ne trouvons cette possession mentionnée que par les historiens arabes Aboul-Féda et Ibn el-Atyr, ainsi que par l'auteur des Deux jardins, qui, cependant, s'accordent a dire que cette place fut enlevée aux Francs par Salah ed-Din, dans le mois de décembre 1170 (de l'hégire 566).


    Le midi de la Syrie formait le royaume proprement dit, s'étendant du sud au nord, avec Jérusalem pour capitale, et dont Nazareth, Banias, Naplouse, Ibelin, Rame, Lydda, Hébron ou Saint-Abraham étaient à l'intérieur les principaux fiefs ecclésiastiques ou militaires.

    Le long de la mer existait une série de ports; c'étaient Ascalon, Japhe, Arsur, Césarée, Caïphas (Haiffa), Acre, Tyr, Sagette et Barut habités particulièrement par des marchands italiens, en général originaires de Venise, de Gênes ou de Pise, auxquels de nombreux privilèges avaient été concédés dans ces villes maritimes sous l'influence de la part prise par les républiques italiennes à la première croisade. Le désert formait la limite sud du domaine royal, s'étendant de l'est à l'ouest, de la mer Morte à la Méditerranée. Cette frontière méridionale était défendue par une série de forts ou postes fortifiés commençant à Zoueïra, près de l'extrémité sud du lac Asphaltite, et comprenant Semoa, Karmel, Beit-Gibelin et le Darum.

    En arrière de cette première ligne se trouvaient les châteaux d'Ibelin et de Blanche-Garde.

    Une vaste plaine, régnant le long de la mer depuis le Darum jusqu'au mont Carmel, et qui de nos jours encore est d'une étonnante fertilité, formait environ le tiers de la superficie du royaume; le reste se composait de la région montueuse qui commence au-dessous d'Hébron et se prolonge entre la plaine dont je viens de parler et la vallée du Jourdain, formant alors la limite orientale des établissements chrétiens jusqu'aux premières croupes du Liban. Entre l'extrémité sud de cette chaîne et le lac de Tibériade, de nombreuses vallées pouvaient donner passage à une armée d'invasion venant de la Syrie orientale.

    Aussi une ligne de châteaux en occupait-elle les points principaux; c'étaient les forteresses de Beaufort, de Château-Neuf, de Safad, du Castellet et, plus au sud du lac, celle de Beauvoir.

    Les Francs possédaient alors de ce côté comme place avancée, au-delà du Jourdain, la ville et le château de Banias.

    Les crêtes escarpées du Liban séparaient au nord-est le royaume latin des états du Soudan de Damas. Habitées par des populations chrétiennes, ces montagnes formaient une frontière naturelle à peu près inexpugnable et qui par conséquent n'avait pas besoin d'être gardée; aussi ne trouvons-nous aucune trace de forteresse de ce côté.

    Au nord, entre Barut et Giblet, l'antique Byblos des Phéniciens, la profonde vallée du Nahar-Ibrahim, l'Adonis de l'antiquité, descendant des sommets les plus élevés du Liban jusqu'à la mer, formait la limite septentrionale du domaine royal (1). Au-delà commençait le comté de Tripoli qui s'étendait sur les pentes de ces montagnes, au pied desquelles se voient au bord de la mer les fiefs de Giblet, du Boutron et de Nephin.
    1. Familles d'Outre-Mer, page 4.

    Au-delà de Tripoli, le massif libanais est prolongé par une ligne de montagnes formant avec lui un gigantesque quart de cercle.

    C'est le Djebel-Akkar, contrefort septentrional du Liban, bornant vers l'est le comté de Tripoli et auquel est pour ainsi dire greffée, le continuant au nord, la chaîne des monts Ansariés qui, elle aussi, servait de barrière entre les colonies franques et les musulmans.

    La domination des comtes de Tripoli sur certains cantons de la rive gauche de l'Oronte ne fut qu'éphémère et se borna à la possession de Mons-Ferrandus (2), qui fut plutôt un poste avancé qu'un établissement.
    2. Aujourd'hui Kalaat-Barin

    Ici le travail de l'homme a suivi la nature; une série de forteresses fut établie pour défendre tous les passages de ces montagnes.

