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Les neuf Croisades par Joseph-François Michaud

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1. — Cinquième Croisade. 1198-1203

Au point où nous sommes parvenus dans le récit des expéditions saintes, le lecteur sait à quoi s'en tenir sur la valeur guerrière de nos vieux chrétiens : en comparant entre elles les diverses annales de la guerre dans les temps anciens et dans les temps modernes, on pourrait penser que jamais la bravoure humaine n'enfanta des prodiges comme elle le fit au moyen âge sous les étendards de la croix. Quelle aveugle préoccupation entraînait donc l'auteur du « Contrat Social, » lorsqu'il écrivait : « Les troupes chrétiennes sont, dit-on, excellentes : je le nie; qu'on m'en montre de telles ; quant à moi, je ne connais point de troupes chrétiennes. » Nous pourrions nous borner à prononcer ici les noms de Godefroy, de Baudouin, de Raymond, de Tancrède et de Richard, pour réfuter un aussi étrange paradoxe ; nous pourrions nous contenter de rappeler les victoires héroïques qui avaient jeté l'effroi dans tout l'Orient, ces étonnants triomphes qui faisaient croire aux musulmans que les Francs étaient d'une race supérieure au reste des hommes.

Mais Rousseau, pressé d'échapper aux souvenirs des expéditions sacrées, prétend que les croisés, « bien loin d'être des chrétiens, étaient des soldats du prêtre, des citoyens de l'église, qui se battaient pour son pays spirituel qu'elle avait rendu temporel, on ne sait comment. » Il y a dans ce raisonnement une profonde ignorance des croisades, de leur caractère, de leur esprit. L'auteur du « Contrat Social, » partageant l'erreur de plusieurs autres philosophes de son temps, était persuadé que les papes avaient fait les croisades. Dans le premier livre de cette histoire, on a vu au contraire que les expéditions de la croix naquirent de l'enthousiasme religieux et guerrier qui animait les peuples d'Occident : sans cet enthousiasme, qui n'était point l'ouvrage des chefs de l'église, les prédications du Saint-Siège n'auraient pu rassembler une seule armée sous les saintes bannières. Observez bien que, pendant les guerres d'outre-mer, les souverains pontifes furent chassés de Rome, dépouillés de leurs états, et qu'ils n'appelèrent point les croisés à la défense du pouvoir ou du pays temporel de l'église. Non-seulement les croisés n'étaient pas les aveugles instruments du Saint-Siège, mais ils résistèrent plus d'une fois aux volontés des papes, et n'offrirent pas moins, dans les camps, le modèle de la valeur unie à la piété. Il y eut sans doute des chefs, des princes entraînés aux pays d'Asie par l'ambition ou l'amour de la gloire ; mais la religion, bien ou mal entendue, entraînait le plus grand nombre ; les croyances chrétiennes, dont les croisés étaient les défenseurs, les élevaient au-dessus de tous les dangers par le désir des récompenses du ciel et le mépris de la vie. L'islamisme menaçait l'Europe; la religion chrétienne, qui se mêlait à tout, qui était la patrie, se trouvait en péril : quoi de plus naturel que de voler à sa défense et de sacrifier pour elle ses biens, son repos et sa vie ?
Voilà la vérité, telle que les petits enfants la comprennent ; mais la vérité échappe, par sa simplicité même, à ceux qui, pour juger les choses humaines, ont besoin de déployer tout l'appareil d'une philosophie orgueilleuse et chagrine. Rousseau n'a jamais senti tout ce qu'il y a d'admirable et de grand dans les inspirations du christianisme : après avoir pensé que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, comment aurait-il pu les croire capables de bravoure, d'enthousiasme, de mouvements généreux ?
Le grand tort des philosophes du siècle dernier est d'avoir voulu refaire le monde selon leurs systèmes, et d'avoir créé l'homme d'après leurs fantaisies. L'histoire a moins de prétentions : elle prend l'humanité telle qu'elle est, et ne sait opposer que des faits à d'éloquents sophismes. Nous ne pousserons donc pas plus loin nos raisonnements, et nous laisserons aux conquérants latins de Byzance le soin de répondre à l'auteur du « Contrat Social. »

Le départ des croisés allemands avait plongé les chrétiens d'outre-mer dans le deuil et la consternation : les colonies chrétiennes, livrées à leurs propres forces, n'étaient protégées que par la trêve qui venait d'être conclue entre Malek-Adhel et le comte de Montfort. Les infidèles avaient trop de supériorité sur leurs ennemis pour respecter longtemps un traité qu'ils regardaient comme un obstacle aux progrès de leur puissance. Les chrétiens, menacés de nouveaux périls, portèrent leurs regards vers l'Occident. L'évêque de Ptolémaïs, accompagné de plusieurs chevaliers, s'embarqua pour l'Europe, afin de solliciter le secours des fidèles. Le vaisseau sur lequel il était monté fut englouti dans les flots au moment où il s'éloignait des côtes de la Syrie : l'évêque de Ptolémaïs et toutes les personnes de sa suite périrent dans le naufrage ; d'autres navires, partis peu de temps après, furent surpris par la tempête et forcés de rentrer dans le port de Tripoli. Ainsi les prières et les plaintes des chrétiens de la Palestine ne purent arriver jusqu'en Occident (1).

Cependant la renommée semait partout les nouvelles les plus affligeantes sur la situation du faible royaume de Jérusalem. Quelques pèlerins, échappés aux périls de la mer, racontaient à leur retour les triomphes et les menaces des Turcs ; mais, dans l'état où se trouvait l'Europe, rien n'était plus difficile que d'entraîner les peuples dans une nouvelle croisade. La mort de l'empereur Henri VI avait divisé les prélats et les princes de l'Allemagne. Le roi de France, Philippe-Auguste, était toujours en guerre avec Richard, roi d'Angleterre. Un des fils de la reine de Hongrie venait de prendre la croix ; mais il n'avait rassemblé une armée que pour troubler le royaume et s'emparer de la couronne. Au milieu des sanglantes discordes qui troublaient l'Occident, les peuples chrétiens semblaient avoir oublié le tombeau de Jésus-Christ : un seul homme fut touché des malheurs des les d'Orient, et ne perdit point l'espoir de les secourir.

Election du pape Innocent III

Innocent III (2) venait de réunir, à l'âge de trente-trois ans, les suffrages du conclave. Dans l'âge des passions, voué à la plus austère retraite, sans cesse occupé de l'étude des livres saints et toujours prêt à confondre, par la seule autorité du raisonnement, les hérésies nouvelles, le successeur de saint Pierre versa des larmes en apprenant son élévation ; mais, lorsqu'il fut assis sur le trône pontifical, Innocent déploya tout à coup un caractère nouveau : le même homme qui semblait redouter l'éclat du pouvoir, ne s'occupa plus que des moyens d'agrandir sa puissance, et montra l'ambition et l'inflexible opiniâtreté de Grégoie VII. Sa jeunesse, qui lui promettait un long règne; son ardeur à défendre la cause de la justice et de la vérité ; son éloquence, ses lumières, ses vertus qui lui attiraient le respect des fidèles, donnaient l'espoir qu'il assurerait le triomphe de la religion et qu'il accomplirait un jour tous les projets de ses prédécesseurs (3). Comme la puissance des papes était fondée sur les progrès de la foi et sur le pieux enthousiasme des chrétiens, Innocent mit d'abord tous ses soins à réprimer les innovations dangereuses, les doctrines imprudentes qui commençaient à corrompre son siècle et menaçaient le sanctuaire ; il s'occupa surtout de ranimer l'ardeur des croisades ; et, pour maîtriser l'esprit des rois et des peuples, pour rallier tous les chrétiens et les faire concourir au triomphe de l'église, il leur parla de la captivité de Jérusalem , il leur montra le tombeau de Jésus-Christ et les saints lieux profanés par la présence et la domination des infidèles.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

1 — On peut lire, à ce sujet, la lettre du grand maître des hospitaliers à ses frères d'Angleterre ; on en trouvera la traduction dans les pièces justificatives.

2 — Muratori et Baluze ont publié la vie d'Innocent III (Voyez Muratori, Scriptor. rer., italicar., t. III, 1, p. 486-568). Voici le portrait qu'en trace un manuscrit tiré de la bibliothèque d'Avignon :
Innocent était d'un esprit pénétrant, d'une mémoire tenace, versé dans les lettres divines et humaines, éloquent dans ses discours et dans ses écrits, exercé au chant et à la psalmodie, d'une taille médiocre, d'une belle figure. Tenant le milieu entre l'avarice et la prodigalité, mais libéral dans ses aumônes et dans les dépenses nécessaires aux choses de la vie, il était plus économe dans tout le reste, à moins que la nécessité ne le contraignît à se montrer généreux. Il était sévère pour les rebelles et les opiniâtres, mais doux pour les gens dévoués et les humbles ; courageux, ferme, magnanime et fin, défenseur de la foi, ennemi de l'hérésie, rigide pour la justice, mais pieux dans la miséricorde ; humble dans la prospérité, patient dans l'adversité ; d'un naturel prompt à la colère, mais facile à apaiser. Il fit ses études à Paris et à Bologne. Il surpassa ses contemporains dans la philosophie et la théologie, ainsi que le prouvent les divers ouvrages qu'il fit ou publia en diverses circonstances.

3 — Un écrivain allemand, Hurter, a publié une Histoire d'Innocent III, traduite en français par M. de Saint-Chéron : il y a dans ce livre beaucoup de science et de sagacité, et la grande figure d'Innocent III s'y trouve tracée avec plus d'impartialité qu'on n'aurait espéré en rencontrer chez un historien protestant. Nous ne pouvons oublier de citer ici l'Histoire de la papauté, par Léopold Ranke, et l'Histoire de Grégoire VII, par Voigt. Ce mouvement, parti de l'Allemagne réformée, pour apprécier avec une justice, trop rare jusqu'à ce jour, la mission des souverains pontifes au moyen âge, est un des faits les plus remarquables de notre temps.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

2 — Prière du pape Innocent III pour une nouvelle croisade

Dans une lettre adressée aux évêques, au clergé, aux seigneurs et aux peuples de France, d'Angleterre, de Hongrie et de Sicile, le souverain pontife annonçait les volontés, les menaces et les promesses du Dieu des chrétiens.
« Depuis la perte lamentable de Jérusalem, disait-il, le Saint-Siège n'a cessé de crier vers le ciel et d'exhorter les fidèles à venger l'injure faite à Jésus-Christ, banni de son héritage. Autrefois « Urie » ne voulait point entrer dans sa maison, ni voir sa femme, tandis que l'arche du Seigneur était dans le camp ; et maintenant nos princes, en cette calamité publique, s'abandonnent à des amours illégitimes, se plongent dans les délices, abusent des biens que le ciel leur a donnés, et se poursuivent mutuellement par des haines implacables ; ne songeant qu'à venger leurs injures personnelles, ils ne considèrent pas que nos ennemis nous insultent en disant : Où est votre Dieu, qui ne se peut délivrer lui-même de nos mains ?
Nous avons profané votre sanctuaire et les lieux où vous prétendez que votre superstition a pris naissance ; nous avons brisé les armes des Français, des Anglais, des Allemands, et dompté une seconde fois les fiers Espagnols ; que nous reste-t-il donc à faire, si ce ri est de chasser ceux que vous avez laissés en Syrie et de pénétrer jusque dans l'Occident, pour effacer à jamais votre nom et votre mémoire ? »

Prenant ensuite un ton plus paternel : « Montrez, s'écriait Innocent, que vous n'avez point perdu votre courage ; prodiguez pour la cause de Dieu tout ce que vous avez reçu de lui : si, dans une occasion aussi pressante, vous refusiez de servir Jésus-Christ, quelle excuse pourriez-vous porter à son terrible tribunal ?
Si Dieu est mort pour l'homme, l'homme craindra-t-il de mourir pour son Dieu ? Refusera t-il de donner sa vie passagère et les biens périssables de ce monde à celui qui nous ouvre les trésors de la vie éternelle ? »

Des prélats furent envoyés en même temps dans toutes les contrées de l'Europe pour y prêcher la paix entre les princes et les exhorter à se réunir contre les ennemis de Dieu. Ces prélats, revêtus de toute la confiance du Saint-Siège, devaient engager les villes et les seigneurs à faire partir à leurs frais pour la terre sainte un certain nombre de chevaliers et de soldats. Ils promettaient la rémission des péchés et la protection spéciale de l'Eglise (4) à tous ceux qui prendraient la croix et les armes, ou qui fourniraient à l'équipement et à l'entretien des milices de Jésus-Christ. Pour recevoir le pieux tribut des fidèles, on plaça des troncs (5) dans toutes les églises. Au tribunal de la pénitence, les prêtres devaient ordonner à tous les pécheurs de concourir à la sainte entreprise ; aucune faute ne pouvait trouver grâce devant Dieu, sans la volonté sincère de participer à la croisade. Le zèle pour la délivrance des saints lieux semblait être alors la seule vertu que le pape exigeât des chrétiens ; la charité elle-même perdait quelque chose de son prix, si elle n'était exercée envers les croisés. Comme on reprochait à l'église de Rome d'imposer aux peuples des fardeaux auxquels elle ne touchait que du bout du doigt, le pape exhorta les chefs du clergé et le clergé lui-même à donner l'exemple du dévouement et des sacrifices. Innocent fit fondre sa vaisselle d'or et d'argent pour fournir au frais de la guerre sainte ; il ne voulut avoir sur sa table que des vases de bois et d'argile, pendant tout le temps que durerait la croisade.

Le souverain pontife était si plein de confiance dans le zèle et la piété des chrétiens, qu'il écrivit au patriarche et au roi de Jérusalem pour leur annoncer les secours de l'Occident. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait augmenter le nombre des soldats de Jésus-Christ. Il s'adressa à l'empereur de Constantinople, et lui reprocha son indifférence pour la délivrance des saints lieux (6). L'empereur Alexis s'efforça, dans sa réponse, de montrer son zèle pour la cause de la religion ; mais il ajoutait que l'époque de la délivrance n'était point encore venue, et qu'il craignait de s'opposer à la volonté de Dieu, irrité par les péchés des chrétiens. Le prince grec rappelait avec adresse les ravages qu'avaient exercés sur les terres de l'empire les soldats de Frédéric ; il conjurait le pape de tourner ses réprimandes contre ceux qui, feignant de travailler pour Jésus-Christ, agissaient contre la volonté du ciel. « II n'est pas encore temps, ajoutait Alexis, d'arracher la terre sainte des mains des Sarrasins : je crains qu'en devançant l'époque marquée par Dieu, on n'entreprenne une oeuvre inutile. »
Dans sa correspondance avec Alexis, Innocent III s'attachait à réfuter l'opinion de l'empereur grec : « Ceux qui ont été régénérés dans les eaux du baptême, disait-il, doivent s'engager d'eux-mêmes à suivre la croisade, de peur qu'en attendant le temps inconnu de la délivrance du saint sépulcre et en ne faisant rien par soi-même, on ne s'attire la juste punition de Dieu. »
Le souverain pontife, écrivant à Alexis, ne dissimulait point ses prétentions à l'empire universel, et parlait comme l'arbitre souverain des rois de l'Orient et de l'Occident. Il s'appliquait ces paroles adressées à Jérémie : « Je t'ai établi sur les nations et sur les royaumes pour arracher et dissiper, pour édifier et planter. »
Il comparait le pouvoir des papes et celui des princes, l'un au soleil, qui éclaire l'univers pendant le jour, et l'autre à la lune, qui éclaire la terre pendant la nuit (7).

Les prétentions que montrait Innocent et la hauteur avec laquelle il cherchait à les faire valoir, nuisirent sans doute à l'effet de ses exhortations, et durent affaiblir le zèle des princes chrétiens qu'il voulait entraîner à la croisade. Les princes et les évêques de l'Allemagne étaient divisés entre Othon de Saxe et Philippe de Souabe : le souverain pontife se déclara hautement pour Othon, et menaça des foudres de l'église tous ceux qui suivaient le parti contraire. Au milieu des troubles qui éclatèrent en cette occasion, les uns ne s'occupèrent qu'à profiter de la faveur du souverain pontife, les autres qu'à se garantir de ses menaces. Toute l'Allemagne se trouvait engagée dans cette grande querelle : personne ne prit la croix.

Un des légats du pape, Pierre de Capoue, parvint à rétablir la paix entre Richard Coeur-de-Lion et Philippe-Auguste. Richard, qui voulait se ménager l'appui du Saint-Siège, promettait sans cesse d'équiper une flotte et de rassembler une armée pour aller faire la guerre aux infidèles. Il convoqua dans sa capitale un tournoi, au milieu duquel il exhorta les chevaliers et les barons à le suivre en Orient ; mais toutes ces démonstrations, dont on pouvait soupçonner la sincérité, restèrent sans fruit. La guerre ne tarda pas à éclater de nouveau entre les deux royaumes de France et d'Angleterre ; et Richard, qui renouvelait chaque jour le serment de combattre les infidèles, mourut en combattant des chrétiens.

Philippe-Auguste venait de répudier sa femme Ingeburge, soeur du roi de Danemark, pour épouser Agnès de Méranie. Le souverain pontife, dans la lettre adressée aux fidèles, avait vivement censuré les princes qui se livraient à des amours illégitimes : il ordonna à Philippe-Auguste de reprendre Ingeburge ; et comme Philippe-Auguste refusa d'obéir, l'interdit fut jeté sur le royaume de France. Pendant plusieurs mois toutes les cérémonies de la religion furent interrompues ; la chaire de l'évangile cessa de retentir de la parole sainte ; on n'entendait plus ni le bruit des cloches, ni les accents de la prière ; la sépulture chrétienne était refusée aux morts, le sanctuaire était fermé à tous les fidèles ; un long voile de deuil couvrait les villes et les campagnes, d'où la religion chrétienne semblait bannie et qu'on aurait pu croire envahies par les musulmans. Quoique les croisés fussent exempts de l'interdit, le spectacle qu'offrait la France décourageait la plupart de ses habitants ; Philippe-Auguste, irrité contre le pape, se montrait fort peu disposé à réchauffer leur zèle. Le clergé, dont l'influence pouvait ranimer les courages et les tourner vers la guerre sainte, avait moins à déplorer la captivité de Jérusalem que le malheureux état du royaume (8).

[1199] Prêche du curé Foulques de Neuilly-sur-Marne

Cependant, un curé de Neuilly-sur-Marne remplissait la France du bruit de son éloquence et de ses miracles. Foulques avait d'abord mené une vie déréglée ; mais, à la fin, touché d'un sincère repentir, il ne se contenta pas d'expier ses désordres par la pénitence ; il voulut ramener tous les pécheurs à la voie du salut, et parcourut les provinces en exhortant le peuple au mépris des choses de la terre. Dieu, pour l'éprouver, permit que, dans ses premières prédications, Foulques fut exposé à la risée de ses auditeurs ; mais bientôt les vérités qu'il annonçait lui attirèrent le respect des fidèles. Les évêques l'invitèrent avenir prêcher dans leurs diocèses ; il recevait partout des honneurs extraordinaires ; le peuple et le clergé couraient au-devant de lui, comme s'il eût été un envoyé de Dieu. Foulques n'avait, dit la chronique de Saint-Victor, rien de singulier dans ses vêtements et sa manière de vivre ; il allait à cheval, et mangeait ce qu'on lui donnait. On le voyait prêcher tantôt dans les églises, tantôt sur les places publiques ; il se montrait aussi dans les assemblées des barons et des chevaliers. Son éloquence était simple et naturelle. Préservé, par son ignorance même, du mauvais goût de son siècle, il n'étonnait son nombreux auditoire, ni par les vaines subtilités de l'école, ni par le mélange bizarre des passages de l'écriture et des pensées profanes de l'antiquité ; ses paroles, dépouillées de l'érudition qu'on admirait alors, étaient plus persuasives, et trouvaient mieux le chemin des coeurs. Les prédicateurs les plus savants se rangeaient eux-mêmes parmi ses disciples ; et disaient que le Saint-Esprit parlait par sa bouche. Animé de cette foi qui fait des prodiges, il enchaînait, à son gré, les passions de la multitude, et faisait retentir jusque dans le palais des princes (9) le tonnerre des menaces évangéliques. Après l'avoir entendu, tous ceux qui s'étaient enrichis par la fraude, le brigandage ou l'usure, s'empressaient de restituer ce qu'ils avaient acquis injustement. Les libertins confessaient leurs péchés, et se vouaient aux austérités de la pénitence ; les femmes prostituées déploraient, à l'exemple de Madeleine, le scandale de leur vie, se coupaient les cheveux, quittaient leur parure pour le cilice et la haire, promettaient à Dieu de vivre dans la retraite et de mourir sur la cendre. Enfin l'éloquence de Foulques de Neuilly produisait de si grands miracles, que la plupart des auteurs contemporains parlent de lui comme d'un autre Paul, envoyé pour la conversion de son siècle. Un d'eux va jusqu'à dire qu'il n'ose point raconter tout ce qu'il en sait, se défiant de l'incrédulité des hommes (10).

Innocent III jeta les yeux sur Foulques de Neuilly, et lui confia la mission qui avait été donnée, cinquante ans auparavant, à saint Bernard. Le nouveau prédicateur de la croisade prit lui-même la croix dans un chapitre général de l'ordre de Cîteaux. A sa voix, le zèle pour la guerre sainte, qui semblait éteint, se réveilla de toutes parts : dans chaque ville qu'il traversait, on accourait pour l'entendre ; tous ceux qui se trouvaient en état de prendre les armes, faisaient le serment de combattre les infidèles.

Plusieurs saints orateurs furent associés aux travaux de Foulques de Neuilly : Martin Litz, de l'ordre de Cîteaux, prêcha la croisade dans le diocèse de Bale et sur les bords du Rhin ; Herloin, moine de Saint-Denis, parcourut les campagnes encore sauvages de la Bretagne et du bas Poitou ; Eustache, abbé de Flay, traversa deux fois la mer pour exciter l'enthousiasme et l'ardeur des peuples d'Angleterre.

Ces pieux orateurs n'avaient pas tous la même éloquence, mais tous étaient remplis du zèle le plus ardent. La profanation des saints lieux, les maux des chrétiens d'Orient, le souvenir de Jérusalem, animaient leurs discours. Tel était encore l'esprit répandu en Europe, qu'il suffisait aux orateurs, comme dans les premières croisades, de prononcer le nom de Jésus-Christ et de parler de la cité de Dieu, retenue dans les fers des infidèles, pour que leur auditoire fondît en larmes et se livrât aux transports d'un saint enthousiasme. Partout le peuple montrait la même piété et les mêmes sentiments ; mais la cause de Jésus-Christ avait surtout besoin de l'exemple et du courage des princes et des seigneurs. Comme on venait de proclamer en Champagne (28 novembre 1199) un brillant tournoi où devaient se réunir les plus valeureux guerriers de France, d'Allemagne et de Flandre, Foulques accourut au château d'Ecry-sur-Aisne, qui était le rendez-vous des chevaliers. Lorsque Foulques parla de Jérusalem, les chevaliers et les barons oublièrent tout à coup les joutes, les coups de lance, les hauts faits d'armes, et la présence des dames et des demoiselles qui donnaient le prix de la valeur, des gais ménestrels qui célébraient la prouesse achetée et vendue au fer et à l'acier. Tous firent le serment de combattre les infidèles, et l'on dut s'étonner de voir de nombreux défenseurs de la croix sortir de ces fêtes belliqueuses que l'église avait sévèrement défendues.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

4 — Au milieu des exhortations de la croisade, quelques barons élevèrent la question de savoir s'ils pouvaient prendre la croix malgré la volonté de leurs femmes : « proeter uxorum assensum. » Le pape répondit qu'ils le pouvaient, « in tantâ necessitate christianitatis (Epistol. Innocent.). Quant au pèlerinage de la femme sans le consentement de son mari, la question ne fut point décidée, et le père d'Outreman déclare gravement qu'elle offrirait plus de difficultés (Not. in Constantinopol. Belgica, p. 602).
5 — Fleury remarque que, jusque-là, on n'avait jamais vu de troncs dans les églises ; il pense que l'usage s'en établit à cette époque.
6 — Le cardinal Albert et Albertini furent chargés de la négociation auprès de l'empereur Alexis ; ils avaient pour objet de l'engager à travailler à la destruction du mahométisme.
7 — Epistol. Innocent.
8 — Tous les historiens ont parlé de l'impression profonde que produisirent en France l'excommunication de Philippe-Auguste et l'interdit jeté sur le royaume tout entier. Voyez principalement la chronique de Saint-Denis, dernières années de Philippe-Auguste (Hist. de France, t. XIV). C'est depuis cette époque que les rois de France ont cherché à établir le principe que les papes n'ont pas le droit de briser les liens qui unissent les sujets aux monarques, ni surtout de frapper d'un interdit général tout un royaume ; et que l'excommunication ne peut être lancée que contre les individus, et ne doit avoir que des effets religieux.
9 — Si l'on en croit les chroniques contemporaines, Foulques s'adressa à Richard Coeur-de-Lion, et lui dit : « Vous avez trois filles à marier, l'avarice, l'orgueil et la luxure. (Je donne, répondit Richard, mon orgueil aux templiers, mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux évêques). » (Voyez la Bibliothèque des Croisades, t. I.)
10 — Albéric, Rigord, Othon de Saint-Biaise, Jacques de Vitri, la chronique de Raoul de Coggesbale, la chronique de Brompton, et Marin Sanuto, nous ont laissé quelques détails sur la vie de Foulques. L'Histoire ecclésiastique de Fleury, t. XVI, a rassemblé tous les matériaux épars dans les vieilles chroniques. L'abbé Lebeuf, dans son Histoire de Paris, cite une vie de Foulques, 1 vol. in-12, Paris, 1620, que nous avons en vain cherché à nous procurer.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

3 — Année [1200-1202]

A la tête des princes et des seigneurs qui s'enrôlèrent dans la croisade, se faisaient remarquer Thibaut IV, comte de Champagne, et Louis, comte de Chartres et de Blois, tous deux parents des rois de France et d'Angleterre. Le père de Thibaut avait suivi Louis le Jeune à la seconde croisade ; son frère aîné avait été roi de Jérusalem ; deux mille cinq cents chevaliers lui devaient l'hommage et le service militaire ; la noblesse de Champagne excellait dans l'exercice des armes. Comme Thibaut avait épousé l'héritière de Navarre, il pouvait rassembler sous ses drapeaux les habitants les plus belliqueux des Pyrénées. Louis, comte de Chartres et de Blois, comptait parmi ses aïeux un des chefs les plus illustres de la première croisade, et possédait une province féconde en guerriers. A l'exemple de ces deux princes, se croisèrent le comte de Saint-Paul, les comtes Gauthier et Jean de Brienne, Manassès de l'Isle, Renard de Dampierre, Mathieu de Montmorency, Hugues et Robert de Boves, comtes d'Amiens, Renaud de Boulogne, Geoffroi de Perche, Renaud de Montmirail, Simon de Montfort, qui venait de signer une trêve avec les Turcs, et n'en renouvelait pas moins le serment de les combattre, et Geoffroi de Villehardouin (11), maréchal de Champagne (12), qui nous a laissé une relation de cette croisade dans le langage naïf de son temps.

Parmi les ecclésiastiques qui avaient pris la croix, l'histoire nomme Nivelon de Chérisi, évêque de Soissons ; Garnier, évêque de Langres ; l'abbé de Looz ; l'abbé de Vaux-de-Cernay. L'évêque de Langres, qui avait été l'objet des censures du pape, croyait trouver dans le pèlerinage de la terre sainte une occasion de se réconcilier avec le Saint-Siège. L'abbé de Looz et l'abbé de Vaux-de-Cernai s'étaient fait remarquer par leur piété et leurs lumières : le premier, plein de sagesse et de modération ; le second, rempli d'un saint enthousiasme, et d'un zèle ardent qu'il ne signala que trop dans la suite contre les Albigeois et les partisans du comte de Toulouse .

Lorsque les chevaliers et les barons revinrent dans leurs foyers, portant une croix rouge sur leurs baudriers et sur leurs cottes de mailles, ils réveillèrent, par leur présence, l'enthousiasme de leurs vassaux et de leurs frères d'armes. La noblesse de Flandre, à l'exemple de celle de Champagne, voulut montrer son zèle pour la délivrance des saints lieux (14). Baudouin, qui avait pris le parti de Richard contre Philippe-Auguste, chercha sous l'étendard de la croix un asile contre la colère du roi de France, et jura, dans l'église de Saint-Donatien de Bruges, d'aller en Asie combattre les musulmans. Marie, comtesse de Flandre, soeur de Thibaut, comte de Champagne, ne voulut point vivre séparée de son époux, et, quoiqu'elle fût alors dans la fleur de la jeunesse et qu'elle se trouvât enceinte depuis plusieurs mois, elle fit le serment de suivre les croisés au delà des mers et de quitter un pays qu'elle ne devait plus revoir. L'exemple de Baudouin fut suivi par ses deux frères (15), Eustache et Henri, comte de Sarrebruck ; par Conon de Béthune, dont on admirait là piété et l'éloquence , et par Jacques d'Avesnes, fils de celui qui, sous le même nom, s'était rendu célèbre dans la troisième croisade. La plupart des chevaliers et des barons de la Flandre et du Hainaut firent aussi le serment de partager les travaux et les périls de la guerre sainte.

Les principaux chefs de la croisade se réunirent d'abord à Soissons, ensuite à Compiègne. Dans leur assemblée ils donnèrent le commandement de la sainte expédition à Thibaut, comte de Champagne. On décida, dans la même assemblée, que l'armée des croisés se rendrait par mer en Orient. D'après cette décision, six députés furent envoyés à Venise (16), afin d'obtenir de la république les vaisseaux nécessaires pour le transport des hommes et des chevaux.

Les Vénitiens étaient alors parvenus au plus haut degré de prospérité. Au milieu des secousses qui avaient précédé et suivi la chute de la puissance romaine, ce peuple industrieux s'était réfugié dans les îles qui bordent le fond du golfe Adriatique ; placé sur les flots, il avait porté ses vues vers l'empire de la mer, auquel les barbares ne songeaient point. Il fut d'abord soumis aux empereurs de Constantinople ; mais, à mesure que l'empire grec marchait vers sa décadence, la république vénitienne prenait un accroissement de force et de splendeur qui devait la rendre indépendante. Dès le dixième siècle, des palais de marbre avaient remplacé les humbles cabanes de pêcheurs éparses dans l'île de Rialto. Les villes de l'Istrie et de la Dalmatie obéissaient aux souverains de la mer Adriatique. La république, devenue redoutable aux plus puissants monarques, pouvait armer, au moindre signal, une flotte de cent galères, qu'elle employa successivement contre les Grecs, les Sarrasins et les Normands ; la puissance de Venise était respectée chez tous les peuples de l'Occident ; les républiques de Gênes et de Pisé lui avaient en vain disputé la domination des mers. Les Vénitiens rappelaient avec orgueil ces paroles que le pape Alexandre III avait adressées au doge en lui donnant un anneau : « Epouse la mer avec cet anneau ; que la postérité sache que les Vénitiens ont acquis l'empire des flots, et que la mer leur a été soumise comme l'épouse l'est à son époux » (17).
Les flottes des Vénitiens visitaient sans cesse les ports de la Grèce et de l'Asie ; elles transportaient les pèlerins dans la Palestine, et revenaient chargées des riches marchandises de l'Orient. Les Vénitiens montraient dans les croisades moins d'enthousiasme que les autres peuples chrétiens ; ils surent mieux en profiter pour leurs propres intérêts : tandis que les guerriers de la chrétienté combattaient pour la gloire, pour des royaumes et pour le tombeau de Jésus-Christ, les marchands de Venise se battaient pour des comptoirs, pour des privilèges de commerce, et souvent l'avarice leur faisait entreprendre ce que les autres nations n'auraient pu faire que par l'excès d'un zèle religieux. La république, qui devait toute sa prospérité à ses relations commerciales, recherchait sans scrupule l'amitié et la protection des puissances musulmanes de la Syrie et de l'Egypte ; souvent même, lorsque toute l'Europe s'armait contre les infidèles, les Vénitiens furent accusés de fournir des armes et des vivres aux ennemis des peuples chrétiens (18).

Les députés des croisés vont à Venise

Lorsque les députés des croisés arrivèrent à Venise, la république avait pour doge Dandolo, si célèbre dans ses annales. Dandolo avait longtemps servi sa patrie dans des missions importantes, dans le commandement des flottes et des armées ; à la tête du gouvernement, il veillait sur la liberté et faisait régner les lois. Ses travaux dans la guerre et dans la paix, d'utiles règlements sur les monnaies, sur l'administration de la justice et la sûreté publique, lui méritaient l'estime et la reconnaissance de ses concitoyens. Il avait appris au milieu des orages d'une république à maîtriser par la parole les passions de la multitude. Personne n'était plus habile à saisir une occasion favorable, à profiter des moindres circonstances pour l'exécution de ses desseins. Parvenu à l'âge de quatre-vingt-dix ans, le doge de Venise n'avait de la vieillesse que ce qu'elle donne de vertus et d'expérience. Villehardouin l'appelle un homme sage et de grande valeur, et, dans l'histoire de Nicétas, le vieux doge est appelé le prudent des prudents. Tout ce qui pouvait servir son pays, réveillait son activité, enflammait son courage ; à l'esprit de calcul et d'économie qui distinguait ses compatriotes Dandolo mêlait les passions les plus généreuses, et donnait un air de grandeur à toutes les entreprises d'un peuple marchand. Son patriotisme républicain, toujours soutenu par l'amour de la gloire, semblait avoir quelque chose de ce sentiment d'honneur et de cette noble fierté qui formaient le caractère dominant delà chevalerie (19).

Dandolo loua avec ardeur une entreprise qui lui parut glorieuse et dans laquelle les intérêts de sa patrie n'étaient point séparés de ceux de la religion. Les députés des princes et des barons demandaient des vaisseaux de transport pour quatre mille cinq cents chevaliers, pour vingt mille hommes d'infanterie, et des provisions pour toute l'armée chrétienne pendant neuf mois. Dandolo promit, au nom de la république, de fournir les vivres et les vaisseaux nécessaires, à condition que les croisés français s'engagent à payer aux Vénitiens la somme de quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent. Comme il ne voulait point que le peuple de Venise restât étranger à l'expédition des croisés français, Dandolo proposa aux députés d'armer, aux frais de la république, cinquante galères, et demanda pour sa patrie la moitié des conquêtes qu'on allait faire en Orient.

Les députés acceptèrent sans répugnance la proposition plus intéressée que généreuse du doge de Venise. Les conditions du traité avaient été d'abord examinées dans le conseil du doge, composé de six patriciens ; elles furent ratifiées (20) ensuite dans deux autres conseils, et présentées enfin à la sanction du peuple, qui exerçait alors le pouvoir suprême.

Une assemblée générale fut convoquée dans l'église de Saint-Marc. II (le doge) appela cent du peuple, dit Villehardouin, puis deux cents, puis mille, tant que tous l'approuvèrent; finalement il en appela bien dix mille en la chapelle de Saint-Marc, l'une des plus belles et magnifiques petites églises qui se puissent voir, où il leur fit ouïr la messe du Saint-Esprit, les exhortant à prier Dieu de les inspirer touchant la requeste des ambassadeurs. La messe dite, le duc les envoya quérir, et les admonesta de vouloir requérir humblement le peuple d'être content que cette convenance fut faite. » Lorsqu'on eut célébré la messe du Saint-Esprit, le maréchal de Champagne, accompagné des autres députés, se leva, et, s'adressant au peuple de Venise, prononça un discours dont les expressions simples et naïves peignent mieux que nous ne pourrions le faire l'esprit et les sentiments des temps héroïques de notre histoire : Les seigneurs et les barons de France (21), les plus hauts et les plus puissants, nous ont à vous envoyés pour vous prier, au nom de Dieu, de prendre pitié de Jérusalem, qui est en servage des Turcs ; ils vous crient merci, et vous supplient de les accompagner pour venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont fait choix de vous, parce qu'ils savent que nuls gens qui soient sur la mer n'ont un si grand pouvoir que vous et votre peuple. Ils nous ont recommandé de nous jeter à vos pieds, et de ne nous relever que lorsque vous aurez octroyé notre demande et que vous aurez pitié de la terre sainte d'outre-mer. »

A ces mots, les députés, émus jusqu'aux larmes et ne craignant point de s'abaisser pour la cause de Jésus-Christ, se jetèrent à genoux (22) et tendirent leurs mains suppliantes vers l'assemblée du peuple. La vive émotion des barons et des chevaliers se communiqua aux Vénitiens ; dix mille voix s'écrièrent ensemble : Nous accordons votre demande. Le doge, montant à la tribune, loua la franchise et la loyauté des barons français, et parla avec enthousiasme de l'honneur que Dieu faisait au peuple de Venise, en le choisissant parmi tous les autres peuples, pour lui faire partager la gloire de la plus noble des entreprises, pour l'associer aux plus vaillants des guerriers.il lut ensuite le traité fait avec les croisés, et conjura ses concitoyens assemblés d'y donner leur consentement dans les formes consacrées par les lois de la république. Alors le peuple se leva et s'écria d'une voix unanime : Nous y consentons. Tous les habitants de Venise assistaient à cette assemblée ; une multitude immense couvrait la place de Saint-Marc, remplissait toutes les rues voisines l'enthousiasme religieux, l'amour de la patrie, la surprise et la joie, se manifestèrent par des acclamations si bruyantes, qu'on eût dû, selon l'expression du maréchal de Champagne, que la terre allait se fondre et s'abîmer.

Le lendemain de cette journée mémorable, les députés des barons se rendirent dans le palais de Saint-Marc et jurèrent sur leurs armes et sur l'évangile de remplir toutes les promesses qu'ils venaient défaire. Le préambule du traité rappelait les fautes et les malheurs des princes qui, jusqu'alors, avaient entrepris la délivrance de la terre sainte, et louait la sagesse et la prudence des seigneurs et des barons français qui ne négligeaient rien pour assurer le succès d'une expédition remplie de difficultés et de périls. Les députés étaient chargés de faire adopter les conditions qu'on venait de jurer, à leurs frères d'armes les barons et les chevaliers, à toute leur nation, et, s'ils le pouvaient, à leur seigneur le roi de France. Le traité fut écrit sur parchemin, et envoyé sur-le-champ à Rome (23) pour recevoir l'approbation du pape (24). Pleins de confiance dans l'avenir et dans l'alliance qu'ils avaient contractée, les chevaliers français et les patriciens de Venise se firent mutuellement les plus touchantes protestations d'amitié. Le doge prêta aux barons une somme de dix mille marcs d'argent, et ceux-ci jurèrent de ne jamais oublier les services que la république rendait à la cause de Jésus-Christ. Il y eut alors, dit Villehardouin, maintes larmes plorées de tendresse et de joie.

Le gouvernement de Venise était un spectacle nouveau pour les seigneurs français ; les délibérations du peuple leur étaient inconnues, et durent les frapper d'étonnement. D'un autre côté, l'ambassade des chevaliers et des barons ne pouvait manquer de flatter l'orgueil des Vénitiens : ceux-ci se félicitaient d'être reconnus comme le premier peuple maritime, et, ne séparant jamais leur gloire des intérêts de leur commerce, ils se réjouissaient d'avoir fait un marché avantageux. Les chevaliers, au contraire, ne songeaient qu'à l'honneur et à Jésus-Christ, et, quoique le traité qu'ils venaient de conclure fût ruineux pour les croisés (25), ils en rapportèrent la nouvelle avec joie à leurs compagnons d'armes.

La préférence accordée aux Vénitiens par les croisés devait exciter la jalousie des autres peuples maritimes de l'Italie. Aussi les députés français s'étant rendus à Pisé et à Gênes, afin de solliciter, au nom de Jésus-Christ, les secours de ces deux républiques, ne trouvèrent que des coeurs indifférents pour la délivrance des saints lieux (26).
Cependant le récit de ce qui s'était passé à Venise et la présence des barons réveillèrent l'enthousiasme des habitants de la Lombardie et du Piémont. Un grand nombre d'entre eux prirent la croix et les armes, et promirent de suivre, à la terre sainte, Boniface, marquis de Montferrat.

Le maréchal de Champagne, en traversant le Montcenis, rencontra Gauthier de Brienne, qui avait pris la croix au château d'Ecry et qui se rendait dans la Pouilles. Il avait épousé une des filles de Tancrède, dernier roi de Sicile. Suivi de soixante chevaliers champenois (27), il allait faire valoir les droits de son épouse et conquérir le royaume fondé par les chevaliers normands. Le maréchal Villehardouin et Gauthier de Brienne se félicitèrent réciproquement sur les succès futurs de leurs expéditions, et promirent de se retrouver ensemble dans les plaines d'Egypte et de Syrie. Ainsi l'avenir n'offrait aux chevaliers de la croix que des victoires et des trophées, et l'espoir de conquérir des royaumes lointains redoublait leur enthousiasme pour la guerre sainte.

Mort tragique de Thibaut de Champagne

Lorsque les députés revinrent en Champagne, ils trouvèrent Thibaut dangereusement malade. En apprenant la conclusion du traité avec les Vénitiens, ce jeune prince eut tant de joie, qu'oubliant le mal qui le retenait dans son lit, il voulut se parer de ses armes et monter à cheval ; mais, ajoute Villehardouin, ce fut un grand malheur et dommage : « la maladie s'accrut et se renforça tellement, qu'il fit sa devise et son lays, et plus ne chevaucha. » Thibaut, le modèle et l'espoir des chevaliers chrétiens, mourut à la fleur de son âge, vivement regretté de ses vassaux et de ses compagnons d'armes. Il déplora devant les barons le destin rigoureux qui le condamnait à mourir sans gloire, tandis qu'ils allaient cueillir les palmes de la victoire et celles du martyre dans les contrées de l'Orient ; il les exhorta à remplir le serment qu'il avait fait à Dieu de délivrer Jérusalem, et leur laissa tous ses trésors pour être employés à la sainte entreprise. Une épitaphe en vers latins, qui nous a été conservée, célèbre les vertus et le zèle pieux du comte Thibaut, rappelle les préparatifs de son pèlerinage, et se termine en disant que ce jeune prince « trouva la Jérusalem du ciel, lorsqu'il allait chercher la Jérusalem terrestre. »

Après la mort du comte de Champagne, les barons et les chevaliers qui avaient pris la croix se réunirent pour choisir un autre chef : leur choix tomba sur le comte de Bar et sur le duc de Bourgogne. Le comte de Bar refusa de prendre le commandement de l'armée chrétienne. Eudes III, duc de Bourgogne, pleurait encore la perte de son père, mort dans la Palestine, après la troisième croisade ; il ne put se résoudre à quitter son duché pour aller en Orient. « Il refusa tout à plat, dit Villehardouin, et peut-être il eût pu mieux faire. » Le refus de ces deux princes fut un sujet de scandale pour les soldats de la croix. L'histoire contemporaine nous apprend qu'ils se repentirent dans la suite de l'indifférence qu'ils avaient montrée pour la cause de Jésus-Christ. Le duc de Bourgogne (28), qui mourut quelques années après, voulut prendre la croix à son lit de mort, et, pour expier sa faute, envoya plusieurs de ses guerriers dans la Palestine.

Les chevaliers et les barons offrirent le commandement à Boniface, marquis de Montferrat. Boniface appartenait à une famille de héros chrétiens : son frère Conrad s'était rendu célèbre par la défense de Tyr ; lui-même avait déjà plusieurs fois combattu les infidèles. Il n'hésita point à se rendre aux voeux des croisés. Il vint à Soissons, où il reçut la croix des mains du curé de Neuilly, et fut proclamé le chef de la croisade dans l'église de Notre-Dame, en présence du clergé et du peuple.

Année [1201-1202]

Deux ans s'étaient écoulés depuis que le souverain pontife avait ordonné aux évêques de faire prêcher la croisade dans leurs diocèses. La situation des chrétiens en Orient devenait chaque jour plus déplorable : les rois de Jérusalem et d'Arménie, les patriarches d'Antioche et de la ville sainte, les évêques de Syrie, les grands maîtres des ordres militaires adressaient chaque jour au Saint-Siège leurs plaintes et leurs gémissements. Innocent, touché de leurs prières, fit de nouvelles exhortations aux fidèles, et conjura les croisés de presser leur départ. Il censurait vivement l'indifférence de ceux qui, après avoir pris la croix, semblaient oublier leur serment (29). Le père des chrétiens reprochait surtout aux ecclésiastiques le retard qu'ils mettaient à payer le quarantième de leur revenu, destiné aux dépenses de la croisade. « Et vous et nous, disait-il, tout ce qu'il y a de personnes nourries des biens de l'église, ne devons-nous pas craindre que les habitants de Ninive ne s'élèvent contre nous au jour du jugement dernier, et ne prononcent notre condamnation ? Car ils ont fait pénitence, à la prédication de Jonas ; et vous, non-seulement vous n'avez pas brisé vos coeurs, vous n'avez pas même ouvert vos mains pour secourir Jésus-Christ dans sa pauvreté. »

L'époque d'une guerre sainte, comme nous l'avons déjà vu, devait être pour les chrétiens un temps d'expiation et de pénitence : le souverain pontife proscrivait dans ses lettres la somptuosité de la table, le luxe des habits, les divertissements publics. Quoique la nouvelle croisade eût été d'abord prêchée avec succès dans le tournoi d'écry, les tournois furent au nombre des divertissements et des spectacles que le pape défendit aux chrétiens pendant l'espace de cinq ans.

Pour ranimer la confiance et le courage de ceux qui avaient pris la croix, Innocent leur parlait des nouvelles divisions qui s'étaient élevées entre les princes musulmans, et des fléaux (30) que Dieu venait de répandre sur l'Egypte. « Dieu, s'écriait le pontife, a frappé le pays de Babylone de la verge de sa puissance ; le Nil, ce fleuve du paradis, qui féconde la terre des Egyptiens, n'a point eu son cours accoutumé. Ce châtiment les a livrés à la mort et prépare le triomphe de leurs ennemis » (31). Les lettres du pape ranimèrent l'ardeur des croisés. Le marquis de Montferrat était venu en France vers l'automne de l'année 1201 ; tout l'hiver fut employé aux préparatifs de la guerre sainte. Ces préparatifs ne furent accompagnés d'aucun désordre : les princes et les barons ne reçurent sous leurs drapeaux que des guerriers disciplinés et des hommes accoutumés à manier la lance et l'épée. Quelques voix s'élevèrent contre les juifs, auxquels on voulait faire payer les frais de la croisade (32) ; mais le souverain pontife les mit sous la protection du Saint-Siège, et menaça de l'excommunication tous ceux qui attenteraient à leur vie et à leur liberté (33).

Mort de Foulques de Neuilly-sur-Marne (2 mars 1201)

Avant de quitter leurs foyers, les croisés eurent à déplorer la perte du saint orateur qui, par ses discours ; avait échauffé leur zèle et ranimé leur courage. Foulques tomba malade, et mourut dans sa paroisse de Neuilly. Quelque temps auparavant, il s'était élevé quelques murmures sur sa conduite, et ses paroles n'avaient plus le même empire sur l'esprit de ses auditeurs. Foulques avait reçu des sommes considérables, destinées aux frais de la guerre sainte ; et, comme on l'accusait d'en détourner une partie à son usage, plus il amassait d'argent, dit Jacques de Vitry, plus il perdait de son crédit et de sa considération. Cependant les soupçons qui s'attachaient à sa conduite n'étaient pas généralement accrédités. Le maréchal de Champagne nous apprend, dans son histoire, que la mort du curé de Neuilly affligea vivement les chevaliers et les barons. Foulques fut enseveli dans l'église de sa paroisse avec une grande pompe : son tombeau, monument de la piété de ses contemporains, attirait encore dans le siècle dernier le respect et la vénération des fidèles (34).
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

11 — Le nom de Villehardouin a tiré sou origine d'un village ou château du diocèse de Troyes, entre Bar et Arcy ; la brandie aînée, à laquelle appartenait l'historien, ne subsista que jusqu'en 1400 ; la cadette, qui acquit la principauté d'Achaïe, se fondit dans la maison de Savoie. On trouvera une notice historique très-complète sur Villehardouin en tête de ses mémoires, dans notre Nouvelle collection des mémoires pour servir à l'Histoire de France, t. I.
Geoffroy de Villehardouin (Vers 1150 - 1213)
Vers 1150 : Naissance de Geoffroy de Villehardouin au château de Villehardouin dans l'Aube (à l'est de Troyes).
1191 : Est sénéchal de Champagne.
1198: Avec cinq autres ambassadeurs, est nommé commissaire chargé de préparer et négocier le transport des croisés vers la Palestine, auprès de la République de Venise, par Thibaut III de Champagne.
1199 : Comme son maître Thibaut III de Champagne, part pour la IVème croisade (à l'origine pour délivrer Jérusalem mais qui aboutira à la prise d'abord de Zara puis de Constantinople et à la fondation de l'éphémère Empire latin d'Orient). 28 novembre : La croisade est décidée au tournoi d'Ecry-sur-Aisne.
1204 : Négocie avec les Vénitiens (qui refusent de prêter leur flotte) pour le transport des croisés. Réconcilie l'empereur Baudouin Ier et Boniface de Montferrat (qui sera le chef de la IVème croisade). Participe à la prise de Constantinople et à la fondation de l'Empire latin d'Orient. Reçoit de l'empereur Baudouin Ier le titre de maréchal de Romanie (Grèce) ainsi que le château de Messinople en Thrace.
1205 : Après la défaite de la bataille d'Andrinople, organise la retraite de l'armée et la ramène à Constantinople.
1213 : Son fils Erart prenant le titre de seigneur de Villehardouin, on suppose que Geoffroy de Villehardouin est mort à cette date.
1207-1213 : La Conquête de Constantinople.
Oeuvre intégrale Gallica (BnF) : Villehardouin
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12 — Cet office était, par rapport aux grands fiefs, ce que la dignité de maréchal de France fut ensuite pour la monarchie.
13 — L'abbé de Vaux-de-Cernai nous a laissé une chronique sur la guerre des Albigeois; elle a été traduite dans la collection nouvelle publiée par M. Guizot.
14 — Les événements de la croisade, par rapport aux comtes de Flandre et à la noblesse de ce comté, ont été rassemblés par le père d'Outreman, dans l'ouvrage intitulé : « Constantinopol. Belgica, » Tournai, 1638, in-4·. Ducange en a tiré beaucoup d'indications pour ses notes, et la plupart des historiens l'ont ignoré. Gibbon déclare lui-même qu'il n'a pu s'en procurer un exemplaire.
15 — Rhamnusius donne une liste fort détaillée des chevaliers et des barons Qui prirent la croix ; le père d'Outreman en donne aussi une liste fort étendue. Dans les notes qui accompagnent l'histoire de Villehardouin, Ducange nous a laissé beaucoup de détails curieux sur les chevaliers etlles baijons de la Flandre et de la Champagne qui avaient pris part à la croisade.
16 — Villehardouin nous a conservé les noms des six députés qui se rendirent à Venise. Le comte Thibaut en nomma deux : Geoffroi de Viïlehar-houin et Miles de Brabant. Baudouin, comte de Flandre, deux autres : Conon de Béthune et Alard de Maqucriaux. Le comte de Blois, deux : Jean de Friaise et Gauthier de Goudonville (Liv. l).
17 — Muratori, 25e et 30e dissertation, « Antiquit. ital. medii oevi. » Les monuments historiques relatifs à Venise ne remontent pas au delà du dixième siècle, à moins qu'on ne considère comme monuments quelques fragments épars dans les chroniques des nations barbares. L'histoire écrite par le doge Dandolo (1342.1354) que Muratori a publiée dans le douzième volume, offre des notions étendues et satisfaisantes sur les constitutions elles premiers âges de la république.
18 — Voyez les plaintes de Jacques de Vitri, de Marin Sanuto, les ordonnances du roi de France, les lettres des papes, qui se plaignirent de ces intelligences entre les Vénitiens et les infidèles. Nous avons rapporté quelques passages curieux à ce sujet, dans la Bibliothèque des Croisades, t. II, collection de Struve.
19 — Plusieurs historiens disent que Dandolo était aveugle, et que l'empereur Manuel Comnène l'avait privé de la vue pendant un séjour qu'il avait fait à Constantinople. Un de ses descendants, André Dandolo, se contente de dire, dans son histoire, que son aïeul avait la vue faible : « visu dèbilis. » Villehardouin et d'autres écrivains disent que Dandolo perdit la vue dans une bataille.
20 — On peut voir le traité original dans la chronique d'André Dandolo, pages 325 à 328 du douzième volume de Muratori. Nous le donnerons dans les pièces justificatives.
21 — Voyez le discours de Villehardouin dans le liv. I de sa chronique.
22 — Maintenant li six messagers s'agenoillent à lor pies mult plorant. (Villehardouin, liv. I.)
En lisant l'histoire de Villehardouin, on ne peut s'empêcher de remarquer que ces bons chevaliers répandaient fréquemment des larmes : Sachiez que la ot mainte larme plorée, n· 17 ; mult plorant ; mainte larme plorée, n· 34 ; si orent mult pitié et pleurèrent mult durement, n· 60 ; il y eut mainte larme plorée de pitié, n· 202. Ceux qui ont reproché à Virgile la répétition trop fréquente du « Sic fatur lacrymans, » n'ont peut-être pas tenu assez compte des moeurs que le poète avait à peindre et du siècle où il place son héros.
23 — Vigenère, traducteur de Villehardouin, nous apprend que, de son temps, le traité entre les Vénitiens et les Français, conclu au mois d'avril 1201, se trouvait encore à la chancellerie à Venise (Note sur le liv. I).
« Le duc, en délivrant le traité aux chevaliers, se mit à genoux, pleurant fort et ferme, et jura sur saintes reliques que de bonne foi ils entretiendroient de leur part le contenu en icelle. » (Villehardouin, liv. I.)
24 — Ce que le pape fit volontiers, a soin d'ajouter l'historien.
25 — L'auteur de l'Histoire des républiques d'Italie récapitule ainsi les sommes qui étaient dues aux Vénitiens par les croisés :
Pour quatre mille cinq cents chevaux, à quatre marcs par cheval - - - - - - - - -18,000
Pour les chevaliers, à deux marcs par chevalier - - - - - - - - - - - - - - - - - 9,000
Pour deux écuyers par cheval, neuf mille écuyers - - - - - - - - - - - - - - - - 18,000
Pour vingt mille fantassins, à deux marcs - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -40,000
Total, marcs - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 85,000
85,000 marcs d'argent répondent à la somme de quatre millions deux cent cinquante mille francs (de 1880)
26 — Villehardouin dit seulement : « Estant arrivé à Plaisance, une des villes de Lombardie, le maréchal Geoffroy et Alard Margarin prindrent le chemin de France, et les aultres tournèrent à Pise et de là à Gesnes pour savoir quel secours ils voudroient donner à cette entreprise. » (Villehardouin, liv. I.) L'auteur n'ajoute pas si en effet les deux républiques fournirent quelque secours à la sainte expédition.
27 — On trouve des détails curieux sur cette expédition de Gauthier de Brienne, dans la vie d'Innocent III, « Gesta innoc » ; le souverain pontife favorisa d'autant plus volontiers les conquêtes d'un simple chevalier français, que le Saint-Siège voyait avec peine que la domination des empereurs d'Allemagne s'étendît sur les provinces d'Italie.
28 — L'histoire de Bourgogne par Courtépée et Béguillet présente ici une erreur grave, en faisant partir Eudes III pour la croisade et en le faisant assister à la prise de Constantinople.
29 — « Epistol Innoc. III, apud Baron., ad ann. 1202. 30 — L'année 1202, qui a été appelée « annus famis, » année de la famine, fut désastreuse en Orient comme en Occident.
31 — Epistol. Innoc, Baronius, ad anno. 1202.
32 — Le pape se contenta de décharger les croisés des usures qu'ils devaient aux juifs ; on entendait alors par usure toute espèce d'intérêt de l'argent Prêté. Saint Louis, dans une ordonnance, appelle du nom d'usure tout ce qu'on exigerait en sus du capital (Ordonn. du Louvre, t. II.
33 — Epistol, année, Baron, ad anno. 1202.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

4 - Départ de la cinquième croisade, au Printemps 1202

Dès les premiers jours du printemps, les croisés se disposèrent à quitter leurs foyers, et sachez, dit Villehardouin « que maintes larmes furent plorées à leur partement et au prendre congé de leurs parents et amis. » Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, suivis d'un grand nombre de seigneurs flamands avec leurs vassaux ; le maréchal de Champagne, accompagné de plusieurs chevaliers champenois, s'avancèrent à travers la Bourgogne, et passèrent les Alpes pour se rendre à Venise. Le marquis Boniface vint bientôt les rejoindre, conduisant avec lui les croisés venus de la Lombardie, du Piémont, de la Savoie et des pays situés entre les Alpes et le Rhône. Venise reçut aussi dans ses murs les croisés partis des bords du Rhin, les uns sous la conduite de l'évêque d'Halberstadt, les autres sous celle de Martin Litz qui leur avait fait prendre les armes et continuait à échauffer leur zèle par l'exemple de ses vertus et de sa piété.

