IX — Balances des comptes du roi au trésor du Temple
Liquidation finale
Le document qui vient d'être analysé nous fait connaître le détail des opérations qui s'effectuaient journellement dans un bureau de la trésorerie du Temple; mais il ne nous renseigne ni sur l'ensemble et les résultats généraux des opérations, ni sur la nature et le taux des rémunérations par lesquelles le roi et les parties intéressées reconnaissaient les services des Templiers. Je n'ai a peu près rien trouvé qui fasse entrevoir comment les Templiers s'indemnisaient des peines qu'ils prenaient pour encaisser et pour payer, pour garder l'argent et pour tenir une comptabilité exacte et compliquée, de la responsabilité qu'ils encouraient et des avances souvent fort considérables qui leur étaient demandées par leurs clients. Les privilèges très étendus et très variés dont ils jouissaient de longue date n'étaient assurément pas considérés comme un salaire suffisant (1).Des remises leur étaient sans doute accordées, et, sous une forme ou sous une autre, ils devaient toucher des intérêts pour des sommes dont ils restaient souvent longtemps à découvert. Mais sur toutes ces questions nous sommes réduits à des conjectures. C'est à peine si nous avons à relever sur un compte de la Chandeleur 1288 (n. st.) une allusion à une pension de 600 livres allouée au trésorier duTemple (2), et, sur un résumé des opérations financières des années 1290-1293 (3), la mention de sommes que les Templiers réclamaient au roi pour coûts payés à des marchands, c'est-à-dire évidemment à des banquiers:
Et pro denariis datis mercatoribus 1,190 livres. (Chandeleur 1290.) Et. 2,000 livres debitis thesaurario de quinque terminis transactis de summa de 4,400 livres pro custibus mercatoribus solutis. (Ascension 1291.)
Et 2,000 livres pro custibus solutis mercatoribus pro summa de 4,400 livres, per quinque termines. (Toussaint 1291.)
Memoria quod petentur a rege pro quinque terminis preteritis 2,000 livres p, et pro isto termino 400 livres. (Chandeleur 1292.)
Item 4,400 livres p. que nous paiemes por le roy a certeines personnes.
Quant à la façon dont la balance s'établissait entre les recettes et les dépenses, nous possédons des états de situation qui, pour une période de près de dix ans, nous montrent dans quelle proportion le Temple était créancier ou débiteur du roi à chacun des trois termes de l'année où s'arrêtaient les comptes royaux, la Chandeleur, l'Ascension et la Toussaint.
Ces états de situation, dont il n'a pas encore été fait usage et qui jetteront beaucoup de lumière sur l'histoire financière du règne de Philippe le Bel, nous offrent le résumé des recettes et des dépenses effectuées au nom du roi ; chacun d'eux, se termine par une ligne indiquant la somme dont le Temple était redevable au roi, ou le roi au Temple.
Ce qui nous est parvenu de ces précieux documents nous est arrivé par deux voies différentes. Les états de situation pour quatre termes des années 1286 et 1287 sont consignés sur un débris de rouleau de parchemin conservé à la Bibliothèque nationale (4). Ceux de seize termes des années 1288-1296 se trouvent en copie à la bibliothèque de Rouen, dans le n° 5870 du fonds de Leber; ils sont compris dans les extraits des archives de la Chambre des comptes que nous devons à Menant, auditeur et doyen en la Chambre des comptes, décédé le 8 avril 1699, extraits dont un inventaire abrégé a été récemment dressé et publié par M. Omont (5).
Voici, d'après ces états de situation, comment la balance s'établit pour chacun des termes dont l'arrêté de comptes nous est connu:
Dû par le Roi au Temple
Année 1286, Ascension: 101,845 livres 7 sous 6 deniers
Année 1286, Toussaint: 51,886 livres 8 sous 5 deniers
Année 1287, Chandeleur: 26,884 livres 16 sous 9 deniers
Année 1287, Ascension: 26,844 livres 16 sous 9 deniers
Dû par le Temple au Roi
Année 1288, Toussaint: 129,770 livres 13 sous 1 denier
Année 1289, Chandeleur: 36,987 livres 8 sous 5 deniers
Année 1289, Ascention: 13,300 livres 61 sous 2 deniers
Année 1289, Toussaint: 36,956 livres 2 sous 9 deniers
Dû par le Roi au Temple
Année 1290, Chandeleur: 53,707 livres 4 sous 6 deniers
Année 1290, Ascension: 37,114 livres 14 sous 10 deniers
Année 1290, Toussaint: 80,10 livres 10 sous 11 deniers
Année 1291, Chandeleur: 28,261 livres 18 sous 11 deniers
Année 1291, Assension: 23,404 livres 5 sous 8 deniers
Dû par le Temple au Roi
Année 1291, Toussaint: 140,928 livres 3 sous 2 deniers
Année 1292, Chandeleur: 77,460 livres 2 sous
Année 1292, Ascension: 88,193 livres 11 sous
Année 1292, Toussaint: 102,312 livres 13 sous 6 deniers
Dû par le Roi au Temple
Année 1293, Chandeleur: 20,193 livres 14 sous 1 denier
Dû par le Temple au Roi
Année 1294, Toussaint: 28,854 livres 9 sous 4 deniers
Année 1295, Chandeleur: 23,370 livres 4 sous 3 deniers
Il est regrettable que les états de situation pour les termes qui ont précédé la suppression de l'ordre des Templiers ne nous aient pas été transmis. Ils nous auraient aidé à résoudre une question très intéressante, celle de savoir ce que devint le trésor et comment furent réglés les droits des parties qui avaient des comptes ouverts au Temple.