    Sur le Djebel-Akkar s'élève le château du même nom. Celui d'Arkas, maintenant ruiné, dominait la vallée de Nahar-el-Kebir, l'Eleutherus de l'antiquité, et était occupé par les chevaliers du Temple. Dans les monts Ansariés, le Krak des chevaliers, aujourd'hui Kalaat-el-Hosn, commandait le col par où communique la vallée de l'Oronte avec la vaste plaine qui s'étend entre ces montagnes et la mer. C'était eu même temps l'une des principales places d'armes de l'ordre de l'Hôpital.

    Plus au nord, les châteaux d'Areymeh, de Safita, du Sarc, de la Colée, etc., gardaient les points stratégiques les plus importants et étaient reliés entre eux par une série de postes secondaires.

    La principauté d'Antioche comprenait l'extrémité nord de la chaîne des Ansariés et le bassin inférieur de l'Oronte. Elle comptait sur le littoral les villes maritimes d'Alexandrette, de Borbonnel ou Port-Bonnel, de Soudin ou port Saint-Siméon, de Laodicée, de Zibel et de Valenie; dans la vallée de l'Oronte, les places de Schogr et de Femie; à l'est, les villes d'Albara, d'Artesie, de Cafaraca, de Rugia, etc. Ses principales forteresses étaient Dar-Bessak, Harrenc, Cursat, Saône. Berzieh, etc. Bien qu'ayant subsisté presque jusqu'à la fin de la domination franque en Orient, cette principauté avait été fort amoindrie après la chute d'Edesse.

    Elle était reliée au comté de Tripoli par le littoral. La partie des montagnes des Ansariés, formant aujourd'hui les cantons de Kadmous. d'Aleïka et de Massiad, était alors entre les mains des Ismaéliens, qui, bien que tributaires des Francs, avaient conservé leur autonomie. La domination chrétienne proprement dite se bornait donc de ce côté au littoral et à la possession de quelques châteaux occupant des positions stratégiques dans ces montagnes et que les princes d'Antioche avaient cédés de bonne heure aux grands ordres militaires.

    Vers l'est, Alep, demeuré au pouvoir des musulmans et, au nord, le royaume chrétien d'Arménie limitèrent cette principauté pendant presque toute sa durée.

    Quant à celle d'Edesse, nous savons seulement que ses villes principales furent Samosate, Turbessel, Rum-Kalah, Tulupe, Hatab, Ravendan, Melitène, Hazart, El-Bir et Sororgie. Mathieu d'Edesse (1) nous apprend que cette province conserva son administration mi-partie grecque et arménienne, à laquelle les Latins n'eurent que fort peu de part; elle demeura donc complètement en dehors du mouvement de colonisation occidentale. Les princes de la maison de Courtenay résidaient presque constamment à Turbessel, abandonnant le gouvernement du pays à des légats byzantins, qui, par leurs exactions, paraissent avoir promptement aliéné aux Francs l'esprit des habitants. Cette principauté ne subsista guère que cinquante ans et son territoire n'a encore été que fort peu exploré. Si j'ai eu le regret de laisser beaucoup à faire après moi, dans la principauté d'Antioche, je crois pouvoir affirmer que tout est à faire dans celle d'Edesse.
    1. Nouvelle bibliothèque arménienne, édition Dulaurier.

    Par l'étude des périples de la cote de Syrie, écrits durant cette période historique, j'ai relevé les noms que portaient alors presque toutes les pointes et les mouillages de ce littoral (2). Les uns étaient demeurés arabes, les autres avaient été latinisés et même certains d'entre eux avaient reçu des appellations purement françaises.
    1. Nouvelle bibliothèque arménienne, édition Dulaurier.
    2. Laurent, Peregrinatores medii oevi quatuor. Leipzig, 1864; in-4° - Sanuto et Fontes Austr., tome II, 1859 - Georges Martin Thomas, Der Paraplus von Syrien und Palestina, etc. Munich, 1864, in-4° .

    III

    Quelques lignes sur l'état intérieur de ces principautés vers le milieu du XIIe siècle me semblent devoir trouver ici leur place.

    Les nouvelles conquêtes, divisées en fiefs, se couvrent bientôt de châteaux, d'églises et de fondations monastiques. Dans les chartes contemporaines, nous trouvons la mention d'abbayes ou de monastères des ordres de Cîteaux, de Prémontré et autres s'élevant dans les principaux lieux témoins de la vie terrestre du Christ. On vit alors aux environs de Jérusalem les abbayes ou les prieurés du Mont-Sion, du mont Olivet, de Josaphat, de Saint-Habacuc, de Saint-Samuel, de Cansie, des Trois-Ombres, etc.; en Galilée, celles du Mont-Thabor et de Palmarée et une foule d'autres que nous ne saurions énumérer ici.