Lorsque les croisés arrivèrent à Venise, la flotte qui devait les transporter en Orient était prête à mettre à la voile : ils furent reçus d'abord avec toutes les démonstrations de la joie ; mais, au milieu des fêtes qui suivirent leur arrivée (35), les Vénitiens sommèrent les barons d'acquitter leur parole, et de payer la somme dont on était convenu pour le transport de l'armée chrétienne. Ce fut alors que les seigneurs et les barons s'aperçurent avec douleur de l'absence d'un grand nombre de leurs compagnons d'armes. Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et Thierri, fils de Philippe, comte de Flandre, avaient promis à Baudouin de lui amener, à Venise, Marguerite son épouse et l'élite des guerriers flamands. Ils ne tinrent point leur promesse, et, s'étant embarqués sur l'Océan, ils firent voile vers la Palestine. Renaud de Dampierre, à qui Thibaut, comte de Champagne, avait légué tous ses trésors pour être employés au voyage de la terre sainte, était allé s'embarquer, avec un grand nombre de chevaliers champenois, dans le port de Bari. L'évêque d'Autun, Gilles, comte de Forez, et plusieurs autres chefs, après avoir juré sur les évangiles de se réunir aux autres croisés, étaient partis, les uns du port de Marseille, les autres du port de Gênes. Ainsi la moitié des guerriers qui avaient pris la croix, ne se rendirent point à Venise, qu'on avait désignée comme le rendez-vous général de l'armée chrétienne : « de quoi, dit Villehardouin, ils reçurent grande honte, et maintes désaventures leur en advinrent du depuis. »

Les croisés ne sont pas assez nombreux pour payer leur passage

Leur manque de fidélité pouvait nuire aux succès de l'expédition ; mais ce qui affligeait le plus les princes et les barons rassemblés à Venise, c'était l'impossibilité où ils se trouvaient de remplir, sans le concours de leurs infidèles compagnons, les engagements contractés avec la république. Ils envoyèrent de tous côtés des messagers pour avertir les croisés qui s'étaient mis en route, et les supplier de venir rejoindre l'armée ; mais, soit que la plupart des pèlerins fussent mécontents du traité fait avec les Vénitiens, soit qu'il leur parût plus commode et plus sûr de s'embarquer dans les ports de leur voisinage, on ne put déterminer qu'un très-petit nombre d'entre eux à se rendre à Venise. Ceux qui se trouvaient alors dans cette ville n'étaient ni assez nombreux ni assez riches pour acquitter les sommes promises et remplir les engagements contractés en leur nom. Quoique les Vénitiens fussent plus intéressés à la croisade que les chevaliers français, puisqu'ils possédaient une partie des villes de Tyr et de Ptolémaïs qu'on allait défendre, ils ne voulaient faire aucun sacrifice ; de leur côté, les barons étaient trop fiers pour demander une grâce et solliciter les Vénitiens de changer et d'adoucir les conditions du traité. Chacun des croisés fut invité à payer le prix de son passage : les plus riches payèrent pour les pauvres ; les soldats, comme les chevaliers, s'empressèrent de donner tout l'argent qu'ils possédaient, persuadés, disaient-ils, que Dieu était assez puissant pour le leur rendre au centuple quand il lui plairait. Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat et plusieurs autres chefs se dépouillèrent de leur argenterie, de leurs diamants, de tout ce qu'ils avaient de plus précieux, et ne gardèrent que leurs chevaux et leurs armes. Malgré ce noble sacrifice, les croisés devaient encore à la république une somme de cinquante mille marcs d'argent. Alors le doge assembla le peuple, et lui représenta qu'il ne serait point honorable d'user de rigueur ; il proposa de demander aux croisés le secours de leurs armes pour la république, en attendant qu'ils pussent acquitter leurs dettes.

La ville de Zara (36), longtemps soumise aux Vénitiens, mais trouvant la domination d'un monarque moins insupportable que celle d'une république, s'était livrée au roi de Hongrie, et bravait, sous la protection d'un nouveau maître, l'autorité et les menaces de Venise. Après avoir obtenu l'approbation du peuple, Dandolo proposa aux croisés d'aider la république à soumettre une ville rebelle, et leur promit d'attendre, pour l'entière exécution du traité, que Dieu, par des conquêtes communes, leur eût donné les moyens de remplir leurs promesses. Cette proposition fut accueillie avec joie par la plupart des croisés, qui ne pouvaient supporter l'idée de manquer à la parole qu'ils avaient donnée. Les barons et les chevaliers croyaient devoir ménager les Vénitiens, dont ils avaient besoin pour leur entreprise, et ne pensaient pas faire beaucoup pour acquitter leurs dettes, dans une affaire où ils n'avaient que leur sang à prodiguer.

Il s'éleva cependant des murmures dans l'armée chrétienne : beaucoup de croisés se rappelaient le serment qu'ils avaient fait de combattre les infidèles, et ne pouvaient se résoudre à tourner leurs armes contre des chrétiens. Le pape avait envoyé à Venise le cardinal Pierre de Capoue, pour détourner les pèlerins d'une entreprise qu'il appelait sacrilège (37). Il leur représenta que le roi de Hongrie, protecteur de Zara, avait pris la croix, et s'était mis par là sous la protection spéciale de l'église ; qu'attaquer une ville qui lui appartenait, c'était se déclarer contre l'église elle-même. Henri Dandolo brava des menaces et des reproches qu'il croyait injustes.

« Les privilèges des croisés, disait-il, ne pouvaient dérober des coupables à la sévérité des lois divines et humaines ; les croisades n'étaient point faites pour protéger l'ambition des rois et la rébellion des peuples ; le pape n'avait point le pouvoir d'enchaîner l'autorité des souverains et de détourner les croisés d'une entreprise légitime, d'une guerre faite à des sujets révoltés, à des pirates dont les brigandages troublaient la liberté des mers et ne faisaient que nuire à la croisade en arrêtant les pèlerins qui se rendaient dans la terre sainte. »

Pour achever de vaincre tous les scrupules et dissiper toutes les craintes, le doge résolut de s'associer lui-même aux périls et aux travaux de la croisade, et d'engager ses concitoyens à se déclarer les compagnons d'armes des croisés. Le peuple ayant été solennellement convoqué, Dandolo monta dans la chaire de Saint-Marc (38), et demanda aux Vénitiens assemblés la permission de prendre la croix. « Seigneurs, leur dit-il, vous avez pris l'engagement de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les guerriers avec lesquels vous avez contracté une sainte alliance, surpassent tous les autres hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez, je suis accablé par les ans (39), j'ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est promise me rend le courage et la force de braver tous les périls, de supporter tous les travaux de la guerre ; je sens, à l'ardeur qui m'entraîne, au zèle qui m'anime, que personne ne méritera votre confiance et ne vous conduira comme celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous me permettez de combattre pour Jésus-Christ et de me faire remplacer par mon fils dans l'emploi que vous m'avez confié, j'irai vivre ou mourir avec vous et les pèlerins. »

A ce discours, tout l'auditoire fut attendri, le peuple applaudit à la résolution du doge. Dandolo descendit de la tribune et fut conduit en triomphe au pied de l'autel, où il se fit attacher la croix sur son bonnet ducal (40). Un grand nombre de Vénitiens suivirent son exemple, et jurèrent de mourir pour la délivrance des saints lieux. Par cette habile politique, le doge acheva de gagner l'esprit des croisés, et se mit en quelque sorte à la tête de la croisade ; il se trouva bientôt assez puissant pour méconnaître l'autorité du cardinal Pierre de Capoue, qui parlait au nom du pape et montrait la prétention de diriger la guerre sainte en qualité de légat du Saint-Siège. Dandolo dit à l'envoyé d'Innocent que l'armée chrétienne ne manquait point de chefs pour la conduire et que les légats du souverain pontife devaient se contenter d'édifier les croisés par leurs exemples et leurs discours.

Ce langage plein de liberté causait une vive surprise aux barons français, accoutumés à respecter toutes les volontés du Saint-Siège ; mais le doge, en prenant la croix, leur inspirait une confiance que rien ne pouvait ébranler. La croix des pèlerins était pour les Vénitiens et les Français un signe d'alliance, un lien sacré qui confondait tous leurs intérêts et faisait des deux peuples en quelque sorte une même nation. Dès lors on n'écouta plus ceux qui parlaient au nom du Saint-Siège (41) et s'obstinaient à faire naître des scrupules dans l'esprit des croisés. Les barons et les chevaliers mirent à l'expédition contre Zara le même zèle et la même ardeur que le peuple de Venise. L'armée des croisés était prête à s'embarquer, lorsqu'on vit arriver, dit Villehardouin, « une grande merveille, une aventure inespérée, et la plus étrange dont on ait ouï parler. »

Isaac, empereur de Constantinople avait été détrôné par son frère Alexis >(42) ; abandonné de tous ses amis, privé de la vue et chargé de fers, ce malheureux prince gémissait dans une prison. Le fils d'Isaac, appelé aussi Alexis, (43) qui partageait la captivité de son père, ayant trompé la vigilance de ses gardes et brisé ses fers, s'était réfugié en Occident, dans l'espoir que les princes et les rois prendraient un jour sa défense et déclareraient la guerre à l'usurpateur du trône impérial (44). Philippe de Souabe, qui avait épousé Irène, fille d'Isaac (45), accueillit le jeune prince ; mais il ne pouvait rien entreprendre alors pour sa cause, étant obligé de se défendre lui-même contre les armes d'Othon et les menaces du Saint-Siège. Le jeune Alexis alla vainement se jeter aux pieds du pape pour implorer son appui : le pontife, soit qu'il ne vît dans le fils d'Isaac que le beau-frère de Philippe de Souabe, regardé alors comme l'ennemi de la cour de Rome, soit qu'il portât toutes ses pensées vers la terre sainte, n'écouta point les plaintes d'Alexis, et craignit de favoriser une guerre contre la Grèce. Le prince fugitif avait en vain sollicité tous les monarques chrétiens, lorsqu'on lui conseilla de s'adresser aux croisés, l'élite

des guerriers de l'Occident. L'arrivée de ses ambassadeurs produisit une vive sensation à Venise : au récit des malheurs d'Isaac, les chevaliers et les barons furent émus d'une généreuse pitié ; ils n'avaient jamais défendu une cause plus glorieuse ; l'innocence à venger, une grande infortune à secourir, touchaient l'âme de Dandolo ; les fiers républicains dont il était le chef déplorèrent aussi le sort d'un empereur captif. Ils n'avaient pas oublié que l'usurpateur préférait à leur alliance celle des Génois et des Pisans ; il leur semblait que la cause d'Alexis était leur propre cause et que leurs vaisseaux devaient rentrer avec lui dans les ports de la Grèce et de Byzance (46).
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

34 — L'abbé Lebeuf, dans son Histoire du diocèse de Paris, t. VI, p. 20, nous donne la description suivante du tombeau de Foulques de Neuilly :
« Le tombeau de Foulques, fameux curé de ce lieu, vers l'an 1200, est dans la nef, devant la porte du choeur, élevé en pierre de la hauteur d'un pied et demi. C'est un ouvrage du temps même auquel mourut ce pieux personnage. Foulques est représenté en relief sur le sépulcre, revêtu en prêtre, ayant la tête nue et la tonsure faite sur le sommet, avec des cheveux si courts qu'on lui voit entièrement les oreilles. Il a sur sa poitrine un livre couché, qu'il ne tient pas, puisqu'il a les bras croisés par-dessous, le droit posé sur le gauche. Sa chasuble et son manipule représentent les vêtements de ce temps-là. Il a sous lui une espèce de marchepied taillé dans la pierre, et deux anges en relief qui encensent sa tête posée vers l'Occident ; car, selon l'ancienne manière, il a les pieds étendus vers l'Orient ou vers l'autel. Il n'est pas vrai qu'on encense ce tombeau, comme quelques-uns l'ont cru, ni qu'il ait des armoiries. On l'appelle dans le pays sire Foulques, et quelquefois saint sire Foulques. On y dit, par tradition, que les chanoines de Saint-Maur ont essayé autrefois de l'emporter chez eux ; mais l'immobilité du chariot, dont on orne ce récit, fait voir quelle foi il faut y ajouter. M. l'abbé Chastelain marque sa mort, en son Martyrologe universel, au 2 mars 1201, et le qualifie de vénérable. »
35 — Sur le séjour des croisés à Venise, on peut consulter « Gesta Innocentii, » Villehardouin et Ducange, Sanuto, Hérold, d'Outreman, Fleury (Histoire ecclésiastique, t. XVIII) l'abbé Laugier, etc., etc.
36 — Jadera, aujourd'hui Zara, était une colonie romaine qui reconnaissait Auguste pour son fondateur : cette ville a environ deux milles de tour, et l'on porte le nombre de ses habitants à cinq ou six mille (Voyage de Dalmatie et de Grèce, t. I, p. 64-70). Au temps où ce voyage fut fait, on voyait peu d'arbres dans les environs de Zara. « C'est sans doute après cette époque, dit Gibbon, qu'on a planté les cerisiers qui produisent l'excellent marasquin » (Gibbon, livre I, VI.)
37 — Epistol Innoc. III, Baron., ad ann. 1203.
38 — « Il monta au pulpitre. » (Villehardouin, liv. I.)
39 — « Je suis vieil, vous le voyez, faible et débile, estropié en moult endroits de mon corps. » (Villehardouin, liv. I.)
40 — « On lui cousit la croix sur un gros bourlet emboulty de coton pour être Plus éminent, parce qu'il vouleit que tous la vissent. » (Villehardouin, liv. I.)
41 — Le moine Gunther n'épargne point les Vénitiens, et leur réproche amèrement d'avoir détourné les croisés de la sainte entreprise. La pieuse résolution des chefs de la croisade, dit-il, fut entravée par la perfidie et la méchanceté de ces maîtres de l'Adriatique, « fraude et nequitiâ Venetorum » (Canisius, Monum. ecclesiast, t. IV p. 4 à 8).
42 — Voyez, sur la révolution de Constantinople, l'historien grec Nicétas, qui entre dans beaucoup de détails, lib. III, chap. IX du règne d'Alexis. Villehardouin en parle, mais très-succinctement (Liv. I).
43 — Villehardouin l'appelle quelquefois le varlet de Constantinople : ce terme revient à peu près aux dénominations d'enfant de France, infant d'Espagne ; les empereurs de Constantinople, depuis Constantin jusqu'à Justinien, nommaient souvent leur fils « nobilissimus puer » (Ducange, sur Villehardouin, n· 36).
44 — Villehardouin donne à l'empereur Isaac le titre de « Sursac » ; peut-être est-ce un composé de sire Isaac, de Kyr, syllabe initiale de Kvptoç (maître) , avec la terminaison du nom propre (Villehardouin, n· 35, et les notes de Ducange).
45 — Irène, fille d'Isaac, avait été fiancée à Guillaume, fils de Tancrède, oir de Sicile ; conduite en Allemagne avec les restes de la famille de Tancrède, elle avait épousé Philippe de Souabe.
46 — Nicétas accuse formellement le doge et les Vénitiens d'avoir provoqué la guerre de Constantinople dans les intérêts purement commerciaux de la république, et en haine de l'empire (Liv. III, chap. IX).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

5 - Campagne des croisés contre la ville de Zara (Italie)

Cependant, comme tout était prêt pour la conquête de Zara, on renvoya la décision de cette affaire à un temps plus favorable ; la flotte qui portait l'armée des croisés, mit à la voile au bruit des trompettes et des acclamations de tout le peuple de Venise. Jamais le golfe Adriatique n'avait vu une flotte plus nombreuse et plus magnifiquement équipée ; la mer était couverte de quatre cent quatre-vingts bâtiments ; le nombre des combattants s'élevait à quarante mille hommes, tant cavaliers que fantassins. Après avoir soumis Trieste et quelques autres villes maritimes de l'Istrie qui avaient secoué le joug de Venise, les croisés arrivèrent devant Zara le dixième jour de novembre, veille de la Saint-Martin. Zara, située sur la côte orientale du golfe Adriatique, à soixante lieues de Venise, à cinq lieues au nord de l'ancienne Jadera, colonie romaine, était une ville riche, peuplée, environnée de hautes murailles, entourée d'une mer semée d'écueils. Le roi de Hongrie venait d'envoyer des troupes pour la défendre, et les habitants avaient juré de s'ensevelir sous les ruines de leur place plutôt que de se rendre aux Vénitiens. A la vue des remparts de la ville, les croisés reconnurent toute la difficulté de l'entreprise : « la ville, dit Villehardouin, estoit close tout autour de murailles et de forteresses moult hautes, si qu'on voudroit rechercher vainement forteresse plus belle. » Le parti qui s'opposait à cette guerre commença de nouveau à murmurer. Cependant les chefs donnèrent le signal pour l'attaque. Aussitôt que les chaînes du port eurent été rompues et que les machines commencèrent à ébranler les murailles, les habitants de Zara oublièrent la résolution qu'ils avaient prise de mourir en défendant leurs remparts, et, remplis d'effroi, envoyèrent des députés au doge de Venise, qui promit de leur pardonner en faveur de leur repentir ; mais les députés chargés de demander la paix trouvèrent parmi les assiégeants quelques croisés qui leur dirent : « Pourquoi vous rendez-vous ? Vous n'avez rien à craindre des Français. » Ces mots imprudents firent recommencer la guerre. Les députés, rentrés dans la ville, annoncèrent aux habitants que tous les croisés n'étaient pas leurs ennemis, et que Zara conserverait sa liberté, si le peuple et les soldats voulaient la défendre. Le parti des mécontents, qui cherchait à diviser l'armée des croisés, saisit cette occasion pour renouveler ses plaintes ; les plus ardents parcouraient les tentes, et cherchaient à détourner les soldats d'une guerre qu'ils appelaient impie.

Guy, abbé de Vaux-de-Cernay, de l'ordre de Cîteaux, se faisait remarquer à la tête de ceux qui voulaient faire échouer l'entreprise de Zara (47) : tout ce qui pouvait retarder la marche des croisés vers les saints lieux (48) était à ses yeux un attentat contre la religion ; les plus brillants exploits, s'ils ne servaient la cause de Jésus-Christ, ne pouvaient obtenir son estime et son approbation. L'abbé de Cernay ne manquait ni d'adresse ni d'éloquence, et savait employer à propos les prières et les menaces ; il avait sur les pèlerins l'ascendant qu'obtient toujours sur la multitude un esprit inflexible, un caractère ardent et opiniâtre. Dans un conseil, il se leva, et défendit aux croisés de tirer leur épée contre des chrétiens. Il allait lire une lettre du pape, lorsqu'il fut interrompu par des cris menaçants.

Au milieu du tumulte qui s'éleva dans le conseil et dans l'armée, l'abbé de Cernay courait des dangers pour sa vie, si le comte de Montfort, qui partageait ses sentiments, n'eût tiré l'épée pour le défendre. Cependant les barons et les chevaliers ne pouvaient oublier la promesse qu'ils avaient faite de combattre pour la république de Venise ; ils ne pouvaient déposer les armes en présence d'un ennemi qui avait promis de se rendre et qui bravait leurs attaques. Plus le parti du comte de Montfort et de l'abbé de Vaux-de-Cernay redoublait d'efforts pour les détourner de la guerre, plus ils mettaient leur honneur et leur gloire à poursuivre le siège commencé. Tandis que les mécontents faisaient entendre leurs plaintes, les plus braves montaient à l'assaut. Les assiégés, qui mettaient leur espoir dans les dissensions des assiégeants, placèrent des croix sur leurs murailles, persuadés que ce signe révéré les protégerait mieux que leurs machines de guerre ; mais ils ne tardèrent pas avoir qu'il n'y avait pour eux de salut que dans la soumission. Au cinquième jour du siège, sans avoir opposé à leurs ennemis une sérieuse résistance, ils ouvrirent leurs portes, et n'obtinrent du vainqueur que la vie et la liberté. La ville fut livrée au pillage, et le butin partagé entre les Vénitiens et les Français.

A la suite de cette conquête, la discorde s'introduisit dans l'armée victorieuse, et fît répandre plus de sang qu'on n'en avait versé dans le siège. La saison étant trop avancée pour que la flotte se remit en mer, le doge de Venise avait proposé aux croisés de passer l'hiver à Zara. Les deux nations se partagèrent les différents quartiers de la ville ; mais, comme les Vénitiens avaient choisi pour eux les maisons les plus belles et les plus commodes, les Français firent éclater leur mécontentement. Après quelques plaintes et quelques menaces, on en vint aux armes : chaque rue devint le théâtre d'un combat. Les habitants de Zara voyaient avec joie les sanglantes disputes de leurs vainqueurs. Les partisans de l'abbé de Cernay applaudissaient en secret aux suites déplorables d'une guerre qu'ils avaient désapprouvée, dépendant le doge de Venise et les barons avaient accouru pour séparer les combattants. Leurs prières et leurs menaces ne purent d'abord apaiser cet horrible tumulte, qui se prolongea jusqu'au milieu de la nuit. Le lendemain, toutes les passions qui avaient divisé l'armée étaient sur le point d'éclater de nouveau. En enterrant les morts, les Français et les Vénitiens se menaçaient encore. Les chefs, pendant plus d'une semaine, désespérèrent de pouvoir calmer les esprits (49) et rapprocher les soldats des deux nations. A peine l'ordre fut-il rétabli, qu'on reçut une lettre du pape qui désapprouvait la prise de Zara : il ordonnait aux croisés de renoncer au butin qu'ils avaient fait dans une ville chrétienne, et de s'engager, par une promesse solennelle, à la réparation de leurs torts. Innocent reprochait avec amertume aux Vénitiens d'avoir entraîné les soldats de Jésus-Christ dans cette guerre impie et sacrilège. Cette lettre du pape fut reçue avec respect par les Français, avec dédain par les croisés de Venise. Ceux-ci refusèrent ouvertement de se soumettre aux décisions du Saint-Siège, et ne songèrent qu'à s'assurer les fruits de la victoire, en démolissant les remparts de Zara. Les barons français ne pouvaient supporter l'idée d'avoir encouru la disgrâce du pape : ils envoyèrent à Rome des députés pour fléchir le souverain pontife et solliciter leur pardon, alléguant qu'ils n'avaient fait qu'obéir aux lois de la nécessité. La plupart d'entre eux, quoiqu'ils fussent déterminés à conserver les dépouilles des vaincus, avaient promis au pape de les rendre ; ils avaient promis, par un acte solennel adressé à tous les chrétiens, de réparer leurs torts et de mériter par leur conduite le pardon des fautes passées. Leur soumission, plus encore que leurs promesses, désarma le pape, qui leur répondit avec douceur et chargea les chefs de saluer les chevaliers et les pèlerins, leur donnant l'absolution et sa bénédiction comme à ses enfants. Il les exhortait, dans sa lettre, à partir pour la Syrie, sans regarder à droite et à gauche, et leur permettait de traverser la mer avec les Vénitiens, qu'il venait d'excommunier, mais seulement par nécessité et avec amertume de coeur. Le pape ajoutait, en parlant des Vénitiens : « Tout excommuniés qu'ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et vous n'êtes pas moins autorisés à en exiger l'accomplissement ; c'est au reste une maxime de droit, que, si l'on passe par la terre d'un hérétique ou de quelque excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les choses nécessaires. De plus, l'excommunication portée contre un père de famille n'empêche pas sa maison de communiquer avec lui. »

Si les Vénitiens persistaient dans leur désobéissance, le souverain pontife conseillait aux barons, lorsqu'ils seraient arrivés dans la Palestine, de se séparer d'un peuple réprouvé de Dieu, de peur qu'il n'attirât la malédiction sur les armées chrétiennes, comme autrefois Achan avait attiré la colère divine sur Israël. Innocent promettait aux croisés de les protéger dans leur expédition et de veiller à leurs besoins dans les périls de la guerre sainte. « Afin que les vivres ne vous manquent pas, disait-il, nous écrivons à l'empereur de Constantinople qu'il vous en fournisse, comme il nous l'a promis ; si on vous refuse ce qu'on ne refuse à personne, il ne serait point injuste qu'à l'exemple des plus saints personnages, vous prissiez des vivres où vous en trouverez (50); car on saura que vous êtes dévoués au service de Jésus-Christ, à qui toute la terre appartient » (51). Ces conseils et ces promesses, qui font connaître à la fois l'esprit du treizième siècle et la politique du Saint-Siège, furent reçus par les barons et les chevaliers comme un témoignage de la bonté paternelle du souverain pontife ; mais les choses allaient encore changer de face, et la fortune, qui se jouait des décisions du pape comme de celles des pèlerins, ne tarda pas à donner une nouvelle direction aux événements de la croisade.

Année [1203]

On vit bientôt arriver à Zara des ambassadeurs de Philippe de Souabe, beau-frère du jeune Alexis. Ils s'adressèrent au conseil des seigneurs et des barons réunis dans le palais du doge de Venise : « Seigneurs, dirent-ils, le puissant roi des Romains nous envoie pour vous recommander le jeune prince Alexis, et le remettre entre vos mains, sous la sauvegarde de Dieu. Nous ne sommes point venus pour vous détourner de votre sainte entreprise, mais pour vous offrir un moyen sûr et facile d'accomplir vos nobles desseins. Nous savons que vous n'avez pris les armes que pour l'amour de Jésus-Christ et de la justice : nous venons vous proposer de secourir ceux qu'opprimé une injuste tyrannie, et de faire triompher à la fois les lois de la religion et celles de l'humanité. Nous vous proposons de porter vos armes triomphantes vers la capitale de la Grèce, qui gémit sous un usurpateur, et d'assurer à jamais la conquête de Jérusalem par celle de Constantinople.
Vous savez, comme nous, combien de maux ont soufferts nos pères, compagnons de Godefroy, de Conrad et de Louis le Jeune, pour avoir laissé derrière eux un empire puissant dont la conquête et la soumission auraient pu devenir pour leurs armées une source de victoires. Que n'avez-vous pas à craindre aujourd'hui de cet Alexis, plus cruel et plus perfide que ses prédécesseurs, qui s'est élevé au trône par un parricide, qui a trahi à la fois les lois de la religion et celles de la nature, qui ne peut échapper à la punition de son crime qu'en s'alliant aux Sarrasins ?
Nous ne vous dirons point ici combien il est facile d'arracher l'empire aux mains d'un tyran méprisé de ses sujets, car votre valeur aime les obstacles et se plaît dans les dangers ; nous n'étalerons point à vos yeux les richesses de Byzance et de la Grèce, car vos âmes généreuses ne voient dans cette conquête que la gloire de vos armes et la cause de Jésus-Christ.
Si vous renversez la puissance de l'usurpateur pour faire régner le souverain légitime, le fils d'Isaac promet, sous la foi des serments les plus inviolables, d'entretenir pendant un an votre flotte et votre armée, et de vous payer deux cent mille marcs d'argent pour les frais de la guerre, il vous accompagnera en personne dans la conquête de la Syrie ou de l'Egypte; si vous le jugez à propos, il vous donnera dix mille hommes à sa solde, et, pendant toute sa vie, il entretiendra cinq cents chevaliers dans la terre sainte. Enfin, ce qui doit déterminer des guerriers et des héros chrétiens, Alexis est prêt à jurer sur les évangiles de faire cesser l'hérésie qui souille encore l'empire d'Orient et de soumettre l'église grecque à l'église de Rome.
Tant d'avantages attachés à l'entreprise qu'on vous propose, nous portent à croire que vous ne résisterez point à nos prières. Nous voyons dans l'Ecriture que Dieu s'est servi quelquefois des hommes les plus simples et les plus obscurs pour annoncer sa volonté à son peuple chéri ; aujourd'hui, c'est un jeune prince qu'il a choisi pour l'instrument de ses desseins ; c'est Alexis que la providence a chargé de vous conduire dans la voie du Seigneur et de vous montrer le chemin que vous devez suivre pour assurer la victoire aux armées de Jésus-Christ. »

Ce discours avait fait une vive impression sur un grand nombre de barons et de chevaliers, mais il ne réunissait point tous les suffrages de l'assemblée. Le doge et les seigneurs firent sortir les ambassadeurs, en leur disant qu'ils allaient délibérer sur les propositions d'Alexis. De vives contestations s'élevèrent bientôt dans le conseil. Ceux qui s'étaient opposés au siège de Zara, parmi lesquels se faisait encore remarquer l'abbé de Vaux-de-Cernay, s'opposaient avec véhémence à l'expédition de Constantinople : ils s'indignaient qu'on mît dans la même balance les intérêts de Dieu et ceux d'Alexis ; ils ajoutaient que cet Isaac dont on voulait défendre la cause, était lui-même un usurpateur jeté par une révolution sur le trône des Comnènes ; qu'il avait été dans la troisième croisade le plus cruel ennemi des chrétiens, le plus fidèle allié des Turcs ; qu'au reste, les peuples de la Grèce, accoutumés à changer de maîtres, supportaient sans se plaindre l'usurpation d'Alexis, et que les Latins n'avaient point quitté leur pays pour venger les injures d'une nation qui ne réclamait point leur secours.

Les mêmes orateurs disaient encore que Philippe de Souabe exhortait les croisés à secourir Alexis, mais que lui-même se bornait à faire des discours, à envoyer des ambassadeurs ; ils invitaient les croisés à se défier des promesses d'un jeune prince qui s'engageait à fournir des armées et n'avait pas un soldat ; qui offrait des trésors, et ne possédait rien ; qui, d'ailleurs, avait été élevé parmi les Grecs, et tournerait peut-être un jour ses armes contre ses propres bienfaiteurs. « Si le malheur vous touche, ajoutaient-ils, et si vous êtes impatients de défendre la cause de la justice et de l'humanité, écoutez les gémissements de nos frères de la Palestine, qui sont menacés par les Sarrasins et qui n'ont plus d'espérance que, dans votre courage. »
Les mêmes orateurs disaient enfin que, si les croisés recherchaient des victoires faciles, des conquêtes brillantes, ils n'avaient qu'à tourner leurs regards vers l'Egypte, dont tout le peuple était alors dévoré par une horrible famine et que les sept plaies de l'écriture livraient presque sans défense aux armes des chrétiens.

Les Vénitiens, qui avaient à se plaindre de l'empereur de Constantinople, ne se laissaient point entraîner par ces discours, et semblaient plus disposés à combattre les Grecs que les infidèles ; ils brûlaient de détruire les comptoirs des Pisans établis dans la Grèce, et de voir leurs vaisseaux traverser en triomphe le détroit du Bosphore. Leur doge conservait le ressentiment de quelques outrages personnels, et, pour enflammer les esprits, il exagérait tous les maux que les Grecs avaient faits à sa patrie et aux chrétiens d'Occident.

Si l'on en croit d'anciennes chroniques (52), Dandolo était entraîné par un autre motif qu'il n'avouait point devant les croisés. Averti qu'une armée chrétienne se réunissait à Venise, le sultan de Damas, effrayé de la croisade qui se préparait, avait envoyé un trésor considérable à la république, pour l'engager à détourner les croisés d'une expédition en Orient. Soit qu'on ajoute foi à ce récit, soit qu'on le regarde comme une fable inventée par la haine et l'esprit de parti, de semblables assertions, recueillies par des contemporains, prouvent du moins que de violents soupçons s'élevèrent alors contre Venise parmi les croisés mécontents, et surtout parmi les chrétiens de Syrie, justement irrités de n'être point secourus par les soldats de la croix. Au reste, nous croyons devoir ajouter que la plupart des croisés français, pour faire la guerre à l'empire grec, n'avaient pas besoin d'être excités par l'exemple et le discours du doge de Venise. Ceux mêmes qui s'opposaient le plus à l'expédition nouvelle, étaient, comme tous les autres croisés, pleins de haine et de mépris pour les Grecs, et leurs discours n'avaient fait qu'enflammer les esprits contre une nation regardée comme l'ennemie des Latins.

Plusieurs ecclésiastiques, ayant à leur tête l'abbé de Looz, personnage recommandable par sa piété et la pureté de ses moeurs, ne partageaient point l'opinion de l'abbé de Vaux-de-Cernay, et soutenaient contre leurs adversaires qu'il y avait du danger à conduire une armée dans un pays ravagé par la famine ; que la Grèce offrait plus d'avantages aux croisés que l'Egypte, et qu'enfin la conquête de Constantinople était le moyen le plus sûr d'assurer aux chrétiens la possession de Jérusalem. Ces ecclésiastiques étaient surtout éblouis par l'espoir de voir un jour l'église grecque se réunir à l'église de Rome ; ils ne se lassaient point d'annoncer dans leurs discours l'époque prochaine de la concorde et de la paix entre tous les peuples chrétiens.

Beaucoup de chevaliers voyaient avec joie la réunion des deux églises, qui devait être l'ouvrage de leurs armes ; mais ils cédaient encore à d'autres motifs non moins puissants sur leur esprit : ils avaient juré de défendre l'innocence et les droits du malheur ; ils croyaient remplir leur serment en embrassant la cause d'Alexis. Quelques-uns sans doute, qui avaient entendu parler des richesses de Byzance, pouvaient croire qu'ils ne reviendraient pas sans fortune d'une aussi brillante expédition ; mais tel était l'esprit des seigneurs et des barons, que le plus grand nombre furent entraînés par la perspective même des périls, et surtout par le merveilleux de l'entreprise. Après une longue délibération, il fut décidé dans le conseil de croisés qu'on accepterait les propositions d'Alexis et que l'armée chrétienne s'embarquerait pour Constantinople dans les premiers jours du printemps.

Avant le siège de Zara, le bruit de l'armement des croisés et d'une expédition dirigée contre la Grèce était parvenu à la cour de Byzance. L'usurpateur du trône d'Isaac avait songé dès lors à conjurer l'orage près de fondre sur ses états, et s'était hâté d'envoyer des ambassadeurs auprès du pape, qu'il regardait comme l'arbitre de la guerre et de la paix en Occident. Ces ambassadeurs devaient déclarer au souverain pontife que le prince qui régnait à Constantinople était le seul empereur légitime ; que le fils d'Isaac n'avait aucun droit à l'empire ; qu'une expédition contre la Grèce serait une entreprise injuste, périlleuse et contraire aux grands desseins de la croisade. Le pape, dans sa réponse, ne chercha point à calmer les alarmes de l'usurpateur, et dit à ses envoyés que le jeune Alexis avait de nombreux partisans parmi les croisés, parce qu'il avait fait la promesse de secourir en personne la terre sainte et de mettre un terme à la rébellion de l'église grecque (53). Le pape n'approuvait point l'expédition de Constantinople ; mais, en parlant de la sorte, il espérait que le souverain qui régnait alors sur la Grèce, ferait les mêmes promesses que le prince fugitif, et serait plus capable de les remplir ; il conservait l'espoir qu'on pourrait traiter avantageusement sans tirer l'épée et que les débats élevés pour l'empire d'Orient seraient jugés à son tribunal suprême ; mais le vieil Alexis, soit qu'il fut persuadé qu'il avait intéressé le pape à sa cause, soit qu'il crût prudent de ne point montrer ses alarmes, soit qu'enfin la vue d'un péril éloigné ne put émouvoir son indolence, n'envoya point de nouveaux ambassadeurs, et ne fît plus aucune démarche pour prévenir l'invasion des guerriers de l'Occident.

D'un autre côté, le roi de Jérusalem et les chrétiens de la Palestine ne cessaient de faire entendre leurs plaintes et d'implorer les secours que le chef de l'église leur avait promis. Le pape, vivement touché de leurs prières et toujours plein de zèle pour la croisade qu'il avait prêchée, réunissait tous ses efforts pour diriger les armes des croisés contre les Turcs. Il venait d'envoyer en Palestine les cardinaux Pierre de Capoue et Siffred, légats du Saint-Siège, pour relever le courage des chrétiens d'Orient et leur annoncer le départ prochain de l'armée des croisés. Lorsqu'il apprit que les chefs de la croisade avaient pris la résolution d'attaquer l'empire de Constantinople, il leur adressa les plus vives réprimandes, et leur reprocha de regarder en arrière comme la femme de Loth.
« Que personne de vous, disait-il, ne se flatte qu'il soit permis d'envahir ou de piller la terre des Grecs, sous prétexte qu'elle n'est pas assez soumise et que l'empereur de Constantinople a usurpé le trône sur son frère ; quelque crime qu'il ait commis, ce n'est pas à vous d'en juger : vous n'avez pas pris la croix pour venger l'injure des princes, mais celle de Dieu. »

Innocent terminait sa lettre sans donner sa bénédiction aux croisés ; et, pour les effrayer sur leur nouvelle entreprise, il les menaçait des malédictions du ciel. Les seigneurs et les barons reçurent avec respect les remontrances du souverain pontife ; mais ils ne changèrent rien à la détermination qu'ils venaient de prendre.

Alors ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'expédition de Constantinople, recommencèrent leurs plaintes, et ne mirent plus de ménagements dans leurs discours. L'abbé de Vaux-de-Cernay, l'abbé Martin-Litz, un des prédicateurs de la croisade, le comte de Montfort, un grand nombre de chevaliers, firent tous leurs efforts pour ébranler l'opinion de l'armée ; et, ne pouvant y parvenir, ils ne songèrent plus qu'à s'éloigner, les uns pour retourner dans leurs foyers, les autres pour se rendre dans la Palestine (54). Ceux qui abandonnaient leurs drapeaux et ceux qui restaient au camp, s'accusaient réciproquement de trahir la cause de Jésus-Christ (55). Cinq cents soldats s'étant jetés sur un vaisseau firent naufrage, et périrent tous dans les flots ; plusieurs autres, en traversant l'Illyrie, furent massacrés par les peuples sauvages de cette contrée. Ceux-là périssaient en maudissant l'esprit d'ambition et d'égarement qui éloignait l'armée chrétienne du véritable objet de la croisade ; les autres, restés fidèles à leurs drapeaux, déploraient la mort tragique de leurs compagnons, et disaient entre eux : « La miséricorde de Dieu est restée parmi nous : malheur à ceux qui s'écartent de la voie du Seigneur ! »

Les chevaliers et les barons s'affligeaient en secret de n'avoir point obtenu l'approbation du pape ; mais ils étaient persuadés qu'à force de victoires ils justifieraient leur conduite aux yeux du Saint-Siège et que le père des fidèles reconnaîtrait dans leurs conquêtes l'expression des volontés du ciel.

Les croisés reçoivent Alexis, fils d'Isaac l'Ange l'empereur de Constantinople à Zara

Les croisés étaient près de s'embarquer pour leur expédition, lorsque le jeune Alexis arriva lui-même à Zara. Sa présence excita un nouvel enthousiasme pour sa cause ; il fut reçu au bruit des trompettes et des clairons, et présenté à l'armée par le marquis de Montferrat (56), dont les frères aînés avaient été liés par un mariage et la dignité de César à la famille impériale de Constantinople. Les barons saluèrent empereur le jeune Alexis, avec d'autant plus de joie que sa grandeur future devait être leur ouvrage. Alexis avait pris les armes pour briser les fers de son père ; on admirait en lui le plus touchant modèle de la piété filiale ; il allait combattre l'usurpation, punir l'injustice, étouffer l'hérésie ; on le regardait comme un envoyé de la providence. Les infortunes des princes destinés à régner touchent plus les coeurs que celles des autres hommes. Dans le camp des croisés les soldats se racontaient entre eux les malheurs d'Alexis ; ils plaignaient sa jeunesse, déploraient son exil et la captivité d'Isaac. Alexis, accompagné des princes et des barons, parcourait les rangs de l'armée, et répondait par toutes les démonstrations de la reconnaissance au généreux intérêt que lui témoignaient les croisés.

Animé des sentiments qu'inspiré le malheur et qui souvent ne durent pas plus que lui, le jeune prince prodigua les serments, les protestations, et promit plus encore qu'il n'avait fait par ses envoyés, sans songer qu'il se mettait dans la nécessité de manquer à sa parole et de s'attirer un jour les reproches de ses libérateurs.

Cependant les croisés renouvelaient chaque jour le serment de placer le jeune Alexis sur le trône de Constantinople. L'Italie et tout l'Occident retentissaient du bruit de leurs préparatifs. L'empereur de Byzance semblait seul ignorer la guerre qu'on venait de déclarer à sa puissance usurpée, et s'endormait sur un trône près de s'écrouler.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

47 — Au milieu des grands événements de la croisade, Gunther a soin de nous dire que plusieurs fois son abbé eut envie de quitter l'armée des pèlerins, parce que les croisés avaient été excommuniés (Canisius, t. IV, pag. 9).
48 — Katona, dans son Histoire critique des rois de Hongrie, s'exprime avec amertume contre les croisés, et rapporte des faits peu favorables aux Vénitiens et aux Français qui avaient fait le siège de Zara. L'archidiacre Thomas, un des historiens de Hongrie, ne ménage pas non plus les Vénitiens, qu'il accuse de tyrannie, et qui faisaient, dit-il, détester leur puissance maritime par tous les excès de la violence et de l'injustice.
49 — Les barons employèrent toute la semaine à calmer cette noise. (Villehardouin, liv. II.)
50 — Cette permission de vivre de pillage, même en pays ami, est remarquable, d'autant plus que le pape prétend l'autoriser par des exemples de l'écriture (Fleury, Hist. ecclés., liv. LXXVI).
51 — Innocent, en donnant aux croisés la permission de prendre des vivres où ils en trouveraient, ajoutait : « Pourvu que ce soit avec la crainte de Dieu, sans faire de tort à personne, et dans la résolution de restituer. » (Epistol. Innoc. III, lib. VI.)
52 — Le continuateur de Guillaume de Tyr, Bernard le Trésorier.
53 — Voyez, dans les Gesta Innoc. III, la lettre du pape à l'usurpateur. Baronius l'a aussi rapportée, ad ann. 1202, ibid. Nicétas ne parle pas de cette correspondance.
54 — Gunther a célébré la résolution de son abbé Martin-Litz, qui partit alors pour la Palestine (Canisius, Monum. ecclesiast, t. II, p. 9). L'obéissance docile du comte de Montfort envers le Saint-Siège pourrait expliquer la confiance que les pontifes mirent en lui dans les guerres sanglantes des Albigeois.
55 — Le maréchal de Champagne, qui professe l'opinion de la majorité des barons et des chevaliers, ne laisse échapper aucune occasion de blâmer avec amertume ceux qui abandonnaient l'armée des croisés.
56 — Une double alliance et la dignité de César avaient lié les deux frères aînés de Boniface avec la famille impériale. Reinier de Montferrat avait épousé Marie, fille de l'empereur Manuel Comnène ; Conrad, qui avait, défendu la ville de Tyr, était, avant la troisième croisade, marié à Théodore Angéla, soeur des empereurs Isaac et Alexis (Ducange , Familles Byzantines P- 183 à 203).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

6 — Ce qu'était devenu l'empire Grec sous Alexis

L'empereur Alexis, ainsi que la plupart de ses prédécesseurs, était un prince sans vertus et sans caractère. Lorsqu'il déposséda son frère, il laissa commettre le crime à ses courtisans, et, quand il fut sur le trône, il leur abandonna le soin de son autorité. Il prodigua tous les trésors de l'état, afin de se faire pardonner son usurpation ; et, pour réparer ses finances, il vendit la justice, il ruina ses sujets, et fit piller les navires marchands qui se rendaient de Venise à Constantinople. L'usurpateur avait répandu les dignités et les honneurs avec une telle profusion, que personne ne s'en croyait honoré et qu'il ne lui restait plus de véritable récompense pour le mérite. « Il ne refusait rien, dit Nicétas, quelque impertinente, quelque ridicule demande qu'on lui fît : il aurait accordé la permission de labourer la mer, de voguer sur la terre, de transporter les montagnes, et de mettre Athos sur Olympe. » Alexis avait associé à l'autorité souveraine sa femme Euphrosine, qui remplissait l'empire de ses intrigues et scandalisait la cour par ses moeurs. Sous son règne, l'empire avait été plusieurs fois menacé par les Bulgares et parles Turcs. Alexis se rendit quelquefois à l'armée, mais il ne vit jamais ses ennemis. Tandis que les Barbares ravageaient ses frontières, il s'occupait d'aplanir des collines, de tracer des jardins sur les bords de la Propontide. Livré à une honteuse mollesse, il licencia une partie de ses troupes ; et, craignant d'être troublé dans ses plaisirs par le bruit des armes, il vendit les vases sacrés et dépouilla les tombeaux des empereurs grecs, pour acheter la paix de l'empereur d'Allemagne, devenu maître de la Sicile. L'empire n'avait plus de marine : les ministres d'Alexis avaient vendu les agrès et les cordages des vaisseaux ; les forêts, qui pouvaient fournir des bois de construction, étaient réservées aux plaisirs du prince, et gardées, dit Nicétas, comme celles qui étaient autrefois consacrées aux dieux (57).

Jamais on ne vit éclater plus de conspirations ; sous un prince qu'on ne voyait jamais, l'état semblait être dans un interrègne, le trône impérial ne paraissait plus qu'une place vide, et tous les ambitieux prétendaient à l'empire. Le dévouement, la probité, la bravoure, n'obtenaient plus ni l'estime de la cour ni celle des citoyens : on ne récompensait avec éclat que ceux qui avaient inventé une volupté ou trouvé un nouvel impôt. Au milieu de cette dépravation générale, les provinces n'entendaient parler de l'empereur que pour payer des tributs (58) ; l'armée, sans discipline et sans solde, n'avait point de chefs capables de la commander. Tout semblait annoncer une prochaine révolution dans l'empire. Le péril était d'autant plus grand, que personne n'osait le prévoir. Aucun des sujets d'Alexis ne songeait à faire parvenir la vérité jusqu'au pied du trône ; des oiseaux instruits à répéter des satires interrompaient seuls le silence du peuple, et publiaient sur les toits des maisons et dans les carrefours les scandales de la cour et la honte de l'empire.

Les Grecs conservaient encore la mémoire des événements glorieux ; mais ces souvenirs ne leur donnaient point d'émulation et ne leur inspiraient qu'une vanité stérile. La gloire et les vertus des temps passés ne servaient qu'à montrer les misères de leur décadence ; et, plus ils parlaient de l'ancienne Grèce et de la vieille Rome, plus ils paraissaient dégénérés. Ils n'écoutaient plus la voix de la patrie, et ne savaient obéir qu'à des moines qui s'étaient mis à la tête de toutes les affaires, et qui s'attiraient la confiance du peuple et du prince par des prédictions frivoles ou des visions insensées. Les Grecs se consumaient en de vaines disputes qui énervaient leur caractère, redoublaient leur ignorance, étouffaient leur patriotisme. Lorsque la flotte des croisés allait mettre à la voile, on agitait à Constantinople la question de savoir si le corps de Jésus-Christ, dans l'eucharistie, est corruptible ou incorruptible : chaque opinion avait ses partisans, dont on proclamait tour à tour les défaites ou les triomphes, et l'empire menacé restait sans défenseurs (59).
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

57 — Le tableau que fait Nicétas de la cour d'Alexis, est remarquable, quoiqu'il se ressente de l'exagération ordinaire de l'historien.
58 — Lebeau, dans son Histoire du Sas-Empire, décrit longuement la décadence de l'empire grec et les vices des empereurs. Gibbon, observateur plus Blairé, néglige pourtant quelques détails importants de cette époque, et, ses derniers volumes, oublie trop souvent les Grecs pour parler des nations barbares de l'Orient et de l'Occident qui s'étaient partagé les débris de l'empire romain.
59 — Montesquieu a décrit éloquemment l'état de l'empire et les disputes théologiques qui agitaient les esprits au moment du siège de Constantinople par les Latins. C'est à ce grand écrivain qu'on pourrait appliquer cette pensée que lui-même appliquait à Tacite : Il abrège tout parce qu'il voit tout.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

7 — Les croisés ont quitté la ville de Zara pour Constantinople

Les Vénitiens et les Français étaient partis de Zara ; toute la flotte devait se réunir à l'île de Corfou. Comme elle aborda sur les côtes de Macédoine, les habitants de Duras apportèrent au jeune Alexis les clefs de la ville, et le reconnurent pour leur maître. Le peuple de Corfou ne tarda pas à suivre cet exemple, et reçut les croisés comme des libérateurs. Les acclamations du peuple grec sur le passage des Latins étaient d'un heureux augure pour le succès de leur expédition.

Les croisés firent halte à Corfou

L'île de Corfou, pays des anciens Phéaques, si célèbre par le naufrage d'Ulysse et par les jardins d'Alcinoos, offrait aux croisés des pâturages et des vivres abondants. La fertilité de l'île engagea les chefs à y faire un séjour de plusieurs semaines ; un aussi long repos pouvait avoir des suites funestes pour une armée entraînée par l'enthousiasme, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de réfléchir. Au milieu de l'oisiveté, on vit bientôt renaître les plaintes et les murmures qui avaient éclaté au siège de Zara.

On venait d'apprendre que Gauthier de Brienne avait conquis la Pouilles et le royaume de Naples. Cette conquête, faite dans l'espace de quelques mois par soixante chevaliers, avait enflammé l'imagination des croisés, et donnait aux mécontents l'occasion de blâmer l'expédition de Constantinople, dont les préparatifs étaient immenses, les périls évidents, et le succès incertain.
« Tandis que nous allons, disaient-ils, épuiser toutes les forces de l'Occident dans une entreprise inutile, dans une guerre lointaine, Gauthier de Brienne s'est rendu maître d'un riche royaume, et se dispose à remplir les serments qu'il a faits avec nous de délivrer la terre sainte : pourquoi ne lui demanderions-nous pas des vaisseaux ? Pourquoi ne partirions-nous pas avec lui pour la Palestine ? « 
Ces discours avaient entraîné un grand nombre de chevaliers qui étaient prêts à se séparer de l'armée.

Déjà les principaux des mécontents s'étaient réunis dans un vallon écarté pour y délibérer sur les moyens d'exécuter leur projet, lorsque les chefs de l'armée, avertis du complot, s'occupèrent des mesures les plus propres à en prévenir les suites. Le doge de Venise, le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat, plusieurs évêques couverts d'habits de deuil et faisant porter des croix devant eux, se rendirent dans le vallon où s'étaient rassemblés les dissidents. Aussitôt qu'ils eurent aperçu de loin leurs infidèles compagnons qui délibéraient à cheval, ils mirent pied à terre et s'avancèrent vers le lieu de l'assemblée dans une attitude suppliante. Les instigateurs de la désertion, voyant venir ainsi les chefs de l'armée et les prélats, suspendent leur délibération et descendent eux-mêmes de cheval. On s'approche de part et d'autre ; les princes, les comtes, les évêques, se jettent aux pieds des mécontents, et, fondant en larmes, jurent de rester ainsi prosternés jusqu'à ce que les guerriers qui voulaient les abandonner aient renouvelé le serment de suivre l'armée des chrétiens et de rester fidèles aux drapeaux de la guerre sainte.
« Quand les autres virent cela, dit Villehardouin, témoin oculaire ; quand ils virent leurs seigneurs liges, leurs plus proches parents et amis se jeter ainsi à leurs pieds, et, par manière de parler, leur crier merci, ils en eurent fort grand pitié, et le coeur leur attendrit de façon qu'ils ne purent se tenir de plorer, leur disant qu'ils en aviseroient par ensemble. » Après s'être écartés un moment pour délibérer, ils revinrent auprès de leurs chefs, et promirent de rester à l'armée jusqu'aux premiers jours de l'automne, à condition que les barons et les seigneurs jurent sur les évangiles de leur fournir, à cette époque, des vaisseaux pour se rendre en Syrie.
Les deux partis s'engagèrent par serment à remplir les conditions du traité, et retournèrent ensemble dans le camp, où les pèlerins ne parlèrent plus que de l'expédition de Constantinople.

La flotte des croisés partit de Corfou la veille de la Pentecôte, 1203. Les palendries, les galères et les navires de transport, auxquels s'étaient joints beaucoup de vaisseaux marchands, couvraient un espace immense ; le ciel était pur et serein, le vent doux et favorable. A voir cette flotte, on pouvait croire qu'elle allait conquérir le monde : « Moi, Villehardouin, s'écrie ici l'historien de cette expédition, moi, maréchal de Champagne, qui cette oeuvre dictai, j'atteste que jamais plus belle chose ne fut vue. »

« Au mois de juin 1830, nous avons suivi la même route que la flotte de Venise. Laissant derrière nous les îles Ioniennes, nous dirigeâmes notre marche entre les rives du Péloponnèse et les îles de Sapience (les antiques OEnuses), nous côtoyâmes la terre du Péloponnèse : nous avions à notre gauche Navarin ou l'ancienne Pylos, Modon ou Méthone ; plus loin, dans le golfe de Messénie, les villes de Coron et de Calamata. Dans le tableau si varié que nous offraient les rivages de la Grèce, deux spectacles imposants frappaient nos regards : le mont Ithome, au pied duquel se trouvent encore les ruines de l'ancienne Messène, et le mont Taygète, dont les cimes, blanchies par les frimas, s'abaissent vers l'orient jusqu'au promontoire de Ténare, aujourd'hui le cap Matapan ; au delà du Ténare s'élèvent les rives escarpées du Magne, dans l'ancienne Laconie ; puis s'avance dans la mer le cap Malée, aujourd'hui cap Saint-Ange, si redouté des marins dans l'antiquité. »

Entre le cap Malée et l'île de Cérigo, la flotte vénitienne rencontra plusieurs navires portant des pèlerins qui avaient quitté les drapeaux de l'armée : ceux-ci, à l'aspect d'un si grand appareil de puissance et de force, restèrent tout honteux et se cachèrent au fond de leurs vaisseaux ; un seul descendit par une corde et quitta ses compagnons en leur disant : Je vais avec ces gens-ci, qui ont bien l'air de conquérir de grands royaumes. On lui en sut fort bon gré, dit le maréchal de Champagne, et l'armée le vit de bon oeil.

La flotte s'arrêta devant Négrepont, puis devant Andros, où le jeune Alexis fut proclamé empereur. Les vents d'Afrique poussèrent les navires vénitiens à travers la mer Egée ; les croisés laissèrent à leur gauche l'île de Lesbos ou Mételin ; entrés dans l'Hellespont, ils dépassèrent Lemnos, Samothrace, Ténédos, la côte où se montraient les tombeaux d'Achille et de Patrocle et les ruines « d'Alexandria Troas. » Ils vinrent jeter l'ancre devant la ville d'Abydos (60).

Première victoire des croisés sur la route de Contantinople

L'Hellespont, en cet endroit, n'a pas un mille et demi de largeur. La ville d'Abydos, que Villehardouin appelle « Avie » (61) couvrait une langue de terre sur laquelle on ne trouve aujourd'hui que des amas de pierres et une forteresse turque. Les seigneurs et les barons, à qui on vint présenter les clefs de la ville, « firent mult bien garder la cité, de telle sorte que les habitants ne perdirent pas un denier. » L'armée de la croix resta huit jours au mouillage d'Abydos ; les chevaliers ne connaissaient rien des merveilles qui avaient autrefois illustré cette rive de l'Hellespont. Les clercs les plus instruits ne savaient pas que, dans la partie du détroit où la flotte s'était arrêtée, Xercès, roi de Perse, avait fait passer son armée sur un pont de bois, et que, plus tard, Alexandre avait traversé le même détroit pour marcher à la conquête de l'Asie ; ils ne savaient pas non plus que les plaines voisines de l'Ida avaient vu dans l'antiquité l'élite belliqueuse de la Grèce renverser les remparts d'une royale cité, et qu'un grand empire avait été détruit dans une guerre assez semblable à celle que les pèlerins allaient faire aux maîtres de Byzance. Les croisés champenois et les italiens, sans s'occuper des ruines dispersées dans ces poétiques contrées, ramassèrent la moisson qui couvrait les champs, pour approvisionner la flotte et l'armée. Poursuivant leur marche, ils virent Lampsaque et Gallipoli, traversèrent la mer de Marmara (62) ou la Propontide, et s'arrêtèrent devant la pointe de Saint-Etienne ou San-Stephano, à trois lieues de Constantinople (63). Alors ceux qui n'avaient point vu cette magnifique cité purent la contempler à leur aise (64).

