I. — Dépôts de fonds et d'objets précieux
Au moyen âge, même aux époques les plus troublées, l'inviolabilité des édifices religieux fut constamment reconnue en principe. Ils étaient l'objet d'un respect si profond et si universel que, surtout en temps de guerre, les populations s'empressaient d'y porter les objets les plus précieux pour les mettre à l'abri du vol et du pillage (1). Les grandes maisons des Templiers devaient d'autant mieux inspirer ce sentiment de confiance qu'on les savait construites par d'habiles ingénieurs et gardées par des chevaliers chez qui le caractère religieux s'alliait à une réputation militaire conquise sur les plus célèbres champs de bataille. Aussi les dépôts y affluaient-ils de toutes parts. Les rois eux-mêmes croyaient que leur argent, leurs joyaux et leurs titres y étaient plus en sûreté que dans leurs châteaux les mieux fortifiés. C'est ce que nous constatons surtout à Paris et à Londres.On verra plus loin que le trésor du roi de France lut placé pendant plus d'un siècle au Temple de Paris. Cela suffirait pour établir la réputation d'honnêteté, d'habileté et de sécurité qui s'attachait à cette puissante maison. Beaucoup d'autres faits non moins significatifs pourraient être rappelés ici. J'en citerai seulement un petit nombre.
Le premier nous sera fourni par le testament d'un bourgeois de Paris, le même sans doute qui a laissé son nom à une rue du vieux Paris. Au mois de juin 1220, Pierre Sarrasin, partant pour le pèlerinage de Saint-Jacques, régla l'emploi de sa fortune. Sur le capital que les Templiers de Paris devaient réaliser, 600 livres étaient affectées à l'abbaye de Saint-Victor, pour acheter des rentes de blé ; 100 livres étaient destinées à la mère du testateur ; tout le reste devait être gardé au Temple jusqu'à la majorité des héritiers (2).
Au commencement du règne de saint Louis, la livre qui servait de type pour les poids du royaume était conservée au Temple de Paris. Ce fut là que Guillaume, peseur de la vicomté de l'eau de Rouen, la vint chercher quand il fut chargé d'établir l'étalon de la livre de Rouen (3).
Une lettre de Grégoire IX, du 10 avril 1234, mentionne un dépôt d'argent que l'ancien prieur de Saint-Martin-des-Champs avait fait entre les mains des Templiers (3).
Ce fut au Temple de Paris que fut confié, en 1268, l'original d'un traité conclu entre saint Louis et les ambassadeurs de Henri III (4).
En 1261, le Temple de Paris prit en charge un dépôt d'une valeur exceptionnelle, qu'il garda plus de dix ans. Le roi d'Angleterre, menacé par les progrès de la révolte de ses barons, jugea prudent de faire sortir du royaume les joyaux de la couronne ; il les envoya en France, à la reine Marguerite, qui, après en avoir vérifié l'inventaire, les fit enfermer sous son contre-sceau dans deux coffres, qu'elle mit au Temple de Paris et dont les clefs restèrent entre les mains des envoyés du roi d'Angleterre Rymer. Trois ans plus tard, Henri III autorisa sa femme, la reine Aliénor, Pierre, comte de Savoie, et Jean Mansel, trésorier d'York, à disposer dans l'intérêt de la couronne des joyaux gardés au Temple (Rymer). Ces joyaux durent alors servir de gage aux marchands qui fournirent les fonds dont Henri III avait besoin pour soutenir sa cause et celle de son fils aîné ; mais ils n'en restèrent pas moins au Temple, sous la garantie de la reine de France. Ce fut seulement en 1272 que Henri III en reprit possession et qu'il en donna une décharge qui contient un inventaire détaillé du trésor (Rymer).
Au parlement de la Pentecôte 1273, fut réglé l'emploi de l'argent provenant de la succession d'Aubert de Hangest, qui était déposé au Temple de Paris (5).
En 1296, Philippe le Bel s'appropria, pour les frais de la guerre déclarée au roi Edouard, des sommes considérables que Jean de Pontoise, évêque de Winchester, avait confiées à plusieurs établissements religieux de Paris et des environs ; il y avait au nom de ce prélat environ 26,000 livres tournois dans les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève (6) ; le Temple de Paris avait aussi ouvert au même personnage un compte sur lequel Philippe le Bel préleva 44o livres (7).