    L'organisation militaire fut réglée par les chapitres 271 et 272 des Assises de la haute Cour. Le premier indique le nombre de chevaliers dus par chaque fief, et le second celui des sergents que les églises et les bourgeoisies devaient pour la défense du royaume.

    Les divisions rurales ou casaux avec leurs redevances sont indiqués très-nettement dans les chartes de donations ou d'échange remontant à cette époque.

    Chez les Latins, le nom de casal était donné à des villages ou à des fermes habitées par des Syriens chrétiens ou musulmans, des Grecs, des Turcs ou même des Bédouins.

    La population se divisait en hommes liges devant le service militaire et parmi lesquels il y en avait d'origine franque, et en vilains ou serfs ruraux. Le territoire du casal était partagé en gastines et en charrues (1); sur le nombre de celles-ci se fixaient généralement les redevances dues par le casal à la seigneurie dont il dépendait.
    1. Codice Diplomatico, tome I, et Fontes rerum Austriacarum, tome II, 1869, etc.

    En Sicile l'influence arabe avait continué à prédominer, et, à la suite de la conquête normande, les compagnons de Robert Guiscard ayant été amenés à adopter un grand nombre de coutumes de la civilisation orientale, bientôt une civilisation moitié arabe et moitié byzantine régna à la cour de Palerme. Les artistes et les savants musulmans y furent protégés; les diplômes se rédigèrent en grec comme en latin, et les monnaies, frappées avec des légendes grecques et arabes, portèrent des symboles chrétiens mêlés à des versets du Coran. Alors furent élevées les églises de Mont-Réal, des Ermites, de la Martorana, ainsi que la chapelle palatine de Palerme.

    Il se passa quelque chose d'analogue en Syrie, où l'on vit les princes et les chevaliers francs échanger fréquemment leurs pesantes armures contre le costume sarrasin et marcher à la tête de leurs troupes vêtus de longues robes et leurs casques recouverts de keffiehs, ce qui devait être un jour l'origine du lambrequin héraldique, cédant ainsi aux nécessités du climat brûlant sous lequel ils se trouvaient transplantés. La cour d'un prince européen établi en Orient devait présenter alors un singulier mélange de moeurs syriennes et occidentales.

    Comme en Sicile, les artistes syriens et grecs décoraient les édifices élevés par les croisés, et nous savons qu'il régnait un grand luxe d'ornementation à l'intérieur de certains châteaux. Vilbrand d'Oldenbourg, dans la relation de son pèlerinage en Terre Sainte, parle avec admiration des pavages en mosaïque exécutés au palais des Ibelins de Beyrouth par des ouvriers orientaux (1). Il cite notamment une salle lambrissée de marbre, et au milieu de laquelle se voyait un dragon jetant de l'eau, par les naseaux, dans une piscine, dont le fond était formé par une mosaïque représentant des fleurs aux couleurs éclatantes.
    1. Laurent, Peregrinatores medii oevi quatuor, page 167.

    Les monuments religieux (1) construits alors en Syrie par les Francs appartiennent tous à l'école romane, qui, à cette époque, élevait en France les églises de Cluny, de Vezelay, de la Charité-sur-Loire, etc.; mais, transportée en Orient, tout en conservant son caractère primitif, elle fit, sous l'influence byzantine, surtout quant à l'ornementation, de fréquents emprunts à l'antiquité et à l'art arabe.
    1. M. de Vogüé, Les églises de Terre Sainte, page 396 et suivantes.

    Il y avait à la solde des chrétiens de Palestine et combattant dans leurs rangs sous le nom de Turcoples un grand nombre d'Arabes musulmans, et la charge de grand Turcoplier ou chef des Turcoples devint un des grands offices de la cour.

    Dans les monts Ansariés habitaient alors les Assassins ou Bathéniens de Syrie et leur chef désigné dans les chroniques sous le nom de Vieux de la Montagne. Durant le XIIe siècle et le commencement du XIIIe ils furent tributaires des Templiers.

    Dans les casaux, les rapports des races différentes étaient pacifiques. Les historiens arabes eux-mêmes reconnaissent assez souvent dans leurs écrits la bonne entente qui y régnait entre les populations chrétiennes et musulmanes (2).
    2. Les Deux jardins, extrait des historiens arabes des croisades, par Reinaud, page 591.