Les croisés contemple la ville impériale

Baignée au midi par les flots de la Propontide, à l'orient par le Bosphore, au septentrion par le golfe qui lui sert de port, la reine des villes apparaissait aux croisés dans tout son éclat. Une double enceinte de murailles l'entourait dans une circonférence de plus de sept lieues ; les rives du Bosphore, jusqu'à l'Euxin, ressemblaient à un grand faubourg ou à une suite continue de jardins. Dans le temps de sa splendeur, Constantinople tenait à son gré les portes du commerce ouvertes ou fermées ; son port, qui recevait les vaisseaux de tous les peuples du monde, mérita d'être appelé par les Grecs la corne d'or, ou la corne d'abondance. Comme l'ancienne Borne, elle s'étendait sur sept montagnes, et, comme la cité de Romulus, elle porta quelquefois le nom de ville aux sept collines. La ville était divisée en quatorze quartiers ; elle avait trente-deux portes ; elle renfermait dans son sein des cirques d'une immense étendue, cinq cents églises, parmi lesquelles se faisait remarquer Sainte-Sophie, une des merveilles du monde, et cinq palais qui semblaient eux-mêmes des villes au milieu de la grande cité. Plus heureuse que Rome, sa rivale, la ville de Constantin n'avait point vu les barbares dans ses murs ; elle conservait, avec son langage, le dépôt des chefs-d'oeuvre de l'antiquité et les richesses accumulées de la Grèce et de Dieu.

Les croisés se préparent à prendre Constantinople par la force

Le doge de Venise et les principaux chefs de l'armée descendirent à terre, et tinrent conseil dans le moustier ou le monastère de Saint-Etienne (64). On délibéra d'abord pour savoir sur quel point on débarquerait. Nous devons regretter que Villehardouin ne rende pas compte en détail de tout ce qui fut dit dans ce conseil : combien il serait intéressant de connaître aujourd'hui quels furent les pensées et les sentiments des chevaliers de la croix, à la vue de Constantinople, et dans le moment même où allaient se livrer les combats décisifs de cette croisade !

L'histoire ne nous a laissé que le discours de Dandolo : « Je connais mieux que vous, dit le doge de Venise à ses compagnons, l'état et les façons d'agir de ce pays, y étant venu autrefois. Vous avez entrepris la plus grande affaire et la plus périlleuse que jamais on ait entreprise ; c'est pourquoi il faut y aller sagement et avec conduite. Si nous nous abandonnons sur la terre ferme, le pays étant vaste et spacieux, nos gens, ayant besoin de vivres, se répandront ça et là pour s'en procurer ; et, comme les campagnes sont très-peuplées (65), nous ne devons pas manquer de perdre beaucoup d'hommes, ce qui serait un malheur pour nous, attendu le peu de monde que nous avons pour achever l'entreprise commencée. Il y a tout près, à l'orient, des îles que vous pouvez voir d'ici (les îles des Princes) (66), qui sont habitées et fertiles en blé et toutes sortes de biens : allons-y prendre terre ; ramassons les vivres dont nous avons besoin, et, quand la flotte et l'armée seront approvisionnées, alors nous irons camper devant la ville impériale, et nous ferons ce que Dieu nous conseillera de faire. »

Cet avis du doge fut approuvé unanimement par les barons ; tous retournèrent à leurs vaisseaux, où ils passèrent la nuit. Le lendemain, au lever du jour, les bannières et les gonfalons furent arborés à la poupe des navires et sur le haut des mâts; les écus et les boucliers des chevaliers étaient rangés le long du pont des vaisseaux, et présentaient comme les créneaux d'une forteresse (67). Chaque croisé fit alors la visite de ses armes, pensant qu'il aurait bientôt besoin de s'en servir.

La flotte leva les ancres ; le vent, qui venait du sud, la poussa vers Constantinople ; quelques vaisseaux passèrent si près des murailles que plusieurs croisés furent atteints par des pierres et des traits lancés de la ville. Toute l'armée de la croix se trouvait sur le pont des navires. Les remparts étaient couverts de soldats, le rivage couvert de peuple. Le vent et la fortune avaient fait changer la résolution prise à San-Stephano : au lieu de se diriger vers les îles des Princes, la flotte s'avança à pleines voiles vers la côte d'Asie, et s'arrêta devant Calcédoine, presque en face de Constantinople ; les croisés débarquèrent en cet endroit. Il y avait là un palais impérial, où les principaux chefs de la croisade prirent leur logement ; l'armée tendit ses pavillons et ses tentes le long du rivage. La campagne était riche et féconde : des meules de blé couvraient les champs, et chacun put faire ses provisions à son gré. Trois jours après leur arrivée, le lendemain de la Saint-Jean-Baptiste, la flotte remonta le canal et alla jeter l'ancre devant un autre palais de l'empereur, qu'on appelait Scutari. L'armée se rendit par terre dans le même lieu ; là, elle se trouvait en face de la ville impériale et du port de Constantinople. Les chefs s'étaient établis dans le palais et les jardins où l'empereur Alexis, selon l'expression de Nicétas (68), s'occupait naguère d'aplanir les montagnes et de combler les vallées, tandis qu'un terrible ouragan était près de fondre sur son empire. Alors les chevaliers de la croix se mirent à parcourir les riches campagnes qui s'étendent au delà de Scutari. Une de leurs troupes, s'étant avancée à trois lieues du camp, aperçut de loin des tentes et des pavillons sur le penchant d'un coteau : c'était le grand duc ou chef des armées de mer de l'empire, qui campait avec cinq cents soldats grecs. Les guerriers latins se disposèrent à l'attaque, et, de leur côté, les Grecs se rangèrent en bataille. Le combat ne dura pas longtemps : les soldats du grand duc s'enfuirent au premier choc, abandonnant leurs tentes, leurs provisions et leurs bêtes de somme. Cette victoire facile des Latins acheva de répandre la terreur dans tout le pays : personne n'osait plus les attendre les armes à la main ; ce qui fait dire à Nicétas que les commandants grecs étaient timides comme des cerfs, et n'osaient combattre des hommes qu'ils appelaient des anges exterminateurs, des guerriers de bronze. Cependant l'usurpateur Alexis commença à sortir de son sommeil. Le dixième jour de leur arrivée, il envoya aux croisés un ambassadeur, pour les saluer et savoir quels étaient leurs desseins. Un Italien, Nicolas Rossi, choisi pour cette mission, se présenta devant les chefs de la croisade et leur parla ainsi (69) : « L'empereur sait que vous êtes les plus grands et les plus puissants princes entre ceux qui ne portent point de couronne, et que vous commandez aux peuples les plus braves qui soient au monde ; mais il s'étonne que vous, étant chrétiens et lui aussi, vous soyez venus dans ses terres, sans le prévenir et lui demander son agrément. On lui a dit que le principal objet de votre voyage était la délivrance de la terre sainte. Si, pour accomplir ce pieux dessein, vous manquez de vivres, il vous en donnera volontiers ; il n'épargnera rien pour vous seconder dans l'exécution de votre entreprise ; mais il vous conjure de sortir de son territoire de bonne volonté : il pourrait bien vous contraindre par la force, car sa puissance est grande ; et, quand vous seriez vingt fois plus de gens que vous êtes, vous ne pourriez vous sauver et vous mettre à l'abri de sa colère, s'il voulait vous attaquer et vous mal faire. »

Conon de Béthune, sage chevalier, éloquent et lien disant, fut chargé de répondre à l'envoyé d'Alexis (70) : « Beau sire, lui dit-il, votre maître s'étonne que nos seigneurs et barons soient entrés sur son territoire. Vous savez trop bien que la terre dans laquelle nous sommes n'est pas à lui, puisqu'il occupe à tort, et contre Dieu et raison, ce qui doit appartenir à son neveu, que vous voyez assis au milieu de nous. S'il veut lui demander pardon et lui restituer la couronne impériale, nous emploierons nos prières vers Isaac et son fils, afin qu'ils lui pardonnent et lui donnent de quoi vivre honorablement et selon sa condition. Au reste, à l'avenir, ne soyez si téméraire ni si hardi de venir ici pour de semblables messages. »

Nicolas Rossi retourna avec cette réponse auprès d'Alexis. Le lendemain les barons, après s'être concertés entre eux, résolurent de faire une tentative auprès du peuple de la capitale, et de montrer aux Grecs le jeune Alexis, fils d'Isaac. On fit équiper plusieurs galères, où montèrent les barons et les chevaliers ; dans une de ces galères on remarquait le jeune Alexis, que le doge de Venise et le marquis de Montferrat tenaient par la main. Ils s'approchèrent ainsi des remparts de la capitale. Un héraut d'armes disait à haute voix : « Voici votre seigneur légitime. Sachez que nous ne sommes pas venus ici pour vous faire le moindre mal, mais pour vous garder et vous défendre, si vous faites ce que vous devez. Vous savez que celui à qui vous obéissez s'est méchamment et à tort emparé du pouvoir suprême, et vous n'ignorez pas avec quelle déloyauté il s'est conduit envers son seigneur et sire. Vous voyez ici le fils et l'héritier d'Isaac : si vous venez à son parti, vous ferez votre devoir ; sinon, sachez bien que nous vous ferons le plus de mal que nous pourrons. »
Il n'y eut pas un Grec de la ville ou de la campagne qui répondît à ces paroles des croisés : tous étaient retenus par la crainte de l'usurpateur. Alors les chevaliers et les barons s'en revinrent au camp, et ne s'occupèrent plus que de faire la guerre aux Grecs.

Le 6 juin 1203, les croisés marchent sur Constantinople

Le 6 juillet, après avoir ouï la messe, les chefs de la croisade s'assemblèrent, et tinrent conseil, à cheval, dans une vaste plaine, qui est aujourd'hui le grand cimetière de Scutari (71). On arrêta dans cette assemblée que toute l'armée rentrerait dans la flotte et traverserait le détroit de Saint-George ou le Bosphore. Les croisés venus de France furent divisés en six bataillons. Baudouin de Flandre eut la conduite de l'avant-garde, parce qu'il avait sous ses drapeaux-grand nombre de braves, et plus d'arbalétriers et d'archers que les autres chefs. Henri, frère de Baudouin, devait conduire le second bataillon avec Mathieu de Valincourt et autres bons chevaliers des provinces de Flandre et de Hainaut. Le troisième corps avait pour chef Hugues de Saint-Paul, auquel s'étaient réunis Pierre d'Amiens, Eustache de Canteleu, Anseau de Cayeux, et plusieurs bons chevaliers de la Picardie. Louis, comte de Blois, seigneur riche et puissant, avait le quatrième bataillon, composé d'une foule de chevaliers et de braves guerriers partis des pays qu'arrose la Loire. Le cinquième bataillon était commandé par Mathieu de Montmorency et par André de Champlitte, conduisant sous leurs bannières les pèlerins de la Bourgogne, de la Champagne, de l'Ile-de-France et de la Touraine. Dans ce cinquième bataillon, on remarquait Villehardouin, maréchal de Champagne, Oger de Saint-Cheron, Manassès de Lille, Miles de Brabant, Machaire de Sainte-Menehould. Les croisés de la Lombardie, de la Toscane, des pays voisins des Alpes, formaient le sixième corps, sous les ordres de Boniface, marquis de Montferrat.

Quand on eut divisé ainsi l'armée, les prêtres et les évêques firent des remontrances à tous ceux du camp, les exhortant à se confesser et à faire leur devise ou leur testament, ce qu'ils firent de grand zèle et dévotion. Le jour marqué pour traverser le détroit, toute l'armée fut sur pied de grand matin. Villehardouin, qui nous représente sans cesse les croisés marchant de prodige en prodige et de péril en péril, ne manque pas, en cette circonstance, d'exprimer sa surprise et de répéter ces paroles qui reviennent à chaque page de son récit : « Véritablement, ce fut la plus périlleuse entreprise qui se fit jamais. » Au premier signal, les barons et les chevaliers s'embarquèrent sur les navires appelés « palendries » ; ils étaient armés de pied en cap, les heaumes lacés, et leurs palefrois sellés et caparaçonnés ; les archers et les arbalétriers, tous les gens de pied, montèrent dans de gros et pesants vaisseaux. Les galères, à deux et à trois rangs de rames, s'avançaient à la tête de la flotte. A chaque galère on avait attaché, avec des câbles, un ou deux grands navires, pour les faire avancer contre les courants et les vents contraires.

L'empereur Alexis et son armée face aux croisés

L'empereur Alexis, qui avait vu les préparatifs des croisés, était venu camper avec une nombreuse armée sur la rive occidentale du Bosphore ; il occupait le penchant de la colline des Figuiers ou de Péra, depuis le lieu que les Turcs appellent la Pointe de Tophana, jusqu'au lieu appelé Betaschi, où s'élève aujourd'hui un palais des sultans. L'aspect de cette armée grecque ne ralentit point l'ardeur et le zèle impatient des croisés (72) : « on ne demandait point qui devoit aller le premier, qui après, mais c'étoit à qui prendrait les devants, » A mesure qu'on approchait de la rive, les chevaliers, tous le casque en tête et l'épée à la main, s'élançaient dans les flots, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Chacun aborda où il se trouvait ; les chevaux furent tirés à terre ; les archers se placèrent en avant des bataillons. On était parti au lever du jour ; le soleil n'avait pas atteint la moitié de son cours, que toute l'armée se trouvait rangée en bataille sur la côte. Il y eut sans doute beaucoup de confusion dans ce débarquement précipité, et l'ennemi aurait pu profiter du désordre ; mais Alexis n'eut pas le courage de présenter le combat aux Latins : frappé de terreur, il se hâta d'abandonner son camp, et se retira dans la ville.

Les croisés, maîtres de toute la côte, s'emparèrent du camp des Grecs, et se présentèrent devant la tour de Galata (73). L'armée passa la nuit dans le quartier de « Stanor, une moult bonne ville et riche, » habitée alors par les juifs. Le lendemain, au lever du jour, les croisés se préparaient à livrer un assaut à la forteresse : une foule de Grecs accoururent de la ville dans des barques, et se réunirent, pour attaquer l'armée des pèlerins, à ceux qui gardaient la tour. Jacques d'Avesnes, au milieu de ses Flamands, reçut un coup de lance dans le visage, et se trouva en péril de mort. La vue de leur chef blessé anima le courage des croisés, qui repoussèrent l'ennemi. Beaucoup de Grecs se précipitèrent dans la mer et se noyèrent, les autres s'enfuirent dans la forteresse de Galata; mais ils n'eurent pas le temps de fermer les portes de la tour, et les Latins y pénétrèrent avec ceux qui fuyaient. Alors on s'occupa de rompre la chaîne de fer qui fermait le port. Les historiens de Venise rapportent qu'un gros vaisseau qui portait le nom d'Aquila, poussé par un vent favorable, vint frapper violemment la chaîne tendue sur les flots, et la brisa avec d'énormes ciseaux d'acier attachés à sa proue. Bientôt les galères des Grecs furent prises, et toute la flotte des pèlerins s'avança en triomphe au milieu du golfe.

Maîtres ainsi du port et de tout le quartier de Galata, les croisés délibèrent pour savoir s'ils attaqueront la cité impériale par terre ou par mer. Les Vénitiens étaient d'avis qu'on dressât les échelles sur les vaisseaux et qu'on attaquât du côté du port ; les croisés français disaient qu'ils ne savaient point combattre sur mer et qu'ils ne pouvaient vaincre sans leurs chevaux. On décida que l'attaque des Vénitiens se ferait par mer et que les chevaliers et les barons livreraient leurs assauts du côté de la terre. La flotte alla se placer devant les remparts de la capitale, tandis que les six bataillons français, traversant le Cydaris entre la pointe du golfe et la vallée appelée aujourd'hui la Vallée des eaux douces, allèrent s'établir sur une colline où se trouve maintenant le faubourg d'Ayoub. L'armée était campée entre le palais des Blaquernes et une abbaye close de murs qu'on nommait alors la tour de Bohémond (74). « Ce fut une chose étonnante et bien hardie, dit Villehardouin, de voir qu'une si petite troupe de gens, qui suffisait à peine à l'attaque d'une des portes, entreprît d'assiéger Constantinople, qui avait trois lieues de front du côté de la terre. »

D'après un examen attentif des lieux, nous croyons que cette porte, devant laquelle campèrent les croisés, était la porte « d'Egri capou, » ou « porte oblique. » Les barons et les chevaliers (75) sans s'étonner du nombre de leurs ennemis et des difficultés de l'entreprise, dressèrent leurs machines et se préparèrent à l'assaut ; le jour et la nuit ils étaient sur pied, gardant leurs mangonneaux, et repoussant les sorties de l'ennemi ; cinq à six fois dans une journée, tous les pèlerins se mettaient sous les armes. Personne ne pouvait s'éloigner du camp, à plus de trois arbalétrées, pour reconnaître le pays et chercher des vivres, dont on avait grand besoin. Les Grecs, chaque jour, se présentaient devant les retranchements et les palissades des Latins : presque toujours repoussés avec perte, ils revenaient en plus grand nombre. Dix jours s'écoulèrent ainsi dans des combats et des escarmouches continuels ; le dixième jour du siège, qui était le 17 juillet, on résolut de livrer un assaut général par terre et par mer ; on donna en même temps le signal à la flotte et à l'armée.

Trois corps ou bataillons de l'armée des barons restèrent à la garde du camp, les autres s'avancèrent contre les murs de la ville. Ceux qui gardaient le camp étaient les Bourguignons et les Champenois, les pèlerins de la Lombardie, du Piémont et de la Savoie, commandés par le marquis de Montferrat. Baudouin de Flandre, le comte de Blois, Hugues de Saint-Paul, avec les Flamands, les Picards et les croisés de la Loire, allèrent à l'assaut. Les assaillants dressèrent leurs échelles à un avant-mur défendu par des « Anglais et des Danois » (76) (Villehardouin désigne ainsi la troupe intrépide des « Varanges, » à qui les empereurs grecs confiaient la garde de leur personne et de leur palais). Les guerriers français se disputent l'honneur de monter sur la muraille ; quinze des plus vaillants arrivèrent au sommet des échelles, et combattirent à la hache et à l'épée. La fortune toutefois ne couronna point leur audace : les assaillants furent obligés d'abandonner l'attaque, et laissèrent deux des leurs entre les mains des Grecs. Les deux prisonniers furent conduits au palais des Blaquernes, et présentés à l'empereur Alexis, qui en montra une grande joie. Pendant ce temps, les Vénitiens poursuivaient leur attaque par mer. Dandolo avait fait ranger sa flotte sur deux lignes : les galères étaient au premier rang, montées par des archers, et chargées de machines de guerre ; derrière les galères s'avançaient de gros vaisseaux, sur lesquels on avait construit des tours qui dominaient les plus hautes murailles de Constantinople. Dès le point du jour, le combat s'était trouvé engagé entre la ville et la flotte. Le bruit des vagues battues par les rames, les cris des matelots et des combattants, le feu grégeois sillonnant la mer, s'attachant aux navires et bouillonnant sur les flots, des éclats de rocher lancés d'un côté sur les maisons et les palais, de l'autre sur les vaisseaux, présentaient un spectacle mille fois plus effrayant que celui de la tempête. Au milieu de cette terrible bataille, Henri Dandolo, « qui vieil home estait et goutte ne veoit, » ordonnait aux siens de le descendre à terre, et les menaçait de « faire justice de leur corps » s'ils ne lui obéissaient. Les ordres de l'intrépide doge sont bientôt exécutés : les hommes de son équipage le prennent entre leurs bras et le déposent sur la rive, portant devant lui le gonfalon de Saint-Marc. A cet aspect, toutes les galères s'approchent de la terre ; les plus braves soldats volent sur les pas de Dandolo ; les vaisseaux, qui jusque-là étaient restés immobiles, s'avancent et viennent se placer entre les galères; toute la flotte se déploie sur une seule ligne devant les murs de Constantinople, et présente aux Grecs effrayés un formidable rempart élevé sur les eaux. Les tours flottantes des vaisseaux abattent leurs pont-levis contre les tours de la ville, et, tandis qu'au pied des murs dix mille bras plantent des échelles et font mouvoir les béliers, on se bat sur le haut des murailles avec la lance et l'épée. Tout à coup l'étendard de Saint-Marc Paraît sur une tour de la ville, placé comme par une main invisible : à cette vue, les Vénitiens jettent un cri de joie, persuadés que le patron de Venise combat a leur tête. Bientôt vingt-cinq tours sont en leur pouvoir. Ils poursuivent les Grecs dans la ville ; mais, craignant de tomber dans quelque embuscade, ou d'être accablés par le peuple, dont la foule remplissait les rues et couvrait les places publiques, ils mettent le feu aux maisons qu'ils trouvent sur leur passage. L'incendie s'étend avec rapidité et chasse devant lui une multitude éperdue et tremblante.

Tandis que les flammes portaient au loin leurs ravages et que le plus grand désordre régnait dans Constantinople, Alexis, pressé par les cris du peuple, envoyait des troupes contre les Vénitiens, et lui-même sortait avec une armée par les portes de Sélivrée et d'Andrinople, pour attaquer ceux qui assiégeaient la ville par terre. L'armée impériale était en si grand nombre, qu'on eût pu croire, selon l'expression de Villehardouin, « que toute la ville étoit sortie. » A l'approche des Grecs, les croisés se mettent sous les armes ; leurs six bataillons se rangent à cheval autour de leurs palissades ; les arbalétriers et les archers étaient placés en avant ; chaque chef de bannière avait à ses côtés des écuyers et des sergents d'armes. Les Grecs s'approchèrent en bon ordre jusqu'à la portée de l'arc. « Il semblait être chose bien périlleuse, » dit le maréchal de Champagne, « que six batailles, et encore foibles, voulussent en attendre soixante. » La nouvelle d'un si grand danger étant venue au doge de Venise : il donna l'ordre aux siens de cesser le combat et d'abandonner les tours qu'on avait prises ; puis il se mit à leur tête, et les conduisit au camp des croisés français, disant qu'il voulait vivre et mourir avec les pèlerins. L'arrivée de Dandolo avec l'élite de ses Vénitiens redoubla le courage des barons et des chevaliers. Cependant les deux armées restèrent longtemps en présence, les Grecs n'osant en venir à la charge, les Latins demeurant immobiles devant leurs barrières et leurs palissades. Après une heure d'hésitation et d'incertitude, Alexis fît sonner la retraite ; alors les Latins sortirent de leurs retranchements, et suivirent l'armée grecque jusqu'à un palais appelé « Philotas. » « Pour dire vrai, s'écrie Villehardouin encore tout effrayé, jamais Dieu ne sauva personne d'un plus grand péril, comme il fit les nostres en ce jour. »

Alexis fuit Constantinople au petit jour

Mais bientôt il arriva un plus grand miracle : quand on vit l'empereur rentrer dans la ville sans avoir livré de combat, on fut plus effrayé que s'il avait été vaincu. Le peuple accusait l'armée, et l'armée accusait Alexis. L'empereur, se déliant des Grecs, redoutant les Latins, ne songea plus qu'à sauver sa vie ; il abandonna ses proches, ses amis, sa capitale (77), et s'embarqua secrètement au milieu des ténèbres de la nuit, pour aller chercher une retraite dans quelque coin de son empire.

Quand le jour vint apprendre aux Grecs qu'ils n'avaient plus d'empereur, le désordre et l'agitation furent extrêmes dans Constantinople : on s'assemblait dans les rues, on racontait les fautes des chefs, la honte des favoris, les malheurs du peuple. Depuis qu'Alexis avait abandonné sa puissance, on se rappelait le crime de son usurpation, et mille voix s'élevaient pour invoquer contre lui la colère du ciel. Au milieu de la confusion et du tumulte, les plus sages ne savaient quel parti prendre, lorsque les courtisans volent à la prison où gémissait Isaac ; ils brisent ses fers, et l'entraînent en triomphe dans le palais des Blaquernes. Quoique aveugle, il est placé sur le trône, et, lorsqu'il croit encore être entouré de ses bourreaux, il s'étonne d'entendre autour de lui des flatteurs ; en le voyant revêtu de la pourpre impériale, on s'attendrit pour la première fois sur des malheurs qu'il ne souffre plus. De toutes parts on s'excuse d'avoir été partisan d'Alexis, et d'avoir fait des voeux pour sa cause. On va chercher la femme d'Isaac, qu'on avait oubliée, et qui vivait dans une retraite dont personne ne savait le chemin sous le règne précédent (78).

Euphrosine, femme de l'empereur fugitif, était accusée d'avoir voulu profiter des troubles de Constantinople pour revêtir de la pourpre un de ses favoris. On la précipita dans un cachot, en lui reprochant tous les maux de la patrie et surtout les longues infortunes d'Isaac. Ceux que cette princesse avait comblés de ses bienfaits se distinguaient parmi ses accusateurs, et s'efforçaient de se faire un mérite de leur ingratitude.

L'empeureur Isaac l'Ange denouveau sur le trône

Dans les troubles politiques, tout changement est aux yeux du peuple un moyen de salut. On se félicitait dans Constantinople de la nouvelle révolution ; l'espérance renaissait dans tous les coeurs, et la multitude saluait Isaac par ses cris de joie. Bientôt la renommée va publier dans le camp des croisés ce qui s'est passé dans la capitale de l'empire. A cette nouvelle, le conseil des seigneurs et des barons s'assemble dans la tente du marquis de Montferrat; ils remercient la providence, qui vient de délivrer Constantinople, qui vient de les délivrer eux-mêmes des plus grands dangers. Mais, en se rappelant qu'ils avaient vu la veille l'empereur Alexis entouré d'une armée innombrable, ils ne peuvent croire au miracle de sa fuite.

Cependant le camp des croisés se remplissait d'une multitude de Grecs sortis de la ville qui racontaient les merveilles dont ils venaient d'être les témoins. Plusieurs des courtisans qui n'avaient pu être remarqués par Isaac, accouraient auprès du jeune Alexis, dans l'espoir d'attirer ses premiers regards : ils bénissaient le ciel d'avoir exaucé leurs voeux pour son retour, et le conjuraient, au nom de la patrie et de l'empire, de venir partager les honneurs et la puissance de son père. Tant de témoignages ne purent persuader les Latins, accoutumés à se défier des Grecs. Les seigneurs et les barons rangent leur armée en bataille, et, toujours prêts à combattre, ils envoient à Constantinople Mathieu de Montmorency, Geoffroi de Villehardouin, et deux nobles Vénitiens, pour voir à l'oeil comment les choses se passaient.

Les députés des croisés devaient complimenter Isaac, s'il était remonté sur le trône, et exiger de lui la ratification du traité fait avec son fils. En arrivant à Constantinople, ils sont conduits au palais des Blaquernes entre deux rangs de soldats qui, la veille, formaient la garde de l'usurpateur Alexis, et qui venaient de jurer de défendre Isaac. L'empereur, entouré de toute la magnificence des cours d'Orient, reçoit les députés sur un trône éclatant d'or et de pierreries :
« Voilà, dit Villehardouin en s'adressant à Isaac, comment les croisés ont rempli leurs promesses ; c'est à vous, maintenant, à remplir celles qui ont été faites en votre nom. Votre fils, qui est resté parmi les seigneurs et les barons, vous supplie de ratifier le traité qu'il a conclu, et nous charge de vous dire qu'il ne reviendra point dans votre palais avant que vous ayez juré de faire tout ce qu'il nous a promis. »
Alexis avait promis de payer aux croisés deux cent mille marcs d'argent, de fournir des vivres à leur armée pendant un an, de prendre une part active aux travaux et aux périls de la guerre sainte, et de remettre l'église grecque sous l'obéissance du Saint-Siège. Lorsque Isaac entendit les conditions du traité, il ne put s'empocher de témoigner sa surprise, et d'exprimer aux croisés combien il était difficile d'accomplir d'aussi hautes promesses ; mais il ne pouvait rien refuser à ses libérateurs ; il remercia les députés de ne pas exiger davantage. Vous nous avez si bien servis, ajouta-t-il, que, lors même qu'on vous donnerait tout l'empire, vous l'auriez bien mérité. Les députés louèrent la franchise et la bonne foi d'Isaac, et rapportèrent au camp les patentes impériales, revêtues du sceau d'or, qui confirmaient le traité fait avec Alexis.

Bientôt les seigneurs et les barons montent à cheval et conduisent le fils d'Isaac à Constantinople. Le jeune Alexis marchait entre le comte de Flandre et le doge de Venise, suivi de tous les chevaliers couverts de leurs armes. Le peuple, qui auparavant gardait à sa vue un morne silence, accourait en foule sur son passage, et le saluait par de vives acclamations ; le clergé latin accompagnait le fils d'Isaac, et la religion grecque avait envoyé au-devant de lui son magnifique cortège. L'entrée du jeune prince dans la capitale était comme un jour de fête pour les Grecs et pour les Latins. Dans toutes les églises on remerciait le ciel ; partout retentissaient les hymnes de l'allégresse publique ; mais ce fut surtout dans le palais des Blaquernes, naguère le séjour du deuil et de la crainte, qu'éclatèrent les plus grands transports de la joie. Un père aveugle et plongé depuis huit ans dans un cachot, pressant entre ses bras un fils auquel il devait la liberté et la couronne, présentait un spectacle nouveau qui dut pénétrer tous les coeurs des plus vives émotions. La foule des spectateurs se rappelaient les longues infortunes de ces deux princes, et tant de malheurs passés semblaient à tout le monde un gage des biens que le ciel réservait à l'empire (79).

L'empereur, réuni avec son fils, remercia de nouveau les croisés des services qu'ils lui avaient rendus et conjura les chefs de s'établir avec leur armée au delà du golfe de Chrysocéras : il craignait que leur séjour dans la ville ne fît naître quelque querelle entre les Grecs et les Latins, trop longtemps divisés. Les seigneurs et les barons se rendirent à la prière d'Isaac et d'Alexis, et l'armée des croisés établirent leurs quartiers au faubourg de Galata, où, dans l'abondance et dans le repos, elle oublia les travaux, les périls et les fatigues de la guerre. Les Pisans, qui avaient défendu Constantinople contre les croisés, firent la paix avec les Vénitiens; toutes les discordes furent apaisées; aucun esprit de jalousie et de rivalité ne divisait les Francs. Les Grecs venaient sans cesse au camp des Latins, où ils apportaient des vivres et des marchandises de toute espèce. Les guerriers de l'Occident visitaient souvent la capitale, et ne pouvaient se lasser de contempler les palais des empereurs, les nombreux édifices, chefs-d'oeuvre des arts, les monuments consacrés à la religion, et surtout les reliques des saints, qui, au rapport du maréchal de Champagne, se trouvaient en plus grand nombre à Constantinople qu'en aucun lieu du monde.

Couronnement d'Alexis, fils d'Isaac l'Ange

Quelques jours après son entrée dans Constantinople, Alexis fut couronné dans l'église de Sainte-Sophie, et partagea la puissance souveraine avec son père. Les barons assistèrent à son couronnement, et firent des voeux sincères pour son règne. Alexis s'empressa d'acquitter une partie des sommes promises aux croisés. La plus heureuse harmonie régnait entre le peuple de Byzance et les guerriers de l'Occident. Les Grecs paraissaient avoir oublié leurs défaites, les Latins leurs victoires. Les sujets d'Alexis et d'Isaac voyaient les croisés sans défiance, et la simplicité des Francs n'était plus le sujet de leurs railleries. Les croisés, à leur tour, croyaient à la bonne foi des Grecs. La paix régnait dans la capitale, et semblait être leur ouvrage. Ils respectaient les empereurs qu'ils avaient placés sur le trône, et les deux princes conservaient une affectueuse reconnaissance pour leurs libérateurs.

Les croisés, devenus les alliés des Grecs et les protecteurs d'un grand empire, n'avaient plus d'autres ennemis à combattre que les Turcs. Ils ne songeaient plus qu'à remplir le serment qu'ils avaient fait en prenant la croix ; toujours fidèles aux lois de la chevalerie, les seigneurs et les barons voulurent déclarer la guerre avant de la commencer. Des hérauts d'armes furent envoyés au sultan du Caire et de Damas, pour lui annoncer, au nom de Jésus-Christ, au nom de l'empereur de Constantinople, des princes et des seigneurs de l'Occident, qu'il éprouverait bientôt la valeur des peuples chrétiens, s'il s'obstinait à retenir sous ses lois la terre sainte et les lieux consacrés par la présence du Sauveur.

Les chefs de la croisade annoncèrent en même temps le succès merveilleux de leur entreprise à tous les princes et à tous les peuples de la chrétienté ; en s'adressant à l'empereur d'Allemagne (80), ils le conjuraient de prendre part à la croisade, et de venir se mettre à la tête des chevaliers chrétiens. Le récit de leurs exploits excita l'enthousiasme des fidèles. La nouvelle qui en fut portée en Syrie répandit l'effroi parmi les Turcs, et ranima les espérances du roi de Jérusalem et des défenseurs de la terre sainte. Tant de succès glorieux devaient satisfaire l'orgueil et la valeur des croisés. Mais, tandis que le monde était rempli de leur gloire et tremblait au bruit de leurs armes, les chevaliers et les barons croyaient n'avoir rien fait pour leur renommée et pour la cause de Dieu, s'ils n'obtenaient l'approbation du Saint-Siège. Le marquis de Montferrat, le comte de Flandre, le comte de Saint-Paul et les principaux chefs de l'armée, en écrivant au pontife, lui représentèrent que les succès de leur entreprise n'étaient point l'ouvrage des hommes, mais l'ouvrage de Dieu. Ces guerriers pleins de fierté qui venaient de conquérir un empire ; qui, selon Nicétas, se vantaient de ne craindre que la chute du ciel, abaissant ainsi leurs fronts victorieux devant le tribunal du pape, protestaient, aux pieds d'Innocent, qu'aucune vue mondaine n'avait dirigé leurs armes et qu'on ne devait voir en eux que des instruments dont la providence s'était servie pour accomplir ses desseins.

Le jeune Alexis, de concert avec les chefs des croisés, écrivit en même temps au pape pour justifier sa conduite et celle de ses libérateurs : « Nous avouons, disait-il, que la principale cause qui a porté les pèlerins à nous secourir, c'est que nous avons promis, avec serment, de reconnaître le pontife romain pour chef ecclésiastique et pour le successeur de saint Pierre. »
Innocent III, en répondant au nouvel empereur de Constantinople, loua ses intentions et son zèle, et le pressa d'accomplir ses promesses; mais les excuses des croisés n'avaient pu apaiser le ressentiment que le pape conservait de leur désobéissance aux conseils et aux volontés du Saint-Siège. Dans sa réponse, il ne les salua point avec la bénédiction ordinaire, craignant qu'ils ne fussent retombés dans l'excommunication, en attaquant l'empereur grec contre sa défense. Si l'empereur de Constantinople, leur disait-il, ne se hâte point de faire ce qu'il a promis, il paraîtra que ni son intention ni la vôtre n'ont été sincères, et que vous avez ajouté ce second péché à celui que vous avez déjà commis. Le pape donnait aux croisés de nouveaux conseils ; mais ni ses conseils ni ses menaces ne devaient avoir un meilleur effet qu'au siège de Zara : la providence préparait en secret des événements qu'elle sut dérober à la prévoyance des croisés, comme à celle du Saint-Siège, et qui allaient encore une fois changer l'objet et le but de la guerre sacrée.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

60 — Nous nous sommes embarqués en 1830 dans un caïque grec, au mouillage même où s'était arrêtée la flotte de Venise. Cette rade ou ce mouillage porte le nom de Niagara ; il est à un mille et demi des Dardanelles, et est abrité contre le vent du nord par la langue de terre où se trouvait bâtie Abydos.
Les croisés, pour faire leurs provisions, durent parcourir les rives du Rhodius et les terres arrosées par le Simoïs. Nous avons parcouru ce pays au temps de la moisson : tout ce qui n'est pas resté aujourd'hui sans culture produit toutes sortes de fruits et quantité de froment, d'orge et de maïs (Correspondance d'Orient, let. XXY1I, t. II).
61 — L'historien grec Nicétas dit, dans son histoire, que la navigation des croisés avait été si heureuse et si rapide, qu'ils arrivèrent au port de Saint-Etienne sans n'être aperçus de personne (Bibliothèque des Croisades, t. III).
62 — Les vents nous empêchaient d'avancer, et nous avons été obligés de nous arrêter à San-Stephano. San-Stephano ou Saint-Etienne est maintenant un village habité par des Grecs et des Arméniens. Lorsque nous sommes descendus à terre, nous avons pu distinguer les tours et les minarets de Stamboul (Correspondance d'Orient, t. II, p. 139).
63 — Ayant jeté l'ancre, ceux qui n'y avoient jamais été se prirent à contempler attentivement cette belle cité magnifique dont ils ne pensoient qu'en tout le monde y en deust encore avoir une telle. Quand ils aperçurent ses hautes murailles et gros torrions si près l'un de l'autre, dont elle estoit revestue et munie tout à l'entour, et ses riches et superbes palais et ses magnifiques églises qui se rehaussoient beaucoup par-dessus, en si grand nombre que nul malaisément se pourroit croire s'il ne le voyoit de ses yeux; ensemble la belle assiette de la ville, de sonlong eten sa largeur, qui de toutes autres estoit souveraine, certes il n'y eût là coeur si asseuré ni si hardy qui ne frémit. (Villehardouin, liv. III.)
64 — A la place où s'élevait l'ancien moustier de Saint-Etienne, on voit maintenant un kiosk du sultan Mahmoud. On a remarqué que ce kiosk, impérial a été bâti au moment où les Russes s'approchaient de la capitale, dans la guerre de 1829. L'historien grec Nicétas reprochait à l'empereur Alexis de faire bâtir des palais et des maisons de plaisance pendant que les croisés marchaient contre la ville impériale. C'est un point de ressemblance entre les deux époques (Correspondance d'Orient, p. 140, t. II).
65 — Cette terre riche et peuplée dont parle le doge de Venise dans son discours, est l'espace qui s'étend depuis San-Stephano jusqu'à Constantinople. Ce pays a bien changé depuis le passage des croisés français et des vénitiens; il est sans culture et dépeuplé. Dans le voisinage occidental de la capitale, la plaine est coupée ça et là par des cimetières musulmans. Une remarque générale qu'on peut faire, c'est que les environs de Constantinople n'offrent aujourd'hui qu'une triste solitude. Cette véritable image du désert autour d'une grande capitale frappe beaucoup le voyageur.
66 — Ces îles sont au nombre de quatre ; elles s'élèvent presque à pic les unes près des autres. Leur éloignement de Constantinople n'est que de quatre heures. Antigone et Proti sont les plus petites îles de cet archipel de la Propontide. Prinkipo est peuplée de trois mille habitants, tous Grecs. La partie méridionale de cette île est aride et dépouillée d'arbres; le côté septentrional, où se trouve le village de Prinkipo, est couvert de vignes, de figuiers et d'amandiers. Les Grecs ont à Prinkibo une école où on enseigne le français, l'anglais, l'italien et le turc. Une distance d'une heure sépare Prinkipo de Kalkis. Cette île est moins peuplée que Prinkipo, mais elle est très-fertile. Le sultan Mahmoud fit construire, il y a cinq ans, à Kalkis, un vaste établissement destiné à une école de marine ; cette école n'a pas encore été organisée. Les voyageurs qui vont à Kalkis n'oublient pas d'aller voir dans l'église du couvent d'Agia-Triada (Sainte-Trinité) un tableau représentant le Jugement dernier. Le peintre a rempli son enfer de musulmans à longue barbe, à grands turbans ; il a peuplé son paradis de Grecs séculiers, de caloyers (moines grecs), de papas et d'évêques.
67 — Ducange, dans ses observations sur Villehardouin, donne une note très-savante sur les armes et les écus que les guerriers du moyen âge faisaient ranger au bord des vaisseaux et qui leur servaient comme de créneaux pour les mettre à l'abri de tous les traits de l'ennemi.
68 — L'historien grec Nicétas nous dit que l'usurpateur Alexis, loin de redouter l'invasion des Latins, se moquait de ceux qui en paraissaient surpris ou effrayés. Le continuateur de Guillaume de Tyr nous parle aussi de cette aveugle sécurité d'Alexis ; ce prince se persuadait qu'on n'aurait pas même besoin de combattre les Francs : il lui suffisait, disait-il, d'assembler les filles publiques de Constantinople. Il ne nous est pas permis ici de suivre plus loin le chroniqueur et de lui emprunter la fin de son récit. 69 — C'est d'après Villehardouin que nous avons rapporté ce discours.
70 — Le père d'Outreraan parle ainsi de Conon de Béthune : « Vir domi militioeque nobilis et facundus in paucis » (Constantin. Belg., lib. II). Villehardouin dit que, Conon de Béthune était un sage chevalier et bien emparlé. Conon était renommé aussi parmi les trouvères ou les troubadours. M. Paulin-Paris a publié en un petit volume plusieurs poésies de ce brave chevalier de la croix.
71 — La grande caserne bâtie par Sélim III, non loin du champ des morts, occupe peut-être l'emplacement du palais des empereurs (Voyez la Correspondance d'Orient, t. II).
72 — Le trajet du Bosphore depuis Scutari jusqu'à la pointe de Tophana, est de deux milles et demi. Il faut une heure pour le traverser par un beau temps.
73 — Voyez sur Galata les notes de Ducange dans Villehardouin, liv. IV, et le chap. de la Constantinopolis christiana du même auteur: il fait remarquer que les habitants de Galata étaient si vains et si ignorants, qu'ils s'appliquaient l'épître de saint Paul aux Galates.
74 — Les chroniqueurs ne désignent pas dans leur récit la porte qui fut assiégée par les Latins; mais on doit croire que les Français, dans leurs attaques, se rapprochèrent le plus qu'ils purent de la flotte de Venise. Leurs échelles, dit Villehardouin, furent dressées à une barbacane auprès la mer. L'historien grec Nicétas rapporte que les Flamands et les Champenois s'avancèrent du côté du monastère de Saint-Cosme et Saint-Damien, et qu'ils vinrent camper auprès de la colline d'où s'apercevait le palais des Blaquernes. Les habitants voyaient du haut des murs (c'est toujours Nicétas qui parle) les tentes de leurs ennemis, et pouvaient entendre parler ceux qui campaient à Géroslémar, dont ils ne se trouvaient séparés que par le rempart. Il faut conclure des récits de Nicétas et de Villehardouin que les tentes des croisés couvraient l'espace occupé aujourd'hui par le village ou le faubourg d'Ayoub, et qu'elles s'étendaient vers l'extrémité du port (Correspondance d'Orient, p. 121, t. III).
75 — Villehardouin porte environ à vingt mille hommes l'armée combinée des croisés et des Vénitiens ; il compte quatre cent mille soldats grecs dans la ville de Constantinople. Cette cité ne contient aujourd'hui que le même nombre d'habitants turcs et grecs, juifs et Arméniens.
76 — Les Varanges qui étaient au service des empereurs grecs, ont donné lieu à plusieurs discussions parmi les savants. Villehardouin dit, dans son histoire, que les Varanges étaient un mélange d'Anglais et de Danois. Le comte de Saint-Paul, dans une lettre écrite de Constantinople, les appelle des Anglais, des Livoniens, des Daces. D'autres historiens les appellent des Celtes, des Allemands. Ce mot de varanges paraît tiré d'un mot anglais, waring, qui veut dire guerrier ; ce mot se trouve dans la langue danoise et dans plusieurs langues du nord de l'Europe. Ducange pense que les Varanges venaient de l'Angleterre danoise, petite province du Danemark, entre le Jutland et le Holstein. M. Malte-Brun, dans les notes qui accompagnent l'histoire de Russie par Lévesque, pense que les Varanges tiraient leurs recrues de la Scandinavie, que les uns venaient de la Suède par Nowogorod et Kiow, les autres de la Norvège et du Danemark, par la mer Atlantique et la mer Méditerranée. Il nous reste de M. Villoison une dissertation sur les Varanges dans laquelle on trouve plus d'érudition que de critique. L'opinion la plus vraisemblable est celle de Ducange et de Malte-Brun.
77 — Quant il fut rentré dans son palais, il fit mettre sur un vaisseau dix mille livres d'or et quantité de pierreries ; il se rendit à Dibalte à la première veille de la nuit; sa lâcheté lui fit ainsi mépriser la compagnie de ses proches, et la possession de l'empire pour suivre une espérance incertaine de sauver sa vie. (Nicétas, liv. III.) « Cette nuit même l'empereur Alexis Prit de son trésor ce qu'il put, et avec ceux qui de leur bon gré voulurent le suivre, s'enfuit, en quittant la ville. » (Villehardouin, liv. IV.) Villehardouin, qui ne peut dissimuler les craintes des barons, considère cet événement comme un prodige du ciel. Il faut voir les réflexions que fait l'historien grec sur la chute d'Alexis et sur le caractère de ce prince.
78 — Villehardouin, dans son langage naïf, dit seulement que les Grecs reconnurent leur naturel seigneur. C'est dans Nicétas qu'on doit étudier les moeurs et les habitudes de la cour de Byzance (Lib. I, Règne d'Isaac l'Ange)
79 — « Ainsi fut démenée grande joie tant en la ville pour le recouvrement de leurs légitimes princes, que dehors au camp parles pèlerins, pour l'honneur de la belle victoire qu'il avait plu à Dieu de leur octroyer. » (Villehardouin, liv. IV.)
80 — Les croisés s'adressaient à Otton, et non à Philippe de Souabe, ce qui est assez étrange, puisque Philippe était le beau-frère d'Alexis; mais il faut remarquer qu'à cette époque le pape se déclarait pour Otton, et menaçait Philippe des foudres de l'église (Voyez cette lettre dans Baronius).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

8 — Constantinople sous le règne d'Isaac et de son fils Alexis

Constantinople depuis la restauration d'Isaac, jusqu'à la mort de Baudouin. 1203-1206
Lorsque la guerre et les révolutions ont ébranlé un empire jusque dans ses fondements, il est des maux que la sagesse humaine ne peut réparer. C'est alors que les princes appelés sur le trône sont plus à plaindre que leurs sujets, et que leur puissance doit plus exciter la commisération qu'elle ne doit réveiller l'ambition et la haine des autres hommes. Le peuple, dans l'excès de la misère, ne sait point mettre de bornes à ses espérances, et demande toujours à l'avenir plus que l'avenir ne peut donner. Lorsqu'il continue de souffrir des malheurs irréparables, il s'en prend à ses chefs, dont il attendait toute espèce de prospérités ; les murmures d'une haine injuste succèdent bientôt aux acclamations d'un enthousiasme irréfléchi, et souvent la vertu elle-même est accusée d'avoir causé des maux qui sont l'ouvrage de la révolte, de la guerre ou de la mauvaise fortune.

Les peuples même, lorsqu'ils ont succombé et qu'ils ont perdu pour jamais leur existence politique, ne sont pas jugés avec moins de sévérité et d'injustice que les princes et les monarques : après la chute d'un empire, le terrible axiome « malheur aux vaincus » reçoit son application jusque dans les jugements de la postérité. Les générations, comme les contemporains, se laissent éblouir par la victoire, et n'ont que du mépris pour les nations qui succombent. Nous chercherons, en parlant des Grecs et de leurs princes, à nous défendre des préventions que l'histoire nous a transmises, et, lorsque nous porterons un jugement sévère sur le caractère et les peuples de la Grèce, notre opinion sera toujours appuyée sur des traditions authentiques et sur le témoignage des historiens de Byzance.

Tant que le jeune Alexis n'eut que des promesses à faire et des espérances à donner, il n'entendit autour de lui que les bénédictions des Grecs et des croisés ; mais, lorsque le temps fut arrivé de faire tout ce qu'il avait promis, il ne trouva plus que des ennemis et des obstacles. Dans la situation où son retour l'avait placé, il lui était surtout difficile de conserver à la fois la confiance de ses libérateurs et l'amour de ses sujets. Si, pour remplir ses engagements, le nouvel empereur entreprenait de réunir l'église grecque à l'église de Rome ; si, pour payer ce qu'il devait aux croisés, il accablait le peuple d'impôts, il devait s'attendre à voir de violents murmures s'élever dans son empire. Si, au contraire, il respectait la religion de la Grèce, s'il allégeait le fardeau des tributs, les traités restaient sans exécution, et le trône sur lequel il venait de monter pouvait être renversé par les armes des Latins.

Craignant chaque jour de voir s'allumer la révolte ou la guerre, forcé de choisir entre deux périls, ce prince, après avoir longtemps délibéré, n'osa point confier sa destinée à la valeur équivoque des Grecs, et vint conjurer le doge de Venise et les barons d'être une seconde fois ses libérateurs. Il se rendit dans la tente du comte de Flandre, et parla ainsi aux chefs de la croisade assemblés : « Seigneurs, leur dit-il, je puis dire qu'après Dieu, je vous ai l'obligation entière d'être empereur ; vous m'avez rendu le plus signalé service qu'on ait jamais pu rendre à un prince ; mais il faut que vous sachiez que plusieurs me font bon visage, qui dans leur y intérieur ne m'aiment point, les Grecs ayant un grand dépit de ce que je suis rétabli dans mes droits par votre moyen. Du reste, le terme approche où vous devez partir, et votre association avec les Vénitiens ne doit durer que jusqu'à la Saint-Michel ; comme ce terme est court, il me serait du tout impossible d'accomplir les traités que j'ai faits avec vous. D'ailleurs, si vous m'abandonnez, je serai en danger de perdre l'empire et même la vie, car les Grecs me haïssent à cause de vous. Si vous le trouvez bon, faisons une chose que je vais vous dire. Si vous voulez demeurer jusqu'au mois de mars (1), je me charge de prolonger votre traité avec Venise, et de payer aux Vénitiens ce qu'ils exigeront ; je vous fournirai en outre tout ce qui vous sera nécessaire jusqu'aux prochaines fêtes de Pâques. Alors je n'aurai plus rien à craindre pour ma couronne ; je vous aurai payé ce qui vous est dû. J'aurai aussi le temps de me pourvoir de vaisseaux pour m'en aller avec vous à Jérusalem, ou y envoyer mes troupes, suivant les traités (2). Un conseil (3) fut convoqué pour délibérer sur la proposition du jeune empereur. Ceux qui avaient voulu se séparer de l'armée à Zara et à Corfou, représentèrent à l'assemblée qu'on avait jusqu'alors combattu pour la gloire et les intérêts des princes de la terre, mais que le temps était enfin venu de combattre pour la religion et pour Jésus-Christ. Ils s'indignaient qu'on voulût mettre de nouveaux retards à la sainte entreprise. Cette opinion fut vivement combattue par le doge de Venise et les barons, qui, ayant mis leur gloire à l'expédition de Constantinople, ne pouvaient se résoudre à perdre le fruit de leurs travaux.
« Souffrirons-nous, disaient-ils, qu'un jeune prince dont nous avons fait triompher la cause soit livré à ses ennemis, qui sont aussi les nôtres, et qu'une entreprise si glorieusement commencée devienne pour nous une source de honte et de repentir ? »
« Souffrirons-nous que l'hérésie, étouffée par nos armes dans la Grèce soumise, relève ses autels impurs et soit de nouveau un sujet de scandale pour l'église chrétienne ? »
« Laisserons-nous aux Grecs la dangereuse faculté de se déclarer contre nous, et de s'allier avec les Sarrasins pour faire la guerre aux soldats de Jésus-Christ ? »

A ces graves motifs, les princes et les seigneurs ne dédaignèrent pas de joindre les supplications et les prières. Enfin leur avis triompha d'une opposition opiniâtre : le conseil décida que le départ de l'armée serait différé jusqu'aux fêtes de Pâques de l'année suivante.

Alexis, de concert avec Isaac, remercia les croisés de leur résolution, et ne négligea rien pour leur montrer sa reconnaissance. Afin de payer les sommes qu'il avait promises, il épuisa ses trésors, il augmenta les impôts, et fit fondre les images des saints et les vases sacrés. En voyant dépouiller les églises, le peuple de Constantinople fut frappé de surprise et d'effroi, et n'eut pas le courage de faire entendre ses plaintes. Nicétas reproche amèrement à ses compatriotes d'être restés spectateurs immobiles d'un aussi grand sacrilège, et les accuse d'avoir, par leur lâche indifférence, attiré sur l'empire la colère du ciel. Les plus fervents des Grecs déploraient, comme Nicétas, la violation des lieux saints ; mais des scènes plus douloureuses devaient s'offrir bientôt à leurs regards.

Les chefs de l'armée, conduits par les conseils du clergé latin et par la crainte du pontife de Rome, demandèrent que le patriarche, les prêtres et les moines de Constantinople, abjurassent les erreurs qui les séparaient de l'église romaine. Ni le clergé, ni le peuple, ni l'empereur, n'entreprirent de résister à cette demande, qui alarmait toutes les consciences et révoltait tous les esprits. Le patriarche, monté dans la chaire de Sainte-Sophie, déclara en son nom, au nom des empereurs et de tout le peuple chrétien d'Orient, qu'il reconnaissait Innocent, troisième du nom, pour successeur de saint Pierre, premier vicaire de Jésus-Christ sur la terre, pasteur du troupeau fidèle. Les Grecs qui assistaient à cette, cérémonie, crurent voir l'abomination de la désolation dans le saint lieu (4), et, s'ils pardonnèrent dans la suite un aussi grand scandale au patriarche, ce fut dans l'étrange persuasion où ils étaient que le chef de leur église avait trompé les Latins et que l'imposture de ses paroles rachetait en quelque sorte le crime du blasphème et la honte du parjure.

Les Grecs s'obstinaient à croire (5) que le Saint-Esprit ne procède point du Fils, et citaient, pour appuyer leur croyance, le symbole de Nicée ; la discipline de leur église différait en quelques points de celle de l'église romaine. Dans les premiers moments du schisme, il eût été facile d'opérer une réunion, mais les disputes des théologiens avaient aigri les esprits. La haine des Grecs et des Latins semblait devoir séparer à jamais les deux croyances (6). La loi qu'on imposait aux Grecs ne faisait qu'accroître leur résistance invincible. Ceux d'entre eux qui connaissaient à peine le sujet des longs débats élevés entre Byzance et Rome, ne montraient pas moins de fanatisme et d'opposition que tous les autres ; ceux mêmes qu'on accusait de manquer de foi, adoptaient avec chaleur les sentiments des théologiens, et semblaient tout à coup disposés à mourir pour une cause qui jusque-là ne leur avait inspiré que de l'indifférence. Le peuple grec, en un mot, qui se croyait supérieur à tous les autres peuples, repoussait avec mépris les lumières qui lui venaient de l'Occident, et ne pouvait consentir à reconnaître la supériorité des Latins. Les croisés, qui avaient changé les empires, s'étonnaient de ne pouvoir changer les coeurs ; mais, persuadés que tout devait céder enfin à leurs armes, ils mirent à soumettre les esprits et les opinions une rigueur qui ne fit qu'augmenter la haine des vaincus et préparer la chute des empereurs que la victoire avait replacés sur le trône.

L'usurpateur Alexis menace l'empire depuis les provinces de la Thrace

Cependant l'usurpateur Alexis, en fuyant de Constantinople, s'était retiré dans la province de Thrace : plusieurs villes lui avaient ouvert leurs portes, et quelques-uns de ses partisans s'étaient réunis sous ses drapeaux. Le fils d'Isaac résolut d'aller combattre les rebelles. Henri de Hainaut, le comte de Saint-Paul, et plusieurs chevaliers, l'accompagnèrent dans cette expédition. A leur approche, l'usurpateur, enfermé dans Andrinople, se hâta d'abandonner la ville et s'enfuit vers le mont Hémus. Tous les rebelles qui osèrent les attendre furent vaincus et dispersés. Le jeune Alexis et les croisés qui l'accompagnaient avaient un ennemi plus redoutable à combattre, c'était la nation des Bulgares. Cette nation sauvage et féroce, soumise aux lois de Constantinople au temps de la première croisade, avait profité des troubles pour secouer le joug des empereurs grecs. Le chef des Bulgares, Joanice, implacable ennemi des Grecs, avait embrassé la foi de l'église romaine, et s'était déclaré le vassal du souverain pontife pour en obtenir le titre de roi ; il cachait sous le voile d'une religion nouvelle les fureurs de la haine et de l'ambition, et se servait de l'appui et du crédit de la cour de Rome pour faire la guerre aux maîtres de Byzance. Joanice faisait sans cesse des incursions dans les contrées voisines de son territoire, et menaçait d'envahir les plus riches provinces de l'empire. Si le jeune Alexis avait été dirigé par de sages conseils, il aurait profité de la présence des croisés pour intimider les Bulgares et les retenir au delà du mont Hémus : cette expédition lui eût mérité l'estime et la confiance des Grecs, aurait assuré le repos de plusieurs de ses provinces ; mais, soit qu'il ne fût pas secondé par les croisés, soit qu'il n'aperçût point les avantages de cette entreprise, il se contenta de menacer Joanice (7) ; et, sans avoir fait ni la paix ni la guerre, après avoir reçu le serment des villes de la Thrace, il ne songea plus qu'à retourner à Constantinople.