Le Temple de Londres, au cours du XIIIe siècle, n'était guère moins célèbre que celui de Paris. Jean sans Terre, en 1204 et 1205, y mit en garde les insignes et les joyaux de la couronne d'Angleterre Rotuli. En 1206, il y fit déposer la chapelle de Hubert, archevêque de Cantorbéry (Rotuli). En 1214, un projet d'accord conclu entre Jean sans Terre et sa tante la reine Bérengère, qui devait rester secret, fut confié à la garde des Templiers (Rymer).
Le 16 mai 1220, Pandolfe, légat du Saint-Siège, ayant autorisé le vice-chancelier d'Angleterre à se rendre à Cantorbéry, l'invita à déposer pendant son absence le sceau royal dans la maison du Temple (8). La même année, Henri III chargea frère Adam Martel, maître des Templiers d'Angleterre, de garder une somme d'argent qui devait venir en déduction des 10,000 marcs qui avaient été promis au prince Louis, fils de Philippe-Auguste (Rotuli). Le 28 juin 1287, Henri de Stocton, pour parfaire la dot de 30,000 marcs promise à la soeur de l'impératrice, eut à payer aux procureurs de l'empereur 10,000 marcs d'argent qui étaient déposés au nouveau Temple de Londres (Rymer).
L'un des événements les plus marquants de l'histoire du nouveau Temple est le coup de main qui y fut accompli le 26 juin 1263 par Edouard, fils aîné du roi. Ce prince, d'accord avec des conseillers pervers, s'y rendit le soir et, malgré l'opposition des Templiers, il pénétra dans la trésorerie, y força plusieurs coffres et emporta près de 10,000 livres d'esterlins appartenant à beaucoup de marchands et de barons du royaume (9). Preuve évidente que le trésor du Temple de Londres était une caisse ouverte aux capitaux du commerce et de la noblesse. Il servait aussi aux gens d'église. En 1266, Fouques, archevêque de Dublin, devait rembourser, au Temple de Londres, à des marchands florentins, deux sommes d'argent, l'une de 100 livres de nouveaux esterlins, l'autre de 550 marcs, même monnaie (10).
Des commanderies d'un ordre secondaire recueillaient pareillement les dépôts des particuliers. C'est ce que nous voyons à Saint-Gilles, à Montpellier, à la Rochelle et à Sainte-Vaubourg en Normandie. Citons un exemple pour chacune de ces maisons.
Par un testament du 28 septembre 1211, Pierre Constant déclare que, pour rembourser une partie de la dot de sa femme, il faudra prendre 2,000 sous de Melgueil qui étaient à son nom dans la maison du Temple de Saint-Gilles (11).
Un autre testament, du 18 octobre 1254, celui de Raimond Brémond, renferme cette clause: "J'ordonne de rendre à ma fille Philippe tous les titres de tous mes domaines, quels qu'ils soient, et spécialement ceux que j'ai déposés dans la maison du Temple à Montpellier" (12).
En 1214, sur une somme de 820 marcs que le commandeur des Templiers de la Rochelle avait reçue en garde d'Ives de la Jaille, Jean sans Terre ordonna de prendre l'argent nécessaire pour la mise en liberté des otages du dit Ives, prisonnier du comte de la Marche (Rotuli).
Une pension de 2,750 livres, monnaie d'Angers, que le roi Henri II s'obligea en 1186 à servir à sa belle-fille Marguerite, soeur de Philippe Auguste, était payable entre les mains des Templiers, à la commanderie de Sainte-Vaubourg (13)
Les Templiers acceptaient même des dépôts dans les caisses dont ils se faisaient suivre en campagne pendant les expéditions dirigées contre les infidèles. C'est ainsi qu'en 1250, dans la campagne d'Egypte, ils avaient à bord d'une de leurs galées des fonds appartenant à des particuliers, qu'on les força de prêter pour parfaire le payement de la rançon de saint Louis. Le 7 et le 8 mai, on devait verser 200,000 livres, et les gens du roi s'aperçurent qu'ils ne pouvaient disposer que d'environ 170,000 livres. Le sire de Joinville proposa d'emprunter 30,000 livres aux Templiers ; mais le commandeur Etienne d'Otricourt souleva une difficulté ; il prétendait qu'on ne pouvait toucher aux fonds confiés à l'Ordre sans le commandement exprès des personnes à qui les fonds appartenaient. Heureusement le maréchal du Temple, tout en appuyant l'observation du commandeur, donna à entendre que, si les gens du roi voulaient prendre l'argent, ils ne trouveraient qu'un simulacre de résistance. Joinville se chargea de cette sorte de coup de main. Il faut le laisser raconter lui-même la façon dont il mena l'affaire, sans tenir compte de la résistance du trésorier, en commençant par ouvrir un coffre qui renfermait l'argent d'un sergent du roi, Nicolas de Choisi.