    Nous trouvons, dans les inventaires des archives de familles arabes de Syrie, la mention de permissions de chasse accordées alors réciproquement sur certains cantons par les princes francs et les émirs (3).
    3. C'est à M. le baron de Slane que je suis redevable de ces curieux renseignements.

    Enfin, une dernière preuve nous reste de cette harmonie habilement ménagée entre les indigènes et les nouveaux venus, c'est la création d'une monnaie spéciale et pour ainsi dire internationale (1) pour servir les intérêts unis des deux peuples et la fusion de leurs affaires. Ces monnaies, frappées au même titre que les dinars sarrasins, portaient d'un côté une croix, avec devise en caractères arabes, et de l'autre le monogramme du prince qui les avait fait frapper.
    Ce fut vers le milieu du XIIe siècle que les établissements chrétiens de Terre Sainte furent le plus prospères.
    1. Ces monnaies, marquées a la croix et portant des inscriptions arabes, ont fourni à M. Henry Lavoix le sujet d'un intéressant mémoire.

    Le passage suivant de Foucher de Chartres nous trace un tableau des plus intéressants de l'esprit qui animait alors les colonies franques.
    « Considérez et réfléchissez en vous-même de quelle manière, en notre temps, Dieu a transformé l'Occident en Orient. Nous qui avons été des Occidentaux, celui qui était Romain ou Franc est devenu ici un Galiléen ou un habitant de la Palestine; celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d'Antioche. Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance, déjà ils sont inconnus à plusieurs d'entre nous, ou du moins ils n'en entendent plus parler; tels d'entre à nous possèdent déjà en ce pays des maisons et des serviteurs qui leur appartiennent comme par droit héréditaire; tel autre a épousé une femme qui n'est pas sa compatriote, une Syrienne, une Arménienne ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême ; tel autre a chez lui, ou son gendre, ou sa bru, ou son beau-fils; celui-ci est entouré de ses neveux, ou même de ses petits-neveux; l'un cultive des vignes, l'autre des champs; ils parlent diverses langues et sont déjà parvenus tous à s'entendre. Les idiomes les plus différents sont - maintenant communs à l'une et à l'autre nation et la confiance rapproche les races les plus éloignées. Il a été écrit en effet : Le lion et le boeuf mangent au même râtelier. Celui qui est étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant; de jour en jour nos parents et nos proches nous viennent rejoindre ici; ceux qui étaient pauvres dans leurs pays, ici Dieu les a faits riches; ceux qui n'avaient qu'une métairie, Dieu leur a donné ici une ville. Pourquoi retournerait-il en Occident celui qui trouve l'Orient si favorable ? »
    Ce fragment doit remonter, à peu près, au règne de Baudouin II.
    Ce fut durant le cours de cette période ou dans les premières années du siècle suivant que furent élevés la plupart des châteaux dont l'étude fait l'objet de ce livre.

    IV

    Au milieu des guerres perpétuelles dont la Syrie fut le théâtre à cette époque, l'art de l'ingénieur fit des progrès rapides; on sent que les Francs ont adopté tout ce qu'ils ont trouvé à prendre dans l'architecture militaire byzantine, représentant les traditions de l'antiquité grecque et romaine, et je crois devoir exposer ici en peu de mots ce que Procope nous en apprend.

    La fortification byzantine comprenait plusieurs genres d'ouvrages, correspondant au vallum, agger et moenium de la fortification romaine; c'était d'abord le « inscriptions en Grec » (1) ou la courtine, reliant les tours que précédait un premier retranchement, « inscriptions en Grec » ou avant-mur. La distance qui séparait cet ouvrage de la courtine équivalait au quart de la hauteur totale de cette dernière. En avant de cet ouvrage était creusé le fossé, « inscriptions en Grec », dont les terres soutenues par un mur, quelquefois flanqué de tours, formaient « inscriptions en Grec »
    Le péribole ou chemin de ronde régnait entre le fossé et l'agger, dont les tours correspondaient généralement aux intervalles de celles du rempart.
    1. Procope, De oedificiis, livre II, chapitre III.

    Un des caractères les plus frappants des fortifications byzantines est, autant que le permet le terrain, d'avoir des tours assez rapprochées les unes des autres. Le diamètre d'une tour n'excède jamais dix ou douze mètres.