Des quartiers de Constantinople en flamme

La capitale de l'empire, qui avait déjà souffert tant de maux, venait d'éprouver une nouvelle calamité : la moitié de la cité avait été réduite en cendres. A la suite d'une querelle survenue entre des croisés flamands et les habitants d'un quartier voisin de la mer et situé entre les deux ports, le feu prit, dit Nicétas, à une synagogue (8), et, de proche en proche, se communiqua avec tant de violence, qu'il fut impossible de l'arrêter. L'incendie dévora d'abord toute cette région de la ville, couverte alors d'une population industrieuse, maintenant occupée par les jardins silencieux du sérail ; en peu d'instants, il étendit ses ravages depuis Sainte-Irène jusqu'au voisinage de la grande église ; le double rang de maisons qui commençait au milieu de la ville et finissait au « Philadelphin, » le marché de Constantin, le quartier de l'Hippodrome, devinrent la proie de ce rapide embrasement. Des tourbillons de flamme se rassemblaient de plusieurs côtés à la fois, et, courant de maison en maison, de quartier en quartier, consumaient comme de la paille les colonnes, les galeries, les monuments des places publiques. Du foyer de l'incendie s'élançaient ça et là des gerbes de feu qui tombaient sur des quartiers fort éloignés. La flamme, qui avait d'abord été poussée par un vent du septentrion, était tout à coup reportée, par des vents venus d'un autre point de l'horizon, sur des lieux qui avaient paru jusque-là à l'abri de tout danger. Ainsi l'incendie s'était répandu partout, il avait gagné jusqu'aux faubourgs ; plusieurs galères, des navires à l'ancre dans le port, furent brûlés au milieu des flots. L'embrasement dura plus d'une semaine. D'une mer à l'autre, on ne voyait que des décombres et des ruines noircis par le feu ; les amis ne se visitaient plus que dans des barques ; la plupart des habitants étaient ruinés ; plusieurs avaient péri dans les flammes. Tel est le récit de l'historien Nicétas, témoin oculaire ; Villehardouin, qui était présent, a décrit aussi ce terrible fléau.

« Une querelle, dit le maréchal de Champagne, s'alluma entre les Grecs et les Latins, dans laquelle je ne sais quelles gens mirent malicieusement le feu dans la ville. Le feu fut si grand et si terrible, qu'on ne le put éteindre ni apaiser. Ce que les barons de l'armée ayant aperçu de Galata où ils étaient logés, ils en furent fort dolents, et eurent grande compassion de voir ces hautes églises et ces hauts palais tomber et se consumer en cendres. Ils se lamentaient de voir ces grandes rues marchandes avec des richesses inestimables, toutes en flamme et sans qu'ils pussent y porter secours et remède. Ce feu prit depuis le quartier qui avoisine le port, et, gagnant le plus épais de la ville, brûla tout ce qui se rencontra jusqu'à l'autre port qui regarde la mer de la Propontide, le long de l'église de Sainte-Sophie, et dura huit jours sans qu'il pust estre esteint, parcourant l'espace de plus d'une lieue. Quant au dommage que causa l'incendie, c'est chose qu'on ne peut estimer, non plus que le nombre des hommes, femmes et enfants qui perdirent la vie dans les flammes » (9).

Beaucoup de chevaliers étaient accourus pour arrêter les progrès du feu, et gémissaient d'avoir à combattre un fléau contre lequel leur valeur était impuissante. Les princes et les seigneurs envoyèrent une députation à l'empereur Isaac, pour lui annoncer qu'ils partageaient son affliction. En déplorant un si grand désastre, ils donnaient leurs malédictions à ses coupables auteurs, et juraient de les punir, s'il s'en rencontrait parmi les soldats de la croix. Toutes ces protestations, les secours qu'ils s'empressèrent d'apporter aux victimes de l'embrasement, ne purent ni consoler ni apaiser les Grecs, qui, à l'aspect des ruines et des malheurs de leur capitale, accusaient les deux empereurs et n'épargnaient pas les Latins dans leurs plaintes.

Un grand nombre de Francs étaient établis dans la capitale. Ils se trouvèrent alors en butte aux menaces et aux violences d'un peuple au désespoir ; ils abandonnèrent leurs maisons, et se retirèrent, avec leurs familles et ce qu'ils avaient pu sauver, dans le quartier de Galata. Villehardouin porte le nombre de ces malheureux fugitifs à plus de quinze mille. Tous se plaignaient amèrement des Grecs, et, dans leurs misères, imploraient l'appui et les armes des croisés. Ainsi les grandes calamités, qui auraient dû rapprocher les deux peuples, ne faisaient que rallumer les haines et les animosités réciproques.

Lorsqu'Alexis revint à Constantinople, le peuple le reçut dans un morne silence ; les croisés seuls applaudirent à la guerre qu'il venait de faire dans la Thrace. Son triomphe, qui contrastait avec les malheurs publics, acheva de le rendre odieux aux Grecs. Dès lors le jeune empereur fut obligé plus que jamais de se jeter entre les bras des Latins : il passait les jours et les nuits dans leur camp ; il partageait leurs jeux et s'associait à leurs fêtes et à leurs orgies grossières. Dans l'ivresse des festins, les guerriers francs le traitaient avec une insolente familiarité ; plus d'une fois ils arrachèrent son diadème orné de pierreries, pour placer sur sa tête le bonnet de laine des matelots de Venise. Les Grecs, qui mettaient leur orgueil dans la magnificence du trône, n'avaient plus que des mépris pour un prince qui, après avoir abjuré leur religion, avilissait la dignité impériale et ne rougissait point d'adopter les usages des nations barbares.

Nicétas, dont les jugements sont ordinairement pleins de modération, ne parle du fils d'Isaac qu'avec une sorte de colère et d'emportement : selon l'historien de Byzance, « Alexis avait un visage semblable à celui de l'ange exterminateur ; il était un véritable incendiaire ; et, loin de s'affliger de l'embrasement de la capitale, il eût souhaité que toute la ville fût réduite en cendres. »
Isaac lui-même accusait son fils d'avoir de pernicieuses inclinations, et de se corrompre tous les jours par la société des méchants ; il s'indignait qu'Alexis fût nommé à haute voix à la cour et dans les cérémonies publiques, tandis qu'on prononçait à peine le nom d'Isaac. Dans son aveugle colère, il chargeait d'imprécations le jeune empereur ; mais, conduit par une vaine jalousie, bien plus que par le sentiment de sa dignité, lorsqu'il applaudissait à la haine du peuple pour Alexis, il se dérobait lui-même au fardeau de l'empire, et ne faisait rien pour mériter l'estime des hommes vertueux ; il vivait retiré dans son palais, entouré de moines et d'astrologues qui, en baisant ses mains meurtries encore des fers de sa captivité, célébraient sa puissance, lui faisaient croire qu'il délivrerait Jérusalem, qu'il placerait son trône sur le mont Liban, et régnerait sur tout l'univers. Plein de confiance dans une image de la Vierge qu'il portait toujours avec lui, et se vantant de connaître par l'astrologie tous les secrets de la politique, il n'imagina, pour prévenir les séditions, d'autre moyen que de faire transporter de l'Hippodrome dans son palais le sanglier de Calydon, qu'on regardait comme le symbole de la révolte et l'image du peuple en furie.

Le peuple de Constantinople, non moins superstitieux qu'Isaac, en déplorant les maux de la patrie, s'en prenait au marbre et à l'airain. Une statue de Minerve, qui décorait la place de Constantin, avait les yeux et les bras tournés vers l'Occident : on crut qu'elle avait appelé les barbares ; elle fut renversée et mise en pièces par une multitude irritée : « Cruel aveuglement des Grecs, s'écrie un historien bel esprit, qui s'armaient contre eux-mêmes et ne pouvaient souffrir au milieu de leur ville l'image d'une déesse qui préside à la prudence et à la valeur ! »

[1204] Alexis et Isaac oppresse le peuple pour tenir leur promesses

Tandis que la capitale de l'empire était ainsi troublée par des scènes populaires, les ministres d'Alexis et d'Isaac s'occupaient de lever des impôts pour payer les sommes promises aux Latins. Les dilapidations, les abus du pouvoir, les injustices, ajoutaient encore à l'infortune publique ; des plaintes se faisaient entendre dans toutes les classes de citoyens. On voulut d'abord faire peser les impôts sur le peuple ; mais le peuple, dit Nicétas, se souleva comme une mer agitée par les vents. On fut obligé d'imposer des tributs extraordinaires aux citoyens les plus riches, et de continuer de dépouiller les églises de leurs ornements d'or et d'argent. Les trésors qu'on put amassé ne remplissaient point les désirs insatiables des Latins, qui se mirent à ravager les campagnes autour de la capitale et pillèrent les maisons et les monastères de la Propontide.

Les hostilités, les violences des croisés, excitèrent l'indignation du peuple encore plus que celle des grands et des patriciens. On peut s'étonner que dans le cours des révolutions, le sentiment de la patrie se retrouve souvent dans la multitude lorsqu'il est éteint dans les classes les plus élevées. Chez une nation corrompue, tant que les révolutions n'ont point éclaté et que le jour du péril et de la destruction n'est point venu, la richesse des citoyens est une sûre garantie de leur dévouement et de leur patriotisme ; mais cette garantie n'est plus, la même au plus fort du danger, lorsque la société se trouve aux prises avec tous les ennemis de son existence et de son repos : la fortune qu'on craint de perdre est souvent la cause de honteuses transactions avec le parti des vainqueurs ; elle énerve plus qu'elle ne fortifie les courages. Au milieu des plus grands périls, la multitude, qui n'a rien à perdre, conserve quelquefois des passions généreuses qu'une politique habile pourrait diriger avec avantage. Malheureusement cette multitude n'obéit presque jamais qu'à un aveugle instinct ; et, dans les moments de crise, elle devient un dangereux instrument entre les mains des ambitieux qui abusent du nom de la liberté et de la patrie. C'est alors qu'une nation n'a pas moins à se plaindre de ceux qui veulent la sauver que de ceux qui n'osent la défendre, et qu'elle périt victime à la fois d'une indifférence coupable et d'une ardeur insensée.

Le peuple de Constantinople, irrité contre les ennemis de l'empire et poussé par un esprit de faction, se plaignit d'abord de ses chefs ; et, passant bientôt de la plainte, à la révolte, il se précipita en foule au palais des empereurs, il leur reprocha d'abandonner la cause de Dieu, la cause de la patrie, et demanda à grands cris des vengeurs et des armes.

Les Grecs se tournent vers le prince Alexis dit Murzuffle

Parmi ceux qui animaient la multitude, on remarquait un jeune prince de l'illustre famille de Ducas. Il portait le nom d'Alexis, nom qui devait être toujours associé à l'histoire des malheurs de l'empire ; on l'avait surnommé « Murzuffle, » mot grec indiquant que ses deux sourcils étaient joints ensemble (10). Murzuffle cachait une âme dissimulée sous cet air sévère et dur que le vulgaire ne manque jamais de prendre pour le signe et le caractère de la franchise. Les mots de patrie, de liberté, qui séduisent toujours le peuple ; les mots de gloire, de religion, qui rappellent de nobles sentiments, étaient sans cesse dans sa bouche, et ne servaient qu'à voiler les complots de son ambition. Au milieu d'une cour timide et pusillanime, entouré de princes qui, selon l'expression de Nicétas, craignaient plus de faire la guerre aux croises que des cerfs ne craindraient d'attaquer un lion, Murzuffle ne manquait point de bravoure, et sa réputation de courage suffisait pour attirer sur lui tous les regards de la capitale. Comme il avait la voix forte, le regard fier, le ton impérieux, on le jugeait propre à commander. Plus il déclamait avec véhémence contre la tyrannie, plus la multitude formait des voeux pour qu'il fût revêtu d'un grand pouvoir. La haine qu'il affectait de montrer pour les étrangers, donnait l'espoir qu'il défendrait un jour l'empire, et le faisait regarder comme le libérateur futur de Constantinople.

Habile à saisir toutes les occasions, à suivre tous les partis, Murzuffle, après avoir rendu des services criminels à l'usurpateur, en recueillait le prix sous le règne qui avait suivi l'usurpation, et celui qu'on accusait partout d'avoir été le geôlier et le bourreau d'Isaac (11), était devenu le favori du jeune Alexis. Il ne négligeait aucun moyen de plaire à la multitude, pour se rendre nécessaire au prince, et savait braver à propos la haine des courtisans pour augmenter son crédit parmi le peuple. Il ne tarda pas à profiter de cette double influence pour semer de nouveaux troubles et faire triompher son ambition.

Ses discours persuadèrent au jeune Alexis qu'il fallait rompre avec les Latins et se montrer ingrat envers ses libérateurs pour obtenir la confiance des Grecs ; il enflamma l'esprit du peuple contre les croisés, et, pour décider une rupture, il prit lui-même les armes. Ses amis et quelques hommes du peuple suivirent son exemple. Conduite par Murzuffle, une troupe nombreuse se précipite hors de la ville, et croit surprendre les Latins ; mais la multitude, toujours prête à déclamer contre les guerriers de l'Occident, ne put supporter leur aspect. Murzuffle, abandonné sur le champ de bataille, fut sur le point de tomber entre les mains des croisés. Cette action imprudente, qui aurait dû le perdre, ne fit qu'augmenter son pouvoir et son crédit : on pouvait l'accuser d'avoir exposé le salut de l'empire, en provoquant la guerre sans moyens de la soutenir ; mais le peuple vanta l'héroïsme d'un jeune prince qui osait braver les phalanges belliqueuses des Francs ; ceux mêmes qui l'avaient abandonné au milieu du combat, célébrèrent sa valeur, et jurèrent comme lui d'exterminer les ennemis de la patrie.

La fureur des Grecs était à son comble ; de leur côté, les Latins faisaient éclater leur mécontentement. Dans le faubourg de Galata qu'habitaient les Français et les Vénitiens, dans les murs de Constantinople, on n'entendait que des cris de guerre, et personne n'osait plus parler pour la paix.

Ce fut alors qu'on vit arriver dans le camp des croisés une députation des chrétiens de la Palestine. Les députés, qui avaient à leur tête l'abbé Martin-Litz, étaient couverts de vêtements de deuil ; la tristesse peinte sur leur visage avertissait assez qu'ils venaient annoncer de grands malheurs. Leurs récits arrachèrent des larmes à tous les pèlerins (12).

Des députés venus de Ptolémaïs pour annoncer de tristes nouvelles

Dans l'année qui précéda l'expédition de Constantinople, on avait vu débarquer à Ptolémaïs les croisés flamands et les champenois, partis des ports de Bruges et de Marseille ; plusieurs guerriers anglais, commandés par les comtes de Northumberland, de Norwich et de Salisbury ; un grand nombre de pèlerins de la basse Bretagne, qui avaient pris pour chef le moine Héloin, un des prédicateurs de la croisade. Ces croisés, réunis à ceux qui avaient quitté l'armée chrétienne après le siège de Zara, se montrèrent impatients d'attaquer les, Turcs ; comme le roi de Jérusalem hésitait à rompre la trêve faite avec les infidèles, la plupart d'entre eux quittèrent la Palestine pour aller combattre sous les drapeaux du prince d'Antioche, qui était en guerre avec le roi d'Arménie. Ayant refusé de prendre des guides, ils furent surpris et dispersés parles musulmans que le prince d'Alep (13) avait envoyés contre eux ; le petit nombre de ceux qui échappèrent au carnage, parmi lesquels l'histoire nomme deux seigneurs de Neuilly, Bernard de Montmirail et Renard de Dampierre, restèrent dans les fers des infidèles. Le moine Héloin eut la douleur de voir périr sur le champ de bataille les plus braves des croisés bretons, et revint presque seul à Ptolémaïs annoncer la sanglante défaite des soldats de la croix. Une horrible famine avait, durant deux ans, désolé l'Egypte et fait sentir ses ravages jusqu'en Syrie. Des maladies contagieuses succédaient à la famine ; la peste moissonnait les habitants de la terre sainte plus de deux mille chrétiens avaient en un seul jour reçu la sépulture dans la ville de Ptolémaïs.

Les députés de la terre sainte, en faisant ce lamentable récit, invoquaient par leurs larmes et leurs sanglots les prompts secours de l'armée des croisés. Mais les chevaliers et les barons ne pouvaient point abandonner leur entreprise commencée : ils promirent aux envoyés de la Palestine de porter leurs armes en Syrie dès qu'ils auraient soumis les Grecs, et, leur montrant les murs de Constantinople, ils leur dirent : Voici le chemin du salut, voici la route de Jérusalem.

Alexis devait payer aux Latins les sommes qu'il avait promises : s'il était fidèle aux traités, il craignait la révolte des Grecs ; s'il ne remplissait point ses engagements, il redoutait les armes des croisés. Effrayés de l'agitation des esprits et retenus par une double crainte, les deux empereurs restaient immobiles dans leur palais, et n'osaient ni rechercher la paix ni préparer la guerre.

Les croisés, mécontents de la conduite d'Alexis, députèrent vers lui plusieurs des barons et des chevaliers, pour lui demander s'il voulait être leur ami ou leur ennemi. Les députés, en entrant dans Constantinople, entendirent partout sur leur passage les injures et les menaces d'un peuple irrité. Reçus dans le palais des Blaquernes, au milieu de la pompe du trône et de la cour, ils s'adressèrent à l'empereur Alexis et lui exprimèrent les plaintes de leurs compagnons d'armes. Conon de Béthune fut chargé de porter la parole, et s'exprima ainsi :
« Sire, nous sommes ici envoyés vers vous de la part des barons français et du duc de Venise, pour vous remettre devant les yeux les grands services qu'ils vous ont rendus, comme chacun sait, et que vous ne pouvez dénier. Vous leur aviez juré, vous et votre père, de tenir les traitez que vous avez faits avec eux, ainsi qu'il parait par vos patentes, qu'ils ont scellées de vostre grand sceau ; ce que vous n'avez pas fait toutefois, quoy que vous en soyez tenus. Ils vous ont sommé plusieurs fois, et nous vous sommons encore de rechef, de leur part, en présence de vos barons, que vous ayez à satisfaire aux articles arrestez entre vous et eux. Si vous le faites, à la bonne heure, ils auront occasion de se contenter ; si au contraire, sachez que d'ores en avant ils ne vous tiennent ny pour seigneur ny pour amy, mais vous déclarent qu'ils se pourvoyront en toutes les manières qu'ils aviseront, et veulent bien vous faire savoir qu'ils ne voudroient vous avoir couru sus, ny sur aucun autre sans deffy, n'estant pas la coutume de leur pays d'en user autrement, ny de surprendre aucun, ou faire trahison. C'est donc là le sujet de nostre ambassade, sur quoy vous prendrez telle résolution qu'il vous plaira » (14).


Les Grecs et l'empereur s'apprêtent à la guerre

Dans ce palais qui retentissait chaque jour des acclamations d'une cour respectueuse, les souverains de Byzance n'avaient jamais entendu un langage aussi plein de hauteur et de fierté. L'empereur Alexis, à qui ce ton menaçant semblait révéler son impuissance et le malheureux état de l'empire, ne put retenir son indignation. Les courtisans partageaient la colère de leur maître, et voulaient punir sur l'heure l'insolent orateur des Latins (15), lorsque les députés sortirent du palais des Blaquernes, et se hâtèrent de regagner le camp des croisés. Le conseil d'Alexis et d'Isaac ne respirait que la vengeance ; au retour des députés, la guerre fut décidée dans le conseil des barons. Les Latins ne songèrent plus qu'à attaquer Constantinople. Rien n'égalait la haine et la fureur des Grecs ; mais la fureur et la haine ne leur tenaient point lieu de courage. N'osant affronter leurs ennemis en pleine campagne, ils résolurent de brûler la flotte des Vénitiens. Ils eurent alors recours à ce feu grégeois qui, plus d'une fois, avait suppléé à leur bravoure et sauvé leur capitale. Ce feu terrible, adroitement lancé, dévorait les vaisseaux, les soldats et leurs armes ; semblable à la foudre du ciel, rien ne pouvait arrêter son explosion et ses ravages : les flots de la mer, loin de l'éteindre, ne faisaient que redoubler son activité. Dix-sept navires qu'on avait remplis de feu grégeois et de matières combustibles, furent poussés par un vent favorable vers le rivage du port où reposaient à l'ancre les vaisseaux de Venise. Pour assurer le succès de cette tentative, les Grecs avaient profité des ténèbres de la nuit. Le port, le golfe et le faubourg de Galata, furent tout à coup éclairés par une lueur menaçante et sinistre, A l'aspect du danger, les trompettes sonnent l'alarme dans le camp des Latins : les Français volent aux armes et se préparent au combat, tandis que les Vénitiens se jettent dans des barques et vont au-devant des navires qui portaient dans leurs flancs la destruction et l'incendie (16).

La foule des Grecs rassemblés sur le rivage applaudissait à ce spectacle et jouissait de l'effroi des croisés. Plusieurs d'entre eux, embarqués dans des nacelles, s'avançaient sur la mer, lançaient des flèches et s'efforçaient de porter le désordre parmi les Vénitiens. Les croisés s'encourageaient les uns les autres ; ils se précipitaient en foule au-devant du péril ; quelques-uns poussaient jusqu'au ciel des cris plaintifs et déchirants ; d'autres invoquaient contre les Grecs toutes les puissances de l'enfer. Sur les murs de Constantinople, des battements de mains, des cris de joie, se faisaient entendre, et redoublaient à l'approche des vaisseaux couverts de flammes. Villehardouin, témoin oculaire, dit qu'au milieu de ce tumulte effroyable, la nature semblait être bouleversée et la mer prête à engloutir la terre. Cependant, à force de bras et de rames, les Vénitiens parvinrent à détourner loin du port les dix-sept brûlots, qui furent bientôt emportés parles courants au delà du canal. Les croisés, rangés en bataille, debout sur leurs flottes, ou dispersés dans des barques, rendirent grâces à Dieu de les avoir sauvés d'un si grand désastre ; et les Grecs virent avec terreur leurs vaisseaux enflammés se consumer, sans avoir fait aucun mal, sur les eaux de la Propontide.

Les Latins irrités ne pouvaient pardonner à l'empereur Alexis sa perfidie et son ingratitude : « Ce n'était point assez pour lui d'avoir manqué à tous ses serments, il voulait brûler la flotte qui l'avait ramené triomphant au sein de son empire ; le temps était venu de réprimer par le glaive les entreprises des traîtres et de punir de lâches ennemis qui ne connaissaient d'autres armes que la fourberie et la ruse, et qui, semblables aux plus vils brigands, ne savaient porter leurs coups que dans l'ombre et le silence de la nuit. »
Alexis, effrayé de ces menaces, ne songea plus qu'à implorer la clémence des croisés. Il leur fit de nouveaux serments, de nouvelles promesses, et rejeta les hostilités sur la fureur du peuple qu'il ne pouvait contenir. Il conjura ses amis, ses alliés, ses libérateurs, de venir défendre un trône près de s'écrouler, et proposa de leur livrer son propre palais.


Murzuffle fut chargé de porter aux Latins les supplications et les paroles de l'empereur ; et, profitant de cette occasion pour augmenter les alarmes et le mécontentement de la multitude, il eut soin de faire répandre le bruit qu'Alexis allait livrer Constantinople aux barbares de l'Occident. A cette nouvelle, le peuple se rassemble en tumulte dans les rues et sur les places publiques ; de toutes parts on répète que l'ennemi est déjà dans la ville, qu'on n'a pas un moment à perdre pour prévenir de grands malheurs, que l'empire a besoin d'un maître qui sache le défendre et le protéger.

Tandis que le jeune prince, saisi d'effroi, se renfermait dans son palais, la foule des séditieux accourt dans l'église de Sainte-Sophie pour choisir un autre empereur.

Le prince Murzuffle prépare son entrée impériale

Depuis que les dynasties impériales étaient devenues le jouet des caprices de la multitude et de l'ambition des conspirateurs, les Grecs se faisaient un jeu de changer leurs souverains, sans songer qu'une révolution appelle toujours d'autres révolutions, et que, pour éviter les malheurs présents, ils se précipitaient dans des calamités nouvelles. Les plus sages du clergé et des patriciens se présentent à l'église de Sainte-Sophie, et cherchent à prévenir les maux dont la patrie est menacée. Vainement ils exposent qu'en changeant de maître, on va renverser le trône et perdre l'empire. « Lorsqu'on me demanda mon avis dit l'historien Nicétas, je n'eus garde de consentir à la déposition d'Isaac et d'Alexis, parce que j'étais assuré que celui qu'on élirait à leur place ne serait pas le plus fort. » Mais le peuple, ajoute le même historien, qui n'agit que par passion, ce peuple qui, vingt ans auparavant, avait tué Andronic et couronné Isaac, ne pouvait plus supporter son ouvrage et vivre sous des princes qu'il avait choisis lui-même (17). Cette multitude furieuse reproche à ses souverains sa misère, triste fruit de la guerre ; la faiblesse du gouvernement, ouvrage de la corruption générale. Les victoires des Latins, l'impuissance des lois, les caprices de la fortune, les volontés du ciel, tout devient un grief contre ceux qui gouvernent l'empire. La foule éperdue attend tout d'une révolution ; un changement d'empereur lui paraît le seul remède aux maux dont elle se plaint. On pressée, on sollicite les patriciens et les sénateurs ; on connaît à peine les noms de ceux qu'on veut choisir pour maîtres ; mais tout autre qu'Alexis, tout autre qu'Isaac, doit mériter l'estime et l'amour des Grecs : il suffit de porter une robe de pourpre pour monter sur le trône de Constantin. Les uns s'excusent sur leur âge, les autres sur leur incapacité ; on leur propose, l'épée à la main, d'accepter l'autorité souveraine. Enfin, après trois jours d'orageux débats, un jeune imprudent, appelé Canabe, se laissa entraîner aux prières et aux menaces du peuple. Un fantôme d'empereur est couronné dans l'église de Sainte-Sophie, et proclamé dans Constantinople. Murzuffle n'était point étranger à cette révolution populaire. Plusieurs historiens ont pensé qu'il avait fait élire un homme obscur, dans le but d'essayer en quelque sorte le péril et de connaître la volonté et le pouvoir du peuple, afin d'en profiter un jour pour lui-même.
Alexis, averti de cette révolution, tremble au fond de son palais désert; il n'a plus d'espoir que dans les Latins ; il sollicite par ses messagers l'appui des comtes et des barons ; il implore la pitié du marquis de Montferrat, qui, touché de ses prières, entre dans Constantinople au milieu de la nuit, et vient, à la tête d'une troupe choisie, pour défendre le trône et la vie des empereurs. Murzuffle, qui redoutait la présence des Latins, court auprès d'Alexis, lui représente les croisés comme ses ennemis les plus dangereux, et lui dit que tout est perdu si les Francs paraissent en armes dans son palais.


Lorsque Boniface se présente devant le palais des Blaquernes, il en trouve les portes fermées; Alexis lui fait dire qu'il n'est plus libre de le recevoir, et le conjure de sortir de Constantinople avec ses soldats. La vue des guerriers de l'Occident avait répandu l'effroi parmi le peuple : leur retraite ranime le courage et la fureur de la multitude ; mille bruits différents se répandent partout à la fois ; les places publiques retentissent de plaintes et d'imprécations ; de moment en moment la foule s'accroît, le tumulte s'augmente. On ferme les portes de la ville; les soldats et les habitants prennent les armes ; les uns veulent attaquer les Latins ; les autres parlent d'assiéger les empereurs dans leur palais. Au milieu de la confusion et du désordre, Murzuffle ne perd point de vue l'exécution de ses desseins : il gagne par ses caresses les gardes impériales ; ses amis parcourent la capitale, excitant par leurs discours la fureur et la rage de la multitude. Bientôt une foule immense s'assemble devant le palais des Blaquernes, et fait entendre des cris séditieux. Alors Murzuffle se présente devant Alexis (18) ; il redouble les alarmes du jeune prince, et, feignant de le plaindre et de le protéger, il l'entraîne dans un appartement écarté, le fait charger de fers et le jette dans un cachot. Il vient ensuite lui-même apprendre au peuple ce qu'il a fait pour le salut de l'empire ; le trône, d'où il a précipité son maître, son bienfaiteur et son ami, paraît une juste récompense de son dévouement et de ses services : il est porté en triomphe dans l'église de Sainte-Sophie, et couronné empereur aux acclamations de la multitude. A peine Murzuffle est-il revêtu de la pourpre impériale, qu'il veut s'assurer le fruit de son crime : redoutant les caprices du peuple et de la fortune, il se rend dans la prison d'Alexis, lui fait avaler un breuvage empoisonné, et, comme le jeune prince tardait à mourir, il l'étrangle de ses propres mains.

Ainsi périt, après un règne de six mois et quelques jours, l'empereur Alexis, qu'une révolution avait porté sur le trône, et qui disparut dans les orages d'une révolution nouvelle, sans avoir goûté les douceurs du rang suprême et sans qu'on pût savoir s'il était digne d'y monter. Ce jeune prince, placé dans la situation la plus difficile, n'eut point le pouvoir ni peut-être la volonté de relever le courage des Grecs pour les opposer aux croisés. D'un autre côté, il ne sut point se ménager l'appui des croisés pour contenir les Grecs dans les bornes de l'obéissance. Dirigé par de perfides conseils, flottant sans cesse entre le patriotisme et la reconnaissance, craignant tour à tour d'aliéner des sujets malheureux, d'irriter des alliés formidables, il périt victime de sa faiblesse et de son irrésolution, Isaac l'Ange, en apprenant la fin tragique de son fils, mourut de frayeur et de désespoir (19) ; il épargna ainsi un nouveau parricide à Murzuffle, qui n'en fut pas moins accusé de l'avoir fait périr. L'histoire ne parle plus de Canabe ; le désordre était si grand, que les Grecs ne connurent point le sort de celui qu'ils avaient, peu de temps auparavant, élevé à l'empire. Ainsi quatre empereurs étaient descendus violemment du trône depuis l'arrivée des Latins, et la fortune réservait le même sort à Murzuffle. Pour mettre à profit le crime qui avait servi ses desseins ambitieux, le meurtrier d'Alexis conçut le projet d'en commettre un autre, et de faire périr, par une trahison, les principaux chefs de l'armée des croisés. Un officier envoyé au camp des Latins était chargé de dire qu'il venait de la part de l'empereur Alexis, dont on ignorait encore la mort, engager le doge de Venise et les seigneurs français à se rendre au palais des Blaquernes, où toutes les sommes promises par les traités seraient remises entre leurs mains. Les seigneurs, les barons, promirent d'abord de se rendre à l'invitation de l'empereur ; ils s'y préparaient avec joie, lorsque Dandolo éveilla leur défiance et leur fit craindre une nouvelle perfidie des Grecs. On ne tarda pas à être informé de la mort d'Isaac, du meurtre d'Alexis et de tous les crimes de Murzuffle (20). A cette nouvelle, l'indignation fut générale parmi les croisés ; les barons et les chevaliers ne pouvaient croire à un aussi grand attentat ; chaque détail qu'ils apprenaient les faisait frémir d'horreur ; ils oublièrent les torts d'Alexis, et, déplorant sa fin malheureuse, ils jurèrent de la venger. Dans le conseil, les chefs s'écrièrent qu'il fallait faire une guerre implacable à Murzuffte et punir une nation qui venait de couronner la trahison et le parricide (21). Les prélats et les ecclésiastiques, plus animés que tous les autres, invoquaient à la fois les foudres de la religion et celles de la guerre contre l'usurpateur du trône impérial et contre les Grecs infidèles à leur souverain, infidèles à Dieu lui-même. Ils ne pouvaient surtout pardonner aux sujets de Murzuffle de rester plongés dans les ténèbres de l'hérésie, et d'échapper par une révolte impie à la domination du Saint-Siège. Ils promettaient toutes les indulgences du souverain pontife et toutes les richesses de la Grèce aux guerriers appelés à venger la cause de Dieu et des hommes.

Tandis que les croisés déclaraient ainsi la guerre à l'empereur et au peuple de Constantinople, Murzuffle se préparait à repousser leurs attaques : il s'efforçait d'enchaîner à sa cause les habitants de la capitale ; il reprochait aux grands leur indifférence, et leur proposait l'exemple de la multitude. Pour augmenter sa popularité et se procurer l'argent dont il avait besoin, il persécutait (22) les courtisans d'Alexis et d'Isaac et confisquait les biens de tous ceux qui s'étaient enrichis dans l'administration publique (23). L'usurpateur s'occupait en même temps de rétablir la discipline des troupes, d'augmenter les fortifications de la ville ; il ne connaissait plus ni les plaisirs ni le repos. Comme on lui reprochait les plus grands crimes, il n'avait pas seulement à combattre pour l'empire, mais pour l'impunité; le remords doublait son activité, et ne lui montrait son salut que dans la victoire ; on le voyait sans cesse parcourir les rues l'épée au côté, une massue de fer à la main, animant le courage du peuple et des soldats.

Cependant les Grecs, après avoir fait une nouvelle tentative pour brûler (24) la flotte des pèlerins, s'étaient enfermés dans leurs murailles, où ils supportaient avec patience les insultes et les menaces des Latins. Les croisés, toujours campés sur la colline de Galata, n'avaient rien à redouter de leurs ennemis ; mais les vivres commençaient à leur manquer, et ce qu'ils craignaient le plus c'était la disette. Henri de Hainaut, pour l'approvisionnement de l'armée, entreprit une expédition : il s'empara de Phinée ou Phinopolis (25), où les guerriers de la croix firent un butin considérable. On trouva dans la ville conquise des vivres en abondance, et toutes sortes de provisions, qui furent envoyées, par mer, au camp des Latins. Murzuffle, informé de l'excursion des croisés, sortit pendant la nuit de Constantinople avec une troupe (26) nombreuse, et vint se placer en embuscade sur le chemin que devaient prendre Henri de Hainaut et ses chevaliers pour retourner à leur camp. Les Grecs attaquèrent les croisés à l'improviste, persuadés qu'ils les mettraient facilement en déroute; mais les guerriers francs, sans s'effrayer, se rangent en ordre de bataille, et font une si vive résistance, que les Grecs sont bientôt obligés de fuir. Murzuffle fut sur le point de tomber dans les mains de ses ennemis, et ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval ; il laissa sur le champ de bataille son bouclier, ses armes et l'étendard de la Vierge, que les empereurs avaient coutume de faire porter devant eux dans les plus grands périls. La perte de ce drapeau antique et révéré répandit le deuil et l'effroi parmi les Grecs. Les croisés, en voyant flotter dans leurs rangs victorieux l'étendard et l'image de la patronne de Byzance, furent persuadés que la mère de Dieu abandonnait les Grecs et se déclarait pour la cause des Latins (27).

Après cette défaite, les Grecs crurent qu'il n'y avait plus pour eux de salut que dans les fortifications de leur capitale : il leur était plus facile de trouver des ouvriers que des soldats ; cent mille hommes travaillaient jour et nuit à la réparation des murailles ; les sujets de Murzuffle semblaient persuadés que leurs remparts suffiraient pour les défendre, et maniaient sans répugnance les instruments de maçonnerie, dans l'espoir qu'ils ne se serviraient point de la lance ni de l'épée.

Murzuffle avait appris à redouter le courage de ses ennemis ; il se défiait de la valeur des Grecs : avant de tenter encore les hasards de la guerre, il rechercha la paix, et fit demander une entrevue aux chefs des croisés. Les seigneurs et les barons refusèrent avec horreur de voir l'usurpateur du trône impérial, le meurtrier, le bourreau d'Alexis ; cependant l'amour de la paix fit consentir le doge de Venise à écouter les propositions de Murzuffle. Henri Dandolo se rendit sur sa galère à la pointe du golfe ; l'usurpateur, monté sur un cheval, s'approcha du rivage de la mer. La conférence fut longue et animée : le doge exigeait de Murzuffle qu'il payât sur-le-champ cinq mille livres pesant d'or, qu'il aidât les croisés dans leur expédition en Syrie, qu'il jurât de nouveau obéissance à l'église romaine. Après de longs débats, Murzuffle promit de donner aux Latins (28) l'argent et les secours qu'on lui demandait ; mais il ne pouvait se résoudre à subir le joug de l'église de Rome. Le doge s'étonnait qu'après avoir outragé toutes les lois du ciel et de la nature, on mît encore autant d'importance à des opinions religieuses : jetant un regard de mépris sur Murzuffle, il lui demanda si la religion grecque pardonnait la trahison et le parricide. L'usurpateur, irrité, dissimulait sa colère, et s'efforçait de justifier sa conduite, lorsque la conférence fut rompue par la présence de quelques cavaliers latins.

Murzuffle, de retour à Constantinople, ne s'occupa plus qu'à préparer la guerre, résolu de mourir les armes à la main. Par ses ordres, on éleva de plusieurs pieds les murs et les tours qui défendaient la ville du côté du port. On bâtit sur les murailles des galeries à plusieurs étages, d'où les soldats devaient lancer des flèches et faire mouvoir les balistes et les autres machines de guerre ; au-dessus de chaque tour était placé un pont-levis qui, en s'abattant sur les vaisseaux, pouvait offrir aux assiégés un moyen de poursuivre les ennemis jusque dans leur flotte.

Les croisés, quoiqu'ils fussent remplis de bravoure, ne voyaient point ces préparatifs avec indifférence. Les plus intrépides ne pouvaient se défendre de quelque inquiétude, en comparant le petit nombre des Francs avec l'armée impériale et la population de Constantinople : toutes les ressources qu'ils avaient trouvées jusque-là dans l'alliance des empereurs allaient leur manquer, sans qu'ils eussent l'espoir d'y suppléer autrement que par les prodiges de la victoire ; ils n'avaient point de secours à espérer de l'Occident. Chaque jour la guerre devenait plus périlleuse, la paix plus difficile ; il n'était plus temps de songer à la retraite. Dans cette situation, tels étaient l'esprit et le caractère des héros de cette croisade, qu'ils puisèrent de nouvelles forces dans ce qui devait les abattre et les remplir d'effroi ; plus le danger était grand, plus ils montrèrent de résolution et de courage : menacés de tous côtés, craignant de ne plus trouver d'asile ni sur la mer ni sur la terre, il ne leur restait d'autre parti à prendre que d'assiéger une ville dont ils ne pouvaient plus s'éloigner sans se précipiter vers une perte certaine. Aussi rien ne put résister à leur invincible audace.

A l'aspect de ces tours qui faisaient la sécurité des Grecs, les chefs, assemblés dans leur camp, se partageaient les dépouilles de l'empire et de la capitale, dont ils se promettaient la conquête. On décida dans le conseil des princes et des barons, qu'on nommerait un empereur à la place de Murzuffle, et que cet empereur serait choisi dans l'armée victorieuse des Latins. Le chef du nouvel empire devait posséder en domaine le quart de la conquête, avec les deux palais de Bucoléon et des Blaquernes. Des villes et les terres de l'empire, ainsi que le butin qu'on allait faire dans la capitale, devaient être distribués entre les Français et les Vénitiens, avec la condition de rendre foi et hommage à l'empereur. Dans le même conseil, on fît des règlements pour fixer le sort du clergé latin, celui des barons et des seigneurs. On régla d'après les lois féodales les droits et les devoirs des empereurs et des sujets, des grands et des petits vassaux (29). Ainsi Constantinople, au pouvoir des Grecs, voyait devant ses murailles une assemblée de guerriers qui, le casque sur la tête et l'épée à la main, abolissaient dans ses murs la législation de la Grèce, et lui imposaient d'avance les lois de l'Occident. Par cette législation qu'ils apportaient de leur pays, les chevaliers et les barons semblaient prendre possession de l'empire, et, tandis qu'ils faisaient encore la guerre aux habitants de Constantinople, ils pouvaient croire qu'ils combattaient déjà pour le salut et pour la gloire de leur patrie.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

1 — On était alors au mois d'avril de l'année 1204.
2 — Je me suis plus rapproché ici de Villehardouin que je ne l'avais fait dans mes premières éditions : le maréchal de Champagne assistait au conseil où parla le jeune Alexis, et son témoignage est d'un très-grand poids. Nicétas ne dit rien de ce conseil et ne met point de discours dans là bouche d'Alexis. 3 — Et le conseil fut assigné pour le lendemain, auquel furent appelés les principaux hommes d'armes, à qui l'on récita mot à mot l'ouverture qu'on leur avait faite (Villehardouin).
4 — Nicétas parle de la manière la plus outrageante de la religion romaine, p. 348.
5 — Les Grecs et les Latins étaient séparés dans trois points principaux :
1· l'addition faite par l'église latine au symbole de Constantinople, pour exprimer que le Saint-Esprit procède du Fils ;
2· le refus de la part des Grecs de reconnaître la primauté du pape ;
3· la prétention des Grecs qu'on ne peut consacrer dans l'Eucharistie avec du pain azyme.
Photius avait commencé le schisme ; le patriarche Cérularius le fit prévaloir, 837-886 : ce dernier voulait être reconnu chef de l'église universelle à la place du pape. Les monuments originaux du schisme et les prétentions de Photius sont déposés dans les lettres de Photius (Epist. Encyclit., pages 47-61) et de Michel Cérularius (Canis., Antiq. sect., t. III, pages 281-325, édit. Bernag).
6 — L'historien anonyme de l'expédition de Frédéric (Canisius, t. II, p. 511) cite un sermon d'un patriarche grec où l'on trouve ces mots : Pour la rémission des péchés, il faut tuer les pèlerins et les effacer de la terre.
7 — Voici comment Villehardouin parle de ce chef des Bulgares : « Tous lui firent foi et hommage, fors seulement Joanice, roi de Valachie et de Bulgarie. Ce prince-là estoit un Bulgare qui s'estoit rebellé contre son père et son oncle aussi, auxquels il avoit fait par vingt ans la guerre, et avoit tant conquis sur eux, qu'il s'estoit fait établir un fort riche et puissant état. » (Villehardouin, liv. IV.)
8 — Quelques historiens disent que le feu prit à une mosquée : cette circonstance ne se trouve ni dans Nicétas, ni dans Villehardouin ; elle nous a paru peu vraisemblable.
9 — Villehardouin et Nicétas se trouvent ici d'accord, dans les principales circonstances de leur récit.
10 — Le continuateur de Guillaume de Tyr donne au prince grec le nom de Marofle. Villehardouin en fait un simple favori de l'empereur (Liv. IV). Ducange, dont les investigations laborieuses ont éclairé beaucoup de Points obscurs de cette époque, soupçonne qu'il était fils d'Isaac Ducas Sebastocrator, et cousin issu de germain du jeune empereur Alexis, n. 118.
11 — Lebeau, dit que Murzuflle avait été employé à crever les yeux à Isaac (Voyez Histoire du Bas-Empire, liv. XCIV).
12 — Le moine Gunther.
13 — Jacques de Vitry, Albéric, et le continuateur de Guillaume de Tyr, parlent de cette bataille livrée entre Antioche et Tripoli ; Villehardouin en fait aussi mention, et cite plusieurs des chevaliers qui furent tués ou faits prisonniers. On trouve aussi à ce sujet quelques détails dans les écrivains arabes.
14 — Ce discours est tiré de Villehardouin. Vigenère dit de cette harangue : « Harangue bien un peu libre des despotes français aux empereurs de Constantinople. »
15 — « Là-dessus bruit se leva fort grand au palais ; et les messagers s'en retournèrent aux portes, où ils montèrent habilement à cheval, n'y ayant celui, quand ils furent hors, qui ne se sentît très-heureux et content en son esprit, voire estonné, d'estre reschappé à si bon marché d'un si manifeste danger; car il ne tint presque à rien qu'ils n'y demeurassent tous morts ou pris. » (Villehardouin, liv. IV.)
16 — Villehardouin nous parle ainsi des matelots vénitiens : « Ils saillirent tous soudain dedans leurs fustets et gailliotes, et dedans les esquifs de nefs, agraffant avec de longs crocqs celles qui estoient allumées, et, à force de rames, à la barbe même des ennemis, les remorquoient et tiroient malgré eux hors du port, de sorte qu'ils en furent délivrés en peu d'heures. » (Liv. IV.)
17 — Nous avons eu dans les mains un manuscrit de la bibliothèque du roi où toutes les révolutions de Constantinople sont reproduites en miniatures très remarquables pour le temps ; ce manuscrit est du quatorzième siècle.
18 — Nicétas dit : « Alexis supplia, en tremblant, Murzuffle de lui dire ce qu'il fallait faire ; alors Murzuffle, l'ayant couvert de sa robe, le mena par une porte dérobée dans sa tente, comme pour le sauver ; peu s'en fallait qu'Alexis, pour le remercier, ne lui adressât ces paroles de David : « II m'a caché dans sa tente aux jours de mon malheur. » Cependant on lui mit les fers aux pieds, on l'enferma dans une obscure prison. » Villehardouin, dans son langage naïf, s'exprime en ces termes : « Une fois, environ vers minuit, que l'empereur dormoit dans sa chambre, entrent dedans et vous le prennent dans son lit, puis le jettent en un cul-de-fosse » (Liv. iv.)
19 — « Le pauvre vieil empereur Isaac, quand il vit son fils empoisonné de la sorte, et ce traistre et desloyal couronné, eut tant de peur et fascherie qu'il en prit une maladie dont il desceda tôt puis sans la faire longue. » (Villehardouin, liv. IV.)
20 — « Mais un meurtre, fait observer Villehardouin, ne se peut longuement Celer ; et s'aperçut-on bien soudain, tant les Français que les Grecs, que le tout s'estoit passé de la sorte que vous venez de l'entendre raconter. » Villehardouin, liv. IV.)
21 — Que ceux qui commettoient de tels et si abominables hommicides n'avoient droit de tenir terres ni seigneuries. » (Villehardouin, liv. IV.)
22 — Murzuffle dépouilla Nicétas de la place de Logothète pour la donner à Philocale son beau-père. Aussi l'historien de Byzance n'épargne-t-il ni celui qui avait usurpé sa place, ni celui qui avait usurpé l'empire.
23 — Pour le nouvel empereur, dit Nicétas, « comme il ne trouva pas au commencement de son règne les coffres pleins ni demi-pleins, mais vides, il voulut moissonner là où il n'avait pas semé »
24 — Les deux tentatives pour brûler la flotte de Venise sont rappelées dans une lettre de Baudouin au pape (Gesta Innocenta, cap. 92, p. 534, 35). Le maréchal de Champagne ne parle que de la première tentative.
25 — Phinée ou Phinopolis était une ville très-ancienne ; on en fait remonter l'origine au temps des Argonautes. Il n'en reste plus de vestige aujourd'hui.
26 — Nous avons pu reconnaître le lieu où Murzuffle et sa troupe se mirent en embuscade pour attendre les Latins ; comme les croisés en revenant de Phinopolis suivaient le bord de la mer, les Grecs durent les attendre à la Pointe du petit golfe où se trouve maintenant le village de Buiukdéré.
27 — Les barons firent présent du gonfalon impérial à l'ordre de Cîteaux ; cependant on montrait encore à Venise ce trophée de la valeur des croisés : ce qui fait dire à Gibbon que, si Venise garda le véritable gonfalon, le pieux Dandolo avait trompé la religion de l'ordre (Chap. 51, Histoire de la décadence de l'empire romain). Nicétas parle de cette image de la mère de Dieu, sous la protection de laquelle les Grecs avaient mis leur empire (Bibliothèque des Croisades).
28 — Dandolo demanda à Murzuffle cinquante centenaires d'or, qui ont été évalués à 5,000 livres pesant d'or, ou 48, 000,000 de francs. Nicétas seul parle de cette entrevue, dont Villehardouin, Gunther et les historiens contemporains d'Occident ne font aucune mention. Elle eut lieu au monastère de Saint-Cosme (Nicétas, liv. I, chap. 2, Règne de l'empereur Alexis Ducas).
29 — Ce traité fait sous les murs de Constantinople nous a été conservé, et se trouve dans Muratori, t. XII. Gibbon paraît l'avoir ignoré. Villehardouin en parle assez longuement, liv. V.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

4 — Départ de la cinquième croisade, au Printemps 1202

Dès les premiers jours du printemps, les croisés se disposèrent à quitter leurs foyers, et sachez, dit Villehardouin « que maintes larmes furent plorées à leur partement et au prendre congé de leurs parents et amis. » Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, suivis d'un grand nombre de seigneurs flamands avec leurs vassaux ; le maréchal de Champagne, accompagné de plusieurs chevaliers champenois, s'avancèrent à travers la Bourgogne, et passèrent les Alpes pour se rendre à Venise. Le marquis Boniface vint bientôt les rejoindre, conduisant avec lui les croisés venus de la Lombardie, du Piémont, de la Savoie et des pays situés entre les Alpes et le Rhône. Venise reçut aussi dans ses murs les croisés partis des bords du Rhin, les uns sous la conduite de l'évêque d'Halberstadt, les autres sous celle de Martin Litz qui leur avait fait prendre les armes et continuait à échauffer leur zèle par l'exemple de ses vertus et de sa piété.

Lorsque les croisés arrivèrent à Venise, la flotte qui devait les transporter en Orient était prête à mettre à la voile : ils furent reçus d'abord avec toutes les démonstrations de la joie ; mais, au milieu des fêtes qui suivirent leur arrivée (35), les Vénitiens sommèrent les barons d'acquitter leur parole, et de payer la somme dont on était convenu pour le transport de l'armée chrétienne. Ce fut alors que les seigneurs et les barons s'aperçurent avec douleur de l'absence d'un grand nombre de leurs compagnons d'armes. Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et Thierri, fils de Philippe, comte de Flandre, avaient promis à Baudouin de lui amener, à Venise, Marguerite son épouse et l'élite des guerriers flamands. Ils ne tinrent point leur promesse, et, s'étant embarqués sur l'Océan, ils firent voile vers la Palestine. Renaud de Dampierre, à qui Thibaut, comte de Champagne, avait légué tous ses trésors pour être employés au voyage de la terre sainte, était allé s'embarquer, avec un grand nombre de chevaliers champenois, dans le port de Bari. L'évêque d'Autun, Gilles, comte de Forez, et plusieurs autres chefs, après avoir juré sur les évangiles de se réunir aux autres croisés, étaient partis, les uns du port de Marseille, les autres du port de Gênes. Ainsi la moitié des guerriers qui avaient pris la croix, ne se rendirent point à Venise, qu'on avait désignée comme le rendez-vous général de l'armée chrétienne : « de quoi, dit Villehardouin, ils reçurent grande honte, et maintes désaventures leur en advinrent du depuis. »

Les croisés ne sont pas assez nombreux pour payer leur passage

Leur manque de fidélité pouvait nuire aux succès de l'expédition ; mais ce qui affligeait le plus les princes et les barons rassemblés à Venise, c'était l'impossibilité où ils se trouvaient de remplir, sans le concours de leurs infidèles compagnons, les engagements contractés avec la république. Ils envoyèrent de tous côtés des messagers pour avertir les croisés qui s'étaient mis en route, et les supplier de venir rejoindre l'armée ; mais, soit que la plupart des pèlerins fussent mécontents du traité fait avec les Vénitiens, soit qu'il leur parût plus commode et plus sûr de s'embarquer dans les ports de leur voisinage, on ne put déterminer qu'un très-petit nombre d'entre eux à se rendre à Venise. Ceux qui se trouvaient alors dans cette ville n'étaient ni assez nombreux ni assez riches pour acquitter les sommes promises et remplir les engagements contractés en leur nom. Quoique les Vénitiens fussent plus intéressés à la croisade que les chevaliers français, puisqu'ils possédaient une partie des villes de Tyr et de Ptolémaïs qu'on allait défendre, ils ne voulaient faire aucun sacrifice ; de leur côté, les barons étaient trop fiers pour demander une grâce et solliciter les Vénitiens de changer et d'adoucir les conditions du traité. Chacun des croisés fut invité à payer le prix de son passage : les plus riches payèrent pour les pauvres ; les soldats, comme les chevaliers, s'empressèrent de donner tout l'argent qu'ils possédaient, persuadés, disaient-ils, que Dieu était assez puissant pour le leur rendre au centuple quand il lui plairait. Le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat et plusieurs autres chefs se dépouillèrent de leur argenterie, de leurs diamants, de tout ce qu'ils avaient de plus précieux, et ne gardèrent que leurs chevaux et leurs armes. Malgré ce noble sacrifice, les croisés devaient encore à la république une somme de cinquante mille marcs d'argent. Alors le doge assembla le peuple, et lui représenta qu'il ne serait point honorable d'user de rigueur ; il proposa de demander aux croisés le secours de leurs armes pour la république, en attendant qu'ils pussent acquitter leurs dettes.

La ville de Zara (36), longtemps soumise aux Vénitiens, mais trouvant la domination d'un monarque moins insupportable que celle d'une république, s'était livrée au roi de Hongrie, et bravait, sous la protection d'un nouveau maître, l'autorité et les menaces de Venise. Après avoir obtenu l'approbation du peuple, Dandolo proposa aux croisés d'aider la république à soumettre une ville rebelle, et leur promit d'attendre, pour l'entière exécution du traité, que Dieu, par des conquêtes communes, leur eût donné les moyens de remplir leurs promesses. Cette proposition fut accueillie avec joie par la plupart des croisés, qui ne pouvaient supporter l'idée de manquer à la parole qu'ils avaient donnée. Les barons et les chevaliers croyaient devoir ménager les Vénitiens, dont ils avaient besoin pour leur entreprise, et ne pensaient pas faire beaucoup pour acquitter leurs dettes, dans une affaire où ils n'avaient que leur sang à prodiguer.

Il s'éleva cependant des murmures dans l'armée chrétienne : beaucoup de croisés se rappelaient le serment qu'ils avaient fait de combattre les infidèles, et ne pouvaient se résoudre à tourner leurs armes contre des chrétiens. Le pape avait envoyé à Venise le cardinal Pierre de Capoue, pour détourner les pèlerins d'une entreprise qu'il appelait sacrilège (37). Il leur représenta que le roi de Hongrie, protecteur de Zara, avait pris la croix, et s'était mis par là sous la protection spéciale de l'église ; qu'attaquer une ville qui lui appartenait, c'était se déclarer contre l'église elle-même. Henri Dandolo brava des menaces et des reproches qu'il croyait injustes.