Les mesures qui furent prises pour assurer aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem la dévolution de la fortune des Templiers ne s'appliquèrent pas rigoureusement aux biens meubles.
Philippe le Bel dut mettre la main sur le trésor, ou du moins en donner l'administration à des gens investis de sa confiance. Nous savons que le 5 novembre 1307, l'archidiacre de Vendôme alla de Paris à Longpont demander à Philippe, le Bel dans quelles conditions et à quel endroit le trésor royal devrait désormais être gardé (6). Ce qui est certain, c'est que le trésor du Temple continua pendant plusieurs années à être une caisse de l'État.
En décembre 1309, Philippe le Bel assigne aux. héritiers de Geoffroi de Merain, l'un des anciens trente-neuf bourgeois de Gand fidèles au roi de France, 100 livres parisis de rente à toucher provisoirement à Paris, sur le trésor royal déposé au Temple (7). Les biens de feu Jean de Chevry, débiteur des banquiers Biche et Mouche, ayant été vendus au profit du roi, créancier desdits banquiers pour des sommes considérables, le produit de la vente, montant à 240 livres parisis, fut versé au Temple de Paris, dans le trésor royal, le 18 juillet 1311 (8).
— Une ordonnance de Philippe le Bel, du 19 janvier 1314, régla les attributions respectives du trésor du Temple et du trésor du Louvre. Le premier, administré par Gui Florent et par maître Geoffroi de Briençon, devait payer jusqu'à concurrence d'environ 177,500 livres tournois les dépenses de la maison du roi, les dépenses du Parlement et de la Chambre des comptes, les frais de correspondance et les rentes désignées sous la dénomination de Fiefs et aumônes ; il encaissait les recettes des bailliages ou sénéchaussées de la Normandie, de Toulouse, du Rouergue, du Quercy, du Périgord, de la Saintonge, de l'Auvergne et du Limousin. Tous les autres produits allaient au trésor du Louvre, confié à Guillaume du Bois et à Baudouin de Roy, et chargé de liquider les dettes, de solder les travaux publics et de payer les soudoyers de Flandre (9).
— En janvier 1315, le roi Louis X approuva les comptes de la gestion d'Enguerran de Marigny, auquel Philippe le Bel avait donné la charge de ses trésors du Temple et du Louvre (10).
Philippe le Bel, tout en faisant gérer au grand jour par ses propres agents le trésor du Temple à Paris, accréditait le bruit qu'il n'avait eu aucun intérêt personnel à l'arrestation des Templiers, et qu'il avait voulu rester étranger à l'administration de leurs biens. Il fut assez habile et assez heureux pour faire adopter à la chancellerie pontificale une phrase qui consacrait officiellement cette manière d'envisager les événements, et qui fut insérée dans plusieurs circulaires du 8 et du 12 août 1308. Elle est ainsi conçue:
Carissimus in Christo fîlius noster Philippus rex Francorum illustris, cui eadem fuerant facinora nunciata, non tipo avaritie, cum de bonis Templariorum nichil sibi vendicare vel appropriare intendat, immo ea per deputandos a nobis gubernanda, custodienda et conservanda liberaliter ac devote dimiserit, manum suam totaliter amovendo (11).
Ce qui est incontestable, c'est que le roi prit une part directe et active à l'administration des biens des Templiers. Ainsi, Othon de Granson avait à prendre sur le Temple une rente viagère de 2,000 livres tournois payable à Paris ou à Lyon ; en 1308, après l'arrestation des membres de l'ordre, ce fut Philippe le Bel qui, d'accord avec le pape, ordonna que l'équivalent de cette rente serait assigné audit Othon sur des biens appartenant aux Templiers dans les diocèses de Langres, de Sens et de Troyes (12).
Il y a plus.
Philippe le Bel, dans un des entretiens qu'il eut à Poitiers avec Clément V, reconnut avoir mis la main sur les biens des Templiers, mais simplement pour en prévenir la dissipation et sans avoir l'intention de s'en emparer ; il donna même des ordres pour que l'administration desdits biens fût remise à des commissions ecclésiastiques. Mais cet ordre n'était pas encore complètement exécuté au commencement de l'année 1309.
Le 5 janvier 1309, Clément V prenait des mesures pour que toute la fortune des Templiers fût administrée par des commissions ecclésiastiques (13).