L'on commença à faire le paiement le samedi au matin, et y mist l'on au paiement faire le samedi et le dymanche toute jour jusques à la nuit, que on les paioit à la balance, et valoit chascune balance dix mille livres.
Quant ce vint le dymanche au vespre, les gens le roy qui fesoient le paiement mandèrent au roy que il lour failloit bien encore trente mille livres. Et avec le roy n'avoit que le roy de Sezile et le maréchal de France, le menistre de la Trinitei et moy ; et tuit li autre estoient au paiement faire. Lors dis-je au roy que il seroit bon que il envoiast querre le commandeour et le maréchal dou Temple, car li maistres estoit mors ; et que il lour requeist que il prestassent les trente mile livres pour délivrer son frère. Li roys les envoia querre, et me dist li roys que je lour deisse.
Quant je lour oy dit, frères Estiennes d'Otricourt, qui estoit commanderres dou Temple, me dist ainsi: "Sire de Joinville, cis consaus que vous donnés au roi n'est ne bons ne raisonnables ; car vous savés que nous recevons les commandes en tel manière que, par nos sairemens, nous ne les poons délivrer mais que à ceus qui les nous baillent". Assés y ot de dures paroles et de felonnesses entre moy et li. Et lors parla frères Renaus de Vichiers, qui estoit mareschaus dou Temple, et dist ainsi: "Sire, lessiés ester la tençon dou signour de Joinville et de nostre commandeour ; car, aussi comme nostre commanderres dit, nous ne pourriens riens baillier que nous ne fussiens parjure. Et de ce que li seneschaus vous loe que, se nous ne vous en voulons prester, que vous en preigniés, ne dit il pas mout grans merveilles, et vous en ferés vostre volentei ; et se vous en prenez dou nostre, nous avons bien tant dou vostre en Acre que vous nous desdomagerés bien".
Je dis au roy que je iroie, se il vouloit ; et il le me commenda. Je m'en alai en une des galies dou Temple, en la maistre galie ; et quant je vouz descendre en la sente de la galie, là où li trésors estoit, je demandai au commandeour dou Temple que il venist veoir ce que je penroie ; et il n'i deingna onques venir. Li mareschaus dist que il venroit veoir la force que je li feroie. Si tost comme je fu avalez là où li trésors estoit, je demandai au trésorier dou Temple, qui là estoit, que il me baillast les clez d'une huche qui estoit devant moy ; et il, qui me vit mègre et descharnei de la maladie, et en l'abil que je avoie estei en prison, dist que il ne m'en bail-Jeroit nulles. Et je regardai une coignie qui gisoit illec, si la levai et dis que je feroie la clef le roy. Quant li mareschaus vit ce, si me prist par le poig et me dist: "Sire, nous veons bien que c'est force que vous nous faites, et nous vous ferons baillier les clez". Lors commanda au trésorier que on les me baillast ; ce qu'il fist. Et quant li mareschaus ot dit au trésorier qui je estoie, il en fu mout esbahis. Je trouvai que celle huche que je ouvri estoit à Nichole de Choysi, un serjant le roy. Je getai hors ce d'argent que je y trouvai, et me alay seoir ou chief de nostre vessel qui m'avoit amenei. Et pris le mareschal de France et le lessai avec l'argent, et sur la galie mis le menistre de la Trinitei. Sus la galie li mareschaus tendoit l'argent au menistre, et li menistres le me bailloit ou vessel là où je estoie. Quant nous venimes vers la galie le roy, je commençai à huchier au roy: "Sire, sire, esgardés comment je sui garniz". Et li sainz hom me vit mout volentiers et mout liement. Nous baillâmes à ceus qui fesoient le paiement ce que j'avoie aporlei".