« Les privilèges des croisés, disait-il, ne pouvaient dérober des coupables à la sévérité des lois divines et humaines ; les croisades n'étaient point faites pour protéger l'ambition des rois et la rébellion des peuples ; le pape n'avait point le pouvoir d'enchaîner l'autorité des souverains et de détourner les croisés d'une entreprise légitime, d'une guerre faite à des sujets révoltés, à des pirates dont les brigandages troublaient la liberté des mers et ne faisaient que nuire à la croisade en arrêtant les pèlerins qui se rendaient dans la terre sainte. »

Pour achever de vaincre tous les scrupules et dissiper toutes les craintes, le doge résolut de s'associer lui-même aux périls et aux travaux de la croisade, et d'engager ses concitoyens à se déclarer les compagnons d'armes des croisés. Le peuple ayant été solennellement convoqué, Dandolo monta dans la chaire de Saint-Marc (38), et demanda aux Vénitiens assemblés la permission de prendre la croix. « Seigneurs, leur dit-il, vous avez pris l'engagement de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les guerriers avec lesquels vous avez contracté une sainte alliance, surpassent tous les autres hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez, je suis accablé par les ans (39), j'ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est promise me rend le courage et la force de braver tous les périls, de supporter tous les travaux de la guerre ; je sens, à l'ardeur qui m'entraîne, au zèle qui m'anime, que personne ne méritera votre confiance et ne vous conduira comme celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous me permettez de combattre pour Jésus-Christ et de me faire remplacer par mon fils dans l'emploi que vous m'avez confié, j'irai vivre ou mourir avec vous et les pèlerins. »

A ce discours, tout l'auditoire fut attendri, le peuple applaudit à la résolution du doge. Dandolo descendit de la tribune et fut conduit en triomphe au pied de l'autel, où il se fit attacher la croix sur son bonnet ducal (40). Un grand nombre de Vénitiens suivirent son exemple, et jurèrent de mourir pour la délivrance des saints lieux. Par cette habile politique, le doge acheva de gagner l'esprit des croisés, et se mit en quelque sorte à la tête de la croisade ; il se trouva bientôt assez puissant pour méconnaître l'autorité du cardinal Pierre de Capoue, qui parlait au nom du pape et montrait la prétention de diriger la guerre sainte en qualité de légat du Saint-Siège. Dandolo dit à l'envoyé d'Innocent que l'armée chrétienne ne manquait point de chefs pour la conduire et que les légats du souverain pontife devaient se contenter d'édifier les croisés par leurs exemples et leurs discours.

Ce langage plein de liberté causait une vive surprise aux barons français, accoutumés à respecter toutes les volontés du Saint-Siège ; mais le doge, en prenant la croix, leur inspirait une confiance que rien ne pouvait ébranler. La croix des pèlerins était pour les Vénitiens et les Français un signe d'alliance, un lien sacré qui confondait tous leurs intérêts et faisait des deux peuples en quelque sorte une même nation. Dès lors on n'écouta plus ceux qui parlaient au nom du Saint-Siège (41) et s'obstinaient à faire naître des scrupules dans l'esprit des croisés. Les barons et les chevaliers mirent à l'expédition contre Zara le même zèle et la même ardeur que le peuple de Venise. L'armée des croisés était prête à s'embarquer, lorsqu'on vit arriver, dit Villehardouin, « une grande merveille, une aventure inespérée, et la plus étrange dont on ait ouï parler. »

Isaac, empereur de Constantinople avait été détrôné par son frère Alexis (42) ; abandonné de tous ses amis, privé de la vue et chargé de fers, ce malheureux prince gémissait dans une prison. Le fils d'Isaac, appelé aussi Alexis, (43) qui partageait la captivité de son père, ayant trompé la vigilance de ses gardes et brisé ses fers, s'était réfugié en Occident, dans l'espoir que les princes et les rois prendraient un jour sa défense et déclareraient la guerre à l'usurpateur du trône impérial (44). Philippe de Souabe, qui avait épousé Irène, fille d'Isaac (45), accueillit le jeune prince ; mais il ne pouvait rien entreprendre alors pour sa cause, étant obligé de se défendre lui-même contre les armes d'Othon et les menaces du Saint-Siège. Le jeune Alexis alla vainement se jeter aux pieds du pape pour implorer son appui : le pontife, soit qu'il ne vît dans le fils d'Isaac que le beau-frère de Philippe de Souabe, regardé alors comme l'ennemi de la cour de Rome, soit qu'il portât toutes ses pensées vers la terre sainte, n'écouta point les plaintes d'Alexis, et craignit de favoriser une guerre contre la Grèce. Le prince fugitif avait en vain sollicité tous les monarques chrétiens, lorsqu'on lui conseilla de s'adresser aux croisés, l'élite

des guerriers de l'Occident. L'arrivée de ses ambassadeurs produisit une vive sensation à Venise : au récit des malheurs d'Isaac, les chevaliers et les barons furent émus d'une généreuse pitié ; ils n'avaient jamais défendu une cause plus glorieuse ; l'innocence à venger, une grande infortune à secourir, touchaient l'âme de Dandolo ; les fiers républicains dont il était le chef déplorèrent aussi le sort d'un empereur captif. Ils n'avaient pas oublié que l'usurpateur préférait à leur alliance celle des Génois et des Pisans ; il leur semblait que la cause d'Alexis était leur propre cause et que leurs vaisseaux devaient rentrer avec lui dans les ports de la Grèce et de Byzance (46).
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

34 — L'abbé Lebeuf, dans son Histoire du diocèse de Paris, t. VI, p. 20, nous donne la description suivante du tombeau de Foulques de Neuilly :
« Le tombeau de Foulques, fameux curé de ce lieu, vers l'an 1200, est dans la nef, devant la porte du choeur, élevé en pierre de la hauteur d'un pied et demi. C'est un ouvrage du temps même auquel mourut ce pieux personnage. Foulques est représenté en relief sur le sépulcre, revêtu en prêtre, ayant la tête nue et la tonsure faite sur le sommet, avec des cheveux si courts qu'on lui voit entièrement les oreilles. Il a sur sa poitrine un livre couché, qu'il ne tient pas, puisqu'il a les bras croisés par-dessous, le droit posé sur le gauche. Sa chasuble et son manipule représentent les vêtements de ce temps-là. Il a sous lui une espèce de marchepied taillé dans la pierre, et deux anges en relief qui encensent sa tête posée vers l'Occident ; car, selon l'ancienne manière, il a les pieds étendus vers l'Orient ou vers l'autel. Il n'est pas vrai qu'on encense ce tombeau, comme quelques-uns l'ont cru, ni qu'il ait des armoiries. On l'appelle dans le pays sire Foulques, et quelquefois saint sire Foulques. On y dit, par tradition, que les chanoines de Saint-Maur ont essayé autrefois de l'emporter chez eux ; mais l'immobilité du chariot, dont on orne ce récit, fait voir quelle foi il faut y ajouter. M. l'abbé Chastelain marque sa mort, en son Martyrologe universel, au 2 mars 1201, et le qualifie de vénérable. »
35 — Sur le séjour des croisés à Venise, on peut consulter « Gesta Innocentii, » Villehardouin et Ducange, Sanuto, Hérold, d'Outreman, Fleury (Histoire ecclésiastique, t. XVIII) l'abbé Laugier, etc., etc.
36 — Jadera, aujourd'hui Zara, était une colonie romaine qui reconnaissait Auguste pour son fondateur : cette ville a environ deux milles de tour, et l'on porte le nombre de ses habitants à cinq ou six mille (Voyage de Dalmatie et de Grèce, t. I, p. 64-70). Au temps où ce voyage fut fait, on voyait peu d'arbres dans les environs de Zara. « C'est sans doute après cette époque, dit Gibbon, qu'on a planté les cerisiers qui produisent l'excellent marasquin » (Gibbon, livre I, VI.)
37 — Epistol Innoc. III, Baron., ad ann. 1203.
38 — « Il monta au pulpitre. » (Villehardouin, liv. I.)
39 — « Je suis vieil, vous le voyez, faible et débile, estropié en moult endroits de mon corps. » (Villehardouin, liv. I.)
40 — « On lui cousit la croix sur un gros bourlet emboulty de coton pour être Plus éminent, parce qu'il vouleit que tous la vissent. » (Villehardouin, liv. I.)
41 — Le moine Gunther n'épargne point les Vénitiens, et leur réproche amèrement d'avoir détourné les croisés de la sainte entreprise. La pieuse résolution des chefs de la croisade, dit-il, fut entravée par la perfidie et la méchanceté de ces maîtres de l'Adriatique, « fraude et nequitiâ Venetorum » (Canisius, Monum. ecclesiast, t. IV p. 4 à 8).
42 — Voyez, sur la révolution de Constantinople, l'historien grec Nicétas, qui entre dans beaucoup de détails, lib. III, chap. IX du règne d'Alexis. Villehardouin en parle, mais très-succinctement (Liv. I).
43 — Villehardouin l'appelle quelquefois le varlet de Constantinople : ce terme revient à peu près aux dénominations d'enfant de France, infant d'Espagne ; les empereurs de Constantinople, depuis Constantin jusqu'à Justinien, nommaient souvent leur fils « nobilissimus puer » (Ducange, sur Villehardouin, n· 36).
44 — Villehardouin donne à l'empereur Isaac le titre de « Sursac » ; peut-être est-ce un composé de sire Isaac, de Kyr, syllabe initiale de Kvptoç (maître) , avec la terminaison du nom propre (Villehardouin, n· 35, et les notes de Ducange).
45 — Irène, fille d'Isaac, avait été fiancée à Guillaume, fils de Tancrède, oir de Sicile ; conduite en Allemagne avec les restes de la famille de Tancrède, elle avait épousé Philippe de Souabe.
46 — Nicétas accuse formellement le doge et les Vénitiens d'avoir provoqué la guerre de Constantinople dans les intérêts purement commerciaux de la république, et en haine de l'empire (Liv. III, chap. IX).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

5 — Campagne des croisés contre la ville de Zara (Italie)

Cependant, comme tout était prêt pour la conquête de Zara, on renvoya la décision de cette affaire à un temps plus favorable ; la flotte qui portait l'armée des croisés, mit à la voile au bruit des trompettes et des acclamations de tout le peuple de Venise. Jamais le golfe Adriatique n'avait vu une flotte plus nombreuse et plus magnifiquement équipée ; la mer était couverte de quatre cent quatre-vingts bâtiments ; le nombre des combattants s'élevait à quarante mille hommes, tant cavaliers que fantassins. Après avoir soumis Trieste et quelques autres villes maritimes de l'Istrie qui avaient secoué le joug de Venise, les croisés arrivèrent devant Zara le dixième jour de novembre, veille de la Saint-Martin. Zara, située sur la côte orientale du golfe Adriatique, à soixante lieues de Venise, à cinq lieues au nord de l'ancienne Jadera, colonie romaine, était une ville riche, peuplée, environnée de hautes murailles, entourée d'une mer semée d'écueils. Le roi de Hongrie venait d'envoyer des troupes pour la défendre, et les habitants avaient juré de s'ensevelir sous les ruines de leur place plutôt que de se rendre aux Vénitiens. A la vue des remparts de la ville, les croisés reconnurent toute la difficulté de l'entreprise : « la ville, dit Villehardouin, estoit close tout autour de murailles et de forteresses moult hautes, si qu'on voudroit rechercher vainement forteresse plus belle. » Le parti qui s'opposait à cette guerre commença de nouveau à murmurer. Cependant les chefs donnèrent le signal pour l'attaque. Aussitôt que les chaînes du port eurent été rompues et que les machines commencèrent à ébranler les murailles, les habitants de Zara oublièrent la résolution qu'ils avaient prise de mourir en défendant leurs remparts, et, remplis d'effroi, envoyèrent des députés au doge de Venise, qui promit de leur pardonner en faveur de leur repentir ; mais les députés chargés de demander la paix trouvèrent parmi les assiégeants quelques croisés qui leur dirent : « Pourquoi vous rendez-vous ? Vous n'avez rien à craindre des Français. » Ces mots imprudents firent recommencer la guerre. Les députés, rentrés dans la ville, annoncèrent aux habitants que tous les croisés n'étaient pas leurs ennemis, et que Zara conserverait sa liberté, si le peuple et les soldats voulaient la défendre. Le parti des mécontents, qui cherchait à diviser l'armée des croisés, saisit cette occasion pour renouveler ses plaintes ; les plus ardents parcouraient les tentes, et cherchaient à détourner les soldats d'une guerre qu'ils appelaient impie.

Guy, abbé de Vaux-de-Cernay, de l'ordre de Cîteaux, se faisait remarquer à la tête de ceux qui voulaient faire échouer l'entreprise de Zara (47) : tout ce qui pouvait retarder la marche des croisés vers les saints lieux (48) était à ses yeux un attentat contre la religion ; les plus brillants exploits, s'ils ne servaient la cause de Jésus-Christ, ne pouvaient obtenir son estime et son approbation. L'abbé de Cernay ne manquait ni d'adresse ni d'éloquence, et savait employer à propos les prières et les menaces ; il avait sur les pèlerins l'ascendant qu'obtient toujours sur la multitude un esprit inflexible, un caractère ardent et opiniâtre. Dans un conseil, il se leva, et défendit aux croisés de tirer leur épée contre des chrétiens. Il allait lire une lettre du pape, lorsqu'il fut interrompu par des cris menaçants.

Au milieu du tumulte qui s'éleva dans le conseil et dans l'armée, l'abbé de Cernay courait des dangers pour sa vie, si le comte de Montfort, qui partageait ses sentiments, n'eût tiré l'épée pour le défendre. Cependant les barons et les chevaliers ne pouvaient oublier la promesse qu'ils avaient faite de combattre pour la république de Venise ; ils ne pouvaient déposer les armes en présence d'un ennemi qui avait promis de se rendre et qui bravait leurs attaques. Plus le parti du comte de Montfort et de l'abbé de Vaux-de-Cernay redoublait d'efforts pour les détourner de la guerre, plus ils mettaient leur honneur et leur gloire à poursuivre le siège commencé. Tandis que les mécontents faisaient entendre leurs plaintes, les plus braves montaient à l'assaut. Les assiégés, qui mettaient leur espoir dans les dissensions des assiégeants, placèrent des croix sur leurs murailles, persuadés que ce signe révéré les protégerait mieux que leurs machines de guerre ; mais ils ne tardèrent pas avoir qu'il n'y avait pour eux de salut que dans la soumission. Au cinquième jour du siège, sans avoir opposé à leurs ennemis une sérieuse résistance, ils ouvrirent leurs portes, et n'obtinrent du vainqueur que la vie et la liberté. La ville fut livrée au pillage, et le butin partagé entre les Vénitiens et les Français.

A la suite de cette conquête, la discorde s'introduisit dans l'armée victorieuse, et fît répandre plus de sang qu'on n'en avait versé dans le siège. La saison étant trop avancée pour que la flotte se remit en mer, le doge de Venise avait proposé aux croisés de passer l'hiver à Zara. Les deux nations se partagèrent les différents quartiers de la ville ; mais, comme les Vénitiens avaient choisi pour eux les maisons les plus belles et les plus commodes, les Français firent éclater leur mécontentement. Après quelques plaintes et quelques menaces, on en vint aux armes : chaque rue devint le théâtre d'un combat. Les habitants de Zara voyaient avec joie les sanglantes disputes de leurs vainqueurs. Les partisans de l'abbé de Cernay applaudissaient en secret aux suites déplorables d'une guerre qu'ils avaient désapprouvée, dépendant le doge de Venise et les barons avaient accouru pour séparer les combattants. Leurs prières et leurs menaces ne purent d'abord apaiser cet horrible tumulte, qui se prolongea jusqu'au milieu de la nuit. Le lendemain, toutes les passions qui avaient divisé l'armée étaient sur le point d'éclater de nouveau. En enterrant les morts, les Français et les Vénitiens se menaçaient encore. Les chefs, pendant plus d'une semaine, désespérèrent de pouvoir calmer les esprits (49) et rapprocher les soldats des deux nations. A peine l'ordre fut-il rétabli, qu'on reçut une lettre du pape qui désapprouvait la prise de Zara : il ordonnait aux croisés de renoncer au butin qu'ils avaient fait dans une ville chrétienne, et de s'engager, par une promesse solennelle, à la réparation de leurs torts. Innocent reprochait avec amertume aux Vénitiens d'avoir entraîné les soldats de Jésus-Christ dans cette guerre impie et sacrilège. Cette lettre du pape fut reçue avec respect par les Français, avec dédain par les croisés de Venise. Ceux-ci refusèrent ouvertement de se soumettre aux décisions du Saint-Siège, et ne songèrent qu'à s'assurer les fruits de la victoire, en démolissant les remparts de Zara. Les barons français ne pouvaient supporter l'idée d'avoir encouru la disgrâce du pape : ils envoyèrent à Rome des députés pour fléchir le souverain pontife et solliciter leur pardon, alléguant qu'ils n'avaient fait qu'obéir aux lois de la nécessité. La plupart d'entre eux, quoiqu'ils fussent déterminés à conserver les dépouilles des vaincus, avaient promis au pape de les rendre ; ils avaient promis, par un acte solennel adressé à tous les chrétiens, de réparer leurs torts et de mériter par leur conduite le pardon des fautes passées. Leur soumission, plus encore que leurs promesses, désarma le pape, qui leur répondit avec douceur et chargea les chefs de saluer les chevaliers et les pèlerins, leur donnant l'absolution et sa bénédiction comme à ses enfants. Il les exhortait, dans sa lettre, à partir pour la Syrie, sans regarder à droite et à gauche, et leur permettait de traverser la mer avec les Vénitiens, qu'il venait d'excommunier, mais seulement par nécessité et avec amertume de coeur. Le pape ajoutait, en parlant des Vénitiens : « Tout excommuniés qu'ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et vous n'êtes pas moins autorisés à en exiger l'accomplissement ; c'est au reste une maxime de droit, que, si l'on passe par la terre d'un hérétique ou de quelque excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les choses nécessaires. De plus, l'excommunication portée contre un père de famille n'empêche pas sa maison de communiquer avec lui. »

Si les Vénitiens persistaient dans leur désobéissance, le souverain pontife conseillait aux barons, lorsqu'ils seraient arrivés dans la Palestine, de se séparer d'un peuple réprouvé de Dieu, de peur qu'il n'attirât la malédiction sur les armées chrétiennes, comme autrefois Achan avait attiré la colère divine sur Israël. Innocent promettait aux croisés de les protéger dans leur expédition et de veiller à leurs besoins dans les périls de la guerre sainte. « Afin que les vivres ne vous manquent pas, disait-il, nous écrivons à l'empereur de Constantinople qu'il vous en fournisse, comme il nous l'a promis ; si on vous refuse ce qu'on ne refuse à personne, il ne serait point injuste qu'à l'exemple des plus saints personnages, vous prissiez des vivres où vous en trouverez (50); car on saura que vous êtes dévoués au service de Jésus-Christ, à qui toute la terre appartient » (51). Ces conseils et ces promesses, qui font connaître à la fois l'esprit du treizième siècle et la politique du Saint-Siège, furent reçus par les barons et les chevaliers comme un témoignage de la bonté paternelle du souverain pontife ; mais les choses allaient encore changer de face, et la fortune, qui se jouait des décisions du pape comme de celles des pèlerins, ne tarda pas à donner une nouvelle direction aux événements de la croisade.

Année [1203]

On vit bientôt arriver à Zara des ambassadeurs de Philippe de Souabe, beau-frère du jeune Alexis. Ils s'adressèrent au conseil des seigneurs et des barons réunis dans le palais du doge de Venise : « Seigneurs, dirent-ils, le puissant roi des Romains nous envoie pour vous recommander le jeune prince Alexis, et le remettre entre vos mains, sous la sauvegarde de Dieu. Nous ne sommes point venus pour vous détourner de votre sainte entreprise, mais pour vous offrir un moyen sûr et facile d'accomplir vos nobles desseins. Nous savons que vous n'avez pris les armes que pour l'amour de Jésus-Christ et de la justice : nous venons vous proposer de secourir ceux qu'opprimé une injuste tyrannie, et de faire triompher à la fois les lois de la religion et celles de l'humanité. Nous vous proposons de porter vos armes triomphantes vers la capitale de la Grèce, qui gémit sous un usurpateur, et d'assurer à jamais la conquête de Jérusalem par celle de Constantinople.
Vous savez, comme nous, combien de maux ont soufferts nos pères, compagnons de Godefroy, de Conrad et de Louis le Jeune, pour avoir laissé derrière eux un empire puissant dont la conquête et la soumission auraient pu devenir pour leurs armées une source de victoires. Que n'avez-vous pas à craindre aujourd'hui de cet Alexis, plus cruel et plus perfide que ses prédécesseurs, qui s'est élevé au trône par un parricide, qui a trahi à la fois les lois de la religion et celles de la nature, qui ne peut échapper à la punition de son crime qu'en s'alliant aux Sarrasins ?
Nous ne vous dirons point ici combien il est facile d'arracher l'empire aux mains d'un tyran méprisé de ses sujets, car votre valeur aime les obstacles et se plaît dans les dangers ; nous n'étalerons point à vos yeux les richesses de Byzance et de la Grèce, car vos âmes généreuses ne voient dans cette conquête que la gloire de vos armes et la cause de Jésus-Christ.
Si vous renversez la puissance de l'usurpateur pour faire régner le souverain légitime, le fils d'Isaac promet, sous la foi des serments les plus inviolables, d'entretenir pendant un an votre flotte et votre armée, et de vous payer deux cent mille marcs d'argent pour les frais de la guerre, il vous accompagnera en personne dans la conquête de la Syrie ou de l'Egypte; si vous le jugez à propos, il vous donnera dix mille hommes à sa solde, et, pendant toute sa vie, il entretiendra cinq cents chevaliers dans la terre sainte. Enfin, ce qui doit déterminer des guerriers et des héros chrétiens, Alexis est prêt à jurer sur les évangiles de faire cesser l'hérésie qui souille encore l'empire d'Orient et de soumettre l'église grecque à l'église de Rome.
Tant d'avantages attachés à l'entreprise qu'on vous propose, nous portent à croire que vous ne résisterez point à nos prières. Nous voyons dans l'Ecriture que Dieu s'est servi quelquefois des hommes les plus simples et les plus obscurs pour annoncer sa volonté à son peuple chéri ; aujourd'hui, c'est un jeune prince qu'il a choisi pour l'instrument de ses desseins ; c'est Alexis que la providence a chargé de vous conduire dans la voie du Seigneur et de vous montrer le chemin que vous devez suivre pour assurer la victoire aux armées de Jésus-Christ. »

Ce discours avait fait une vive impression sur un grand nombre de barons et de chevaliers, mais il ne réunissait point tous les suffrages de l'assemblée. Le doge et les seigneurs firent sortir les ambassadeurs, en leur disant qu'ils allaient délibérer sur les propositions d'Alexis. De vives contestations s'élevèrent bientôt dans le conseil. Ceux qui s'étaient opposés au siège de Zara, parmi lesquels se faisait encore remarquer l'abbé de Vaux-de-Cernay, s'opposaient avec véhémence à l'expédition de Constantinople : ils s'indignaient qu'on mît dans la même balance les intérêts de Dieu et ceux d'Alexis ; ils ajoutaient que cet Isaac dont on voulait défendre la cause, était lui-même un usurpateur jeté par une révolution sur le trône des Comnènes ; qu'il avait été dans la troisième croisade le plus cruel ennemi des chrétiens, le plus fidèle allié des Turcs ; qu'au reste, les peuples de la Grèce, accoutumés à changer de maîtres, supportaient sans se plaindre l'usurpation d'Alexis, et que les Latins n'avaient point quitté leur pays pour venger les injures d'une nation qui ne réclamait point leur secours.

Les mêmes orateurs disaient encore que Philippe de Souabe exhortait les croisés à secourir Alexis, mais que lui-même se bornait à faire des discours, à envoyer des ambassadeurs ; ils invitaient les croisés à se défier des promesses d'un jeune prince qui s'engageait à fournir des armées et n'avait pas un soldat ; qui offrait des trésors, et ne possédait rien ; qui, d'ailleurs, avait été élevé parmi les Grecs, et tournerait peut-être un jour ses armes contre ses propres bienfaiteurs. « Si le malheur vous touche, ajoutaient-ils, et si vous êtes impatients de défendre la cause de la justice et de l'humanité, écoutez les gémissements de nos frères de la Palestine, qui sont menacés par les Sarrasins et qui n'ont plus d'espérance que, dans votre courage. »
Les mêmes orateurs disaient enfin que, si les croisés recherchaient des victoires faciles, des conquêtes brillantes, ils n'avaient qu'à tourner leurs regards vers l'Egypte, dont tout le peuple était alors dévoré par une horrible famine et que les sept plaies de l'écriture livraient presque sans défense aux armes des chrétiens.

Les Vénitiens, qui avaient à se plaindre de l'empereur de Constantinople, ne se laissaient point entraîner par ces discours, et semblaient plus disposés à combattre les Grecs que les infidèles ; ils brûlaient de détruire les comptoirs des Pisans établis dans la Grèce, et de voir leurs vaisseaux traverser en triomphe le détroit du Bosphore. Leur doge conservait le ressentiment de quelques outrages personnels, et, pour enflammer les esprits, il exagérait tous les maux que les Grecs avaient faits à sa patrie et aux chrétiens d'Occident.

Si l'on en croit d'anciennes chroniques (52), Dandolo était entraîné par un autre motif qu'il n'avouait point devant les croisés. Averti qu'une armée chrétienne se réunissait à Venise, le sultan de Damas, effrayé de la croisade qui se préparait, avait envoyé un trésor considérable à la république, pour l'engager à détourner les croisés d'une expédition en Orient. Soit qu'on ajoute foi à ce récit, soit qu'on le regarde comme une fable inventée par la haine et l'esprit de parti, de semblables assertions, recueillies par des contemporains, prouvent du moins que de violents soupçons s'élevèrent alors contre Venise parmi les croisés mécontents, et surtout parmi les chrétiens de Syrie, justement irrités de n'être point secourus par les soldats de la croix. Au reste, nous croyons devoir ajouter que la plupart des croisés français, pour faire la guerre à l'empire grec, n'avaient pas besoin d'être excités par l'exemple et le discours du doge de Venise. Ceux mêmes qui s'opposaient le plus à l'expédition nouvelle, étaient, comme tous les autres croisés, pleins de haine et de mépris pour les Grecs, et leurs discours n'avaient fait qu'enflammer les esprits contre une nation regardée comme l'ennemie des Latins.

Plusieurs ecclésiastiques, ayant à leur tête l'abbé de Looz, personnage recommandable par sa piété et la pureté de ses moeurs, ne partageaient point l'opinion de l'abbé de Vaux-de-Cernay, et soutenaient contre leurs adversaires qu'il y avait du danger à conduire une armée dans un pays ravagé par la famine ; que la Grèce offrait plus d'avantages aux croisés que l'Egypte, et qu'enfin la conquête de Constantinople était le moyen le plus sûr d'assurer aux chrétiens la possession de Jérusalem. Ces ecclésiastiques étaient surtout éblouis par l'espoir de voir un jour l'église grecque se réunir à l'église de Rome ; ils ne se lassaient point d'annoncer dans leurs discours l'époque prochaine de la concorde et de la paix entre tous les peuples chrétiens.

Beaucoup de chevaliers voyaient avec joie la réunion des deux églises, qui devait être l'ouvrage de leurs armes ; mais ils cédaient encore à d'autres motifs non moins puissants sur leur esprit : ils avaient juré de défendre l'innocence et les droits du malheur ; ils croyaient remplir leur serment en embrassant la cause d'Alexis. Quelques-uns sans doute, qui avaient entendu parler des richesses de Byzance, pouvaient croire qu'ils ne reviendraient pas sans fortune d'une aussi brillante expédition ; mais tel était l'esprit des seigneurs et des barons, que le plus grand nombre furent entraînés par la perspective même des périls, et surtout par le merveilleux de l'entreprise. Après une longue délibération, il fut décidé dans le conseil de croisés qu'on accepterait les propositions d'Alexis et que l'armée chrétienne s'embarquerait pour Constantinople dans les premiers jours du printemps.

Avant le siège de Zara, le bruit de l'armement des croisés et d'une expédition dirigée contre la Grèce était parvenu à la cour de Byzance. L'usurpateur du trône d'Isaac avait songé dès lors à conjurer l'orage près de fondre sur ses états, et s'était hâté d'envoyer des ambassadeurs auprès du pape, qu'il regardait comme l'arbitre de la guerre et de la paix en Occident. Ces ambassadeurs devaient déclarer au souverain pontife que le prince qui régnait à Constantinople était le seul empereur légitime ; que le fils d'Isaac n'avait aucun droit à l'empire ; qu'une expédition contre la Grèce serait une entreprise injuste, périlleuse et contraire aux grands desseins de la croisade. Le pape, dans sa réponse, ne chercha point à calmer les alarmes de l'usurpateur, et dit à ses envoyés que le jeune Alexis avait de nombreux partisans parmi les croisés, parce qu'il avait fait la promesse de secourir en personne la terre sainte et de mettre un terme à la rébellion de l'église grecque (53). Le pape n'approuvait point l'expédition de Constantinople ; mais, en parlant de la sorte, il espérait que le souverain qui régnait alors sur la Grèce, ferait les mêmes promesses que le prince fugitif, et serait plus capable de les remplir ; il conservait l'espoir qu'on pourrait traiter avantageusement sans tirer l'épée et que les débats élevés pour l'empire d'Orient seraient jugés à son tribunal suprême ; mais le vieil Alexis, soit qu'il fut persuadé qu'il avait intéressé le pape à sa cause, soit qu'il crût prudent de ne point montrer ses alarmes, soit qu'enfin la vue d'un péril éloigné ne put émouvoir son indolence, n'envoya point de nouveaux ambassadeurs, et ne fît plus aucune démarche pour prévenir l'invasion des guerriers de l'Occident.

D'un autre côté, le roi de Jérusalem et les chrétiens de la Palestine ne cessaient de faire entendre leurs plaintes et d'implorer les secours que le chef de l'église leur avait promis. Le pape, vivement touché de leurs prières et toujours plein de zèle pour la croisade qu'il avait prêchée, réunissait tous ses efforts pour diriger les armes des croisés contre les Turcs. Il venait d'envoyer en Palestine les cardinaux Pierre de Capoue et Siffred, légats du Saint-Siège, pour relever le courage des chrétiens d'Orient et leur annoncer le départ prochain de l'armée des croisés. Lorsqu'il apprit que les chefs de la croisade avaient pris la résolution d'attaquer l'empire de Constantinople, il leur adressa les plus vives réprimandes, et leur reprocha de regarder en arrière comme la femme de Loth.
« Que personne de vous, disait-il, ne se flatte qu'il soit permis d'envahir ou de piller la terre des Grecs, sous prétexte qu'elle n'est pas assez soumise et que l'empereur de Constantinople a usurpé le trône sur son frère ; quelque crime qu'il ait commis, ce n'est pas à vous d'en juger : vous n'avez pas pris la croix pour venger l'injure des princes, mais celle de Dieu. »

Innocent terminait sa lettre sans donner sa bénédiction aux croisés ; et, pour les effrayer sur leur nouvelle entreprise, il les menaçait des malédictions du ciel. Les seigneurs et les barons reçurent avec respect les remontrances du souverain pontife ; mais ils ne changèrent rien à la détermination qu'ils venaient de prendre.

Alors ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'expédition de Constantinople, recommencèrent leurs plaintes, et ne mirent plus de ménagements dans leurs discours. L'abbé de Vaux-de-Cernay, l'abbé Martin-Litz, un des prédicateurs de la croisade, le comte de Montfort, un grand nombre de chevaliers, firent tous leurs efforts pour ébranler l'opinion de l'armée ; et, ne pouvant y parvenir, ils ne songèrent plus qu'à s'éloigner, les uns pour retourner dans leurs foyers, les autres pour se rendre dans la Palestine (54). Ceux qui abandonnaient leurs drapeaux et ceux qui restaient au camp, s'accusaient réciproquement de trahir la cause de Jésus-Christ (55). Cinq cents soldats s'étant jetés sur un vaisseau firent naufrage, et périrent tous dans les flots ; plusieurs autres, en traversant l'Illyrie, furent massacrés par les peuples sauvages de cette contrée. Ceux-là périssaient en maudissant l'esprit d'ambition et d'égarement qui éloignait l'armée chrétienne du véritable objet de la croisade ; les autres, restés fidèles à leurs drapeaux, déploraient la mort tragique de leurs compagnons, et disaient entre eux : « La miséricorde de Dieu est restée parmi nous : malheur à ceux qui s'écartent de la voie du Seigneur ! »

Les chevaliers et les barons s'affligeaient en secret de n'avoir point obtenu l'approbation du pape ; mais ils étaient persuadés qu'à force de victoires ils justifieraient leur conduite aux yeux du Saint-Siège et que le père des fidèles reconnaîtrait dans leurs conquêtes l'expression des volontés du ciel.

Les croisés reçoivent Alexis, fils d'Isaac l'Ange l'empereur de Constantinople à Zara

Les croisés étaient près de s'embarquer pour leur expédition, lorsque le jeune Alexis arriva lui-même à Zara. Sa présence excita un nouvel enthousiasme pour sa cause ; il fut reçu au bruit des trompettes et des clairons, et présenté à l'armée par le marquis de Montferrat (56), dont les frères aînés avaient été liés par un mariage et la dignité de César à la famille impériale de Constantinople. Les barons saluèrent empereur le jeune Alexis, avec d'autant plus de joie que sa grandeur future devait être leur ouvrage. Alexis avait pris les armes pour briser les fers de son père ; on admirait en lui le plus touchant modèle de la piété filiale ; il allait combattre l'usurpation, punir l'injustice, étouffer l'hérésie ; on le regardait comme un envoyé de la providence. Les infortunes des princes destinés à régner touchent plus les coeurs que celles des autres hommes. Dans le camp des croisés les soldats se racontaient entre eux les malheurs d'Alexis ; ils plaignaient sa jeunesse, déploraient son exil et la captivité d'Isaac. Alexis, accompagné des princes et des barons, parcourait les rangs de l'armée, et répondait par toutes les démonstrations de la reconnaissance au généreux intérêt que lui témoignaient les croisés.

Animé des sentiments qu'inspiré le malheur et qui souvent ne durent pas plus que lui, le jeune prince prodigua les serments, les protestations, et promit plus encore qu'il n'avait fait par ses envoyés, sans songer qu'il se mettait dans la nécessité de manquer à sa parole et de s'attirer un jour les reproches de ses libérateurs.

Cependant les croisés renouvelaient chaque jour le serment de placer le jeune Alexis sur le trône de Constantinople. L'Italie et tout l'Occident retentissaient du bruit de leurs préparatifs. L'empereur de Byzance semblait seul ignorer la guerre qu'on venait de déclarer à sa puissance usurpée, et s'endormait sur un trône près de s'écrouler.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

47 — Au milieu des grands événements de la croisade, Gunther a soin de nous dire que plusieurs fois son abbé eut envie de quitter l'armée des pèlerins, parce que les croisés avaient été excommuniés (Canisius, t. IV, pag. 9).
48 — Katona, dans son Histoire critique des rois de Hongrie, s'exprime avec amertume contre les croisés, et rapporte des faits peu favorables aux Vénitiens et aux Français qui avaient fait le siège de Zara. L'archidiacre Thomas, un des historiens de Hongrie, ne ménage pas non plus les Vénitiens, qu'il accuse de tyrannie, et qui faisaient, dit-il, détester leur puissance maritime par tous les excès de la violence et de l'injustice.
49 — Les barons employèrent toute la semaine à calmer cette noise. (Villehardouin, liv. II.)
50 — Cette permission de vivre de pillage, même en pays ami, est remarquable, d'autant plus que le pape prétend l'autoriser par des exemples de l'écriture (Fleury, Hist. ecclés., liv. LXXVI).
51 — Innocent, en donnant aux croisés la permission de prendre des vivres où ils en trouveraient, ajoutait : « Pourvu que ce soit avec la crainte de Dieu, sans faire de tort à personne, et dans la résolution de restituer. » (Epistol. Innoc. III, lib. VI.)
52 — Le continuateur de Guillaume de Tyr, Bernard le Trésorier.
53 — Voyez, dans les Gesta Innoc. III, la lettre du pape à l'usurpateur. Baronius l'a aussi rapportée, ad ann. 1202, ibid. Nicétas ne parle pas de cette correspondance.
54 — Gunther a célébré la résolution de son abbé Martin-Litz, qui partit alors pour la Palestine (Canisius, Monum. ecclesiast, t. II, p. 9). L'obéissance docile du comte de Montfort envers le Saint-Siège pourrait expliquer la confiance que les pontifes mirent en lui dans les guerres sanglantes des Albigeois.
55 — Le maréchal de Champagne, qui professe l'opinion de la majorité des barons et des chevaliers, ne laisse échapper aucune occasion de blâmer avec amertume ceux qui abandonnaient l'armée des croisés.
56 — Une double alliance et la dignité de César avaient lié les deux frères aînés de Boniface avec la famille impériale. Reinier de Montferrat avait épousé Marie, fille de l'empereur Manuel Comnène ; Conrad, qui avait, défendu la ville de Tyr, était, avant la troisième croisade, marié à Théodore Angéla, soeur des empereurs Isaac et Alexis (Ducange , Familles Byzantines P- 183 à 203).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

6 — Ce qu'était devenu l'empire Grec sous Alexis

L'empereur Alexis, ainsi que la plupart de ses prédécesseurs, était un prince sans vertus et sans caractère. Lorsqu'il déposséda son frère, il laissa commettre le crime à ses courtisans, et, quand il fut sur le trône, il leur abandonna le soin de son autorité. Il prodigua tous les trésors de l'état, afin de se faire pardonner son usurpation ; et, pour réparer ses finances, il vendit la justice, il ruina ses sujets, et fit piller les navires marchands qui se rendaient de Venise à Constantinople. L'usurpateur avait répandu les dignités et les honneurs avec une telle profusion, que personne ne s'en croyait honoré et qu'il ne lui restait plus de véritable récompense pour le mérite. « Il ne refusait rien, dit Nicétas, quelque impertinente, quelque ridicule demande qu'on lui fît : il aurait accordé la permission de labourer la mer, de voguer sur la terre, de transporter les montagnes, et de mettre Athos sur Olympe. » Alexis avait associé à l'autorité souveraine sa femme Euphrosine, qui remplissait l'empire de ses intrigues et scandalisait la cour par ses moeurs. Sous son règne, l'empire avait été plusieurs fois menacé par les Bulgares et parles Turcs. Alexis se rendit quelquefois à l'armée, mais il ne vit jamais ses ennemis. Tandis que les Barbares ravageaient ses frontières, il s'occupait d'aplanir des collines, de tracer des jardins sur les bords de la Propontide. Livré à une honteuse mollesse, il licencia une partie de ses troupes ; et, craignant d'être troublé dans ses plaisirs par le bruit des armes, il vendit les vases sacrés et dépouilla les tombeaux des empereurs grecs, pour acheter la paix de l'empereur d'Allemagne, devenu maître de la Sicile. L'empire n'avait plus de marine : les ministres d'Alexis avaient vendu les agrès et les cordages des vaisseaux ; les forêts, qui pouvaient fournir des bois de construction, étaient réservées aux plaisirs du prince, et gardées, dit Nicétas, comme celles qui étaient autrefois consacrées aux dieux (57).

Jamais on ne vit éclater plus de conspirations ; sous un prince qu'on ne voyait jamais, l'état semblait être dans un interrègne, le trône impérial ne paraissait plus qu'une place vide, et tous les ambitieux prétendaient à l'empire. Le dévouement, la probité, la bravoure, n'obtenaient plus ni l'estime de la cour ni celle des citoyens : on ne récompensait avec éclat que ceux qui avaient inventé une volupté ou trouvé un nouvel impôt. Au milieu de cette dépravation générale, les provinces n'entendaient parler de l'empereur que pour payer des tributs (58) ; l'armée, sans discipline et sans solde, n'avait point de chefs capables de la commander. Tout semblait annoncer une prochaine révolution dans l'empire. Le péril était d'autant plus grand, que personne n'osait le prévoir. Aucun des sujets d'Alexis ne songeait à faire parvenir la vérité jusqu'au pied du trône ; des oiseaux instruits à répéter des satires interrompaient seuls le silence du peuple, et publiaient sur les toits des maisons et dans les carrefours les scandales de la cour et la honte de l'empire.

Les Grecs conservaient encore la mémoire des événements glorieux ; mais ces souvenirs ne leur donnaient point d'émulation et ne leur inspiraient qu'une vanité stérile. La gloire et les vertus des temps passés ne servaient qu'à montrer les misères de leur décadence ; et, plus ils parlaient de l'ancienne Grèce et de la vieille Rome, plus ils paraissaient dégénérés. Ils n'écoutaient plus la voix de la patrie, et ne savaient obéir qu'à des moines qui s'étaient mis à la tête de toutes les affaires, et qui s'attiraient la confiance du peuple et du prince par des prédictions frivoles ou des visions insensées. Les Grecs se consumaient en de vaines disputes qui énervaient leur caractère, redoublaient leur ignorance, étouffaient leur patriotisme. Lorsque la flotte des croisés allait mettre à la voile, on agitait à Constantinople la question de savoir si le corps de Jésus-Christ, dans l'eucharistie, est corruptible ou incorruptible : chaque opinion avait ses partisans, dont on proclamait tour à tour les défaites ou les triomphes, et l'empire menacé restait sans défenseurs (59).
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

57 — Le tableau que fait Nicétas de la cour d'Alexis, est remarquable, quoiqu'il se ressente de l'exagération ordinaire de l'historien.
58 — Lebeau, dans son Histoire du Sas-Empire, décrit longuement la décadence de l'empire grec et les vices des empereurs. Gibbon, observateur plus Blairé, néglige pourtant quelques détails importants de cette époque, et, ses derniers volumes, oublie trop souvent les Grecs pour parler des nations barbares de l'Orient et de l'Occident qui s'étaient partagé les débris de l'empire romain.
59 — Montesquieu a décrit éloquemment l'état de l'empire et les disputes théologiques qui agitaient les esprits au moment du siège de Constantinople par les Latins. C'est à ce grand écrivain qu'on pourrait appliquer cette pensée que lui-même appliquait à Tacite : Il abrège tout parce qu'il voit tout.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

7 — Les croisés ont quitté la ville de Zara pour Constantinople

Les Vénitiens et les Français étaient partis de Zara ; toute la flotte devait se réunir à l'île de Corfou. Comme elle aborda sur les côtes de Macédoine, les habitants de Duras apportèrent au jeune Alexis les clefs de la ville, et le reconnurent pour leur maître. Le peuple de Corfou ne tarda pas à suivre cet exemple, et reçut les croisés comme des libérateurs. Les acclamations du peuple grec sur le passage des Latins étaient d'un heureux augure pour le succès de leur expédition.

Les croisés firent halte à Corfou

L'île de Corfou, pays des anciens Phéaques, si célèbre par le naufrage d'Ulysse et par les jardins d'Alcinoos, offrait aux croisés des pâturages et des vivres abondants. La fertilité de l'île engagea les chefs à y faire un séjour de plusieurs semaines ; un aussi long repos pouvait avoir des suites funestes pour une armée entraînée par l'enthousiasme, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de réfléchir. Au milieu de l'oisiveté, on vit bientôt renaître les plaintes et les murmures qui avaient éclaté au siège de Zara.

On venait d'apprendre que Gauthier de Brienne avait conquis la Pouilles et le royaume de Naples. Cette conquête, faite dans l'espace de quelques mois par soixante chevaliers, avait enflammé l'imagination des croisés, et donnait aux mécontents l'occasion de blâmer l'expédition de Constantinople, dont les préparatifs étaient immenses, les périls évidents, et le succès incertain.
« Tandis que nous allons, disaient-ils, épuiser toutes les forces de l'Occident dans une entreprise inutile, dans une guerre lointaine, Gauthier de Brienne s'est rendu maître d'un riche royaume, et se dispose à remplir les serments qu'il a faits avec nous de délivrer la terre sainte : pourquoi ne lui demanderions-nous pas des vaisseaux ? Pourquoi ne partirions-nous pas avec lui pour la Palestine ? « 
Ces discours avaient entraîné un grand nombre de chevaliers qui étaient prêts à se séparer de l'armée.

Déjà les principaux des mécontents s'étaient réunis dans un vallon écarté pour y délibérer sur les moyens d'exécuter leur projet, lorsque les chefs de l'armée, avertis du complot, s'occupèrent des mesures les plus propres à en prévenir les suites. Le doge de Venise, le comte de Flandre, les comtes de Blois et de Saint-Paul, le marquis de Montferrat, plusieurs évêques couverts d'habits de deuil et faisant porter des croix devant eux, se rendirent dans le vallon où s'étaient rassemblés les dissidents. Aussitôt qu'ils eurent aperçu de loin leurs infidèles compagnons qui délibéraient à cheval, ils mirent pied à terre et s'avancèrent vers le lieu de l'assemblée dans une attitude suppliante. Les instigateurs de la désertion, voyant venir ainsi les chefs de l'armée et les prélats, suspendent leur délibération et descendent eux-mêmes de cheval. On s'approche de part et d'autre ; les princes, les comtes, les évêques, se jettent aux pieds des mécontents, et, fondant en larmes, jurent de rester ainsi prosternés jusqu'à ce que les guerriers qui voulaient les abandonner aient renouvelé le serment de suivre l'armée des chrétiens et de rester fidèles aux drapeaux de la guerre sainte.
« Quand les autres virent cela, dit Villehardouin, témoin oculaire ; quand ils virent leurs seigneurs liges, leurs plus proches parents et amis se jeter ainsi à leurs pieds, et, par manière de parler, leur crier merci, ils en eurent fort grand pitié, et le coeur leur attendrit de façon qu'ils ne purent se tenir de plorer, leur disant qu'ils en aviseroient par ensemble. » Après s'être écartés un moment pour délibérer, ils revinrent auprès de leurs chefs, et promirent de rester à l'armée jusqu'aux premiers jours de l'automne, à condition que les barons et les seigneurs jurent sur les évangiles de leur fournir, à cette époque, des vaisseaux pour se rendre en Syrie.
Les deux partis s'engagèrent par serment à remplir les conditions du traité, et retournèrent ensemble dans le camp, où les pèlerins ne parlèrent plus que de l'expédition de Constantinople.

La flotte des croisés partit de Corfou la veille de la Pentecôte, 1203. Les palendries, les galères et les navires de transport, auxquels s'étaient joints beaucoup de vaisseaux marchands, couvraient un espace immense ; le ciel était pur et serein, le vent doux et favorable. A voir cette flotte, on pouvait croire qu'elle allait conquérir le monde : « Moi, Villehardouin, s'écrie ici l'historien de cette expédition, moi, maréchal de Champagne, qui cette oeuvre dictai, j'atteste que jamais plus belle chose ne fut vue. »

« Au mois de juin 1830, nous avons suivi la même route que la flotte de Venise. Laissant derrière nous les îles Ioniennes, nous dirigeâmes notre marche entre les rives du Péloponnèse et les îles de Sapience (les antiques OEnuses), nous côtoyâmes la terre du Péloponnèse : nous avions à notre gauche Navarin ou l'ancienne Pylos, Modon ou Méthone ; plus loin, dans le golfe de Messénie, les villes de Coron et de Calamata. Dans le tableau si varié que nous offraient les rivages de la Grèce, deux spectacles imposants frappaient nos regards : le mont Ithome, au pied duquel se trouvent encore les ruines de l'ancienne Messène, et le mont Taygète, dont les cimes, blanchies par les frimas, s'abaissent vers l'orient jusqu'au promontoire de Ténare, aujourd'hui le cap Matapan ; au delà du Ténare s'élèvent les rives escarpées du Magne, dans l'ancienne Laconie ; puis s'avance dans la mer le cap Malée, aujourd'hui cap Saint-Ange, si redouté des marins dans l'antiquité. »

Entre le cap Malée et l'île de Cérigo, la flotte vénitienne rencontra plusieurs navires portant des pèlerins qui avaient quitté les drapeaux de l'armée : ceux-ci, à l'aspect d'un si grand appareil de puissance et de force, restèrent tout honteux et se cachèrent au fond de leurs vaisseaux ; un seul descendit par une corde et quitta ses compagnons en leur disant : Je vais avec ces gens-ci, qui ont bien l'air de conquérir de grands royaumes. On lui en sut fort bon gré, dit le maréchal de Champagne, et l'armée le vit de bon oeil.

La flotte s'arrêta devant Négrepont, puis devant Andros, où le jeune Alexis fut proclamé empereur. Les vents d'Afrique poussèrent les navires vénitiens à travers la mer Egée ; les croisés laissèrent à leur gauche l'île de Lesbos ou Mételin ; entrés dans l'Hellespont, ils dépassèrent Lemnos, Samothrace, Ténédos, la côte où se montraient les tombeaux d'Achille et de Patrocle et les ruines « d'Alexandria Troas. » Ils vinrent jeter l'ancre devant la ville d'Abydos (60).

Première victoire des croisés sur la route de Contantinople

L'Hellespont, en cet endroit, n'a pas un mille et demi de largeur. La ville d'Abydos, que Villehardouin appelle « Avie » (61) couvrait une langue de terre sur laquelle on ne trouve aujourd'hui que des amas de pierres et une forteresse turque. Les seigneurs et les barons, à qui on vint présenter les clefs de la ville, « firent mult bien garder la cité, de telle sorte que les habitants ne perdirent pas un denier. » L'armée de la croix resta huit jours au mouillage d'Abydos ; les chevaliers ne connaissaient rien des merveilles qui avaient autrefois illustré cette rive de l'Hellespont. Les clercs les plus instruits ne savaient pas que, dans la partie du détroit où la flotte s'était arrêtée, Xercès, roi de Perse, avait fait passer son armée sur un pont de bois, et que, plus tard, Alexandre avait traversé le même détroit pour marcher à la conquête de l'Asie ; ils ne savaient pas non plus que les plaines voisines de l'Ida avaient vu dans l'antiquité l'élite belliqueuse de la Grèce renverser les remparts d'une royale cité, et qu'un grand empire avait été détruit dans une guerre assez semblable à celle que les pèlerins allaient faire aux maîtres de Byzance. Les croisés champenois et les italiens, sans s'occuper des ruines dispersées dans ces poétiques contrées, ramassèrent la moisson qui couvrait les champs, pour approvisionner la flotte et l'armée. Poursuivant leur marche, ils virent Lampsaque et Gallipoli, traversèrent la mer de Marmara (62) ou la Propontide, et s'arrêtèrent devant la pointe de Saint-Etienne ou San-Stephano, à trois lieues de Constantinople (63). Alors ceux qui n'avaient point vu cette magnifique cité purent la contempler à leur aise (64).

Les croisés contemple la ville impériale

Baignée au midi par les flots de la Propontide, à l'orient par le Bosphore, au septentrion par le golfe qui lui sert de port, la reine des villes apparaissait aux croisés dans tout son éclat. Une double enceinte de murailles l'entourait dans une circonférence de plus de sept lieues ; les rives du Bosphore, jusqu'à l'Euxin, ressemblaient à un grand faubourg ou à une suite continue de jardins. Dans le temps de sa splendeur, Constantinople tenait à son gré les portes du commerce ouvertes ou fermées ; son port, qui recevait les vaisseaux de tous les peuples du monde, mérita d'être appelé par les Grecs la corne d'or, ou la corne d'abondance. Comme l'ancienne Borne, elle s'étendait sur sept montagnes, et, comme la cité de Romulus, elle porta quelquefois le nom de ville aux sept collines. La ville était divisée en quatorze quartiers ; elle avait trente-deux portes ; elle renfermait dans son sein des cirques d'une immense étendue, cinq cents églises, parmi lesquelles se faisait remarquer Sainte-Sophie, une des merveilles du monde, et cinq palais qui semblaient eux-mêmes des villes au milieu de la grande cité. Plus heureuse que Rome, sa rivale, la ville de Constantin n'avait point vu les barbares dans ses murs ; elle conservait, avec son langage, le dépôt des chefs-d'oeuvre de l'antiquité et les richesses accumulées de la Grèce et de Dieu.

Les croisés se préparent à prendre Constantinople par la force

Le doge de Venise et les principaux chefs de l'armée descendirent à terre, et tinrent conseil dans le moustier ou le monastère de Saint-Etienne (64). On délibéra d'abord pour savoir sur quel point on débarquerait. Nous devons regretter que Villehardouin ne rende pas compte en détail de tout ce qui fut dit dans ce conseil : combien il serait intéressant de connaître aujourd'hui quels furent les pensées et les sentiments des chevaliers de la croix, à la vue de Constantinople, et dans le moment même où allaient se livrer les combats décisifs de cette croisade !

L'histoire ne nous a laissé que le discours de Dandolo : « Je connais mieux que vous, dit le doge de Venise à ses compagnons, l'état et les façons d'agir de ce pays, y étant venu autrefois. Vous avez entrepris la plus grande affaire et la plus périlleuse que jamais on ait entreprise ; c'est pourquoi il faut y aller sagement et avec conduite. Si nous nous abandonnons sur la terre ferme, le pays étant vaste et spacieux, nos gens, ayant besoin de vivres, se répandront ça et là pour s'en procurer ; et, comme les campagnes sont très-peuplées (65), nous ne devons pas manquer de perdre beaucoup d'hommes, ce qui serait un malheur pour nous, attendu le peu de monde que nous avons pour achever l'entreprise commencée. Il y a tout près, à l'orient, des îles que vous pouvez voir d'ici (les îles des Princes) (66), qui sont habitées et fertiles en blé et toutes sortes de biens : allons-y prendre terre ; ramassons les vivres dont nous avons besoin, et, quand la flotte et l'armée seront approvisionnées, alors nous irons camper devant la ville impériale, et nous ferons ce que Dieu nous conseillera de faire. »

Cet avis du doge fut approuvé unanimement par les barons ; tous retournèrent à leurs vaisseaux, où ils passèrent la nuit. Le lendemain, au lever du jour, les bannières et les gonfalons furent arborés à la poupe des navires et sur le haut des mâts; les écus et les boucliers des chevaliers étaient rangés le long du pont des vaisseaux, et présentaient comme les créneaux d'une forteresse (67). Chaque croisé fit alors la visite de ses armes, pensant qu'il aurait bientôt besoin de s'en servir.

La flotte leva les ancres ; le vent, qui venait du sud, la poussa vers Constantinople ; quelques vaisseaux passèrent si près des murailles que plusieurs croisés furent atteints par des pierres et des traits lancés de la ville. Toute l'armée de la croix se trouvait sur le pont des navires. Les remparts étaient couverts de soldats, le rivage couvert de peuple. Le vent et la fortune avaient fait changer la résolution prise à San-Stephano : au lieu de se diriger vers les îles des Princes, la flotte s'avança à pleines voiles vers la côte d'Asie, et s'arrêta devant Calcédoine, presque en face de Constantinople ; les croisés débarquèrent en cet endroit. Il y avait là un palais impérial, où les principaux chefs de la croisade prirent leur logement ; l'armée tendit ses pavillons et ses tentes le long du rivage. La campagne était riche et féconde : des meules de blé couvraient les champs, et chacun put faire ses provisions à son gré. Trois jours après leur arrivée, le lendemain de la Saint-Jean-Baptiste, la flotte remonta le canal et alla jeter l'ancre devant un autre palais de l'empereur, qu'on appelait Scutari. L'armée se rendit par terre dans le même lieu ; là, elle se trouvait en face de la ville impériale et du port de Constantinople. Les chefs s'étaient établis dans le palais et les jardins où l'empereur Alexis, selon l'expression de Nicétas (68), s'occupait naguère d'aplanir les montagnes et de combler les vallées, tandis qu'un terrible ouragan était près de fondre sur son empire. Alors les chevaliers de la croix se mirent à parcourir les riches campagnes qui s'étendent au delà de Scutari. Une de leurs troupes, s'étant avancée à trois lieues du camp, aperçut de loin des tentes et des pavillons sur le penchant d'un coteau : c'était le grand duc ou chef des armées de mer de l'empire, qui campait avec cinq cents soldats grecs. Les guerriers latins se disposèrent à l'attaque, et, de leur côté, les Grecs se rangèrent en bataille. Le combat ne dura pas longtemps : les soldats du grand duc s'enfuirent au premier choc, abandonnant leurs tentes, leurs provisions et leurs bêtes de somme. Cette victoire facile des Latins acheva de répandre la terreur dans tout le pays : personne n'osait plus les attendre les armes à la main ; ce qui fait dire à Nicétas que les commandants grecs étaient timides comme des cerfs, et n'osaient combattre des hommes qu'ils appelaient des anges exterminateurs, des guerriers de bronze. Cependant l'usurpateur Alexis commença à sortir de son sommeil. Le dixième jour de leur arrivée, il envoya aux croisés un ambassadeur, pour les saluer et savoir quels étaient leurs desseins. Un Italien, Nicolas Rossi, choisi pour cette mission, se présenta devant les chefs de la croisade et leur parla ainsi (69) : « L'empereur sait que vous êtes les plus grands et les plus puissants princes entre ceux qui ne portent point de couronne, et que vous commandez aux peuples les plus braves qui soient au monde ; mais il s'étonne que vous, étant chrétiens et lui aussi, vous soyez venus dans ses terres, sans le prévenir et lui demander son agrément. On lui a dit que le principal objet de votre voyage était la délivrance de la terre sainte. Si, pour accomplir ce pieux dessein, vous manquez de vivres, il vous en donnera volontiers ; il n'épargnera rien pour vous seconder dans l'exécution de votre entreprise ; mais il vous conjure de sortir de son territoire de bonne volonté : il pourrait bien vous contraindre par la force, car sa puissance est grande ; et, quand vous seriez vingt fois plus de gens que vous êtes, vous ne pourriez vous sauver et vous mettre à l'abri de sa colère, s'il voulait vous attaquer et vous mal faire. »

Conon de Béthune, sage chevalier, éloquent et lien disant, fut chargé de répondre à l'envoyé d'Alexis (70) : « Beau sire, lui dit-il, votre maître s'étonne que nos seigneurs et barons soient entrés sur son territoire. Vous savez trop bien que la terre dans laquelle nous sommes n'est pas à lui, puisqu'il occupe à tort, et contre Dieu et raison, ce qui doit appartenir à son neveu, que vous voyez assis au milieu de nous. S'il veut lui demander pardon et lui restituer la couronne impériale, nous emploierons nos prières vers Isaac et son fils, afin qu'ils lui pardonnent et lui donnent de quoi vivre honorablement et selon sa condition. Au reste, à l'avenir, ne soyez si téméraire ni si hardi de venir ici pour de semblables messages. »

Nicolas Rossi retourna avec cette réponse auprès d'Alexis. Le lendemain les barons, après s'être concertés entre eux, résolurent de faire une tentative auprès du peuple de la capitale, et de montrer aux Grecs le jeune Alexis, fils d'Isaac. On fit équiper plusieurs galères, où montèrent les barons et les chevaliers ; dans une de ces galères on remarquait le jeune Alexis, que le doge de Venise et le marquis de Montferrat tenaient par la main. Ils s'approchèrent ainsi des remparts de la capitale. Un héraut d'armes disait à haute voix : « Voici votre seigneur légitime. Sachez que nous ne sommes pas venus ici pour vous faire le moindre mal, mais pour vous garder et vous défendre, si vous faites ce que vous devez. Vous savez que celui à qui vous obéissez s'est méchamment et à tort emparé du pouvoir suprême, et vous n'ignorez pas avec quelle déloyauté il s'est conduit envers son seigneur et sire. Vous voyez ici le fils et l'héritier d'Isaac : si vous venez à son parti, vous ferez votre devoir ; sinon, sachez bien que nous vous ferons le plus de mal que nous pourrons. »
Il n'y eut pas un Grec de la ville ou de la campagne qui répondît à ces paroles des croisés : tous étaient retenus par la crainte de l'usurpateur. Alors les chevaliers et les barons s'en revinrent au camp, et ne s'occupèrent plus que de faire la guerre aux Grecs.