La décision du pape ne pouvait point s'appliquer au trésor de Paris, qui était devenu, comme nous l'avons vu, un organe du gouvernement royal ; mais la transformation s'en était faite sans qu'il eût été procédé légalement à la liquidation des opérations engagées sous l'administration de frère Jean de Tour, dernier trésorier du Temple.
— Philippe le Bel prétendit même que ses anciens comptes n'avaient pas été réglés, et qu'il restait créancier de l'ordre pour des sommes considérables, dont le chiffre ne pouvait pas d'ailleurs être fixé par des écritures authentiques. Il semble donc qu'on eût cessé de tenir les états de situation avec la rigueur que nous avons constatée pour la période comprise entre les années 1286 et 1295.
Peut-être aussi, et c'est là, je crois, l'hypothèse la plus vraisemblable, une main intéressée avait-elle supprimé les états de situation, avec d'autres pièces de comptabilité. Toujours est-il qu'il fut impossible de procéder à une liquidation régulière et qu'une transaction fut imposée aux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, substitués aux droits et aux charges des Templiers.
Pour se décharger de toute responsabilité, les religieux de Saint-Jean s'obligèrent, le 21 mars 1313, à payer 200,000 livres tournois au roi ; mais l'affaire ne fut pas même complètement terminée du vivant de Philippe le Bel.
Une seconde transaction, conclue le 14 février 1313, donna lieu à un procès qui fut jugé au Parlement le 11 octobre 1317. Ce fut seulement sous le règne de Philippe le Long que les officiers royaux s'entendirent définitivement avec les Hospitaliers sur la part qui devait revenir au roi dans la liquidation de la fortune mobilière des Templiers (14).
J'espère avoir mis hors de contestation l'importance du rôle financier des Templiers, surtout en France, pendant toute la durée du XIIIe siècle. On ne saurait méconnaître ni la part qu'ils prirent alors au développement de la fortune publique, ni le concours qu'ils prêtèrent aux rois de France pour fonder et affermir l'ordre dans les finances de l'État. L'éclat de leurs prouesses militaires a peut-être éclipsé les services civils qu'ils ont rendus à la société européenne ; mais de tels services ne devront pas être oubliés, quand il s'agira de porter un jugement équitable et définitif sur un ordre de chevalerie qui, après s'être illustré par de si glorieux exploits et une si sage administration, fut emporté par une si lamentable catastrophe.
Sources: Léopold Delisle. Mémoires de l'Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres. Mémoire sur les opérations financières des Templiers. Paris 1889. BNF
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Notes
1 — En dehors des privilèges généraux et perpétuels accordés par les rois et les princes, les Templiers obtenaient parfois des exemptions spéciales en vue d'opération commerciales auxquelles ils se livraient. Il y a dans les rôles de Jean sans Terre plusieurs actes relatifs aux nefs sur lesquelles ils transportaient en franchise du sel et du vin.2 — $ 202 du compte de la Chandeleur 1288 (n.-st.) publié à l'Appendice, n°XXVII
3 — Résumé des comptes ouverts au roi par le trésor du Temple, publié à l'Appendice, n° XXV.
4 — Ms latin 9018, fol. 25 et 26.
5 — Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris, année 1887, p. 48.
6 — « Idem archidiaconus Vindocinensis, pro expensis suis eundo de Parisius ad regem apud Longum Pontem, pro sciendo qualiter et in quo loco thésaurus régis poneretur, et pro pluribusaliis tangentibus officium dicti thesauri, per septem dies, eundo, stando et redeundo Parisius, 16 livres, 7 sous, 8 deniers tounois. fortium, videlicet a die dominica post Omnes sanctos usque ad diem sabbati sequentis ». Extraits du Journal du trésor royal, du 13 octobre 1307 au 31 juillet 1309, dans le recueil de Menant, à la bibliothèque de Rouen, fonds Leber, n° 5870, t. III, fol. 3.
7 — « Concedenles eisdem heredibus et suis heredibus ut dictum redditum apud Templum in thesauro nostro, vel alibi ubi thésaurus reponetur predictus, ad festum Candelose habeant..... » Charte de Philippe le Bel, dans le registre 41 du Trésor des chartes, pièce 168.
8 — « Document publié d'après le registre 46 du Trésor des chartes, pièce 89.
9 — Ordonnance publiée par M. Boutaric, dans les Notices et extraits des manuscrits.
10 — Lettre de Louis X publiée dans la Bibliothèque de l'Ecole des chartes, Ie série, t. III, p. 14.
11 — Regestum Clémentis papae V, éd. des Bénédictins, année III, p. 284 et 285, n° 3402 ; p. 363, n° 3584, p. 387, n° 3626.
12 — Regestum Clementis papae V, année IV, p. 213 a 216, n° 4404.
13 — Ibid, année IV, p. 434 et 439, n° 5011 et 5018.
Sources: Mémoires de l'Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres. Mémoire sur les opérations financières des Templiers. de: Léopold Delisle — 1889.
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