    La première ligne de défense était moins élevée que le rempart proprement dit, afin de ne pas gêner le jeu des machines établies sur les plates-formes des tours.

    Le couronnement du moeniuin était crénelé et présentait même parfois deux étages de défenses. Le plus remarquable exemple de ce genre se voit aux murailles de Dara, décrites en ces termes par M. Texier qui visita cette ville en 1840 (1).
    1. Texier, Architecture byzantine, page 57 et suivantes.

    « Le mur avait à sa base trente pieds d'épaisseur; à une certaine élévation, il portait dans toute sa longueur un chemin de ronde voûté, qui diminuait d'autant l'épaisseur et par conséquent le poids du mur. La voûte du chemin de ronde formait terrasse crénelée, ce qui donnait au rempart l'aspect d'une muraille à double couronnement. Les tours avaient trois étages et portaient en outre une balustrade circulaire couronnée par des créneaux. »

    Toutes les villes byzantines avaient aussi des maîtresses tours « inscriptions en Grec » où demeuraient les chefs d'escouade chargés de veiller sur les remparts. On leur donnait également le nom de tour du centenier inscriptions en Grec inscriptions en Grec; elles subsistent encore à Constantinople et à Nicée. A Edesse on la nommait la tour des Perses.
    Ces tours ou donjons étaient généralement placés sous le vocable de quelque saint.

    Dans la construction des forteresses qu'ils élevèrent alors en Syrie, les croisés prirent aux Grecs la double enceinte flanquée de tours, ainsi que le système de couronnement décrit en parlant des murs de Dara. Puis nous les voyons établir, sur le modèle des maîtresses tours byzantines, aux angles faibles des places ou près des portes et commandant les barbacanes qui les précèdent (1), des ouvrages importants dont nous trouvons encore des restes très-reconnaissables dans les enceintes d'Ascalon et de Tortose et qui paraissent avoir été l'origine des bastilles que nous verrons deux siècles plus tard s'élever en Europe.
    1. Continuateur de Guillaume de Tyr, chapitre III.

    Les plans de plusieurs des forteresses qui vont faire l'objet de cette étude, notamment ceux de Margat, du Krak et de Tortose, ont été conçus sur des proportions gigantesques; car la longueur et la largeur de ces monuments sont le double de celles des châteaux de Coucy et de Pierrefonds, qui passent, à juste titre, pour les plus vastes de France.

    Les principales parmi les forteresses encore debout et datant des croisades appartiennent à deux écoles, dont l'existence et le développement furent simultanés en Terre Sainte.

    La première paraît avoir eu pour prototype les châteaux construits en France, dans le cours des XIe et XIIe siècles, sur les côtes de l'ouest, le long des bords de la Loire et de la Seine, dans lesquels se rencontre partout un caractère particulier et uniforme.

    Ils sont élevés sur des collines escarpées, d'une défense facile, et le plus isolées qu'il est possible des hauteurs environnantes. La forme de l'enceinte est déterminée par la configuration du plateau.
    Le côté le plus vulnérable de la place est protégé par le principal ouvrage de défense.

    Quelques points essentiels distinguent cependant les châteaux de l'Hôpital qui appartiennent à la première école. Le donjon y est remplacé par un ouvrage d'une grande importance commandant la partie faible de la place, mais dont les dispositions diffèrent entièrement du donjon franc.

    Les tours de l'enceinte sont presque toujours arrondies; elles renferment un étage de défenses et leur couronnement, ainsi que celui des courtines, se compose d'un parapet crénelé avec meurtrières très-plongeantes, refendues dans les merlons et identiques à celles que nous voyons usitées en France dans le cours du XIIe siècle.

    Il nous faut encore signaler les principaux emprunts faits à l'Orient par cette école; ce sont d'abord la double enceinte byzantine, où la seconde ligne commande la première et en est assez rapprochée pour permettre à ses défenseurs de prendre part au combat, si l'assaillant dirige une attaque trop vive contre le premier ouvrage; ensuite l'application des échauguettes en pierre que nous ne verrons apparaître en France qu'à la fin du XIIIe siècle et qui étaient destinées en Syrie, où le bois de charpente est assez rare, à suppléer aux hourds qui, en Europe, formaient à cette époque le complément indispensable de toute fortification; enfin, l'adoption de ces énormes talus en maçonnerie qui, triplant à la base l'épaisseur des murailles, trompaient le mineur sur l'axe des défenses qu'il attaquait en même temps qu'ils affermissaient l'édifice contre les tremblements de terre si fréquents dans ces contrées.