Le 6 juin 1203, les croisés marchent sur Constantinople

Le 6 juillet, après avoir ouï la messe, les chefs de la croisade s'assemblèrent, et tinrent conseil, à cheval, dans une vaste plaine, qui est aujourd'hui le grand cimetière de Scutari (71). On arrêta dans cette assemblée que toute l'armée rentrerait dans la flotte et traverserait le détroit de Saint-George ou le Bosphore. Les croisés venus de France furent divisés en six bataillons. Baudouin de Flandre eut la conduite de l'avant-garde, parce qu'il avait sous ses drapeaux-grand nombre de braves, et plus d'arbalétriers et d'archers que les autres chefs. Henri, frère de Baudouin, devait conduire le second bataillon avec Mathieu de Valincourt et autres bons chevaliers des provinces de Flandre et de Hainaut. Le troisième corps avait pour chef Hugues de Saint-Paul, auquel s'étaient réunis Pierre d'Amiens, Eustache de Canteleu, Anseau de Cayeux, et plusieurs bons chevaliers de la Picardie. Louis, comte de Blois, seigneur riche et puissant, avait le quatrième bataillon, composé d'une foule de chevaliers et de braves guerriers partis des pays qu'arrose la Loire. Le cinquième bataillon était commandé par Mathieu de Montmorency et par André de Champlitte, conduisant sous leurs bannières les pèlerins de la Bourgogne, de la Champagne, de l'Ile-de-France et de la Touraine. Dans ce cinquième bataillon, on remarquait Villehardouin, maréchal de Champagne, Oger de Saint-Cheron, Manassès de Lille, Miles de Brabant, Machaire de Sainte-Menehould. Les croisés de la Lombardie, de la Toscane, des pays voisins des Alpes, formaient le sixième corps, sous les ordres de Boniface, marquis de Montferrat.

Quand on eut divisé ainsi l'armée, les prêtres et les évêques firent des remontrances à tous ceux du camp, les exhortant à se confesser et à faire leur devise ou leur testament, ce qu'ils firent de grand zèle et dévotion. Le jour marqué pour traverser le détroit, toute l'armée fut sur pied de grand matin. Villehardouin, qui nous représente sans cesse les croisés marchant de prodige en prodige et de péril en péril, ne manque pas, en cette circonstance, d'exprimer sa surprise et de répéter ces paroles qui reviennent à chaque page de son récit : « Véritablement, ce fut la plus périlleuse entreprise qui se fit jamais. » Au premier signal, les barons et les chevaliers s'embarquèrent sur les navires appelés « palendries » ; ils étaient armés de pied en cap, les heaumes lacés, et leurs palefrois sellés et caparaçonnés ; les archers et les arbalétriers, tous les gens de pied, montèrent dans de gros et pesants vaisseaux. Les galères, à deux et à trois rangs de rames, s'avançaient à la tête de la flotte. A chaque galère on avait attaché, avec des câbles, un ou deux grands navires, pour les faire avancer contre les courants et les vents contraires.

L'empereur Alexis et son armée face aux croisés

L'empereur Alexis, qui avait vu les préparatifs des croisés, était venu camper avec une nombreuse armée sur la rive occidentale du Bosphore ; il occupait le penchant de la colline des Figuiers ou de Péra, depuis le lieu que les Turcs appellent la Pointe de Tophana, jusqu'au lieu appelé Betaschi, où s'élève aujourd'hui un palais des sultans. L'aspect de cette armée grecque ne ralentit point l'ardeur et le zèle impatient des croisés (72) : « on ne demandait point qui devoit aller le premier, qui après, mais c'étoit à qui prendrait les devants, » A mesure qu'on approchait de la rive, les chevaliers, tous le casque en tête et l'épée à la main, s'élançaient dans les flots, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Chacun aborda où il se trouvait ; les chevaux furent tirés à terre ; les archers se placèrent en avant des bataillons. On était parti au lever du jour ; le soleil n'avait pas atteint la moitié de son cours, que toute l'armée se trouvait rangée en bataille sur la côte. Il y eut sans doute beaucoup de confusion dans ce débarquement précipité, et l'ennemi aurait pu profiter du désordre ; mais Alexis n'eut pas le courage de présenter le combat aux Latins : frappé de terreur, il se hâta d'abandonner son camp, et se retira dans la ville.

Les croisés, maîtres de toute la côte, s'emparèrent du camp des Grecs, et se présentèrent devant la tour de Galata (73). L'armée passa la nuit dans le quartier de « Stanor, une moult bonne ville et riche, » habitée alors par les juifs. Le lendemain, au lever du jour, les croisés se préparaient à livrer un assaut à la forteresse : une foule de Grecs accoururent de la ville dans des barques, et se réunirent, pour attaquer l'armée des pèlerins, à ceux qui gardaient la tour. Jacques d'Avesnes, au milieu de ses Flamands, reçut un coup de lance dans le visage, et se trouva en péril de mort. La vue de leur chef blessé anima le courage des croisés, qui repoussèrent l'ennemi. Beaucoup de Grecs se précipitèrent dans la mer et se noyèrent, les autres s'enfuirent dans la forteresse de Galata; mais ils n'eurent pas le temps de fermer les portes de la tour, et les Latins y pénétrèrent avec ceux qui fuyaient. Alors on s'occupa de rompre la chaîne de fer qui fermait le port. Les historiens de Venise rapportent qu'un gros vaisseau qui portait le nom d'Aquila, poussé par un vent favorable, vint frapper violemment la chaîne tendue sur les flots, et la brisa avec d'énormes ciseaux d'acier attachés à sa proue. Bientôt les galères des Grecs furent prises, et toute la flotte des pèlerins s'avança en triomphe au milieu du golfe.

Maîtres ainsi du port et de tout le quartier de Galata, les croisés délibèrent pour savoir s'ils attaqueront la cité impériale par terre ou par mer. Les Vénitiens étaient d'avis qu'on dressât les échelles sur les vaisseaux et qu'on attaquât du côté du port ; les croisés français disaient qu'ils ne savaient point combattre sur mer et qu'ils ne pouvaient vaincre sans leurs chevaux. On décida que l'attaque des Vénitiens se ferait par mer et que les chevaliers et les barons livreraient leurs assauts du côté de la terre. La flotte alla se placer devant les remparts de la capitale, tandis que les six bataillons français, traversant le Cydaris entre la pointe du golfe et la vallée appelée aujourd'hui la Vallée des eaux douces, allèrent s'établir sur une colline où se trouve maintenant le faubourg d'Ayoub. L'armée était campée entre le palais des Blaquernes et une abbaye close de murs qu'on nommait alors la tour de Bohémond (74). « Ce fut une chose étonnante et bien hardie, dit Villehardouin, de voir qu'une si petite troupe de gens, qui suffisait à peine à l'attaque d'une des portes, entreprît d'assiéger Constantinople, qui avait trois lieues de front du côté de la terre. »

D'après un examen attentif des lieux, nous croyons que cette porte, devant laquelle campèrent les croisés, était la porte « d'Egri capou, » ou « porte oblique. » Les barons et les chevaliers (75) sans s'étonner du nombre de leurs ennemis et des difficultés de l'entreprise, dressèrent leurs machines et se préparèrent à l'assaut ; le jour et la nuit ils étaient sur pied, gardant leurs mangonneaux, et repoussant les sorties de l'ennemi ; cinq à six fois dans une journée, tous les pèlerins se mettaient sous les armes. Personne ne pouvait s'éloigner du camp, à plus de trois arbalétrées, pour reconnaître le pays et chercher des vivres, dont on avait grand besoin. Les Grecs, chaque jour, se présentaient devant les retranchements et les palissades des Latins : presque toujours repoussés avec perte, ils revenaient en plus grand nombre. Dix jours s'écoulèrent ainsi dans des combats et des escarmouches continuels ; le dixième jour du siège, qui était le 17 juillet, on résolut de livrer un assaut général par terre et par mer ; on donna en même temps le signal à la flotte et à l'armée.

Trois corps ou bataillons de l'armée des barons restèrent à la garde du camp, les autres s'avancèrent contre les murs de la ville. Ceux qui gardaient le camp étaient les Bourguignons et les Champenois, les pèlerins de la Lombardie, du Piémont et de la Savoie, commandés par le marquis de Montferrat. Baudouin de Flandre, le comte de Blois, Hugues de Saint-Paul, avec les Flamands, les Picards et les croisés de la Loire, allèrent à l'assaut. Les assaillants dressèrent leurs échelles à un avant-mur défendu par des « Anglais et des Danois » (76) (Villehardouin désigne ainsi la troupe intrépide des « Varanges, » à qui les empereurs grecs confiaient la garde de leur personne et de leur palais). Les guerriers français se disputent l'honneur de monter sur la muraille ; quinze des plus vaillants arrivèrent au sommet des échelles, et combattirent à la hache et à l'épée. La fortune toutefois ne couronna point leur audace : les assaillants furent obligés d'abandonner l'attaque, et laissèrent deux des leurs entre les mains des Grecs. Les deux prisonniers furent conduits au palais des Blaquernes, et présentés à l'empereur Alexis, qui en montra une grande joie. Pendant ce temps, les Vénitiens poursuivaient leur attaque par mer. Dandolo avait fait ranger sa flotte sur deux lignes : les galères étaient au premier rang, montées par des archers, et chargées de machines de guerre ; derrière les galères s'avançaient de gros vaisseaux, sur lesquels on avait construit des tours qui dominaient les plus hautes murailles de Constantinople. Dès le point du jour, le combat s'était trouvé engagé entre la ville et la flotte. Le bruit des vagues battues par les rames, les cris des matelots et des combattants, le feu grégeois sillonnant la mer, s'attachant aux navires et bouillonnant sur les flots, des éclats de rocher lancés d'un côté sur les maisons et les palais, de l'autre sur les vaisseaux, présentaient un spectacle mille fois plus effrayant que celui de la tempête. Au milieu de cette terrible bataille, Henri Dandolo, « qui vieil home estait et goutte ne veoit, » ordonnait aux siens de le descendre à terre, et les menaçait de « faire justice de leur corps » s'ils ne lui obéissaient. Les ordres de l'intrépide doge sont bientôt exécutés : les hommes de son équipage le prennent entre leurs bras et le déposent sur la rive, portant devant lui le gonfalon de Saint-Marc. A cet aspect, toutes les galères s'approchent de la terre ; les plus braves soldats volent sur les pas de Dandolo ; les vaisseaux, qui jusque-là étaient restés immobiles, s'avancent et viennent se placer entre les galères; toute la flotte se déploie sur une seule ligne devant les murs de Constantinople, et présente aux Grecs effrayés un formidable rempart élevé sur les eaux. Les tours flottantes des vaisseaux abattent leurs pont-levis contre les tours de la ville, et, tandis qu'au pied des murs dix mille bras plantent des échelles et font mouvoir les béliers, on se bat sur le haut des murailles avec la lance et l'épée. Tout à coup l'étendard de Saint-Marc Paraît sur une tour de la ville, placé comme par une main invisible : à cette vue, les Vénitiens jettent un cri de joie, persuadés que le patron de Venise combat a leur tête. Bientôt vingt-cinq tours sont en leur pouvoir. Ils poursuivent les Grecs dans la ville ; mais, craignant de tomber dans quelque embuscade, ou d'être accablés par le peuple, dont la foule remplissait les rues et couvrait les places publiques, ils mettent le feu aux maisons qu'ils trouvent sur leur passage. L'incendie s'étend avec rapidité et chasse devant lui une multitude éperdue et tremblante.

Tandis que les flammes portaient au loin leurs ravages et que le plus grand désordre régnait dans Constantinople, Alexis, pressé par les cris du peuple, envoyait des troupes contre les Vénitiens, et lui-même sortait avec une armée par les portes de Sélivrée et d'Andrinople, pour attaquer ceux qui assiégeaient la ville par terre. L'armée impériale était en si grand nombre, qu'on eût pu croire, selon l'expression de Villehardouin, « que toute la ville étoit sortie. » A l'approche des Grecs, les croisés se mettent sous les armes ; leurs six bataillons se rangent à cheval autour de leurs palissades ; les arbalétriers et les archers étaient placés en avant ; chaque chef de bannière avait à ses côtés des écuyers et des sergents d'armes. Les Grecs s'approchèrent en bon ordre jusqu'à la portée de l'arc. « Il semblait être chose bien périlleuse, » dit le maréchal de Champagne, « que six batailles, et encore foibles, voulussent en attendre soixante. » La nouvelle d'un si grand danger étant venue au doge de Venise : il donna l'ordre aux siens de cesser le combat et d'abandonner les tours qu'on avait prises ; puis il se mit à leur tête, et les conduisit au camp des croisés français, disant qu'il voulait vivre et mourir avec les pèlerins. L'arrivée de Dandolo avec l'élite de ses Vénitiens redoubla le courage des barons et des chevaliers. Cependant les deux armées restèrent longtemps en présence, les Grecs n'osant en venir à la charge, les Latins demeurant immobiles devant leurs barrières et leurs palissades. Après une heure d'hésitation et d'incertitude, Alexis fît sonner la retraite ; alors les Latins sortirent de leurs retranchements, et suivirent l'armée grecque jusqu'à un palais appelé « Philotas. » « Pour dire vrai, s'écrie Villehardouin encore tout effrayé, jamais Dieu ne sauva personne d'un plus grand péril, comme il fit les nostres en ce jour. »

Alexis fuit Constantinople au petit jour

Mais bientôt il arriva un plus grand miracle : quand on vit l'empereur rentrer dans la ville sans avoir livré de combat, on fut plus effrayé que s'il avait été vaincu. Le peuple accusait l'armée, et l'armée accusait Alexis. L'empereur, se déliant des Grecs, redoutant les Latins, ne songea plus qu'à sauver sa vie ; il abandonna ses proches, ses amis, sa capitale (77), et s'embarqua secrètement au milieu des ténèbres de la nuit, pour aller chercher une retraite dans quelque coin de son empire.

Quand le jour vint apprendre aux Grecs qu'ils n'avaient plus d'empereur, le désordre et l'agitation furent extrêmes dans Constantinople : on s'assemblait dans les rues, on racontait les fautes des chefs, la honte des favoris, les malheurs du peuple. Depuis qu'Alexis avait abandonné sa puissance, on se rappelait le crime de son usurpation, et mille voix s'élevaient pour invoquer contre lui la colère du ciel. Au milieu de la confusion et du tumulte, les plus sages ne savaient quel parti prendre, lorsque les courtisans volent à la prison où gémissait Isaac ; ils brisent ses fers, et l'entraînent en triomphe dans le palais des Blaquernes. Quoique aveugle, il est placé sur le trône, et, lorsqu'il croit encore être entouré de ses bourreaux, il s'étonne d'entendre autour de lui des flatteurs ; en le voyant revêtu de la pourpre impériale, on s'attendrit pour la première fois sur des malheurs qu'il ne souffre plus. De toutes parts on s'excuse d'avoir été partisan d'Alexis, et d'avoir fait des voeux pour sa cause. On va chercher la femme d'Isaac, qu'on avait oubliée, et qui vivait dans une retraite dont personne ne savait le chemin sous le règne précédent (78).

Euphrosine, femme de l'empereur fugitif, était accusée d'avoir voulu profiter des troubles de Constantinople pour revêtir de la pourpre un de ses favoris. On la précipita dans un cachot, en lui reprochant tous les maux de la patrie et surtout les longues infortunes d'Isaac. Ceux que cette princesse avait comblés de ses bienfaits se distinguaient parmi ses accusateurs, et s'efforçaient de se faire un mérite de leur ingratitude.

L'empeureur Isaac l'Ange denouveau sur le trône

Dans les troubles politiques, tout changement est aux yeux du peuple un moyen de salut. On se félicitait dans Constantinople de la nouvelle révolution ; l'espérance renaissait dans tous les coeurs, et la multitude saluait Isaac par ses cris de joie. Bientôt la renommée va publier dans le camp des croisés ce qui s'est passé dans la capitale de l'empire. A cette nouvelle, le conseil des seigneurs et des barons s'assemble dans la tente du marquis de Montferrat; ils remercient la providence, qui vient de délivrer Constantinople, qui vient de les délivrer eux-mêmes des plus grands dangers. Mais, en se rappelant qu'ils avaient vu la veille l'empereur Alexis entouré d'une armée innombrable, ils ne peuvent croire au miracle de sa fuite.

Cependant le camp des croisés se remplissait d'une multitude de Grecs sortis de la ville qui racontaient les merveilles dont ils venaient d'être les témoins. Plusieurs des courtisans qui n'avaient pu être remarqués par Isaac, accouraient auprès du jeune Alexis, dans l'espoir d'attirer ses premiers regards : ils bénissaient le ciel d'avoir exaucé leurs voeux pour son retour, et le conjuraient, au nom de la patrie et de l'empire, de venir partager les honneurs et la puissance de son père. Tant de témoignages ne purent persuader les Latins, accoutumés à se défier des Grecs. Les seigneurs et les barons rangent leur armée en bataille, et, toujours prêts à combattre, ils envoient à Constantinople Mathieu de Montmorency, Geoffroi de Villehardouin, et deux nobles Vénitiens, pour voir à l'oeil comment les choses se passaient.

Les députés des croisés devaient complimenter Isaac, s'il était remonté sur le trône, et exiger de lui la ratification du traité fait avec son fils. En arrivant à Constantinople, ils sont conduits au palais des Blaquernes entre deux rangs de soldats qui, la veille, formaient la garde de l'usurpateur Alexis, et qui venaient de jurer de défendre Isaac. L'empereur, entouré de toute la magnificence des cours d'Orient, reçoit les députés sur un trône éclatant d'or et de pierreries :
« Voilà, dit Villehardouin en s'adressant à Isaac, comment les croisés ont rempli leurs promesses ; c'est à vous, maintenant, à remplir celles qui ont été faites en votre nom. Votre fils, qui est resté parmi les seigneurs et les barons, vous supplie de ratifier le traité qu'il a conclu, et nous charge de vous dire qu'il ne reviendra point dans votre palais avant que vous ayez juré de faire tout ce qu'il nous a promis. »
Alexis avait promis de payer aux croisés deux cent mille marcs d'argent, de fournir des vivres à leur armée pendant un an, de prendre une part active aux travaux et aux périls de la guerre sainte, et de remettre l'église grecque sous l'obéissance du Saint-Siège. Lorsque Isaac entendit les conditions du traité, il ne put s'empocher de témoigner sa surprise, et d'exprimer aux croisés combien il était difficile d'accomplir d'aussi hautes promesses ; mais il ne pouvait rien refuser à ses libérateurs ; il remercia les députés de ne pas exiger davantage. Vous nous avez si bien servis, ajouta-t-il, que, lors même qu'on vous donnerait tout l'empire, vous l'auriez bien mérité. Les députés louèrent la franchise et la bonne foi d'Isaac, et rapportèrent au camp les patentes impériales, revêtues du sceau d'or, qui confirmaient le traité fait avec Alexis.

Bientôt les seigneurs et les barons montent à cheval et conduisent le fils d'Isaac à Constantinople. Le jeune Alexis marchait entre le comte de Flandre et le doge de Venise, suivi de tous les chevaliers couverts de leurs armes. Le peuple, qui auparavant gardait à sa vue un morne silence, accourait en foule sur son passage, et le saluait par de vives acclamations ; le clergé latin accompagnait le fils d'Isaac, et la religion grecque avait envoyé au-devant de lui son magnifique cortège. L'entrée du jeune prince dans la capitale était comme un jour de fête pour les Grecs et pour les Latins. Dans toutes les églises on remerciait le ciel ; partout retentissaient les hymnes de l'allégresse publique ; mais ce fut surtout dans le palais des Blaquernes, naguère le séjour du deuil et de la crainte, qu'éclatèrent les plus grands transports de la joie. Un père aveugle et plongé depuis huit ans dans un cachot, pressant entre ses bras un fils auquel il devait la liberté et la couronne, présentait un spectacle nouveau qui dut pénétrer tous les coeurs des plus vives émotions. La foule des spectateurs se rappelaient les longues infortunes de ces deux princes, et tant de malheurs passés semblaient à tout le monde un gage des biens que le ciel réservait à l'empire (79).

L'empereur, réuni avec son fils, remercia de nouveau les croisés des services qu'ils lui avaient rendus et conjura les chefs de s'établir avec leur armée au delà du golfe de Chrysocéras : il craignait que leur séjour dans la ville ne fît naître quelque querelle entre les Grecs et les Latins, trop longtemps divisés. Les seigneurs et les barons se rendirent à la prière d'Isaac et d'Alexis, et l'armée des croisés établirent leurs quartiers au faubourg de Galata, où, dans l'abondance et dans le repos, elle oublia les travaux, les périls et les fatigues de la guerre. Les Pisans, qui avaient défendu Constantinople contre les croisés, firent la paix avec les Vénitiens; toutes les discordes furent apaisées; aucun esprit de jalousie et de rivalité ne divisait les Francs. Les Grecs venaient sans cesse au camp des Latins, où ils apportaient des vivres et des marchandises de toute espèce. Les guerriers de l'Occident visitaient souvent la capitale, et ne pouvaient se lasser de contempler les palais des empereurs, les nombreux édifices, chefs-d'oeuvre des arts, les monuments consacrés à la religion, et surtout les reliques des saints, qui, au rapport du maréchal de Champagne, se trouvaient en plus grand nombre à Constantinople qu'en aucun lieu du monde.

Couronnement d'Alexis, fils d'Isaac l'Ange

Quelques jours après son entrée dans Constantinople, Alexis fut couronné dans l'église de Sainte-Sophie, et partagea la puissance souveraine avec son père. Les barons assistèrent à son couronnement, et firent des voeux sincères pour son règne. Alexis s'empressa d'acquitter une partie des sommes promises aux croisés. La plus heureuse harmonie régnait entre le peuple de Byzance et les guerriers de l'Occident. Les Grecs paraissaient avoir oublié leurs défaites, les Latins leurs victoires. Les sujets d'Alexis et d'Isaac voyaient les croisés sans défiance, et la simplicité des Francs n'était plus le sujet de leurs railleries. Les croisés, à leur tour, croyaient à la bonne foi des Grecs. La paix régnait dans la capitale, et semblait être leur ouvrage. Ils respectaient les empereurs qu'ils avaient placés sur le trône, et les deux princes conservaient une affectueuse reconnaissance pour leurs libérateurs.

Les croisés, devenus les alliés des Grecs et les protecteurs d'un grand empire, n'avaient plus d'autres ennemis à combattre que les Turcs. Ils ne songeaient plus qu'à remplir le serment qu'ils avaient fait en prenant la croix ; toujours fidèles aux lois de la chevalerie, les seigneurs et les barons voulurent déclarer la guerre avant de la commencer. Des hérauts d'armes furent envoyés au sultan du Caire et de Damas, pour lui annoncer, au nom de Jésus-Christ, au nom de l'empereur de Constantinople, des princes et des seigneurs de l'Occident, qu'il éprouverait bientôt la valeur des peuples chrétiens, s'il s'obstinait à retenir sous ses lois la terre sainte et les lieux consacrés par la présence du Sauveur.

Les chefs de la croisade annoncèrent en même temps le succès merveilleux de leur entreprise à tous les princes et à tous les peuples de la chrétienté ; en s'adressant à l'empereur d'Allemagne (80), ils le conjuraient de prendre part à la croisade, et de venir se mettre à la tête des chevaliers chrétiens. Le récit de leurs exploits excita l'enthousiasme des fidèles. La nouvelle qui en fut portée en Syrie répandit l'effroi parmi les Turcs, et ranima les espérances du roi de Jérusalem et des défenseurs de la terre sainte. Tant de succès glorieux devaient satisfaire l'orgueil et la valeur des croisés. Mais, tandis que le monde était rempli de leur gloire et tremblait au bruit de leurs armes, les chevaliers et les barons croyaient n'avoir rien fait pour leur renommée et pour la cause de Dieu, s'ils n'obtenaient l'approbation du Saint-Siège. Le marquis de Montferrat, le comte de Flandre, le comte de Saint-Paul et les principaux chefs de l'armée, en écrivant au pontife, lui représentèrent que les succès de leur entreprise n'étaient point l'ouvrage des hommes, mais l'ouvrage de Dieu. Ces guerriers pleins de fierté qui venaient de conquérir un empire ; qui, selon Nicétas, se vantaient de ne craindre que la chute du ciel, abaissant ainsi leurs fronts victorieux devant le tribunal du pape, protestaient, aux pieds d'Innocent, qu'aucune vue mondaine n'avait dirigé leurs armes et qu'on ne devait voir en eux que des instruments dont la providence s'était servie pour accomplir ses desseins.

Le jeune Alexis, de concert avec les chefs des croisés, écrivit en même temps au pape pour justifier sa conduite et celle de ses libérateurs : « Nous avouons, disait-il, que la principale cause qui a porté les pèlerins à nous secourir, c'est que nous avons promis, avec serment, de reconnaître le pontife romain pour chef ecclésiastique et pour le successeur de saint Pierre. »
Innocent III, en répondant au nouvel empereur de Constantinople, loua ses intentions et son zèle, et le pressa d'accomplir ses promesses; mais les excuses des croisés n'avaient pu apaiser le ressentiment que le pape conservait de leur désobéissance aux conseils et aux volontés du Saint-Siège. Dans sa réponse, il ne les salua point avec la bénédiction ordinaire, craignant qu'ils ne fussent retombés dans l'excommunication, en attaquant l'empereur grec contre sa défense. Si l'empereur de Constantinople, leur disait-il, ne se hâte point de faire ce qu'il a promis, il paraîtra que ni son intention ni la vôtre n'ont été sincères, et que vous avez ajouté ce second péché à celui que vous avez déjà commis. Le pape donnait aux croisés de nouveaux conseils ; mais ni ses conseils ni ses menaces ne devaient avoir un meilleur effet qu'au siège de Zara : la providence préparait en secret des événements qu'elle sut dérober à la prévoyance des croisés, comme à celle du Saint-Siège, et qui allaient encore une fois changer l'objet et le but de la guerre sacrée.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

60 — Nous nous sommes embarqués en 1830 dans un caïque grec, au mouillage même où s'était arrêtée la flotte de Venise. Cette rade ou ce mouillage porte le nom de Niagara ; il est à un mille et demi des Dardanelles, et est abrité contre le vent du nord par la langue de terre où se trouvait bâtie Abydos.
Les croisés, pour faire leurs provisions, durent parcourir les rives du Rhodius et les terres arrosées par le Simoïs. Nous avons parcouru ce pays au temps de la moisson : tout ce qui n'est pas resté aujourd'hui sans culture produit toutes sortes de fruits et quantité de froment, d'orge et de maïs (Correspondance d'Orient, let. XXY1I, t. II).
61 — L'historien grec Nicétas dit, dans son histoire, que la navigation des croisés avait été si heureuse et si rapide, qu'ils arrivèrent au port de Saint-Etienne sans n'être aperçus de personne (Bibliothèque des Croisades, t. III).
62 — Les vents nous empêchaient d'avancer, et nous avons été obligés de nous arrêter à San-Stephano. San-Stephano ou Saint-Etienne est maintenant un village habité par des Grecs et des Arméniens. Lorsque nous sommes descendus à terre, nous avons pu distinguer les tours et les minarets de Stamboul (Correspondance d'Orient, t. II, p. 139).
63 — Ayant jeté l'ancre, ceux qui n'y avoient jamais été se prirent à contempler attentivement cette belle cité magnifique dont ils ne pensoient qu'en tout le monde y en deust encore avoir une telle. Quand ils aperçurent ses hautes murailles et gros torrions si près l'un de l'autre, dont elle estoit revestue et munie tout à l'entour, et ses riches et superbes palais et ses magnifiques églises qui se rehaussoient beaucoup par-dessus, en si grand nombre que nul malaisément se pourroit croire s'il ne le voyoit de ses yeux; ensemble la belle assiette de la ville, de sonlong eten sa largeur, qui de toutes autres estoit souveraine, certes il n'y eût là coeur si asseuré ni si hardy qui ne frémit. (Villehardouin, liv. III.)
64 — A la place où s'élevait l'ancien moustier de Saint-Etienne, on voit maintenant un kiosk du sultan Mahmoud. On a remarqué que ce kiosk, impérial a été bâti au moment où les Russes s'approchaient de la capitale, dans la guerre de 1829. L'historien grec Nicétas reprochait à l'empereur Alexis de faire bâtir des palais et des maisons de plaisance pendant que les croisés marchaient contre la ville impériale. C'est un point de ressemblance entre les deux époques (Correspondance d'Orient, p. 140, t. II).
65 — Cette terre riche et peuplée dont parle le doge de Venise dans son discours, est l'espace qui s'étend depuis San-Stephano jusqu'à Constantinople. Ce pays a bien changé depuis le passage des croisés français et des vénitiens; il est sans culture et dépeuplé. Dans le voisinage occidental de la capitale, la plaine est coupée ça et là par des cimetières musulmans. Une remarque générale qu'on peut faire, c'est que les environs de Constantinople n'offrent aujourd'hui qu'une triste solitude. Cette véritable image du désert autour d'une grande capitale frappe beaucoup le voyageur.
66 — Ces îles sont au nombre de quatre ; elles s'élèvent presque à pic les unes près des autres. Leur éloignement de Constantinople n'est que de quatre heures. Antigone et Proti sont les plus petites îles de cet archipel de la Propontide. Prinkipo est peuplée de trois mille habitants, tous Grecs. La partie méridionale de cette île est aride et dépouillée d'arbres; le côté septentrional, où se trouve le village de Prinkipo, est couvert de vignes, de figuiers et d'amandiers. Les Grecs ont à Prinkibo une école où on enseigne le français, l'anglais, l'italien et le turc. Une distance d'une heure sépare Prinkipo de Kalkis. Cette île est moins peuplée que Prinkipo, mais elle est très-fertile. Le sultan Mahmoud fit construire, il y a cinq ans, à Kalkis, un vaste établissement destiné à une école de marine ; cette école n'a pas encore été organisée. Les voyageurs qui vont à Kalkis n'oublient pas d'aller voir dans l'église du couvent d'Agia-Triada (Sainte-Trinité) un tableau représentant le Jugement dernier. Le peintre a rempli son enfer de musulmans à longue barbe, à grands turbans ; il a peuplé son paradis de Grecs séculiers, de caloyers (moines grecs), de papas et d'évêques.
67 — Ducange, dans ses observations sur Villehardouin, donne une note très-savante sur les armes et les écus que les guerriers du moyen âge faisaient ranger au bord des vaisseaux et qui leur servaient comme de créneaux pour les mettre à l'abri de tous les traits de l'ennemi.
68 — L'historien grec Nicétas nous dit que l'usurpateur Alexis, loin de redouter l'invasion des Latins, se moquait de ceux qui en paraissaient surpris ou effrayés. Le continuateur de Guillaume de Tyr nous parle aussi de cette aveugle sécurité d'Alexis ; ce prince se persuadait qu'on n'aurait pas même besoin de combattre les Francs : il lui suffisait, disait-il, d'assembler les filles publiques de Constantinople. Il ne nous est pas permis ici de suivre plus loin le chroniqueur et de lui emprunter la fin de son récit. 69 — C'est d'après Villehardouin que nous avons rapporté ce discours.
70 — Le père d'Outreraan parle ainsi de Conon de Béthune : « Vir domi militioeque nobilis et facundus in paucis » (Constantin. Belg., lib. II). Villehardouin dit que, Conon de Béthune était un sage chevalier et bien emparlé. Conon était renommé aussi parmi les trouvères ou les troubadours. M. Paulin-Paris a publié en un petit volume plusieurs poésies de ce brave chevalier de la croix.
71 — La grande caserne bâtie par Sélim III, non loin du champ des morts, occupe peut-être l'emplacement du palais des empereurs (Voyez la Correspondance d'Orient, t. II).
72 — Le trajet du Bosphore depuis Scutari jusqu'à la pointe de Tophana, est de deux milles et demi. Il faut une heure pour le traverser par un beau temps.
73 — Voyez sur Galata les notes de Ducange dans Villehardouin, liv. IV, et le chap. de la Constantinopolis christiana du même auteur: il fait remarquer que les habitants de Galata étaient si vains et si ignorants, qu'ils s'appliquaient l'épître de saint Paul aux Galates.
74 — Les chroniqueurs ne désignent pas dans leur récit la porte qui fut assiégée par les Latins; mais on doit croire que les Français, dans leurs attaques, se rapprochèrent le plus qu'ils purent de la flotte de Venise. Leurs échelles, dit Villehardouin, furent dressées à une barbacane auprès la mer. L'historien grec Nicétas rapporte que les Flamands et les Champenois s'avancèrent du côté du monastère de Saint-Cosme et Saint-Damien, et qu'ils vinrent camper auprès de la colline d'où s'apercevait le palais des Blaquernes. Les habitants voyaient du haut des murs (c'est toujours Nicétas qui parle) les tentes de leurs ennemis, et pouvaient entendre parler ceux qui campaient à Géroslémar, dont ils ne se trouvaient séparés que par le rempart. Il faut conclure des récits de Nicétas et de Villehardouin que les tentes des croisés couvraient l'espace occupé aujourd'hui par le village ou le faubourg d'Ayoub, et qu'elles s'étendaient vers l'extrémité du port (Correspondance d'Orient, p. 121, t. III).
75 — Villehardouin porte environ à vingt mille hommes l'armée combinée des croisés et des Vénitiens ; il compte quatre cent mille soldats grecs dans la ville de Constantinople. Cette cité ne contient aujourd'hui que le même nombre d'habitants turcs et grecs, juifs et Arméniens.
76 — Les Varanges qui étaient au service des empereurs grecs, ont donné lieu à plusieurs discussions parmi les savants. Villehardouin dit, dans son histoire, que les Varanges étaient un mélange d'Anglais et de Danois. Le comte de Saint-Paul, dans une lettre écrite de Constantinople, les appelle des Anglais, des Livoniens, des Daces. D'autres historiens les appellent des Celtes, des Allemands. Ce mot de varanges paraît tiré d'un mot anglais, waring, qui veut dire guerrier ; ce mot se trouve dans la langue danoise et dans plusieurs langues du nord de l'Europe. Ducange pense que les Varanges venaient de l'Angleterre danoise, petite province du Danemark, entre le Jutland et le Holstein. M. Malte-Brun, dans les notes qui accompagnent l'histoire de Russie par Lévesque, pense que les Varanges tiraient leurs recrues de la Scandinavie, que les uns venaient de la Suède par Nowogorod et Kiow, les autres de la Norvège et du Danemark, par la mer Atlantique et la mer Méditerranée. Il nous reste de M. Villoison une dissertation sur les Varanges dans laquelle on trouve plus d'érudition que de critique. L'opinion la plus vraisemblable est celle de Ducange et de Malte-Brun.
77 — Quant il fut rentré dans son palais, il fit mettre sur un vaisseau dix mille livres d'or et quantité de pierreries ; il se rendit à Dibalte à la première veille de la nuit; sa lâcheté lui fit ainsi mépriser la compagnie de ses proches, et la possession de l'empire pour suivre une espérance incertaine de sauver sa vie. (Nicétas, liv. III.) « Cette nuit même l'empereur Alexis Prit de son trésor ce qu'il put, et avec ceux qui de leur bon gré voulurent le suivre, s'enfuit, en quittant la ville. » (Villehardouin, liv. IV.) Villehardouin, qui ne peut dissimuler les craintes des barons, considère cet événement comme un prodige du ciel. Il faut voir les réflexions que fait l'historien grec sur la chute d'Alexis et sur le caractère de ce prince.
78 — Villehardouin, dans son langage naïf, dit seulement que les Grecs reconnurent leur naturel seigneur. C'est dans Nicétas qu'on doit étudier les moeurs et les habitudes de la cour de Byzance (Lib. I, Règne d'Isaac l'Ange)
79 — « Ainsi fut démenée grande joie tant en la ville pour le recouvrement de leurs légitimes princes, que dehors au camp parles pèlerins, pour l'honneur de la belle victoire qu'il avait plu à Dieu de leur octroyer. » (Villehardouin, liv. IV.)
80 — Les croisés s'adressaient à Otton, et non à Philippe de Souabe, ce qui est assez étrange, puisque Philippe était le beau-frère d'Alexis; mais il faut remarquer qu'à cette époque le pape se déclarait pour Otton, et menaçait Philippe des foudres de l'église (Voyez cette lettre dans Baronius).

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

8 — Constantinople sous le règne d'Isaac et de son fils Alexis

Constantinople depuis la restauration d'Isaac, jusqu'à la mort de Baudouin. 1203-1206

Lorsque la guerre et les révolutions ont ébranlé un empire jusque dans ses fondements, il est des maux que la sagesse humaine ne peut réparer. C'est alors que les princes appelés sur le trône sont plus à plaindre que leurs sujets, et que leur puissance doit plus exciter la commisération qu'elle ne doit réveiller l'ambition et la haine des autres hommes. Le peuple, dans l'excès de la misère, ne sait point mettre de bornes à ses espérances, et demande toujours à l'avenir plus que l'avenir ne peut donner. Lorsqu'il continue de souffrir des malheurs irréparables, il s'en prend à ses chefs, dont il attendait toute espèce de prospérités ; les murmures d'une haine injuste succèdent bientôt aux acclamations d'un enthousiasme irréfléchi, et souvent la vertu elle-même est accusée d'avoir causé des maux qui sont l'ouvrage de la révolte, de la guerre ou de la mauvaise fortune.

Les peuples même, lorsqu'ils ont succombé et qu'ils ont perdu pour jamais leur existence politique, ne sont pas jugés avec moins de sévérité et d'injustice que les princes et les monarques : après la chute d'un empire, le terrible axiome « malheur aux vaincus » reçoit son application jusque dans les jugements de la postérité. Les générations, comme les contemporains, se laissent éblouir par la victoire, et n'ont que du mépris pour les nations qui succombent. Nous chercherons, en parlant des Grecs et de leurs princes, à nous défendre des préventions que l'histoire nous a transmises, et, lorsque nous porterons un jugement sévère sur le caractère et les peuples de la Grèce, notre opinion sera toujours appuyée sur des traditions authentiques et sur le témoignage des historiens de Byzance.

Tant que le jeune Alexis n'eut que des promesses à faire et des espérances à donner, il n'entendit autour de lui que les bénédictions des Grecs et des croisés ; mais, lorsque le temps fut arrivé de faire tout ce qu'il avait promis, il ne trouva plus que des ennemis et des obstacles. Dans la situation où son retour l'avait placé, il lui était surtout difficile de conserver à la fois la confiance de ses libérateurs et l'amour de ses sujets. Si, pour remplir ses engagements, le nouvel empereur entreprenait de réunir l'église grecque à l'église de Rome ; si, pour payer ce qu'il devait aux croisés, il accablait le peuple d'impôts, il devait s'attendre à voir de violents murmures s'élever dans son empire. Si, au contraire, il respectait la religion de la Grèce, s'il allégeait le fardeau des tributs, les traités restaient sans exécution, et le trône sur lequel il venait de monter pouvait être renversé par les armes des Latins.

Craignant chaque jour de voir s'allumer la révolte ou la guerre, forcé de choisir entre deux périls, ce prince, après avoir longtemps délibéré, n'osa point confier sa destinée à la valeur équivoque des Grecs, et vint conjurer le doge de Venise et les barons d'être une seconde fois ses libérateurs. Il se rendit dans la tente du comte de Flandre, et parla ainsi aux chefs de la croisade assemblés : « Seigneurs, leur dit-il, je puis dire qu'après Dieu, je vous ai l'obligation entière d'être empereur ; vous m'avez rendu le plus signalé service qu'on ait jamais pu rendre à un prince ; mais il faut que vous sachiez que plusieurs me font bon visage, qui dans leur y intérieur ne m'aiment point, les Grecs ayant un grand dépit de ce que je suis rétabli dans mes droits par votre moyen. Du reste, le terme approche où vous devez partir, et votre association avec les Vénitiens ne doit durer que jusqu'à la Saint-Michel ; comme ce terme est court, il me serait du tout impossible d'accomplir les traités que j'ai faits avec vous. D'ailleurs, si vous m'abandonnez, je serai en danger de perdre l'empire et même la vie, car les Grecs me haïssent à cause de vous. Si vous le trouvez bon, faisons une chose que je vais vous dire. Si vous voulez demeurer jusqu'au mois de mars (1), je me charge de prolonger votre traité avec Venise, et de payer aux Vénitiens ce qu'ils exigeront ; je vous fournirai en outre tout ce qui vous sera nécessaire jusqu'aux prochaines fêtes de Pâques. Alors je n'aurai plus rien à craindre pour ma couronne ; je vous aurai payé ce qui vous est dû. J'aurai aussi le temps de me pourvoir de vaisseaux pour m'en aller avec vous à Jérusalem, ou y envoyer mes troupes, suivant les traités (2). Un conseil (3) fut convoqué pour délibérer sur la proposition du jeune empereur. Ceux qui avaient voulu se séparer de l'armée à Zara et à Corfou, représentèrent à l'assemblée qu'on avait jusqu'alors combattu pour la gloire et les intérêts des princes de la terre, mais que le temps était enfin venu de combattre pour la religion et pour Jésus-Christ. Ils s'indignaient qu'on voulût mettre de nouveaux retards à la sainte entreprise. Cette opinion fut vivement combattue par le doge de Venise et les barons, qui, ayant mis leur gloire à l'expédition de Constantinople, ne pouvaient se résoudre à perdre le fruit de leurs travaux.
« Souffrirons-nous, disaient-ils, qu'un jeune prince dont nous avons fait triompher la cause soit livré à ses ennemis, qui sont aussi les nôtres, et qu'une entreprise si glorieusement commencée devienne pour nous une source de honte et de repentir ? »
« Souffrirons-nous que l'hérésie, étouffée par nos armes dans la Grèce soumise, relève ses autels impurs et soit de nouveau un sujet de scandale pour l'église chrétienne ? »
« Laisserons-nous aux Grecs la dangereuse faculté de se déclarer contre nous, et de s'allier avec les Sarrasins pour faire la guerre aux soldats de Jésus-Christ ? »

A ces graves motifs, les princes et les seigneurs ne dédaignèrent pas de joindre les supplications et les prières. Enfin leur avis triompha d'une opposition opiniâtre : le conseil décida que le départ de l'armée serait différé jusqu'aux fêtes de Pâques de l'année suivante.

Alexis, de concert avec Isaac, remercia les croisés de leur résolution, et ne négligea rien pour leur montrer sa reconnaissance. Afin de payer les sommes qu'il avait promises, il épuisa ses trésors, il augmenta les impôts, et fit fondre les images des saints et les vases sacrés. En voyant dépouiller les églises, le peuple de Constantinople fut frappé de surprise et d'effroi, et n'eut pas le courage de faire entendre ses plaintes. Nicétas reproche amèrement à ses compatriotes d'être restés spectateurs immobiles d'un aussi grand sacrilège, et les accuse d'avoir, par leur lâche indifférence, attiré sur l'empire la colère du ciel. Les plus fervents des Grecs déploraient, comme Nicétas, la violation des lieux saints ; mais des scènes plus douloureuses devaient s'offrir bientôt à leurs regards.

Les chefs de l'armée, conduits par les conseils du clergé latin et par la crainte du pontife de Rome, demandèrent que le patriarche, les prêtres et les moines de Constantinople, abjurassent les erreurs qui les séparaient de l'église romaine. Ni le clergé, ni le peuple, ni l'empereur, n'entreprirent de résister à cette demande, qui alarmait toutes les consciences et révoltait tous les esprits. Le patriarche, monté dans la chaire de Sainte-Sophie, déclara en son nom, au nom des empereurs et de tout le peuple chrétien d'Orient, qu'il reconnaissait Innocent, troisième du nom, pour successeur de saint Pierre, premier vicaire de Jésus-Christ sur la terre, pasteur du troupeau fidèle. Les Grecs qui assistaient à cette, cérémonie, crurent voir l'abomination de la désolation dans le saint lieu (4), et, s'ils pardonnèrent dans la suite un aussi grand scandale au patriarche, ce fut dans l'étrange persuasion où ils étaient que le chef de leur église avait trompé les Latins et que l'imposture de ses paroles rachetait en quelque sorte le crime du blasphème et la honte du parjure.

Les Grecs s'obstinaient à croire (5) que le Saint-Esprit ne procède point du Fils, et citaient, pour appuyer leur croyance, le symbole de Nicée ; la discipline de leur église différait en quelques points de celle de l'église romaine. Dans les premiers moments du schisme, il eût été facile d'opérer une réunion, mais les disputes des théologiens avaient aigri les esprits. La haine des Grecs et des Latins semblait devoir séparer à jamais les deux croyances (6). La loi qu'on imposait aux Grecs ne faisait qu'accroître leur résistance invincible. Ceux d'entre eux qui connaissaient à peine le sujet des longs débats élevés entre Byzance et Rome, ne montraient pas moins de fanatisme et d'opposition que tous les autres ; ceux mêmes qu'on accusait de manquer de foi, adoptaient avec chaleur les sentiments des théologiens, et semblaient tout à coup disposés à mourir pour une cause qui jusque-là ne leur avait inspiré que de l'indifférence. Le peuple grec, en un mot, qui se croyait supérieur à tous les autres peuples, repoussait avec mépris les lumières qui lui venaient de l'Occident, et ne pouvait consentir à reconnaître la supériorité des Latins. Les croisés, qui avaient changé les empires, s'étonnaient de ne pouvoir changer les coeurs ; mais, persuadés que tout devait céder enfin à leurs armes, ils mirent à soumettre les esprits et les opinions une rigueur qui ne fit qu'augmenter la haine des vaincus et préparer la chute des empereurs que la victoire avait replacés sur le trône.

L'usurpateur Alexis menace l'empire depuis les provinces de la Thrace

Cependant l'usurpateur Alexis, en fuyant de Constantinople, s'était retiré dans la province de Thrace : plusieurs villes lui avaient ouvert leurs portes, et quelques-uns de ses partisans s'étaient réunis sous ses drapeaux. Le fils d'Isaac résolut d'aller combattre les rebelles. Henri de Hainaut, le comte de Saint-Paul, et plusieurs chevaliers, l'accompagnèrent dans cette expédition. A leur approche, l'usurpateur, enfermé dans Andrinople, se hâta d'abandonner la ville et s'enfuit vers le mont Hémus. Tous les rebelles qui osèrent les attendre furent vaincus et dispersés. Le jeune Alexis et les croisés qui l'accompagnaient avaient un ennemi plus redoutable à combattre, c'était la nation des Bulgares. Cette nation sauvage et féroce, soumise aux lois de Constantinople au temps de la première croisade, avait profité des troubles pour secouer le joug des empereurs grecs. Le chef des Bulgares, Joanice, implacable ennemi des Grecs, avait embrassé la foi de l'église romaine, et s'était déclaré le vassal du souverain pontife pour en obtenir le titre de roi ; il cachait sous le voile d'une religion nouvelle les fureurs de la haine et de l'ambition, et se servait de l'appui et du crédit de la cour de Rome pour faire la guerre aux maîtres de Byzance. Joanice faisait sans cesse des incursions dans les contrées voisines de son territoire, et menaçait d'envahir les plus riches provinces de l'empire. Si le jeune Alexis avait été dirigé par de sages conseils, il aurait profité de la présence des croisés pour intimider les Bulgares et les retenir au delà du mont Hémus : cette expédition lui eût mérité l'estime et la confiance des Grecs, aurait assuré le repos de plusieurs de ses provinces ; mais, soit qu'il ne fût pas secondé par les croisés, soit qu'il n'aperçût point les avantages de cette entreprise, il se contenta de menacer Joanice (7) ; et, sans avoir fait ni la paix ni la guerre, après avoir reçu le serment des villes de la Thrace, il ne songea plus qu'à retourner à Constantinople.

Des quartiers de Constantinople en flamme

La capitale de l'empire, qui avait déjà souffert tant de maux, venait d'éprouver une nouvelle calamité : la moitié de la cité avait été réduite en cendres. A la suite d'une querelle survenue entre des croisés flamands et les habitants d'un quartier voisin de la mer et situé entre les deux ports, le feu prit, dit Nicétas, à une synagogue (8), et, de proche en proche, se communiqua avec tant de violence, qu'il fut impossible de l'arrêter. L'incendie dévora d'abord toute cette région de la ville, couverte alors d'une population industrieuse, maintenant occupée par les jardins silencieux du sérail ; en peu d'instants, il étendit ses ravages depuis Sainte-Irène jusqu'au voisinage de la grande église ; le double rang de maisons qui commençait au milieu de la ville et finissait au « Philadelphin, » le marché de Constantin, le quartier de l'Hippodrome, devinrent la proie de ce rapide embrasement. Des tourbillons de flamme se rassemblaient de plusieurs côtés à la fois, et, courant de maison en maison, de quartier en quartier, consumaient comme de la paille les colonnes, les galeries, les monuments des places publiques. Du foyer de l'incendie s'élançaient ça et là des gerbes de feu qui tombaient sur des quartiers fort éloignés. La flamme, qui avait d'abord été poussée par un vent du septentrion, était tout à coup reportée, par des vents venus d'un autre point de l'horizon, sur des lieux qui avaient paru jusque-là à l'abri de tout danger. Ainsi l'incendie s'était répandu partout, il avait gagné jusqu'aux faubourgs ; plusieurs galères, des navires à l'ancre dans le port, furent brûlés au milieu des flots. L'embrasement dura plus d'une semaine. D'une mer à l'autre, on ne voyait que des décombres et des ruines noircis par le feu ; les amis ne se visitaient plus que dans des barques ; la plupart des habitants étaient ruinés ; plusieurs avaient péri dans les flammes. Tel est le récit de l'historien Nicétas, témoin oculaire ; Villehardouin, qui était présent, a décrit aussi ce terrible fléau.

« Une querelle, dit le maréchal de Champagne, s'alluma entre les Grecs et les Latins, dans laquelle je ne sais quelles gens mirent malicieusement le feu dans la ville. Le feu fut si grand et si terrible, qu'on ne le put éteindre ni apaiser. Ce que les barons de l'armée ayant aperçu de Galata où ils étaient logés, ils en furent fort dolents, et eurent grande compassion de voir ces hautes églises et ces hauts palais tomber et se consumer en cendres. Ils se lamentaient de voir ces grandes rues marchandes avec des richesses inestimables, toutes en flamme et sans qu'ils pussent y porter secours et remède. Ce feu prit depuis le quartier qui avoisine le port, et, gagnant le plus épais de la ville, brûla tout ce qui se rencontra jusqu'à l'autre port qui regarde la mer de la Propontide, le long de l'église de Sainte-Sophie, et dura huit jours sans qu'il pust estre esteint, parcourant l'espace de plus d'une lieue. Quant au dommage que causa l'incendie, c'est chose qu'on ne peut estimer, non plus que le nombre des hommes, femmes et enfants qui perdirent la vie dans les flammes » (9).

Beaucoup de chevaliers étaient accourus pour arrêter les progrès du feu, et gémissaient d'avoir à combattre un fléau contre lequel leur valeur était impuissante. Les princes et les seigneurs envoyèrent une députation à l'empereur Isaac, pour lui annoncer qu'ils partageaient son affliction. En déplorant un si grand désastre, ils donnaient leurs malédictions à ses coupables auteurs, et juraient de les punir, s'il s'en rencontrait parmi les soldats de la croix. Toutes ces protestations, les secours qu'ils s'empressèrent d'apporter aux victimes de l'embrasement, ne purent ni consoler ni apaiser les Grecs, qui, à l'aspect des ruines et des malheurs de leur capitale, accusaient les deux empereurs et n'épargnaient pas les Latins dans leurs plaintes.

Un grand nombre de Francs étaient établis dans la capitale. Ils se trouvèrent alors en butte aux menaces et aux violences d'un peuple au désespoir ; ils abandonnèrent leurs maisons, et se retirèrent, avec leurs familles et ce qu'ils avaient pu sauver, dans le quartier de Galata. Villehardouin porte le nombre de ces malheureux fugitifs à plus de quinze mille. Tous se plaignaient amèrement des Grecs, et, dans leurs misères, imploraient l'appui et les armes des croisés. Ainsi les grandes calamités, qui auraient dû rapprocher les deux peuples, ne faisaient que rallumer les haines et les animosités réciproques.

Lorsqu'Alexis revint à Constantinople, le peuple le reçut dans un morne silence ; les croisés seuls applaudirent à la guerre qu'il venait de faire dans la Thrace. Son triomphe, qui contrastait avec les malheurs publics, acheva de le rendre odieux aux Grecs. Dès lors le jeune empereur fut obligé plus que jamais de se jeter entre les bras des Latins : il passait les jours et les nuits dans leur camp ; il partageait leurs jeux et s'associait à leurs fêtes et à leurs orgies grossières. Dans l'ivresse des festins, les guerriers francs le traitaient avec une insolente familiarité ; plus d'une fois ils arrachèrent son diadème orné de pierreries, pour placer sur sa tête le bonnet de laine des matelots de Venise. Les Grecs, qui mettaient leur orgueil dans la magnificence du trône, n'avaient plus que des mépris pour un prince qui, après avoir abjuré leur religion, avilissait la dignité impériale et ne rougissait point d'adopter les usages des nations barbares.