Il est donc surabondamment démontré que les maisons de l'ordre du Temple recevaient à titre de dépôt les capitaux des rois, des princes, des bourgeois et des marchands. Mais, comme des services du même genre étaient demandés à la plupart des établissements religieux (14), il faut pouvoir s'appuyer sur un ensemble de faits d'un ordre différent pour justifier le caractère de maisons de banque que je propose d'attribuer aux commanderies des Templiers. C'est cet ensemble de faits que je vais passer en revue, en les rattachant à des groupes d'opérations financières parfaitement déterminées:
Séquestres et consignations ;
Prêts, avances et cautions ;
Transmission d'argent et payements à distance ;
Recouvrements et payements pour des clients auxquels étaient ouverts des comptes courants.
Sources: Léopold Delisle. Mémoires de l'Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres. Mémoire sur les opérations financières des Templiers. Paris 1889. BNF
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Notes
2 — Voyez à l'Appendice, n·V, le texte du testament de Pierre Sarrasin. Le bourgeois de Paris qui a donné son nom à la rue Pierre-Sarrasin ne doit sans doute pas être confondu avec un Pierre Sarrasin, citoyen romain, auquel une pension avait été assurée par Jean sans Terre, comme on le verra plus loin, page 39.3 — Enquête de l'année 1253, publiée par Boutaric, Actes du Parlement, tome I, page 323: "Il demanda... la livre do trésor do Tanple de Paris, et fu fete e amesurée la livre de Ruan a cele livre do Tanple de Paris". Original est à la Bibl. nationale fonds latin des nouvelles acquisitions, n· 2277, pièce 2.
4 — "Apud domum Templi Parisius de consensu partium commendata". De Laborde, Layettes du Trésor des chartes, tome III, page 415, n· 4420.
5 — Olim, Eduard Beugnot, tome 1, page 927. Comparez un arrêt du Parlement de la Pentecôte 1280, ibid., tome II, page 170.
6 — Mémoire publié par Boutaric, dans Notices et extraits des manuscrits, t. XX, partome II, page 128.
7 — "De bonis episcopi Vincestrie que erant apud Templum Parisius". Compte du trésor du Louvre, de la Toussaint 1296, art. 35 ; publié par J. Havet, dans la Bibliothèque de l'Ecole des chartes, année 1884, t. XLV, page 241.
8 — "Et deponatis sigillum domini régis sub vestro sigillo in domo Templi donec redeatis". Shirley: Letters illustrative of the reign of Henry III, tome I, page 119 et 120.
9 — "Venit Londonias, habitoque consilio malignanlium, die sanctorum Johannis et Pauli, in vespera, ad Novum Temphim, et invitis Tempiariis intravit eorum thesaurariam, et fractis archis multis, asportavit circa x millia librarum sterlingorum de thesauro multorum magnatum terrae et mercatorum". The historical works of Gervase of Canterbury, edition. W. Stubbs, tome II, page 222.
10 — Gilbert, Histor and munic, documents of Ireland, 1172-1320 (Londres, 1870, in-8·), page 166 et 168.
11 — "MM solidos melgorienses quos nomine meo tenet domus militie Sancti Egidii". Teulet, Layettes du Trésor des chartes, tome I, page 371, n· 969.
12 — "Item volo et precipio quod omnia instrumenta tocius terre mee, quecunque sint et ubicunque, et specialiter ea que deposui in domo milicie Templi de Monte Pessulano, reddantur et restituantur Filippe, filie mee". Copie à la Bibliothèque nationale, pièces originales du Cabinet des titres, vol. 498, pièce 2 de l'ancien dossier Brémond.
13 — Catalogue des actes de Philippe Auguste, par L. Delisle, page 497, d'après une pièce des archives de Fontevraud.
14 — L'usage de faire des dépôts dans les églises était si répandu qu'un concile de l'année 1253 défendait aux abbés, aux prieurs et à tous les autres religieux de faire des dépôts hors de leurs églises: "Ne quis abbas, prior vel alia religiosa persona depositum faciant extra suam ecclesiam". Concile de Saumur en 1253, canon xxii. Concilia, éd. Mansi, tome XXIII, col. 815.
Voyez aussi Maurice Roy, Etude historique sur les consignations antérieures à 1816.
Sources: Léopold Delisle. Mémoires de l'Institut national de France, Académie des inscriptions et belles-lettres. Mémoire sur les opérations financières des Templiers. Paris 1889. BNF
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