    Le passage suivant de M. Viollet-le-Duc (1) rend parfaitement l'idée dominante de ce système :
    « Le château franc conserve longtemps les qualités d'une forteresse combinée de façon à se défendre contre l'assaillant étranger; son assiette est choisie pour commander des passages, intercepter des communications, diviser des corps d'armée, protéger un territoire; ses dispositions intérieures sont comparativement larges et destinées à contenir des compagnies nombreuses. »
    1. Viollet-le-Duc, Dictionnaire d'architecture, tome III. page 69.

    Rien ne saurait mieux que ces quelques lignes rendre le type d'après lequel ont été élevés les principaux châteaux de Syrie, type qui, ayant été apporté en Orient par les Francs, s'y est maintenu par suite des exigences locales et du contact des peuples réunis en cette région.

    La seconde école est celle des Templiers. Ici le tracé de l'enceinte se rapproche beaucoup de celui des grandes forteresses arabes élevées d'après un système qui paraît s'être inspiré de l'art byzantin.

    Cependant on remarque au premier coup d'oeil quelques différences entre ces monuments et les édifices militaires bâtis par les chevaliers du Temple; d'abord le peu de saillie des tours, invariablement carrées ou barlongues, donne à penser que les ingénieurs francs se sont peu préoccupés de l'importance des flanquements; ce que nous remarquons également dans les plus anciens châteaux arabes : Alep, Kalaat Schoumaïmis, etc., tandis qu'à en juger par la profondeur des fossés creusés à grands frais dans le roc et remplis d'eau, comme à Tortose et à Athlit, ainsi que par la hauteur des murailles, ils ont cherché à se garantir des travaux des mineurs et des tentatives d'escalade.

    Ailleurs, comme à Safita et à Areymeh, les Templiers ont assis les bases de leurs murs au sommet de pentes escarpées, obviant par ce moyen aux mêmes inconvénients.

    Parmi les caractères distinctifs de cette seconde école, il faut encore citer les parements extérieurs des murailles généralement en très-grand appareil, taillés à bossage, et le peu de plongée des meurtrières qui présentent une grande analogie avec celles des forteresses arabes contemporaines, toutes choses tendant à donner à ces édifices une apparence complètement orientale. Mais à défaut d'autres preuves, si elles nous manquaient, les signes d'appareillage employés par les ouvriers, et consistant en lettres latines du XIIe siècle, ne sauraient nous laisser aucun doute sur leur construction par des Occidentaux.

    Le mode de clôture par des herses à coulisses est commun aux deux écoles et me semble être d'importation européenne, attendu que dans les châteaux arabes du même temps, que j'ai visités, je n'ai remarqué aucune trace de herse.

    Il y a encore un troisième groupe de forteresses élevées sur des plans participant un peu de l'une et de l'autre de ces deux écoles, mais plus particulièrement de la seconde, et où le donjon est conservé. Je les appellerai châteaux féodaux, c'est-à-dire appartenant à de grands vassaux qui en portaient le nom, et je classerai parmi eux Saône, Giblet, Beaufort, Montréal, Karak, Blanche-Garde, etc. A leur suite je placerai mon étude sur la forteresse de Montfort ou Starkenberg, principal établissement militaire en Terre Sainte des chevaliers de l'ordre Teutonique; c'est un château des bords du Rhin transplanté en Syrie.

    Dans une quatrième partie, enfin, j'étudierai les enceintes d'Antioche, de Césarée, d'Ascalon, de Tyr, de Giblet, et les châteaux maritimes de Sagette et de Meraclée.

    Il semble, quant aux forteresses de l'île de Chypre, qu'on ait voulu suivre la règle qui existait dans l'antiquité de choisir, pour l'assiette et l'établissement des châteaux forts, les sites les plus escarpés et présentant d'eux-mêmes des points d'une défense facile, où l'art n'a qu'à perfectionner l'oeuvre de la nature.

    Les ingénieurs du moyen âge ont donc été amenés à suivre ce principe, à en juger par le choix qu'ils firent d'escarpements où, bien avant eux, on avait établi des postes fortifiés.

    Le terrain a été le seul guide pour le plan de ces châteaux et l'on ne peut qu'admirer le talent avec lequel les ingénieurs qui ont élevé Saint-Hilarion, Buffavent et la Candare ont su mettre à profit toutes les défenses naturelles.
    Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.

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