Nicétas, dont les jugements sont ordinairement pleins de modération, ne parle du fils d'Isaac qu'avec une sorte de colère et d'emportement : selon l'historien de Byzance, « Alexis avait un visage semblable à celui de l'ange exterminateur ; il était un véritable incendiaire ; et, loin de s'affliger de l'embrasement de la capitale, il eût souhaité que toute la ville fût réduite en cendres. »
Isaac lui-même accusait son fils d'avoir de pernicieuses inclinations, et de se corrompre tous les jours par la société des méchants ; il s'indignait qu'Alexis fût nommé à haute voix à la cour et dans les cérémonies publiques, tandis qu'on prononçait à peine le nom d'Isaac. Dans son aveugle colère, il chargeait d'imprécations le jeune empereur ; mais, conduit par une vaine jalousie, bien plus que par le sentiment de sa dignité, lorsqu'il applaudissait à la haine du peuple pour Alexis, il se dérobait lui-même au fardeau de l'empire, et ne faisait rien pour mériter l'estime des hommes vertueux ; il vivait retiré dans son palais, entouré de moines et d'astrologues qui, en baisant ses mains meurtries encore des fers de sa captivité, célébraient sa puissance, lui faisaient croire qu'il délivrerait Jérusalem, qu'il placerait son trône sur le mont Liban, et régnerait sur tout l'univers. Plein de confiance dans une image de la Vierge qu'il portait toujours avec lui, et se vantant de connaître par l'astrologie tous les secrets de la politique, il n'imagina, pour prévenir les séditions, d'autre moyen que de faire transporter de l'Hippodrome dans son palais le sanglier de Calydon, qu'on regardait comme le symbole de la révolte et l'image du peuple en furie.

Le peuple de Constantinople, non moins superstitieux qu'Isaac, en déplorant les maux de la patrie, s'en prenait au marbre et à l'airain. Une statue de Minerve, qui décorait la place de Constantin, avait les yeux et les bras tournés vers l'Occident : on crut qu'elle avait appelé les barbares ; elle fut renversée et mise en pièces par une multitude irritée : « Cruel aveuglement des Grecs, s'écrie un historien bel esprit, qui s'armaient contre eux-mêmes et ne pouvaient souffrir au milieu de leur ville l'image d'une déesse qui préside à la prudence et à la valeur ! »

[1204] Alexis et Isaac oppresse le peuple pour tenir leur promesses

Tandis que la capitale de l'empire était ainsi troublée par des scènes populaires, les ministres d'Alexis et d'Isaac s'occupaient de lever des impôts pour payer les sommes promises aux Latins. Les dilapidations, les abus du pouvoir, les injustices, ajoutaient encore à l'infortune publique ; des plaintes se faisaient entendre dans toutes les classes de citoyens. On voulut d'abord faire peser les impôts sur le peuple ; mais le peuple, dit Nicétas, se souleva comme une mer agitée par les vents. On fut obligé d'imposer des tributs extraordinaires aux citoyens les plus riches, et de continuer de dépouiller les églises de leurs ornements d'or et d'argent. Les trésors qu'on put amassé ne remplissaient point les désirs insatiables des Latins, qui se mirent à ravager les campagnes autour de la capitale et pillèrent les maisons et les monastères de la Propontide.

Les hostilités, les violences des croisés, excitèrent l'indignation du peuple encore plus que celle des grands et des patriciens. On peut s'étonner que dans le cours des révolutions, le sentiment de la patrie se retrouve souvent dans la multitude lorsqu'il est éteint dans les classes les plus élevées. Chez une nation corrompue, tant que les révolutions n'ont point éclaté et que le jour du péril et de la destruction n'est point venu, la richesse des citoyens est une sûre garantie de leur dévouement et de leur patriotisme ; mais cette garantie n'est plus, la même au plus fort du danger, lorsque la société se trouve aux prises avec tous les ennemis de son existence et de son repos : la fortune qu'on craint de perdre est souvent la cause de honteuses transactions avec le parti des vainqueurs ; elle énerve plus qu'elle ne fortifie les courages. Au milieu des plus grands périls, la multitude, qui n'a rien à perdre, conserve quelquefois des passions généreuses qu'une politique habile pourrait diriger avec avantage. Malheureusement cette multitude n'obéit presque jamais qu'à un aveugle instinct ; et, dans les moments de crise, elle devient un dangereux instrument entre les mains des ambitieux qui abusent du nom de la liberté et de la patrie. C'est alors qu'une nation n'a pas moins à se plaindre de ceux qui veulent la sauver que de ceux qui n'osent la défendre, et qu'elle périt victime à la fois d'une indifférence coupable et d'une ardeur insensée.

Le peuple de Constantinople, irrité contre les ennemis de l'empire et poussé par un esprit de faction, se plaignit d'abord de ses chefs ; et, passant bientôt de la plainte, à la révolte, il se précipita en foule au palais des empereurs, il leur reprocha d'abandonner la cause de Dieu, la cause de la patrie, et demanda à grands cris des vengeurs et des armes.

Les Grecs se tournent vers le prince Alexis dit Murzuffle

Parmi ceux qui animaient la multitude, on remarquait un jeune prince de l'illustre famille de Ducas. Il portait le nom d'Alexis, nom qui devait être toujours associé à l'histoire des malheurs de l'empire ; on l'avait surnommé « Murzuffle, » mot grec indiquant que ses deux sourcils étaient joints ensemble (10). Murzuffle cachait une âme dissimulée sous cet air sévère et dur que le vulgaire ne manque jamais de prendre pour le signe et le caractère de la franchise. Les mots de patrie, de liberté, qui séduisent toujours le peuple ; les mots de gloire, de religion, qui rappellent de nobles sentiments, étaient sans cesse dans sa bouche, et ne servaient qu'à voiler les complots de son ambition. Au milieu d'une cour timide et pusillanime, entouré de princes qui, selon l'expression de Nicétas, craignaient plus de faire la guerre aux croises que des cerfs ne craindraient d'attaquer un lion, Murzuffle ne manquait point de bravoure, et sa réputation de courage suffisait pour attirer sur lui tous les regards de la capitale. Comme il avait la voix forte, le regard fier, le ton impérieux, on le jugeait propre à commander. Plus il déclamait avec véhémence contre la tyrannie, plus la multitude formait des voeux pour qu'il fût revêtu d'un grand pouvoir. La haine qu'il affectait de montrer pour les étrangers, donnait l'espoir qu'il défendrait un jour l'empire, et le faisait regarder comme le libérateur futur de Constantinople.

Habile à saisir toutes les occasions, à suivre tous les partis, Murzuffle, après avoir rendu des services criminels à l'usurpateur, en recueillait le prix sous le règne qui avait suivi l'usurpation, et celui qu'on accusait partout d'avoir été le geôlier et le bourreau d'Isaac (11), était devenu le favori du jeune Alexis. Il ne négligeait aucun moyen de plaire à la multitude, pour se rendre nécessaire au prince, et savait braver à propos la haine des courtisans pour augmenter son crédit parmi le peuple. Il ne tarda pas à profiter de cette double influence pour semer de nouveaux troubles et faire triompher son ambition.

Ses discours persuadèrent au jeune Alexis qu'il fallait rompre avec les Latins et se montrer ingrat envers ses libérateurs pour obtenir la confiance des Grecs ; il enflamma l'esprit du peuple contre les croisés, et, pour décider une rupture, il prit lui-même les armes. Ses amis et quelques hommes du peuple suivirent son exemple. Conduite par Murzuffle, une troupe nombreuse se précipite hors de la ville, et croit surprendre les Latins ; mais la multitude, toujours prête à déclamer contre les guerriers de l'Occident, ne put supporter leur aspect. Murzuffle, abandonné sur le champ de bataille, fut sur le point de tomber entre les mains des croisés. Cette action imprudente, qui aurait dû le perdre, ne fit qu'augmenter son pouvoir et son crédit : on pouvait l'accuser d'avoir exposé le salut de l'empire, en provoquant la guerre sans moyens de la soutenir ; mais le peuple vanta l'héroïsme d'un jeune prince qui osait braver les phalanges belliqueuses des Francs ; ceux mêmes qui l'avaient abandonné au milieu du combat, célébrèrent sa valeur, et jurèrent comme lui d'exterminer les ennemis de la patrie.

La fureur des Grecs était à son comble ; de leur côté, les Latins faisaient éclater leur mécontentement. Dans le faubourg de Galata qu'habitaient les Français et les Vénitiens, dans les murs de Constantinople, on n'entendait que des cris de guerre, et personne n'osait plus parler pour la paix.

Ce fut alors qu'on vit arriver dans le camp des croisés une députation des chrétiens de la Palestine. Les députés, qui avaient à leur tête l'abbé Martin-Litz, étaient couverts de vêtements de deuil ; la tristesse peinte sur leur visage avertissait assez qu'ils venaient annoncer de grands malheurs. Leurs récits arrachèrent des larmes à tous les pèlerins (12).

Des députés venus de Ptolémaïs pour annoncer de tristes nouvelles

Dans l'année qui précéda l'expédition de Constantinople, on avait vu débarquer à Ptolémaïs les croisés flamands et les champenois, partis des ports de Bruges et de Marseille ; plusieurs guerriers anglais, commandés par les comtes de Northumberland, de Norwich et de Salisbury ; un grand nombre de pèlerins de la basse Bretagne, qui avaient pris pour chef le moine Héloin, un des prédicateurs de la croisade. Ces croisés, réunis à ceux qui avaient quitté l'armée chrétienne après le siège de Zara, se montrèrent impatients d'attaquer les, Turcs ; comme le roi de Jérusalem hésitait à rompre la trêve faite avec les infidèles, la plupart d'entre eux quittèrent la Palestine pour aller combattre sous les drapeaux du prince d'Antioche, qui était en guerre avec le roi d'Arménie. Ayant refusé de prendre des guides, ils furent surpris et dispersés parles musulmans que le prince d'Alep (13) avait envoyés contre eux ; le petit nombre de ceux qui échappèrent au carnage, parmi lesquels l'histoire nomme deux seigneurs de Neuilly, Bernard de Montmirail et Renard de Dampierre, restèrent dans les fers des infidèles. Le moine Héloin eut la douleur de voir périr sur le champ de bataille les plus braves des croisés bretons, et revint presque seul à Ptolémaïs annoncer la sanglante défaite des soldats de la croix. Une horrible famine avait, durant deux ans, désolé l'Egypte et fait sentir ses ravages jusqu'en Syrie. Des maladies contagieuses succédaient à la famine ; la peste moissonnait les habitants de la terre sainte plus de deux mille chrétiens avaient en un seul jour reçu la sépulture dans la ville de Ptolémaïs.

Les députés de la terre sainte, en faisant ce lamentable récit, invoquaient par leurs larmes et leurs sanglots les prompts secours de l'armée des croisés. Mais les chevaliers et les barons ne pouvaient point abandonner leur entreprise commencée : ils promirent aux envoyés de la Palestine de porter leurs armes en Syrie dès qu'ils auraient soumis les Grecs, et, leur montrant les murs de Constantinople, ils leur dirent : Voici le chemin du salut, voici la route de Jérusalem.

Alexis devait payer aux Latins les sommes qu'il avait promises : s'il était fidèle aux traités, il craignait la révolte des Grecs ; s'il ne remplissait point ses engagements, il redoutait les armes des croisés. Effrayés de l'agitation des esprits et retenus par une double crainte, les deux empereurs restaient immobiles dans leur palais, et n'osaient ni rechercher la paix ni préparer la guerre.

Les croisés, mécontents de la conduite d'Alexis, députèrent vers lui plusieurs des barons et des chevaliers, pour lui demander s'il voulait être leur ami ou leur ennemi. Les députés, en entrant dans Constantinople, entendirent partout sur leur passage les injures et les menaces d'un peuple irrité. Reçus dans le palais des Blaquernes, au milieu de la pompe du trône et de la cour, ils s'adressèrent à l'empereur Alexis et lui exprimèrent les plaintes de leurs compagnons d'armes. Conon de Béthune fut chargé de porter la parole, et s'exprima ainsi :
« Sire, nous sommes ici envoyés vers vous de la part des barons français et du duc de Venise, pour vous remettre devant les yeux les grands services qu'ils vous ont rendus, comme chacun sait, et que vous ne pouvez dénier. Vous leur aviez juré, vous et votre père, de tenir les traitez que vous avez faits avec eux, ainsi qu'il parait par vos patentes, qu'ils ont scellées de vostre grand sceau ; ce que vous n'avez pas fait toutefois, quoy que vous en soyez tenus. Ils vous ont sommé plusieurs fois, et nous vous sommons encore de rechef, de leur part, en présence de vos barons, que vous ayez à satisfaire aux articles arrestez entre vous et eux. Si vous le faites, à la bonne heure, ils auront occasion de se contenter ; si au contraire, sachez que d'ores en avant ils ne vous tiennent ny pour seigneur ny pour amy, mais vous déclarent qu'ils se pourvoyront en toutes les manières qu'ils aviseront, et veulent bien vous faire savoir qu'ils ne voudroient vous avoir couru sus, ny sur aucun autre sans deffy, n'estant pas la coutume de leur pays d'en user autrement, ny de surprendre aucun, ou faire trahison. C'est donc là le sujet de nostre ambassade, sur quoy vous prendrez telle résolution qu'il vous plaira » (14).


Les Grecs et l'empereur s'apprêtent à la guerre

Dans ce palais qui retentissait chaque jour des acclamations d'une cour respectueuse, les souverains de Byzance n'avaient jamais entendu un langage aussi plein de hauteur et de fierté. L'empereur Alexis, à qui ce ton menaçant semblait révéler son impuissance et le malheureux état de l'empire, ne put retenir son indignation. Les courtisans partageaient la colère de leur maître, et voulaient punir sur l'heure l'insolent orateur des Latins (15), lorsque les députés sortirent du palais des Blaquernes, et se hâtèrent de regagner le camp des croisés. Le conseil d'Alexis et d'Isaac ne respirait que la vengeance ; au retour des députés, la guerre fut décidée dans le conseil des barons. Les Latins ne songèrent plus qu'à attaquer Constantinople. Rien n'égalait la haine et la fureur des Grecs ; mais la fureur et la haine ne leur tenaient point lieu de courage. N'osant affronter leurs ennemis en pleine campagne, ils résolurent de brûler la flotte des Vénitiens. Ils eurent alors recours à ce feu grégeois qui, plus d'une fois, avait suppléé à leur bravoure et sauvé leur capitale. Ce feu terrible, adroitement lancé, dévorait les vaisseaux, les soldats et leurs armes ; semblable à la foudre du ciel, rien ne pouvait arrêter son explosion et ses ravages : les flots de la mer, loin de l'éteindre, ne faisaient que redoubler son activité. Dix-sept navires qu'on avait remplis de feu grégeois et de matières combustibles, furent poussés par un vent favorable vers le rivage du port où reposaient à l'ancre les vaisseaux de Venise. Pour assurer le succès de cette tentative, les Grecs avaient profité des ténèbres de la nuit. Le port, le golfe et le faubourg de Galata, furent tout à coup éclairés par une lueur menaçante et sinistre, A l'aspect du danger, les trompettes sonnent l'alarme dans le camp des Latins : les Français volent aux armes et se préparent au combat, tandis que les Vénitiens se jettent dans des barques et vont au-devant des navires qui portaient dans leurs flancs la destruction et l'incendie (16).

La foule des Grecs rassemblés sur le rivage applaudissait à ce spectacle et jouissait de l'effroi des croisés. Plusieurs d'entre eux, embarqués dans des nacelles, s'avançaient sur la mer, lançaient des flèches et s'efforçaient de porter le désordre parmi les Vénitiens. Les croisés s'encourageaient les uns les autres ; ils se précipitaient en foule au-devant du péril ; quelques-uns poussaient jusqu'au ciel des cris plaintifs et déchirants ; d'autres invoquaient contre les Grecs toutes les puissances de l'enfer. Sur les murs de Constantinople, des battements de mains, des cris de joie, se faisaient entendre, et redoublaient à l'approche des vaisseaux couverts de flammes. Villehardouin, témoin oculaire, dit qu'au milieu de ce tumulte effroyable, la nature semblait être bouleversée et la mer prête à engloutir la terre. Cependant, à force de bras et de rames, les Vénitiens parvinrent à détourner loin du port les dix-sept brûlots, qui furent bientôt emportés parles courants au delà du canal. Les croisés, rangés en bataille, debout sur leurs flottes, ou dispersés dans des barques, rendirent grâces à Dieu de les avoir sauvés d'un si grand désastre ; et les Grecs virent avec terreur leurs vaisseaux enflammés se consumer, sans avoir fait aucun mal, sur les eaux de la Propontide.

Les Latins irrités ne pouvaient pardonner à l'empereur Alexis sa perfidie et son ingratitude : « Ce n'était point assez pour lui d'avoir manqué à tous ses serments, il voulait brûler la flotte qui l'avait ramené triomphant au sein de son empire ; le temps était venu de réprimer par le glaive les entreprises des traîtres et de punir de lâches ennemis qui ne connaissaient d'autres armes que la fourberie et la ruse, et qui, semblables aux plus vils brigands, ne savaient porter leurs coups que dans l'ombre et le silence de la nuit. »
Alexis, effrayé de ces menaces, ne songea plus qu'à implorer la clémence des croisés. Il leur fit de nouveaux serments, de nouvelles promesses, et rejeta les hostilités sur la fureur du peuple qu'il ne pouvait contenir. Il conjura ses amis, ses alliés, ses libérateurs, de venir défendre un trône près de s'écrouler, et proposa de leur livrer son propre palais.


Murzuffle fut chargé de porter aux Latins les supplications et les paroles de l'empereur ; et, profitant de cette occasion pour augmenter les alarmes et le mécontentement de la multitude, il eut soin de faire répandre le bruit qu'Alexis allait livrer Constantinople aux barbares de l'Occident. A cette nouvelle, le peuple se rassemble en tumulte dans les rues et sur les places publiques ; de toutes parts on répète que l'ennemi est déjà dans la ville, qu'on n'a pas un moment à perdre pour prévenir de grands malheurs, que l'empire a besoin d'un maître qui sache le défendre et le protéger.

Tandis que le jeune prince, saisi d'effroi, se renfermait dans son palais, la foule des séditieux accourt dans l'église de Sainte-Sophie pour choisir un autre empereur.

Le prince Murzuffle prépare son entrée impériale

Depuis que les dynasties impériales étaient devenues le jouet des caprices de la multitude et de l'ambition des conspirateurs, les Grecs se faisaient un jeu de changer leurs souverains, sans songer qu'une révolution appelle toujours d'autres révolutions, et que, pour éviter les malheurs présents, ils se précipitaient dans des calamités nouvelles. Les plus sages du clergé et des patriciens se présentent à l'église de Sainte-Sophie, et cherchent à prévenir les maux dont la patrie est menacée. Vainement ils exposent qu'en changeant de maître, on va renverser le trône et perdre l'empire. « Lorsqu'on me demanda mon avis dit l'historien Nicétas, je n'eus garde de consentir à la déposition d'Isaac et d'Alexis, parce que j'étais assuré que celui qu'on élirait à leur place ne serait pas le plus fort. » Mais le peuple, ajoute le même historien, qui n'agit que par passion, ce peuple qui, vingt ans auparavant, avait tué Andronic et couronné Isaac, ne pouvait plus supporter son ouvrage et vivre sous des princes qu'il avait choisis lui-même (17). Cette multitude furieuse reproche à ses souverains sa misère, triste fruit de la guerre ; la faiblesse du gouvernement, ouvrage de la corruption générale. Les victoires des Latins, l'impuissance des lois, les caprices de la fortune, les volontés du ciel, tout devient un grief contre ceux qui gouvernent l'empire. La foule éperdue attend tout d'une révolution ; un changement d'empereur lui paraît le seul remède aux maux dont elle se plaint. On pressée, on sollicite les patriciens et les sénateurs ; on connaît à peine les noms de ceux qu'on veut choisir pour maîtres ; mais tout autre qu'Alexis, tout autre qu'Isaac, doit mériter l'estime et l'amour des Grecs : il suffit de porter une robe de pourpre pour monter sur le trône de Constantin. Les uns s'excusent sur leur âge, les autres sur leur incapacité ; on leur propose, l'épée à la main, d'accepter l'autorité souveraine. Enfin, après trois jours d'orageux débats, un jeune imprudent, appelé Canabe, se laissa entraîner aux prières et aux menaces du peuple. Un fantôme d'empereur est couronné dans l'église de Sainte-Sophie, et proclamé dans Constantinople. Murzuffle n'était point étranger à cette révolution populaire. Plusieurs historiens ont pensé qu'il avait fait élire un homme obscur, dans le but d'essayer en quelque sorte le péril et de connaître la volonté et le pouvoir du peuple, afin d'en profiter un jour pour lui-même.
Alexis, averti de cette révolution, tremble au fond de son palais désert; il n'a plus d'espoir que dans les Latins ; il sollicite par ses messagers l'appui des comtes et des barons ; il implore la pitié du marquis de Montferrat, qui, touché de ses prières, entre dans Constantinople au milieu de la nuit, et vient, à la tête d'une troupe choisie, pour défendre le trône et la vie des empereurs. Murzuffle, qui redoutait la présence des Latins, court auprès d'Alexis, lui représente les croisés comme ses ennemis les plus dangereux, et lui dit que tout est perdu si les Francs paraissent en armes dans son palais.


Lorsque Boniface se présente devant le palais des Blaquernes, il en trouve les portes fermées; Alexis lui fait dire qu'il n'est plus libre de le recevoir, et le conjure de sortir de Constantinople avec ses soldats. La vue des guerriers de l'Occident avait répandu l'effroi parmi le peuple : leur retraite ranime le courage et la fureur de la multitude ; mille bruits différents se répandent partout à la fois ; les places publiques retentissent de plaintes et d'imprécations ; de moment en moment la foule s'accroît, le tumulte s'augmente. On ferme les portes de la ville; les soldats et les habitants prennent les armes ; les uns veulent attaquer les Latins ; les autres parlent d'assiéger les empereurs dans leur palais. Au milieu de la confusion et du désordre, Murzuffle ne perd point de vue l'exécution de ses desseins : il gagne par ses caresses les gardes impériales ; ses amis parcourent la capitale, excitant par leurs discours la fureur et la rage de la multitude. Bientôt une foule immense s'assemble devant le palais des Blaquernes, et fait entendre des cris séditieux. Alors Murzuffle se présente devant Alexis (18) ; il redouble les alarmes du jeune prince, et, feignant de le plaindre et de le protéger, il l'entraîne dans un appartement écarté, le fait charger de fers et le jette dans un cachot. Il vient ensuite lui-même apprendre au peuple ce qu'il a fait pour le salut de l'empire ; le trône, d'où il a précipité son maître, son bienfaiteur et son ami, paraît une juste récompense de son dévouement et de ses services : il est porté en triomphe dans l'église de Sainte-Sophie, et couronné empereur aux acclamations de la multitude. A peine Murzuffle est-il revêtu de la pourpre impériale, qu'il veut s'assurer le fruit de son crime : redoutant les caprices du peuple et de la fortune, il se rend dans la prison d'Alexis, lui fait avaler un breuvage empoisonné, et, comme le jeune prince tardait à mourir, il l'étrangle de ses propres mains.

Ainsi périt, après un règne de six mois et quelques jours, l'empereur Alexis, qu'une révolution avait porté sur le trône, et qui disparut dans les orages d'une révolution nouvelle, sans avoir goûté les douceurs du rang suprême et sans qu'on pût savoir s'il était digne d'y monter. Ce jeune prince, placé dans la situation la plus difficile, n'eut point le pouvoir ni peut-être la volonté de relever le courage des Grecs pour les opposer aux croisés. D'un autre côté, il ne sut point se ménager l'appui des croisés pour contenir les Grecs dans les bornes de l'obéissance. Dirigé par de perfides conseils, flottant sans cesse entre le patriotisme et la reconnaissance, craignant tour à tour d'aliéner des sujets malheureux, d'irriter des alliés formidables, il périt victime de sa faiblesse et de son irrésolution, Isaac l'Ange, en apprenant la fin tragique de son fils, mourut de frayeur et de désespoir (19) ; il épargna ainsi un nouveau parricide à Murzuffle, qui n'en fut pas moins accusé de l'avoir fait périr. L'histoire ne parle plus de Canabe ; le désordre était si grand, que les Grecs ne connurent point le sort de celui qu'ils avaient, peu de temps auparavant, élevé à l'empire. Ainsi quatre empereurs étaient descendus violemment du trône depuis l'arrivée des Latins, et la fortune réservait le même sort à Murzuffle. Pour mettre à profit le crime qui avait servi ses desseins ambitieux, le meurtrier d'Alexis conçut le projet d'en commettre un autre, et de faire périr, par une trahison, les principaux chefs de l'armée des croisés. Un officier envoyé au camp des Latins était chargé de dire qu'il venait de la part de l'empereur Alexis, dont on ignorait encore la mort, engager le doge de Venise et les seigneurs français à se rendre au palais des Blaquernes, où toutes les sommes promises par les traités seraient remises entre leurs mains. Les seigneurs, les barons, promirent d'abord de se rendre à l'invitation de l'empereur ; ils s'y préparaient avec joie, lorsque Dandolo éveilla leur défiance et leur fit craindre une nouvelle perfidie des Grecs. On ne tarda pas à être informé de la mort d'Isaac, du meurtre d'Alexis et de tous les crimes de Murzuffle (20). A cette nouvelle, l'indignation fut générale parmi les croisés ; les barons et les chevaliers ne pouvaient croire à un aussi grand attentat ; chaque détail qu'ils apprenaient les faisait frémir d'horreur ; ils oublièrent les torts d'Alexis, et, déplorant sa fin malheureuse, ils jurèrent de la venger. Dans le conseil, les chefs s'écrièrent qu'il fallait faire une guerre implacable à Murzuffte et punir une nation qui venait de couronner la trahison et le parricide (21). Les prélats et les ecclésiastiques, plus animés que tous les autres, invoquaient à la fois les foudres de la religion et celles de la guerre contre l'usurpateur du trône impérial et contre les Grecs infidèles à leur souverain, infidèles à Dieu lui-même. Ils ne pouvaient surtout pardonner aux sujets de Murzuffle de rester plongés dans les ténèbres de l'hérésie, et d'échapper par une révolte impie à la domination du Saint-Siège. Ils promettaient toutes les indulgences du souverain pontife et toutes les richesses de la Grèce aux guerriers appelés à venger la cause de Dieu et des hommes.

Tandis que les croisés déclaraient ainsi la guerre à l'empereur et au peuple de Constantinople, Murzuffle se préparait à repousser leurs attaques : il s'efforçait d'enchaîner à sa cause les habitants de la capitale ; il reprochait aux grands leur indifférence, et leur proposait l'exemple de la multitude. Pour augmenter sa popularité et se procurer l'argent dont il avait besoin, il persécutait (22) les courtisans d'Alexis et d'Isaac et confisquait les biens de tous ceux qui s'étaient enrichis dans l'administration publique (23). L'usurpateur s'occupait en même temps de rétablir la discipline des troupes, d'augmenter les fortifications de la ville ; il ne connaissait plus ni les plaisirs ni le repos. Comme on lui reprochait les plus grands crimes, il n'avait pas seulement à combattre pour l'empire, mais pour l'impunité; le remords doublait son activité, et ne lui montrait son salut que dans la victoire ; on le voyait sans cesse parcourir les rues l'épée au côté, une massue de fer à la main, animant le courage du peuple et des soldats.

Cependant les Grecs, après avoir fait une nouvelle tentative pour brûler (24) la flotte des pèlerins, s'étaient enfermés dans leurs murailles, où ils supportaient avec patience les insultes et les menaces des Latins. Les croisés, toujours campés sur la colline de Galata, n'avaient rien à redouter de leurs ennemis ; mais les vivres commençaient à leur manquer, et ce qu'ils craignaient le plus c'était la disette. Henri de Hainaut, pour l'approvisionnement de l'armée, entreprit une expédition : il s'empara de Phinée ou Phinopolis (25), où les guerriers de la croix firent un butin considérable. On trouva dans la ville conquise des vivres en abondance, et toutes sortes de provisions, qui furent envoyées, par mer, au camp des Latins. Murzuffle, informé de l'excursion des croisés, sortit pendant la nuit de Constantinople avec une troupe (26) nombreuse, et vint se placer en embuscade sur le chemin que devaient prendre Henri de Hainaut et ses chevaliers pour retourner à leur camp. Les Grecs attaquèrent les croisés à l'improviste, persuadés qu'ils les mettraient facilement en déroute; mais les guerriers francs, sans s'effrayer, se rangent en ordre de bataille, et font une si vive résistance, que les Grecs sont bientôt obligés de fuir. Murzuffle fut sur le point de tomber dans les mains de ses ennemis, et ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval ; il laissa sur le champ de bataille son bouclier, ses armes et l'étendard de la Vierge, que les empereurs avaient coutume de faire porter devant eux dans les plus grands périls. La perte de ce drapeau antique et révéré répandit le deuil et l'effroi parmi les Grecs. Les croisés, en voyant flotter dans leurs rangs victorieux l'étendard et l'image de la patronne de Byzance, furent persuadés que la mère de Dieu abandonnait les Grecs et se déclarait pour la cause des Latins (27).

Après cette défaite, les Grecs crurent qu'il n'y avait plus pour eux de salut que dans les fortifications de leur capitale : il leur était plus facile de trouver des ouvriers que des soldats ; cent mille hommes travaillaient jour et nuit à la réparation des murailles ; les sujets de Murzuffle semblaient persuadés que leurs remparts suffiraient pour les défendre, et maniaient sans répugnance les instruments de maçonnerie, dans l'espoir qu'ils ne se serviraient point de la lance ni de l'épée.

Murzuffle avait appris à redouter le courage de ses ennemis ; il se défiait de la valeur des Grecs : avant de tenter encore les hasards de la guerre, il rechercha la paix, et fit demander une entrevue aux chefs des croisés. Les seigneurs et les barons refusèrent avec horreur de voir l'usurpateur du trône impérial, le meurtrier, le bourreau d'Alexis ; cependant l'amour de la paix fit consentir le doge de Venise à écouter les propositions de Murzuffle. Henri Dandolo se rendit sur sa galère à la pointe du golfe ; l'usurpateur, monté sur un cheval, s'approcha du rivage de la mer. La conférence fut longue et animée : le doge exigeait de Murzuffle qu'il payât sur-le-champ cinq mille livres pesant d'or, qu'il aidât les croisés dans leur expédition en Syrie, qu'il jurât de nouveau obéissance à l'église romaine. Après de longs débats, Murzuffle promit de donner aux Latins (28) l'argent et les secours qu'on lui demandait ; mais il ne pouvait se résoudre à subir le joug de l'église de Rome. Le doge s'étonnait qu'après avoir outragé toutes les lois du ciel et de la nature, on mît encore autant d'importance à des opinions religieuses : jetant un regard de mépris sur Murzuffle, il lui demanda si la religion grecque pardonnait la trahison et le parricide. L'usurpateur, irrité, dissimulait sa colère, et s'efforçait de justifier sa conduite, lorsque la conférence fut rompue par la présence de quelques cavaliers latins.

Murzuffle, de retour à Constantinople, ne s'occupa plus qu'à préparer la guerre, résolu de mourir les armes à la main. Par ses ordres, on éleva de plusieurs pieds les murs et les tours qui défendaient la ville du côté du port. On bâtit sur les murailles des galeries à plusieurs étages, d'où les soldats devaient lancer des flèches et faire mouvoir les balistes et les autres machines de guerre ; au-dessus de chaque tour était placé un pont-levis qui, en s'abattant sur les vaisseaux, pouvait offrir aux assiégés un moyen de poursuivre les ennemis jusque dans leur flotte.

Les croisés, quoiqu'ils fussent remplis de bravoure, ne voyaient point ces préparatifs avec indifférence. Les plus intrépides ne pouvaient se défendre de quelque inquiétude, en comparant le petit nombre des Francs avec l'armée impériale et la population de Constantinople : toutes les ressources qu'ils avaient trouvées jusque-là dans l'alliance des empereurs allaient leur manquer, sans qu'ils eussent l'espoir d'y suppléer autrement que par les prodiges de la victoire ; ils n'avaient point de secours à espérer de l'Occident. Chaque jour la guerre devenait plus périlleuse, la paix plus difficile ; il n'était plus temps de songer à la retraite. Dans cette situation, tels étaient l'esprit et le caractère des héros de cette croisade, qu'ils puisèrent de nouvelles forces dans ce qui devait les abattre et les remplir d'effroi ; plus le danger était grand, plus ils montrèrent de résolution et de courage : menacés de tous côtés, craignant de ne plus trouver d'asile ni sur la mer ni sur la terre, il ne leur restait d'autre parti à prendre que d'assiéger une ville dont ils ne pouvaient plus s'éloigner sans se précipiter vers une perte certaine. Aussi rien ne put résister à leur invincible audace.

A l'aspect de ces tours qui faisaient la sécurité des Grecs, les chefs, assemblés dans leur camp, se partageaient les dépouilles de l'empire et de la capitale, dont ils se promettaient la conquête. On décida dans le conseil des princes et des barons, qu'on nommerait un empereur à la place de Murzuffle, et que cet empereur serait choisi dans l'armée victorieuse des Latins. Le chef du nouvel empire devait posséder en domaine le quart de la conquête, avec les deux palais de Bucoléon et des Blaquernes. Des villes et les terres de l'empire, ainsi que le butin qu'on allait faire dans la capitale, devaient être distribués entre les Français et les Vénitiens, avec la condition de rendre foi et hommage à l'empereur. Dans le même conseil, on fît des règlements pour fixer le sort du clergé latin, celui des barons et des seigneurs. On régla d'après les lois féodales les droits et les devoirs des empereurs et des sujets, des grands et des petits vassaux (29). Ainsi Constantinople, au pouvoir des Grecs, voyait devant ses murailles une assemblée de guerriers qui, le casque sur la tête et l'épée à la main, abolissaient dans ses murs la législation de la Grèce, et lui imposaient d'avance les lois de l'Occident. Par cette législation qu'ils apportaient de leur pays, les chevaliers et les barons semblaient prendre possession de l'empire, et, tandis qu'ils faisaient encore la guerre aux habitants de Constantinople, ils pouvaient croire qu'ils combattaient déjà pour le salut et pour la gloire de leur patrie.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

1 — On était alors au mois d'avril de l'année 1204.
2 — Je me suis plus rapproché ici de Villehardouin que je ne l'avais fait dans mes premières éditions : le maréchal de Champagne assistait au conseil où parla le jeune Alexis, et son témoignage est d'un très-grand poids. Nicétas ne dit rien de ce conseil et ne met point de discours dans là bouche d'Alexis. 3 — Et le conseil fut assigné pour le lendemain, auquel furent appelés les principaux hommes d'armes, à qui l'on récita mot à mot l'ouverture qu'on leur avait faite (Villehardouin).
4 — Nicétas parle de la manière la plus outrageante de la religion romaine, p. 348.
5 — Les Grecs et les Latins étaient séparés dans trois points principaux :
1· l'addition faite par l'église latine au symbole de Constantinople, pour exprimer que le Saint-Esprit procède du Fils ;
2· le refus de la part des Grecs de reconnaître la primauté du pape ;
3· la prétention des Grecs qu'on ne peut consacrer dans l'Eucharistie avec du pain azyme.
Photius avait commencé le schisme ; le patriarche Cérularius le fit prévaloir, 837-886 : ce dernier voulait être reconnu chef de l'église universelle à la place du pape. Les monuments originaux du schisme et les prétentions de Photius sont déposés dans les lettres de Photius (Epist. Encyclit., pages 47-61) et de Michel Cérularius (Canis., Antiq. sect., t. III, pages 281-325, édit. Bernag).
6 — L'historien anonyme de l'expédition de Frédéric (Canisius, t. II, p. 511) cite un sermon d'un patriarche grec où l'on trouve ces mots : Pour la rémission des péchés, il faut tuer les pèlerins et les effacer de la terre.
7 — Voici comment Villehardouin parle de ce chef des Bulgares : « Tous lui firent foi et hommage, fors seulement Joanice, roi de Valachie et de Bulgarie. Ce prince-là estoit un Bulgare qui s'estoit rebellé contre son père et son oncle aussi, auxquels il avoit fait par vingt ans la guerre, et avoit tant conquis sur eux, qu'il s'estoit fait établir un fort riche et puissant état. » (Villehardouin, liv. IV.)
8 — Quelques historiens disent que le feu prit à une mosquée : cette circonstance ne se trouve ni dans Nicétas, ni dans Villehardouin ; elle nous a paru peu vraisemblable.
9 — Villehardouin et Nicétas se trouvent ici d'accord, dans les principales circonstances de leur récit.
10 — Le continuateur de Guillaume de Tyr donne au prince grec le nom de Marofle. Villehardouin en fait un simple favori de l'empereur (Liv. IV). Ducange, dont les investigations laborieuses ont éclairé beaucoup de Points obscurs de cette époque, soupçonne qu'il était fils d'Isaac Ducas Sebastocrator, et cousin issu de germain du jeune empereur Alexis, n. 118.
11 — Lebeau, dit que Murzuflle avait été employé à crever les yeux à Isaac (Voyez Histoire du Bas-Empire, liv. XCIV).
12 — Le moine Gunther.
13 — Jacques de Vitry, Albéric, et le continuateur de Guillaume de Tyr, parlent de cette bataille livrée entre Antioche et Tripoli ; Villehardouin en fait aussi mention, et cite plusieurs des chevaliers qui furent tués ou faits prisonniers. On trouve aussi à ce sujet quelques détails dans les écrivains arabes.
14 — Ce discours est tiré de Villehardouin. Vigenère dit de cette harangue : « Harangue bien un peu libre des despotes français aux empereurs de Constantinople. »
15 — « Là-dessus bruit se leva fort grand au palais ; et les messagers s'en retournèrent aux portes, où ils montèrent habilement à cheval, n'y ayant celui, quand ils furent hors, qui ne se sentît très-heureux et content en son esprit, voire estonné, d'estre reschappé à si bon marché d'un si manifeste danger; car il ne tint presque à rien qu'ils n'y demeurassent tous morts ou pris. » (Villehardouin, liv. IV.)
16 — Villehardouin nous parle ainsi des matelots vénitiens : « Ils saillirent tous soudain dedans leurs fustets et gailliotes, et dedans les esquifs de nefs, agraffant avec de longs crocqs celles qui estoient allumées, et, à force de rames, à la barbe même des ennemis, les remorquoient et tiroient malgré eux hors du port, de sorte qu'ils en furent délivrés en peu d'heures. » (Liv. IV.)
17 — Nous avons eu dans les mains un manuscrit de la bibliothèque du roi où toutes les révolutions de Constantinople sont reproduites en miniatures très remarquables pour le temps ; ce manuscrit est du quatorzième siècle.
18 — Nicétas dit : « Alexis supplia, en tremblant, Murzuffle de lui dire ce qu'il fallait faire ; alors Murzuffle, l'ayant couvert de sa robe, le mena par une porte dérobée dans sa tente, comme pour le sauver ; peu s'en fallait qu'Alexis, pour le remercier, ne lui adressât ces paroles de David : « II m'a caché dans sa tente aux jours de mon malheur. » Cependant on lui mit les fers aux pieds, on l'enferma dans une obscure prison. » Villehardouin, dans son langage naïf, s'exprime en ces termes : « Une fois, environ vers minuit, que l'empereur dormoit dans sa chambre, entrent dedans et vous le prennent dans son lit, puis le jettent en un cul-de-fosse » (Liv. iv.)
19 — « Le pauvre vieil empereur Isaac, quand il vit son fils empoisonné de la sorte, et ce traistre et desloyal couronné, eut tant de peur et fascherie qu'il en prit une maladie dont il desceda tôt puis sans la faire longue. » (Villehardouin, liv. IV.)
20 — « Mais un meurtre, fait observer Villehardouin, ne se peut longuement Celer ; et s'aperçut-on bien soudain, tant les Français que les Grecs, que le tout s'estoit passé de la sorte que vous venez de l'entendre raconter. » Villehardouin, liv. IV.)
21 — Que ceux qui commettoient de tels et si abominables hommicides n'avoient droit de tenir terres ni seigneuries. » (Villehardouin, liv. IV.)
22 — Murzuffle dépouilla Nicétas de la place de Logothète pour la donner à Philocale son beau-père. Aussi l'historien de Byzance n'épargne-t-il ni celui qui avait usurpé sa place, ni celui qui avait usurpé l'empire.
23 — Pour le nouvel empereur, dit Nicétas, « comme il ne trouva pas au commencement de son règne les coffres pleins ni demi-pleins, mais vides, il voulut moissonner là où il n'avait pas semé »
24 — Les deux tentatives pour brûler la flotte de Venise sont rappelées dans une lettre de Baudouin au pape (Gesta Innocenta, cap. 92, p. 534, 35). Le maréchal de Champagne ne parle que de la première tentative.
25 — Phinée ou Phinopolis était une ville très-ancienne ; on en fait remonter l'origine au temps des Argonautes. Il n'en reste plus de vestige aujourd'hui.
26 — Nous avons pu reconnaître le lieu où Murzuffle et sa troupe se mirent en embuscade pour attendre les Latins ; comme les croisés en revenant de Phinopolis suivaient le bord de la mer, les Grecs durent les attendre à la Pointe du petit golfe où se trouve maintenant le village de Buiukdéré.
27 — Les barons firent présent du gonfalon impérial à l'ordre de Cîteaux ; cependant on montrait encore à Venise ce trophée de la valeur des croisés : ce qui fait dire à Gibbon que, si Venise garda le véritable gonfalon, le pieux Dandolo avait trompé la religion de l'ordre (Chap. 51, Histoire de la décadence de l'empire romain). Nicétas parle de cette image de la mère de Dieu, sous la protection de laquelle les Grecs avaient mis leur empire (Bibliothèque des Croisades).
28 — Dandolo demanda à Murzuffle cinquante centenaires d'or, qui ont été évalués à 5,000 livres pesant d'or, ou 48, 000,000 de francs. Nicétas seul parle de cette entrevue, dont Villehardouin, Gunther et les historiens contemporains d'Occident ne font aucune mention. Elle eut lieu au monastère de Saint-Cosme (Nicétas, liv. I, chap. 2, Règne de l'empereur Alexis Ducas).
29 — Ce traité fait sous les murs de Constantinople nous a été conservé, et se trouve dans Muratori, t. XII. Gibbon paraît l'avoir ignoré. Villehardouin en parle assez longuement, liv. V.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

9 — Siège de Constantinople, le 8 avril 1204

Dans le premier siège de Byzance, les Français avaient voulu attaquer la ville par terre ; mais l'expérience leur faisait enfin apprécier les sages conseils des Vénitiens. Les chefs résolurent d'une voix unanime de diriger toutes leurs attaques du côté de la mer. On transporta dans les vaisseaux les armes, les vivres les équipages. Toute l'armée s'embarqua le jeudi huitième jour d'avril. Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, la flotte, qui portait les cavaliers et leurs chevaux, les pèlerins avec tous leurs biens, les tentes, les machines des croisés et les destinées d'un grand empire, leva l'ancre et s'approcha des murailles de la ville. Les vaisseaux et les galères, rangés sur une seule ligne, s'étendaient à plus d'une demi-lieue française : les croisés commencèrent une rude et cruelle attaque, prenant terre en plusieurs endroits et poussant les béliers jusqu'au pied des remparts ; en plusieurs lieux les échelles des navires furent approchées de si près, que ceux qui étaient sur la flotte et ceux qui défendaient les murailles et les tours, combattaient à coups de lances. Cependant les chevaliers et les barons qui montaient les navires, « ne savaient mie s'aider sur mer comme sur terre, » et leur bravoure se trouvait mal à l'aise sur un champ de bataille mobile et flottant au gré des vents ; on se battait en plusieurs lieux différents, on se battait avec fureur, mais sans ordre. Cette attaque continua jusqu'à l'heure de « none » ; alors la mauvaise fortune, dit le maréchal de Champagne, ou plutôt nos péchés voulurent que nous fussions repoussés. Ceux qui étaient descendus à terre regagnèrent les vaisseaux, et la flotte s'éloigna des remparts. Le peuple de Byzance courut dans les églises remercier le ciel d'une si grande victoire, et l'excès même de sa joie montra toute la crainte que lui inspiraient les Latins (30).

Le soir même de cette journée, le doge de Venise et les barons tinrent conseil dans une église voisine de leur camp. Les chefs de la croisade durent porter dans ce conseil de bien tristes pensées, car Villehardouin avoue que tous estaient en grand émoi pour le malheur qui venoit de leur arriver ce jour-là. Il y eut dans cette assemblée des barons plusieurs avis proposés et débattus sur ce qu'il y avait à faire : quelques-uns étaient d'avis qu'il fallait attaquer la ville du côté de la Propontide, parce que de ce côté elle était moins fortifiée ; les Vénitiens, qui connaissaient la mer, répondaient que, sur ce point, on ne pourrait livrer un assaut, et que la flotte ne manquerait pas d'être entraînée par les courants. Du reste, ceux qui préposaient de changer ainsi le point de l'attaque, n'écoutaient que leur désespoir, et, si nous en croyons le maréchal de Champagne, il y en avait qui eussent volontiers désire que la mer et le vent les eussent emportés bien loin de Constantinople. Cependant le plus grand nombre ne se laissaient point décourager par l'échec qu'on venait d'éprouver. Il fut décidé dans le conseil que l'attaque serait reprise trois jours après, sur le même point où l'armée des pèlerins venait d'être repoussée.

On était au vendredi après la mi-carême : on employa le samedi et le dimanche à faire les dispositions pour un nouvel assaut, les Grecs s'occupaient aussi de leurs préparatifs de défense : Murzuffle, avec une partie de son armée, avait planté ses tentes et ses pavillons sur la colline qui est appelée aujourd'hui le quartier du Phanar. Le lundi, au lever du jour, on donna le signal de l'attaque : tous les pèlerins prirent les armes, et leur flotte s'avança vers les remparts : ce que voyant ceux de la ville, ce sont les expressions de Villehardouin, commencèrent à les craindre plus que devant. Les guerriers de la croix, de leur côté, ne pouvaient se défendre de quelque crainte, en voyant tant de monde dans les tours et sur les remparts de la cité : pour enflammer l'ardeur et l'émulation des guerriers, les chefs des Latins firent publier par un héraut d'armes que le premier qui arborerait l'étendard des croisés sur une tour de la ville, recevrait cent cinquante marcs d'argent (31).

Bientôt l'attaque commence et devient générale. Le tumulte de la bataille était si grand, qu'on eût pu croire que la terre allait s'abîmer. Dans la flotte, les vaisseaux étaient joints, ensemble et marchaient deux à deux, afin que, sur chaque point de l'attaque, le nombre des assaillants put répondre à celui des assiégés. Cet assaut dura plusieurs heures ; à la fin, Dieu envoya un vent du nord, qui poussa les navires près de la terre, de telle sorte que deux navires liés ensemble, l'un appelé la « Pèlerine » l'autre le « Paradis, » furent portés au pied d'une tour, l'un d'un côté, Vautre de l'autre. L'évêque de Troie et l'évêque de Soissons montaient ces deux vaisseaux. A peine les échelles sont-elles appliquées aux murailles, qu'on voit deux guerriers francs sur une tour de la ville. Ces deux guerriers, dont l'un était un Français, nommé d'Urboise, et l'autre un Vénitien, Pierre Alberti, entraînent sur leurs pas une foule de leurs compagnons. Les Grecs tombent sous le fer des Latins ou prennent la fuite. Au milieu de la mêlée, le brave Alberti est tué par un Français qui le prend pour un Grec, et qui, s'apercevant de son erreur, veut lui-même se tuer de désespoir. Les croisés, animés au combat, s'aperçoivent à peine de cette scène douloureuse et tragique ; les drapeaux des évêques de Troie et de Soissons sont plantés sur le haut de la tour, et frappent les regards de toute l'armée. Cette vue enflamme ceux qui étaient encore sur les vaisseaux: de toutes parts on se presse, on s'élance, on vole à l'escalade. Les croisés s'emparent de quatre tours ; trois portes de la ville s'écroulent sous les coups du bélier ; les cavaliers sortent des navires avec leurs chevaux, toute l'armée des pèlerins se précipite à la fois dans la ville. Un cavalier, Pierre Bracheux, qui était entré par la porte Pétrion (32), pénétra presque seul jusque sur la colline où Murzuffle était campé. Les Grecs, dans leur frayeur, le prirent pour un géant ; Nicétas dit lui-même que son casque paraissait grand comme une tour. Les soldats de l'empereur ne purent supporter la vue d'un seul cavalier français.

Les croisés occupent Constantinople le 10 avril 1204

L'armée des Latins s'avançait avec ses étendards. Alors, dit le maréchal de Champagne, vous eussiez vu abattre Grecs de tous côtes; les nôtres gagner chevaux, palefrois, mulets et autre butin, et tant de morts et de blessés, qu'ils ne se pouvoient nombrer. Les croisés mirent le feu au quartier qu'ils avaient envahi, et les flammes poussées par le vent annoncèrent, jusqu'aux extrémités de la ville, la présence d'un vainqueur irrité. La terreur était au comble parmi le peuple. Tandis que tout fuyait devant eux, les croisés s'étonnaient de leur victoire. A l'approche de la nuit, craignant quelque surprise, ils vinrent s'établir à la portée de leur flotte et sous les murailles et les tours qu'ils avaient prises. Le marquis de Montferrat avec les siens alla camper dans un quartier d'où il pouvait veiller sur la ville ; Henri de Hainaut dressa ses tentes devant le palais des Blaquernes ; le comte de Flandre, par un heureux augure, occupa les tentes impériales, abandonnées par Murzuffle. Ainsi Constantinople fut prise d'assaut le lundi après la mi-carême, 10 avril, l'an de l'Incarnation 1204.

Cependant Murzuffle, parcourant les rues, fit tout ce qu'il put pour rallier ses soldats dispersés ; mais ceux-ci, dit Nicétas entraînés par le tourbillon du désespoir, n'avaient point d'oreilles pour l'entendre, point de courage pour le suivre. Villehardouin ajoute qu'à la fin Murzuffle s'éloigna le plus qu'il put des lieux occupés par les croisés et qu'il gagna la porte Dorée (33), par où il s'enfuit. Avec lui une grande multitude sortit de la ville, sans que les Latins pussent s'en apercevoir. Lorsque le bruit de sa fuite se répandit dans la capitale, on chargea son nom de malédictions, et, comme si l'empire à sa dernière heure avait eu besoin de la présence d'un empereur, une foule éperdue courut dans l'église de Sainte-Sophie pour choisir un nouveau maître.

Théodore Ducas et Théodore Lascaris se présentèrent aux suffrages de l'assemblée, et se disputèrent un trône qui n'était plus. Lascaris fut nommé empereur, mais il n'osa placer sur sa tête la couronne impériale. Ce prince avait de la fermeté et de la bravoure ; les Grecs vantaient son habileté dans l'art de la guerre : il entreprit de ranimer leur courage et leur patriotisme. « Les Latins, disait-il, sont en petit nombre, et s'avancent en tremblant dans une ville qui a encore d'innombrables défenseurs ; les croisés n'osent s'éloigner de leurs vaisseaux, leur seul refuge après une défaite ; pressés par l'approche du péril, ils viennent d'appeler à leur secours l'incendie comme leur fidèle auxiliaire, et cachent leur effroi derrière un rempart de flammes, un amas de ruines. Les guerriers de l'Occident ne combattent ni pour la religion ni pour la patrie, ni pour leurs biens, ni pour l'honneur de leurs familles ; les Grecs, au contraire, défendent tout ce qu'ils ont de plus cher, et doivent porter au combat tous les sentiments qui peuvent redoubler le courage, enflammer la valeur des citoyens. Si vous êtes encore Romains, ajoutait Lascaris, la victoire est facile : vingt mille barbares sont venus s'enfermer dans vos murs ; la fortune les livre à nos armes. »
Le nouvel empereur s'adressait ensuite aux soldats, aux gardes impériales : il leur représentait que leur salut était lié à celui de Constantinople ; que l'ennemi ne leur pardonnerait point de l'avoir repoussé plusieurs fois loin des remparts de la capitale ; que dans la victoire ils trouveraient tous les avantages de la fortune, tous les agréments de la vie ; que dans la fuite, la terre et la mer ne leur offriraient point d'asile, et que la honte, la misère, la mort même, suivraient par tout leurs pas. Lascaris ne négligea point de flatter l'orgueil, de réveiller le zèle des patriciens. Il leur rappelait les héros de l'ancienne Rome, et proposait à leur valeur les grands exemples de l'histoire; il leur disait que c'était à leurs armes que la providence avait confié le salut de la ville impériale ; que si, contre toute espérance, la patrie venait à succomber, ils auraient peu de regrets à abandonner la vie, et trouveraient peut-être quelque gloire à mourir le jour même où devait tomber le vieil empire des Césars.

Les soldats ne répondirent à ce discours qu'en demandant leur solde ; le peuple écoutait Lascaris avec plus de surprise que de confiance ; les patriciens restaient dans un morne silence, et n'éprouvaient d'autre sentiment qu'un profond désespoir. Bientôt les trompettes des croisés se font entendre : à ce signal, la terreur s'empare des plus braves ; on ne songe plus à disputer la victoire aux Latins. Lascaris, resté seul, est obligé d'abandonner lui-même une ville que personne ne veut défendre. Ainsi Constantinople, qui avait vu deux empereurs dans une nuit, se trouvait encore une fois sans maître, et ne présentait plus que l'image d'un vaisseau sans gouvernail, battu par les vents, et près de périr sous les coups de la tempête. L'incendie, allumé par les Latins, embrasa plusieurs quartiers, et consuma, de l'aveu des barons, plus de maisons que n'en contenaient les trois plus grandes villes de France et d'Allemagne. L'embrasement dura toute la nuit. Quand le jour fut sur le point de paraître, les croisés, à la lueur des flammes, se disposaient à poursuivre leur victoire. Rangés en bataille, ils s'avançaient avec précaution et défiance, lorsqu'ils entendirent des voix suppliantes qui faisaient retentir l'air de prières et de gémissements. Des femmes, des enfants, des vieillards, précédés du clergé, portant des croix et les images des saints, venaient en procession se jeter aux pieds des vainqueurs. Les chefs se laissèrent toucher par les cris de cette foule éplorée. Un héraut d'armes parcourut les rangs, en proclamant les lois de la clémence : les soldats reçurent l'ordre d'épargner la vie des habitants, de respecter l'honneur des femmes et des filles. Le clergé latin réunit ses exhortations à celles des chefs de l'armée, et menaça des foudres de l'église tous ceux qui abuseraient de la victoire pour outrager l'humanité.

Cependant les croisés s'avançaient au bruit des clairons et des trompettes. Bientôt leurs drapeaux furent arborés dans les principaux quartiers de la ville. Lorsque Boniface entra dans le palais de Bucoléon, qu'on croyait occupé par des gardes impériales, il fut surpris d'y trouver un grand nombre de femmes des premières maisons de l'empire, qui n'avaient pour défense que leurs gémissements et leurs larmes. Marguerite, fille du roi de Hongrie et femme d'Isaac ; Agnès, fille d'un roi de France (34), épouse de deux empereurs, se jetèrent aux genoux des barons et des chevaliers, en implorant leur miséricorde. Le marquis de Montferrat respecta leur infortune, et leur donna des gardes. Pendant que Boniface s'emparait du palais de Bucoléon, Henri de Hainaut prenait possession du palais des Blaquernes. Ces deux palais, remplis d'immenses richesses, furent préservés du pillage, et n'offrirent point les scènes lamentables qui désolèrent, pendant plusieurs jours, la ville de Constantinople.

Constantinople livrée au pillage à la destruction et à la désolation

Les croisés, impatients de recueillir les trésors qu'ils s'étaient partagés d'avance, se répandaient dans tous les quartiers de la capitale, et enlevaient sans pitié tout ce qui s'offrait à leur avidité (35). Les maisons des plus pauvres citoyens étaient envahies comme celles des riches. Les Grecs, dépouillés de leurs biens, maltraités par les vainqueurs, imploraient l'humanité des comtes et des barons, se pressaient autour du marquis de Montferrat, en s'écriant : Saint roi marquis, ayez pitié de nous. Boniface était touché de leurs plaintes, et s'efforçait de rappeler les croisés à des sentiments de modération ; mais la licence des soldats croissait à la vue du butin; les plus dissolus, les plus indisciplinés donnaient le signal, marchaient à la tête, et leur exemple entraînait tous les autres : l'ivresse de la victoire n'avaient plus de frein, ne connaissait ni la crainte ni la pitié.

Les croisés, qui ne se livraient plus au carnage, employaient partout l'outrage et la violence pour dépouiller les vaincus : Constantinople n'avait point de lieu qui ne fût exposé à leur recherche brutale. Malgré les défenses plusieurs fois renouvelées de leurs chefs et de leurs prêtres, ils ne respectèrent ni la pudeur des femmes, ni la sainteté des églises. Des soldats et des valets de l'armée dépouillèrent les cercueils des empereurs ; le corps de Justinien, que les siècles avaient épargné et qui s'offrit tout entier à leurs regards, ne put arrêter leurs mains sacrilèges et leur faire respecter la paix des tombeaux. On les voyait dans les temples porter leurs mains avides partout où éclatait la soie, où brillait un peu d'or. L'autel de la Vierge qui décorait l'église de Sainte-Sophie et qu'on admirait comme un chef-d'oeuvre de l'art, fut mis en pièces, et le voile du sanctuaire déchiré en lambeaux. Les vainqueurs jouaient aux dés sur des tables de marbre qui représentaient les apôtres, et s'enivraient dans des coupes réservées pour le service divin. Des chevaux, des mulets, amenés jusque dans le sanctuaire, succombaient sous le poids des dépouilles, et, percés de coups d'épée, souillaient de leur sang et de leurs ordures le parvis de Sainte-Sophie. Une fille prostituée, que Nicétas appelle la suivante des démons, la prêtresse des Furies, monta dans la chaire patriarcale, entonna une chanson impudique et dansa dans l'église, au milieu de la foule des soldats, comme pour insulter aux cérémonies de la religion.

Les Grecs ne pouvaient voir, sans frémir d'horreur, ces scènes impies. Nicétas, en déplorant les malheurs de l'empire et de l'église grecque, déclame avec véhémence contre la race barbare des Francs. « Voilà donc, s'écrie-t-il, ce que nous promettaient ce haussecol doré, cette humeur fière, ces sourcils élevés, cette barbe rase, cette main prête à répandre le sang, ces narines qui ne respirent que la colère, cet oeil superbe, cet esprit cruel, cette prononciation prompte et précipitée ! » L'historien de Byzance reproche aux croisés d'avoir surpassé les Turcs en barbarie, et leur rappelle l'exemple des soldats de Saladin, qui, maîtres de Jérusalem, ne violèrent point la pudeur des matrones et des vierges, n'entassèrent point les cadavres sanglants autour du sépulcre du Sauveur, ne firent ressentir aux chrétiens ni le fer, ni le feu, ni la faim, ni la nudité.

Les campagnes voisines du Bosphore n'offraient pas un spectacle moins déplorable que la capitale. Les villages, les églises, les maisons de plaisance, avaient été dévastées et livrés au pillage. Une foule éperdue couvrait les chemins et marchait au hasard, poursuivie par la crainte, succombant à la fatigue, jetant des cris de désespoir. On voyait des sénateurs, des patriciens, issus d'une famille d'empereurs, cherchant un misérable asile, errer couverts de lambeaux autour de la ville impériale. Tandis que les croisés pillaient l'église de Sainte-Sophie, le patriarche fuyait en implorant la charité des passants; tous les riches étaient tombés dans l'indigence, et n'inspiraient que le mépris; la noblesse la plus illustre, les plus grandes dignités, l'éclat des talents et des vertus, n'avaient plus rien qui attirât le respect. La misère, semblable à l'inévitable mort, avait effacé toutes les distinctions, confondu tous les rangs ; les hommes de la lie du peuple achevaient de dépouiller les fugitifs en insultant à leur malheur. On entendait une multitude insensée se réjouir de l'infortune publique, applaudir à l'abaissement des grands et des patriciens, nommer ces jours désastreux les jours de la justice et de l'égalité.

Nicétas raconte lui-même son infortune et ses déplorables aventures. La maison qu'il habitait sous le règne des empereurs avait été consumée par les flammes dans le second incendie de Constantinople. S'étant retiré avec sa famille dans une autre maison bâtie près de l'église de Sainte-Sophie, il se vit bientôt menacé dans ce dernier asile, et ne dut son salut qu'au dévouement de l'amitié et de la reconnaissance. Un marchand vénitien qu'il avait sauvé de la fureur des Grecs, avant la fuite d'Alexis, voulut à son tour sauver son bienfaiteur : il s'arma d'une épée et d'une lance, prit l'habit d'un soldat de la croix, et, comme il parlait les langues de l'Occident, il défendit l'entrée de la maison de Nicétas, en disant qu'elle était à lui, qu'elle était le prix de son sang versé dans les combats.

Cette sentinelle vigilante repoussa d'abord tous les agresseurs, et brava mille dangers, modèle de la fidélité et de la vertu au milieu des désordres sanglants qui désolaient Constantinople.
La multitude turbulente des soldats remplissait toutes les rues, pénétrait partout, et s'indignait qu'une seule maison pût ainsi se dérober à ses brutales recherches. Le Vénitien, désespéré, vint à la fin avertir Nicétas qu'il était dans l'impuissance de le défendre plus longtemps. « Si vous restez ici, lui dit-il, demain peut-être vous serez chargé de chaînes, et votre famille sera en proie à toutes les violences du vainqueur. Suivez-moi, et je vous conduirai hors des portes de Constantinople. » Nicétas, avec sa femme et ses enfants, suivit le fidèle Vénitien ; leur libérateur, couvert de ses armes, marchait à leur tête, et les conduisait comme s'ils eussent été ses prisonniers.

Cette malheureuse famille s'avançait remplie de crainte, et rencontrait à chaque pas des soldats avides de pillage qui maltraitaient les Grecs après les avoir dépouillés, et menaçaient toutes les femmes de leurs outrages. Nicétas, et quelques-uns de ses amis et de ses parents qui étaient venus se joindre à lui, portaient dans leurs bras leurs enfants, seul bien qu'ils eussent conservé, et avaient pour toute défense la pitié que devaient inspirer leur désespoir et leur misère. Ils marchèrent ensemble, et placèrent au milieu d'eux leurs femmes et leurs filles, dont les plus jeunes s'étaient noirci le visage avec de la terre. Malgré cette précaution, une jeune fille attira, par sa beauté, les regards d'un soldat, et fut enlevée des bras de son père, accablé de vieillesse et d'infirmités. Nicétas, touché des larmes d'un vieillard, vole sur les pas du ravisseur ; s'adressant à tous les guerriers qu'il rencontre, il implore leur pitié, les conjure au nom du ciel, protecteur de la vertu, au nom de leurs propres familles, d'arracher une fille au déshonneur, un père au désespoir. Les guerriers francs sont attendris par ses prières; bientôt le père infortuné voit revenir sa fille (36) le seul espoir de son exil et la dernière consolation de ses cheveux blancs. Nicétas et ses compagnons d'infortune coururent encore d'autres dangers, et sortirent enfin de Constantinople par la porte Dorée, heureux de pouvoir quitter une patrie naguère l'objet de toutes leurs affections. Le généreux Vénitien reçut leurs adieux, et pria le ciel de les protéger dans leur exil.

Nicétas embrasse en pleurant son libérateur, qu'il ne devait plus revoir ; puis, jetant un regard sur Constantinople, sur sa malheureuse patrie, il lui adresse ces plaintes touchantes, qui expriment les chagrins de l'exil et que lui-même nous a conservées :
« O reine des villes !
Qui a pu nous séparer de toi ?
Quelle consolation trouverons-nous en sortant de tes murailles, aussi nus que nous sommes sortis du sein de nos mères ?
Devenus la fable des étrangers, les compagnons des animaux qui habitent les forêts, nous ne pourrons plus visiter ton auguste enceinte, et désormais nous ne paraîtrons qu'avec crainte autour de toi, comme des passereaux dont le nid est dissipé. »

Nicétas arriva avec sa famille à Sélivrée, et se retira dans la suite à Nicée, où il s'occupa de retracer l'histoire des malheurs de sa patrie.
Constantinople n'avait point cessé d'être le théâtre des violences que la guerre entraîne après elle. Au milieu des jeux sanglants de la victoire, les Latins, pour insulter aux moeurs efféminées des Grecs, se couvraient de longues robes flottantes, peintes de diverses couleurs; ils attachaient sur la tête de leurs chevaux la coiffure orientale et les parures des Byzantins ; quelques-uns parcouraient les rues, en portant à la main, au lieu de leur épée, du papier et une écritoire, et raillaient ainsi les vaincus, qu'ils appelaient des scribes et des copistes.
Les Grecs avaient plusieurs fois insulté à l'ignorance des Latins (37) : les chevaliers croisés, sans chercher à repousser les outrages de leurs ennemis, n'estimaient que les trophées de la valeur, les travaux de la guerre, et méprisaient les arts et les douces occupations de la paix. Avec ces dispositions, ils ne devaient point épargner les monuments qui décoraient les places, les palais et les édifices publics de Byzance. Constantinople, qui jusqu'alors était restée debout au milieu des ruines de plusieurs empires, avait recueilli le naufrage des arts, et montrait encore les chefs-d'oeuvre échappés au temps et à la barbarie. Le bronze où respirait le génie de l'antiquité, fut livré au fourneau et converti en monnaie, pour satisfaire l'avidité des soldats. Les héros et les dieux du Nil, ceux de l'ancienne Grèce, de la vieille Rome, les chefs-d'oeuvre des Praxitèle, des Phidias, tombèrent sous les coups du vainqueur.

Les barbares latins dévastent les antiques chefs d'oeuvres de Constantinople

Nicétas, qui déplore la perte de ces monuments, nous en a laissé une description dont l'histoire de l'art s'est enrichie (38). L'historien de Byzance nous apprend que, sur la place de Constantin, on voyait, avant le siège, la statue en bronze de Junon, et celle de Paris offrant à Vénus le prix de la beauté ou la pomme de discorde ; la statue de Junon, qui avait orné le temple de la déesse à Samos, était d'une forme tellement colossale, que, lorsqu'elle fut renversée par les croisés, huit boeufs attelés transportèrent avec peine sa tête gigantesque jusque dans le palais de Bucoléon. Sur la même place s'élevait un obélisque de forme carrée, qui étonnait les spectateurs par la multitude et la variété des objets qu'il offrait à leurs regards. Sur les côtés de cet obélisque, l'artiste avait représenté, en bas-relief, toutes sortes d'oiseaux saluant le retour du soleil ; des villageois occupés de leurs travaux rustiques ; des bergers jouant de la flûte, des moutons bêlants, des agneaux bondissant sur l'herbe ; plus loin, une mer tranquille et des poissons de mille espèces, les uns pris vivants, les autres rompant les filets et regagnant leurs retraites profondes ; au fond d'un paysage, des amours nus, folâtrant et se jetant des pommes ; au-dessus de l'obélisque, qui se terminait en pyramide, on voyait une figure de femme qui tournait au moindre souffle et qu'on appelait la suivante du vent.

Une statue équestre (39) décorait la place du Mont-Taurus : le cheval semblait frapper la poussière de ses pieds et devancer les vents dans sa course. Comme le cavalier avait le bras étendu vers le soleil, les uns pensaient y voir Josué commandant à l'astre du jour de s'arrêter dans sa course ; les autres croyaient que l'artiste avait représenté Bellérophon monté sur Pégase (40). Une statue colossale d'Hercule (41), attribuée à Lysippe, était un des ornements de l'Hippodrome : le demi-dieu n'avait ni son arc ni sa massue : il était assis sur un lit d'osier ; son genou gauche plié soutenait son coude ; il tenait sa tête appuyée sur sa main gauche ; ses regards et son air pensif laissaient voir le dépit et la tristesse que lui causait la jalousie d'Eurysthée. Hercule avait les épaules et la poitrine larges, les cheveux crépus, les membres nerveux ; sa jambe seule surpassait en hauteur la stature d'un homme ordinaire. La peau du lion de Némée montrait, derrière les épaules du fils d'Alcmène, sa crinière hérissée ; et la tête de l'animal, qu'on croyait entendre rugir, effrayait les passants qui s'arrêtaient pour contempler la statue.

Non loin du terrible Hercule on voyait un âne et son conducteur, qu'Auguste plaça dans sa colonie de Nicopolis pour rappeler une circonstance singulière qui lui avait présagé la victoire d'Actium ; l'hyène ou la louve (42) qui allaita Romulus ou Rémus, monument des vieilles nations de l'Occident ; le sphinx au visage de femme, traînant derrière lui d'affreux animaux ; le crocodile, habitant du Nil, avec sa queue couverte d'horribles écailles ; un homme combattant un lion ; l'éléphant avec sa trompe agile, et l'antique Scylla, montrant par devant les traits d'une femme aux larges mamelles, à la figure difforme, et par derrière , des monstres semblables à ceux qui avaient poursuivi Ulysse et ses compagnons. Dans la même enceinte, un aigle déchirait un serpent entre ses serres, et l'emportait vers la voûte azurée : on voyait sur le bronze la douleur du reptile, la fierté de l'oiseau de Jupiter ; lorsque le soleil brillait sur l'horizon, les ailes étendues du roi des airs marquaient, par des lignes adroitement tracées, les douze heures du jour.
Tous ceux qui, dans ce siècle grossier, conservaient quelque goût pour les arts, admiraient sur une colonne du cirque l'image d'une jeune femme, les cheveux tressés sur le front et noués par derrière. Cette jeune femme, comme par enchantement, portait à la main droite un cavalier dont elle tenait le cheval par un pied ; le cavalier couvert d'une cuirasse, le cheval hennissant, semblaient écouter la trompette guerrière et ne respirer que les combats. Près de la borne orientale du cirque, étaient représentés sur le bronze les conducteurs des chars qui avaient remporté le prix, et dont les triomphes, dans des temps reculés, avaient souvent partagé l'empire en deux factions : ils paraissaient debout sur leurs chars, courant dans la lice, retenant ou lâchant tour à tour les rênes de leurs coursiers, les encourageant du geste et de la voix. Non loin de là, sur une base de pierre, plusieurs animaux de l'Egypte, l'aspic, le basilic et le crocodile, se livraient un combat mortel, image de la guerre que se font les méchants : les formes hideuses de ces animaux, la rage et la douleur exprimées dans tout leur corps, le poison livide qui s'exhalait de leurs morsures, inspiraient un sentiment d'horreur et d'effroi. Un autre chef-d'oeuvre, fait pour charmer la vue, aurait dû toucher et désarmer les vainqueurs : parmi les statues dont parle Nicétas, on admirait une Hélène avec son sourire rempli de charme et son attitude voluptueuse ; Hélène avec la parfaite régularité de ses traits, sa chevelure flottant au gré des vents, ses yeux pleins de langueur, ses lèvres qui paraissaient de rosé sur l'airain, ses bras, dont le bronze même montrait la blancheur ; Hélène enfin avec toute sa beauté, et telle qu'elle parut devant les vieillards d'Ilion , ravis d'admiration à sa présence (43).


Constantinople renfermait plusieurs autres chefs-d'oeuvre qu'avaient admirés les siècles précédents. Presque tous ceux qui étaient de bronze furent condamnés à périr: les croisés ne virent dans ces monuments des arts que le métal dont ils étaient composés ; « ce que l'antiquité avait jugé d'un grand prix, dit Nicétas, devint tout à coup une matière commune ; ce qui avait coûté d'immenses trésors fut changé par les Latins en pièces de monnaie de peu de valeur. » Les statues de marbre tentèrent moins la cupidité des vainqueurs, et ne reçurent d'autres outrages que ceux qui étaient inséparables du tumulte et du désordre de la guerre.

Les Grecs, qui paraissaient si fiers de leur savoir, négligeaient eux-mêmes l'étude des beaux-arts. Les sciences de la Grèce, les lumières profanes de l'académie et du lycée, avaient fait place parmi eux aux débats de la scolastique ; ils passaient avec indifférence devant l'Hippodrome, et n'avaient de vénération que pour les reliques et les images des saints. Ces trésors religieux, conservés avec soin dans les églises et les palais de Byzance, attiraient, depuis plusieurs siècles, les regards du monde chrétien ; dans les jours qui suivirent la conquête, ils tentèrent la pieuse cupidité des croisés. Tandis que la plupart des guerriers enlevaient l'or, les pierreries, les tapis et les riches étoffes de l'Orient, les plus dévots des pèlerins, et surtout les ecclésiastiques, recueillaient un butin plus innocent et plus fait pour des soldats de Jésus-Christ. Plusieurs bravèrent les défenses de leurs chefs et de leurs supérieurs, et ne dédaignèrent point d'employer tour à tour les supplications et les menaces, la ruse et la violence, pour se procurer quelques reliques, objet de leur respect et de leur vénération. L'histoire contemporaine en rapporte plusieurs exemples qui serviront à faire connaître l'esprit des pèlerins vainqueurs de Byzance. Martin-Litz, abbé de Paris au diocèse de Bâle, entra dans une église qui venait d'être livrée au pillage, et pénétra, sans être aperçu, jusque dans un lieu retiré où de nombreuses reliques se trouvaient déposées sous la garde d'un moine grec. Ce moine était alors en prières, et levait des mains suppliantes vers le ciel ; sa vieillesse et ses cheveux blancs, sa piété fervente, la douleur empreinte sur son front, devaient inspirer à la fois le respect et la pitié. Martin s'approche, avec un air de colère, du vénérable gardien du trésor sacré, et, prenant un ton menaçant, il lui dit : « Malheureux vieillard, si tu ne me conduis au lieu où tu caches tes reliques, prépare-toi à mourir sur l'heure. » Le moine, effrayé de cette menace, se leva en tremblant et montra un grand coffre de fer, où le pieux abbé enfonça avec empressement ses deux mains, s'emparant de tout ce qu'il put trouver de plus précieux. Ravi de cette conquête, il courut cacher son trésor sur un vaisseau, et sut, par une sainte fraude, le dérober pendant plusieurs jours à la connaissance de tous les chefs et de tous les prélats de l'armée, qui avaient sévèrement ordonné aux pèlerins d'apporter dans un lieu désigné les reliques tombées en leur pouvoi1. Martin-Litz retourna d'abord auprès des chrétiens de la Palestine, qui l'avaient envoyé à Constantinople, et peu de temps après revint en Occident, chargé des dépouilles conquises sur le clergé de Byzance. Parmi les reliques qu'il rapportait avec lui, on remarquait un morceau de la vraie croix, les ossements de saint Jean-Baptiste, un bras de saint Jacques. La translation miraculeuse de ce trésor est célébrée avec pompe par le moine Gunther, auquel elle causait plus de surprise et de joie que la conquête d'un grand empire. Si l'on en croit la relation du moine allemand, les anges descendaient du ciel pour veiller sur les reliques de Martin-Litz ; sur la route du saint abbé, les tempêtes de la mer se taisaient, les pirates restaient immobiles ; les brigands, fléaux des voyageurs, s'arrêtaient, saisis de respect et de crainte. Enfin Martin-Litz fut reçu à Bâle en triomphe, et les trésors qu'il avait sauvés de tant de périls furent distribués aux principales églises du diocèse.

Un autre prêtre, nommé Galon de Dampierre, du diocèse de Langres, moins adroit ou moins heureux que Martin-Litz, n'avait point eu de part aux dépouilles des églises; il alla se jeter aux pieds du légat du pape, et lui demanda, les larmes aux yeux, la permission d'emporter dans son pays le chef de saint Marnas ; un troisième ecclésiastique, qui était de la Picardie , ayant trouvé le chef de saint George et le chef de saint Jean-Baptiste, cachés parmi des ruines, se hâta de quitter Constantinople, et, chargé d'un si précieux butin, vint offrir à la cathédrale d'Amiens, sa patrie, les reliques dont la providence l'avait rendu possesseur.

Les princes et les barons ne dédaignèrent point ces saintes dépouilles. Dandolo, ayant eu en partage un morceau de la vraie croix que l'empereur Constantin faisait porter devant lui à la guerre, en fit présent à la république de Venise. Baudouin garda pour lui la couronne d'épines de Jésus-Christ et plusieurs autres reliques trouvées dans le palais de Bucoléon. Il envoya à Philippe-Auguste, roi de France, un morceau de la vraie croix (44) qui avait un pied de long, les cheveux de Jésus-Christ enfant, et le linge dont l'homme-Dieu fut enveloppé dans l'étable où il naquit.

Les prêtres et les moines grecs, dépouillés ainsi par les vainqueurs, abandonnèrent en pleurant les restes des saints qu'on avait confiés à leur garde et qui chaque jour guérissaient les malades, faisaient marcher les boiteux, rendaient la lumière aux aveugles, la force aux paralytiques. Ces saintes dépouilles, que la dévotion des fidèles avait rassemblées de toutes les contrées de l'Orient, vinrent orner les églises de France et d'Italie, et furent reçues par les chrétiens d'Occident comme le trophée le plus glorieux des victoires que Dieu avait fait remporter aux croisés.
Constantinople était tombée au pouvoir des Latins le dixième jour d'avril ; on approchait de la fin du carême. Le maréchal de Champagne, après avoir raconté quelques-unes des scènes que nous venons de décrire, dit avec naïveté : Ainsi se passèrent les fêtes de Pâques fleuries. Le clergé appelait les croisés à la pénitence ; la voix de la religion se fît entendre dans les coeurs endurcis par la victoire ; les soldats accoururent dans les églises qu'ils avaient dévastées, et célébrèrent les souffrances et la mort du Christ sur les débris de ses propres autels.

Cette époque solennelle inspira sans doute quelques sentiments généreux ; tous les Latins ne se montrèrent pas sourds au langage de la charité évangélique : nous devons dire ici, à la gloire des chevaliers et des ecclésiastiques, que la plupart d'entre eux protégèrent la liberté et la vie des citoyens, l'honneur des matrones et des vierges ; mais tel était l'esprit qui animait alors les guerriers, que tous les croisés se laissèrent entraîner à la soif du butin, et que les chefs comme les soldats exercèrent, sans ménagement et sans scrupule, le droit que leur donnait la victoire de dépouiller les vaincus.

On avait désigné trois églises dans lesquelles toutes les dépouilles de Constantinople devaient être déposées. Les chefs ordonnèrent aux croisés d'apporter en commun le produit du butin, et menacèrent de la peine de mort et de l'excommunication tous ceux qui déroberaient le prix de la valeur et la récompense réservée aux travaux de toute l'armée. Plusieurs soldats, et même quelques chevaliers, se laissèrent entraîner à l'avarice, et retinrent des objets précieux tombés entre leurs mains : ce qui fit, dit le maréchal de Champagne, que le Seigneur commença à les aimer moins (45). La justice des comtes et des barons se montra inflexible pour les coupables ; le comte de Saint-Paul fit pendre, l'écu au cou (46), un de ses chevaliers qui avait détourné quelque chose du butin. Ainsi les Grecs, dépouillés par la violence, purent assister au supplice de quelques-uns des ravisseurs de leurs biens, et virent avec surprise les règlements d'une sévère équité mêlés aux désordres de la victoire et du pillage. Après les fêtes de Pâques, les croisés se partagèrent les richesses conquises : la quatrième partie du butin fut mise en réserve pour celui des chefs qui serait nommé empereur, et le reste divisé entre les Français et les Vénitiens. Les croisés français, qui avaient conquis Zara au profit de Venise, ne payèrent pas moins les cinquante mille marcs d'argent qu'ils devaient à la république ; on préleva cette somme sur la portion du butin qui leur appartenait. Dans le partage qui se fît entre les guerriers de la Lombardie, de l'Allemagne et de la France, chaque chevalier eut une part égale à celle de deux cavaliers, et chaque cavalier une part égale à celle de deux fantassins. Toutes les dépouilles des Grecs n'avaient produit (47) qu'environ onze cent mille marcs d'argent. Quoique cette somme surpassât de beaucoup les revenus de tous les royaumes de l'Occident, elle était loin de représenter la valeur des richesses accumulées dans Byzance. Si les barons et les seigneurs, en se rendant maîtres de la ville, s'étaient contentés d'imposer un tribut aux habitants, ils auraient pu recueillir une somme plus considérable ; mais cette manière pacifique d'envahir des trésors ne convenait ni à leur caractère ni à leur humeur. L'histoire rapporte que les Vénitiens, plus éclairés, donnèrent dans cette circonstance de sages conseils, et firent des propositions qui furent rejetées avec dédain (48). Les guerriers français ne savaient point soumettre aux calculs les avantages de la victoire : le produit du pillage était toujours à leurs yeux le plus digne fruit de la conquête et la plus noble récompense de la valeur.

Les croisés, sur les ruines de Constantinople se recherchent un empereur

Lorsque les croisés se partageaient ainsi les riches dépouilles de l'empire d'Orient, ils se livraient à la joie, et ne voyaient point la faute qu'ils avaient faite en ruinant un pays qui allait devenir leur patrie : ils ne réfléchirent pas que la ruine des vaincus pouvait entraîner un jour celle des vainqueurs, et qu'ils deviendraient aussi pauvres que les Grecs qu'ils venaient de dépouiller.
Sans regrets et sans prévoyance, espérant tout de leur épée, ils s'occupèrent de nommer un chef qui régnât sur un peuple en deuil et sur une ville désolée. La pourpre impériale avait toujours le même éclat à leurs yeux, et le trône ébranlé par leurs armes était encore l'objet de leur ambition. Villehardouin ne s'étonne pas qu'il y eut tant d'aboyant après une telle dignité et honneur que celle de l'empire. Six électeurs furent choisis parmi les nobles vénitiens, et six autres parmi les ecclésiastiques français (49), pour donner un maître à Constantinople ; les douze électeurs s'assemblèrent dans la chapelle du palais de Bucoléon, et jurèrent sur l'évangile de ne couronner que le mérite et la vertu.

Trois des principaux chefs de la croisade méritaient également les suffrages des électeurs. Si la pourpre était le prix de l'expérience, de l'habileté dans les conseils, des services rendus à la cause des Latins, on devait en décorer Henri Dandolo (50), qui avait été le mobile et l'âme de l'entreprise. Le marquis de Montferrat réunissait également les titres les plus recommandables (51). Les croisés l'avaient choisi pour leur chef, et les Grecs le reconnaissaient déjà pour leur maître. Sa bravoure, éprouvée dans mille combats, promettait un ferme et généreux soutien au trône, qui se relevait du sein des ruines. Sa prudence, sa modération, pouvaient faire espérer aux Latins et aux peuples de la Grèce, qu'une fois élevé à l'empire, il réparerait les malheurs de la guerre. Baudouin n'avait pas moins de droits à la couronne impériale que ses deux concurrents : le comte de Flandre était parent des plus puissants monarques de l'Occident, et descendait, par les femmes, de Charlemagne. Il se faisait chérir des soldats, dont il partageait tous les dangers ; il avait mérité l'estime des Grecs, qui, au milieu même des désordres de la conquête, le célébraient comme le champion de la chasteté et de l'honneur. Baudouin était le protecteur des faibles, l'ami des pauvres ; il aimait la justice et ne redoutait point la vérité. Sa jeunesse, qu'il avait honorée par de brillants exploits et par de solides vertus, donnait aux sujets du nouvel empire l'espérance d'un règne long et fortuné ; le rang qu'il tenait parmi les guerriers et les princes, sa piété, ses lumières, son amour pour l'étude et pour les savants, le rendaient digne de s'asseoir sur le trône d'Auguste et de Constantin.

Les électeurs arrêtèrent d'abord leurs regards sur le vénérable Dandolo. Mais les républicains de Venise tremblèrent de voir un empereur parmi leurs concitoyens (52). « Que n'aurons-nous pas à craindre, disaient-ils, d'un Vénitien devenu le maître de la Grèce et d'une partie de l'Orient ? Serons-nous soumis à ses lois, ou lien demeurera-t-il soumis aux lois de notre pays ? Sous son règne et sous celui de ses successeurs, qui nous assurera que Venise, la reine des mers, ne deviendra pas une des villes de cet empire ? » Les Vénitiens, en parlant ainsi, donnaient de justes éloges au caractère et aux vertus de Dandolo ; ils ajoutaient que leur doge, parvenu au terme d'une vie remplie de grandes actions, n'avait plus qu'à finir ses jours avec gloire, et que lui-même trouverait plus glorieux d'être le chef d'une république victorieuse, que le souverain d'un peuple vaincu. « Quel Romain, s'écriaient-ils, aurait voulu quitter le titre de citoyen de Rome, pour devenir le roi de Carthage ? »

En terminant leurs discours, les Vénitiens conjurèrent l'assemblée de choisir un empereur parmi les autres chefs de l'armée. Dès lors le choix des électeurs ne pouvait plus se porter que sur le comte de Flandre et le marquis de Montferrat. Les plus sages craignaient que celui des deux concurrents qui n'obtiendrait pas l'empire ne fît éclater son mécontentement, et ne désirât la chute du trône occupé par son rival. On se ressouvenait encore des violents débats qui, dans la première croisade, avaient suivi l'élection de Godefroy de Bouillon, et des troubles suscités dans le royaume naissant de Jérusalem par l'ambition jalouse de Raymond de Saint-Gilles. Pour prévenir les effets d'une funeste discorde, on crut devoir arrêter d'avance que celui des princes qui obtiendrait les suffrages pour la couronne impériale, céderait à l'autre, sous la condition de foi et hommage, la propriété de l'île de Candie et de toutes les terres de l'empire situées au delà du Bosphore. Après cette décision, les électeurs ne s'occupèrent plus que de l'élection d'un empereur : leur choix fut longtemps balancé. Le marquis de Montferrat parut d'abord réunir les suffrages; mais les Vénitiens craignaient de voir sur le trône de Constantinople un prince qui avait quelques possessions dans le voisinage de leur territoire : ils représentèrent à l'assemblée que l'élection de Baudouin conviendrait mieux aux croisés, et qu'elle aurait surtout le grand avantage d'intéresser à la gloire et au maintien du nouvel empire la nation belliqueuse des Flamands et des Français. Les intérêts et les jalousies de la politique, et sans doute aussi la sagesse et l'équité, firent enfin tomber tous les suffrages sur le comte de Flandre.

1205, Election de Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut empereur de Constantinople

PICOT François Edouard BAUDOUIN 1ER, COMTE DE FLANDRE, EMPEREUR DE CONSTANTINOPLE (1171-1206)
Edouard BAUDOUIN 1ER Les croisés, assemblés devant le palais de Bucoléon, attendaient avec impatience la décision des électeurs. A l'heure de minuit, l'évêque de Soissons s'avança sous le vestibule, et prononça à haute voix ces paroles : « Cette heure de la nuit qui vit naître le Sauveur du monde, donne naissance à un nouvel empire, sous la protection du Tout-Puissant. Vous avez pour empereur Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut. » II s'éleva des cris de joie parmi les Vénitiens et les Français. Le peuple de Constantinople, qui avait si souvent changé de maître, reçut sans répugnance celui qu'on venait de lui donner, et mêla ses acclamations à celles des Latins. Baudouin fut élevé sur un bouclier et porté en triomphe dans l'église de Sainte-Sophie. Le marquis de Montferrat suivait le cortège de, son rival (53) : la généreuse soumission dont il donna l'exemple fut louée par ses compagnons d'armes, et sa présence n'attira pas moins les regards que la pompe guerrière qui entourait le nouvel empereur.

La cérémonie du couronnement fut renvoyée au quatrième dimanche après Pâques. Dans l'intervalle, on célébra avec beaucoup d'éclat le mariage du marquis de Montferrat avec Marguerite de Hongrie, veuve d'Isaac. Constantinople vit dans ses murs les fêtes et les spectacles de l'Occident, et, pour la première fois, les Grecs entendirent dans leurs églises les prières et les hymnes des Latins. Au jour fixé pour son couronnement, l'empereur Baudouin se rendit à Sainte-Sophie, accompagné des barons et du clergé. Là, pendant qu'on célébrait le service divin, l'empereur fut élevé sur un trône d'or, et reçut la pourpre des mains du légat du pape, qui remplissait les fonctions de patriarche. Deux chevaliers portaient devant lui le laticlave des consuls romains, et l'épée impériale, qu'on revoyait enfin dans la main des guerriers et des héros. Le chef du clergé, debout devant l'autel, prononça dans la langue grecque ces paroles : est digne de régner; et tous les assistants répétèrent en choeur : en est digne, il en est digne. Les croisés faisant entendre leurs bruyantes acclamations, les chevaliers couverts de leurs armes, la foule misérable des Grecs, le sanctuaire dépouillé de ses antiques ornements et rempli d'une pompe étrangère, présentaient à la fois un spectacle solennel et lugubre, et montraient tous les malheurs de la guerre au milieu des trophées de la victoire. Entourés des ruines d'un empire, les spectateurs les plus éclairés durent remarquer parmi les cérémonies de cette journée celle dans laquelle, selon l'usage des Grecs, on offrit à Baudouin un petit vase rempli de poussière et d'ossements, et un flocon d'étoupes enflammées (54), symbole de la brièveté de la vie et du néant des grandeurs humaines.

Les croisés se partagent l'empire de Constantin

Avant la cérémonie de son couronnement, le nouvel empereur avait distribué à ses compagnons d'armes les principales dignités de l'empire. Le maréchal de Champagne, Villehardouin, obtint le titre de maréchal de Romanie ; le comte de Saint-Paul, la dignité de connétable ; la charge de provestiaire (grand maître de la garde-robe), celles de grand échanson et de bouteiller, furent données à Conon de Béthune, à Macaire de Sainte-Menehould, à Miles de Brabant. Le doge de Venise, créé despote ou prince de Romanie, eut le droit de porter des brodequins de pourpre, privilège réservé chez les Grecs aux princes de la famille impériale. Henri Dandolo représentait à Constantinople la république vénitienne ; la moitié de la ville était son domaine et reconnaissait ses lois ; il s'élevait par sa dignité, autant que par ses exploits, au-dessus de tous les princes, de tous les grands de la cour de Baudouin ; lui seul était exempt de rendre foi et hommage à l'empereur pour les terres qu'il devait posséder.

Cependant les seigneurs et les barons se montraient impatients de partager les villes et les provinces de l'empire. Dans un conseil composé de douze patriciens de Venise et de douze chevaliers français, toutes les terres conquises furent divisées entre les deux nations.

La Bithynie, la Remanie ou la Thrace, Thessalonique, toute la Grèce, depuis les Thermopyles jusqu'au cap Sunium, les plus grandes îles de l'Archipel, tombèrent dans le partage et sous la domination des Français. Les Vénitiens obtinrent les Cyclades et les Sporades dans l'Archipel, les îles et la côte orientale du golfe Adriatique, les côtes de la Propontide et celles du Pont-Euxin, les rives de l'Hèbre et du Vardas, les villes de Gypsèle, de Didymotique, d'Andrinople, les contrées maritimes de la Thessalie, etc. ; telle fut d'abord la distribution des terres de l'empire. Mais des circonstances qu'on n'avait point prévues, la diversité des intérêts, les rivalités de l'ambition, toutes les chances de la fortune et de la guerre, apportèrent bientôt des changements à cette division du territoire. L'histoire entreprendrait en vain de suivre les conquérants dans les provinces tombées en leur pouvoir : il serait plus facile de marquer le cours d'un torrent débordé et de retracer le chemin des tempêtes, que de fixer l'état des possessions incertaines et passagères des vainqueurs de Byzance (55).

Les terres situées au delà du Bosphore avaient été érigées en royaume et données avec l'ile de Candie au marquis de Montferrat. Boniface les échangea contre la province de Thessalonique, et vendit l'île de Candie à la république de Venise pour trente livres pesant d'or (56). Les provinces d'Asie furent abandonnées au comte de Blois, qui prit le titre de duc de Nicée et de Bithynie. Dans la distribution des villes et des terres de l'empire, chacun des seigneurs et des barons avait obtenu des domaines dont l'étendue et la richesse étaient proportionnées au rang et aux services du nouveau possesseur. Lorsqu'ils entendaient parler de tant de pays dont ils ne connaissaient qu'à peine les noms, les guerriers de l'Occident s'étonnaient de leurs conquêtes, et croyaient que la plus grande partie de l'univers était promise à leur ambition. Dans l'ivresse de leur joie, ils se déclaraient les maîtres de toutes les provinces qui avaient formé l'empire de Constantin. On tira au sort les pays des Mèdes et des Parthes, les royaumes qui étaient sous la domination des Turcs et des Sarrasins ; plusieurs barons voulaient régner à Alexandrie ; d'autres se disputaient le palais des sultans d'Iconium ; quelques chevaliers échangeaient contre des possessions nouvelles ce que le sort leur avait donné ; d'autres se plaignaient de leur partage, et demandaient une augmentation de territoire. Avec les trésors qui provenaient du pillage de la capitale, les vainqueurs achetaient les provinces de l'empire ; on vendait, on jouait aux dés les cités et leurs habitants. Constantinople fut pendant quelques jours un marché où l'on trafiquait de la mer et de ses îles, des peuples et de leurs richesses ; où l'univers romain était mis à l'enchère, et trouvait des acheteurs dans la foule obscure des croisés.

Tandis que les barons et les chevaliers se distribuaient ainsi les villes et les royaumes, l'ambition du clergé latin ne demeurait point oisive, et s'occupait d'envahir les dépouilles de l'église grecque. Tous les sanctuaires de Constantinople furent partagés entre les Français et les Vénitiens ; on nomma des prêtres des deux nations pour desservir les temples enlevés aux vaincus, et Constantinople ne vit plus dans ses murs que les cérémonies religieuses de l'Occident. Les chefs de la croisade avaient décidé entre eux que, si l'empereur de Constantinople était choisi parmi les Français, on prendrait le patriarche parmi les Vénitiens. D'après cette convention, qui avait précédé la conquête, Thomas Morosini (57) fut élevé sur la chaire de Sainte-Sophie. Des prêtres et des évêques latins furent envoyés en même temps dans les autres villes conquises, et prirent possession des biens et des dignités du clergé grec. Ainsi le culte de Rome s'associait aux victoires des croisés, et faisait reconnaître son empire partout où flottaient les étendards des vainqueurs (58).

Rien ne résistait plus aux armes des croisés ; tout tremblait devant eux ; la renommée publiait partout leurs exploits et leur puissance ; mais, en jetant leurs regards dans l'avenir, les chefs devaient craindre que la retraite ou la mort de leurs guerriers ne laissât sans défenseurs l'empire fondé par les armes latines. Déjà la capitale et les provinces manquaient d'habitants. La population, affaiblie et dispersée, ne pouvait suffire ni à la culture des terres, ni aux travaux des villes.

Dans cette conjoncture, les comtes et les barons, qui attendaient toujours avec crainte les jugements du chef de l'église, redoublèrent de soumission pour le souverain pontife, et recherchèrent son appui, dans l'espoir que le Saint-Siège ferait déclarer l'Occident pour leur cause, et qu'à la voix du père des fidèles un grand nombre de Français, d'Italiens et d'Allemands viendraient peupler et défendre le nouvel empire (59).

Après son couronnement, Baudouin écrivit au pape pour lui annoncer les victoires extraordinaires par lesquelles il avait plu à Dieu de couronner le zèle des soldats de la croix. Le nouvel empereur, qui prenait le titre de chevalier du Saint-Siège, rappelait au souverain pontife les perfidies et la longue révolte des Grecs. « Nous avons soumis à vos lois, disait-il, cette ville, qui, en haine du Saint-Siège, pouvait à peine entendre le nom du prince des apôtres et n'accordait pas une seule église à celui qui a reçu du Seigneur la suprématie sur toutes les églises. » Baudouin invitait dans sa lettre le vicaire de Jésus-Christ à suivre l'exemple de ses prédécesseurs, Jean, Agapet et Léon, qui avaient visité en personne l'église de Byzance. Pour achever la justification des pèlerins devenus maîtres de l'empire grec, l'empereur latin invoquait le témoignage de tous les chrétiens d'Orient. « Lorsque nous sommes entrés dans cette capitale, disait-il, plusieurs habitants de la terre sainte qui se trouvaient au milieu de nous, faisaient éclater leur joie au-dessus de tous les autres, et répétaient hautement qu'on avait rendu à Dieu un service plus agréable que si on avait repris Jérusalem. »

Le marquis de Montferrat adressait en même temps au souverain pontife une lettre dans laquelle il protestait de son humble obéissance à toutes les décisions du Saint-Siège. « Pour moi, disait le roi de Thessalonique, qui n'ai pris la croix que pour l'expiation de mes péchés, et non pour pécher avec plus de licence sous prétexte de religion, je me soumets aveuglément à votre volonté. Jugez-vous que ma présence soit utile en Remanie, j'y mourrai en combattant vos ennemis et ceux de Jésus-Christ ; pensez-vous au contraire que je doive abandonner ces riches contrées, n'ayez égard ni aux biens ni aux dignités que j'y possède, je suis prêt à retourner en Occident ; car je ne veux rien faire de ce qui peut attirer sur moi la colère du souverain juge. »

Le doge de Venise, qui jusqu'alors avait bravé avec tant de fierté les menaces et les foudres de l'église, reconnut la souveraine autorité du pape, et joignit ses protestations et ses prières à celles de Boniface et de Baudouin. Pour désarmer la colère d'Innocent, il lui représentait que la conquête de Constantinople avait préparé la délivrance de Jérusalem, et vantait les richesses d'un pays que les croisés venaient enfin de soumettre aux lois du Saint-Siège (60). Dans toutes leurs lettres au souverain pontife et aux fidèles de l'Occident, les conquérants de Byzance parlaient de l'empire grec comme d'une nouvelle terre promise qui attendait les serviteurs de Dieu et les soldats de Jésus-Christ.

Innocent avait été longtemps irrité de la désobéissance des croisés. Dans sa réponse, il reprochait avec amertume à l'armée victorieuse des Latins d'avoir préféré les richesses de la terre à celles du ciel ; il réprimandait les chefs d'avoir exposé aux insultes des soldats et des valets de l'armée l'honneur des femmes et des filles, celui des vierges consacrées au Seigneur; d'avoir ruiné Constantinople, pillé les grands et les petits, violé le sanctuaire, et porté une main sacrilège sur les trésors des églises. Cependant le père des fidèles n'osait sonder la profondeur des jugements de Dieu; il se plaisait à croire que les Grecs avaient été justement punis de leurs fautes, et que les croisés étaient récompensés comme les instruments de la providence, comme les vengeurs de la justice divine. « Redoutez, disait-il aux Latins, la colère du Seigneur ; espérez avec crainte qu'il vous pardonnera le passé, si vous gouvernez les peuples avec équité, si vous êtes fidèles au Saint-Siège, et, sur toute chose, si vous avez une ferme résolution d'accomplir votre voeu pour la délivrance de la terre sainte. »

Cependant le souverain pontife était touché au fond du coeur des prières et de l'humble soumission des héros et des princes dont les exploits faisaient trembler l'Orient. Le cardinal Pierre de Capoue avait donné l'absolution aux Vénitiens excommuniés depuis le siège de Zara. Innocent blâma d'abord l'indulgence de son légat, et finit par confirmer le pardon accordé à Dandolo et à ses compatriotes. Le pape approuva l'élection de Baudouin, qui témoignait tant de dévouement au Saint-Siège, et consentit à reconnaître un empire auquel il devait donner des lois. Plus les croisés se montraient soumis à son autorité, plus il lui semblait que leurs conquêtes devaient intéresser la gloire de Dieu et celle du vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Il écrivit aux évêques de France, et leur dit que le Seigneur avait voulu consoler l'église par la conversion des hérétiques ; que la providence avait humilié les Grecs, peuple impie, superbe et rebelle, et remis l'empire entre les mains des Latins, nation pieuse, humble et docile. Le souverain pontife invitait, au nom de l'empereur Baudouin, les Français de tout sexe et de toute condition à se rendre dans la Grèce pour y recevoir des terres et des richesses selon leur mérite et leur qualité. Il promettait les indulgences de la croisade même aux fidèles qui, partageant la gloire des croisés, iraient défendre et faire fleurir le nouvel empire d'Orient (61).

Cependant le pape ne perdait point de vue l'expédition de Syrie, et paraissait persuadé que les secours envoyés à Constantinople devaient contribuer à la délivrance des saints lieux. Le roi de Jérusalem implorait plus que jamais, par ses lettres et ses ambassadeurs, la protection efficace du Saint-Siège et celle des princes de l'Occident.

Le nouvel empereur de Byzance ne renonçait point à l'espoir de secourir les colonies chrétiennes de Syrie, et, pour relever le courage de ses frères de la terre sainte, il envoya à Ptolémaïs la chaîne du port et les portes de Constantinople. Lorsque ces trophées de la victoire arrivèrent dans la Palestine, la disette, la famine, tous les fléaux d'une guerre malheureuse ravageaient les villes et les campagnes. A la nouvelle d'un prochain secours, le peuple de Ptolémaïs passa bientôt de l'excès de la douleur à tous les transports de la joie. La renommée, en publiant les conquêtes miraculeuses des compagnons de Baudouin et de Boniface, porta l'espérance et la sécurité dans toutes les villes chrétiennes de Syrie, et répandit la terreur parmi les musulmans. Malek-Adhel venait de conclure une trêve avec les chrétiens, et tremblait qu'elle ne fût rompue (62), lorsque tout à coup il dut son salut à l'événement même qui avait causé ses alarmes.

La plupart des défenseurs de la terre sainte, qui n'avaient connu que les maux de la guerre, voulurent partager la gloire et la fortune des Français et des Vénitiens. Ceux mêmes qui avaient quitté l'armée victorieuse à Zara, qui avaient blâmé l'expédition de Constantinople, crurent que la volonté du ciel les appelait sur les rives du Bosphore ; ils abandonnèrent la terre sainte. Le légat du pape, Pierre de Capoue, fut entraîné par l'exemple des autres croisés, et vint animer par sa présence le zèle du clergé latin qui travaillait à la conversion des Grecs (63). Les chevaliers de Saint-Jean et du Temple accoururent aussi dans la Grèce, où la gloire et de riches domaines étaient promis à leur valeur. Le roi de Jérusalem était resté à Ptolémaïs presque seul, et sans aucun moyen de faire respecter la trêve qu'il venait de conclure avec les infidèles.

Baudouin s'empressa d'accueillir les défenseurs de la terre sainte; mais la joie de l'empereur à leur arrivée fut troublée par la nouvelle qu'il reçut de la mort de sa femme, Marguerite de Flandre. Cette princesse, embarquée sur la flotte de Jean de Nesle, croyait trouver son mari dans la Palestine : succombant à la fatigue et peut-être au chagrin d'une longue absence, elle tomba malade à Ptolémaïs, et mourut en apprenant que Baudouin venait d'être nommé empereur de Constantinople. Le vaisseau destiné à ramener sur les rives du Bosphore la nouvelle impératrice, ne rapporta que sa dépouille mortelle. Baudouin, au milieu de ses chevaliers, pleura la mort d'une princesse qu'il aimait tendrement et qui, par ses vertus et les grâces de sa jeunesse, devait être l'ornement et l'exemple de la cour de Byzance. Il la fit ensevelir avec une grande pompe dans l'église de Sainte-Sophie, où, peu de jours auparavant, il avait reçu la couronne impériale . Ainsi le peuple de Constantinople vit presque en même temps le couronnement d'un empereur et les funérailles d'une impératrice ; les jours de triomphe et de joie furent mêlés à des jours de deuil. Ce contraste des fêtes de la mort et des pompes de la victoire et du trône semblait offrir une fidèle image de la gloire des conquérants et des destinées futures du nouvel empire.

L'empereur et ses barons, avec les secours qu'ils venaient de recevoir, avaient à peine vingt mille hommes pour défendre leurs conquêtes et contenir le peuple de la capitale et des provinces. Le sultan d'Iconium et le roi des Bulgares menaçaient depuis longtemps d'envahir les terres voisines de leurs états : l'ébranlement et la chute de l'empire grec offraient à leur ambition et à leur jalousie une occasion favorable d'éclater. Les peuples de la Grèce étaient vaincus sans être soumis. Comme dans le désordre qui accompagna la conquête de Byzance on ne reconnaissait plus d'autre droit que la force et l'épée, tous les Grecs qui avaient encore les armes à la main voulurent se faire une principauté ou un royaume. Partout des états et des empires nouveaux s'élevaient du sein des ruines et menaçaient déjà celui que les croisés venaient d'établir.
Un petit-fils d'Andronic fondait dans une province grecque de l'Asie Mineure la principauté de Trébisonde (64) ; Léon Sgurre, maître de la petite ville de Napoli, avait étendu ses domaines par l'injustice et la violence, et, pour nous servir d'une comparaison de Nicétas, il s'était agrandi comme le torrent qui s'enfle dans l'orage et se grossit des eaux de la tempête. Conquérant barbare, tyran farouche et cruel, il régnait, ou plutôt il répandait la terreur dans l'Argolide et l'isthme de Corinthe. Michel l'Ange Comnène, employant les armes de la trahison, relevait le royaume d'Epire et retenait sous ses lois un peuple sauvage et belliqueux. Théodore Lascaris, qui, comme Enée, avait fui sa patrie livrée aux flammes, rassemblait des troupes dans la Bithynie et se faisait proclamer empereur à Nicée, d'où sa famille devait un jour revenir en triomphe dans Constantinople.

Si le désespoir avait donné quelque courage aux deux empereurs fugitifs, ils auraient pu entrer en partage de leurs propres dépouilles et conserver un reste de puissance; mais ils n'avaient point profité des leçons du malheur. Murzuffïe, qui avait achevé tous les crimes commencés par Alexis, ne craignit point de se livrer à son malheureux rival, dont il avait épousé la fille. Les méchants se chargent quelquefois du soin de se punir entre eux : Alexis, après avoir accablé Murzuffle de caresses, l'attira dans sa maison, et lui fit arracher les yeux. En cet état, Murzuffle, abandonné des siens, pour lesquels il n'était plus qu'un objet d'horreur, allait cacher en Asie sa vie et sa misère, lorsqu'il tomba au pouvoir des Latins. Conduit à Constantinople et condamné à expier ses crimes par un mort ignominieuse , il fut précipité du haut d'une colonne élevée par l'empereur Théodose sur la place du Taurus. La multitude des Grecs qui avait offert la pourpre à Murzuffte, assista à sa fin tragique, et parut effrayée d'un supplice plus nouveau pour elle que le crime que l'on voulait punir. Après l'exécution, la foule contempla avec surprise sur la colonne de Théodose (65) un bas-relief qui représentait un roi tombant d'un lieu élevé et une ville escaladée du côté de la mer. Dans ces temps de troubles et de calamités, on voyait partout des présages. Tout, jusqu'au marbre et à la pierre, semblait avoir parlé des malheurs de Constantinople. Nicétas s'étonnait que de si grandes infortunes n'eussent pas été annoncées par une pluie de sang et quelques prodiges sinistres. Les Grecs les plus éclairés expliquaient la chute de l'empire de Constantin par les vers des poètes et des sibylles, ou par les prophéties de l'écriture ; le peuple lisait la mort de ses tyrans et ses propres misères dans les regards des statues et sur les colonnes restées debout au milieu de la capitale (66).

La perfidie et la cruauté d'Alexis ne demeurèrent pas impunies. L'usurpateur fut obligé d'errer de ville en ville et de cacher quelquefois la pourpre impériale sous l'habit d'un mendiant. Il dut, pendant quelque temps, son salut au mépris qu'il inspirait aux vainqueurs. Après avoir erré longtemps, il fut livré, dit-on, au marquis de Montferrat, et conduit en Italie. échappé de sa prison, il repassa en Asie et trouva un asile chez le sultan d'Iconium. Alexis ne put se résoudre à vivre en paix dans sa retraite, et se réunit aux Turcs pour attaquer son gendre Lascaris, auquel il ne pouvait pardonner de régner sur la Bithynie. Comme les Turcs furent battus, le prince fugitif tomba enfin dans les mains de l'empereur de Nicée, qui le fit jeter dans un monastère, où il mourut oublié des Grecs et des Latins. Il avait régné huit ans trois mois et dix jours.
Si nous en croyons Nicétas, Alexis était rempli de douceur et de modération. Il ne fit porter à aucune femme le deuil de son époux, et ne fît pleurer à personne la perte de ses biens. Cet éloge de Nicétas ne saurait faire oublier l'usurpation d'Alexis, source de tant de maux, et la lâcheté avec laquelle il abandonna l'empire en péril. Sans doute que l'histoire doit flétrir les rois qui ne respectent pas la vie des hommes et la fortune des citoyens ; mais ses mépris doivent surtout tomber sur ceux que la voix du peuple ou la voix de Dieu n'a point appelés, et qui, dans les temps difficiles, n'ont ni la force ni le courage de la mission périlleuse qu'ils ont reçue ou qu'ils se sont donnée : voilà les mauvais princes, voilà les princes des mauvais jours. Quant à Murzuffle, la catastrophe qui termina sa vie ne nous inspire ni étonnement ni compassion. On peut dire qu'il montra quelque énergie pour la défense de Constantinople ; son ambition aurait pu passer pour du patriotisme, si elle n'avait pas commencé par un grand crime. Ses efforts n'aboutirent qu'à amasser de nouvelles calamités sur Byzance, car la providence ne voulait point qu'un grand empire dût son salut à la trahison et au parricide.

Tandis que les princes tombés du trône se faisaient ainsi la guerre et se disputaient les ruines de l'empire, les comtes et les barons français quittaient la capitale pour prendre possession des villes et des provinces qu'ils avaient reçues en partage. Plusieurs d'entre eux furent obligés de conquérir, les armes à la main, les terres qu'on leur avait données. Le marquis de Montferrat se mit en marche pour visiter le royaume de Thessalonique et recevoir l'hommage de ses nouveaux sujets. L'empereur Baudouin, suivi de son frère Henri de Hainaut et d'un grand nombre de chevaliers, parcourut la Thrace et la Romanie, et partout, sur son passage, entendit les bruyantes acclamations d'un peuple toujours plus habile à flatter ses vainqueurs qu'à combattre ses ennemis. Arrivé à Andrinople, où il fut reçu en triomphe, le nouvel empereur annonça le projet de poursuivre sa marche jusqu'à Thessalonique. Cette résolution inattendue surprit le marquis de Montferrat, qui témoigna le désir d'aller seul dans son royaume. Boniface promettait d'être soumis à l'empereur, d'employer toutes ses forces contre les ennemis de l'empire ; mais il craignait la présence de l'armée de Baudouin dans ses villes déjà épuisées par la guerre. Une vive querelle s'éleva entre les deux princes. Le marquis de Montferrat accusait l'empereur de vouloir s'emparer de ses états; Baudouin croyait apercevoir dans la résistance de Boniface le secret dessein de méconnaître la souveraineté du chef de l'empire. Tous les deux ils aimaient la justice, et ne manquaient point de modération; mais, depuis qu'ils étaient devenus, l'un roi de Thessalonique, l'autre empereur de Constantinople, ils avaient des courtisans qui s'efforçaient d'aigrir leur querelle et d'enflammer leur animosité. Les uns disaient à Boniface que Baudouin avait tous les torts, et qu'il abusait d'une puissance qui aurait dû être le prix d'une autre vertu que la sienne. Les autres reprochaient à l'empereur d'être trop généreux avec ses ennemis, et, dans l'excès de leur flatterie, ils ne lui trouvaient qu'un seul tort, celui d'avoir épargné trop longtemps un vassal infidèle. Malgré toutes les représentations du marquis de Montferrat, Baudouin conduisit son armée dans le royaume de Thessalonique. Boniface regarda cette obstination de l'empereur comme un sanglant outrage, et jura d'en tirer vengeance le glaive à la main. Poussé par la colère, il s'éloigna brusquement avec quelques chevaliers qui s'étaient déclarés pour sa cause, et courut s'emparer de Didymotique, ville de l'empereur, une bonne ville et forte d'assiette, dit Villehardouin.

Le marquis de Montferrat emmenait avec lui sa femme, Marie de Hongrie, veuve d'Isaac. La présence de cette princesse et l'espoir d'entretenir la division parmi les Latins attiraient les Grecs sous les drapeaux de Boniface. Il leur déclara qu'il combattait pour leur cause, et fit revêtir de la pourpre impériale un jeune prince, fils d'Isaac et de Marie de Hongrie. Traînant à sa suite ce fantôme d'empereur, auquel venaient de toutes parts se rallier les principaux habitants de la Romanie, il reprit le chemin d'Andrinople, et fit des préparatifs pour assiéger cette ville. Boniface, toujours plus irrité, n'écoutait ni les conseils, ni les prières de ses compagnons d'armes. La discorde allait faire couler le sang des Latins, si le doge de Venise, le comte de Blois, et les barons restés à Constantinople, n'avaient employé leur autorité et leur crédit pour prévenir les malheurs dont le nouvel empire était menacé. Vivement affligés de tout ce qu'ils avaient appris, ils envoyèrent des députés à l'empereur et au marquis de Montferrat. Le maréchal de Champagne, envoyé auprès de Boniface, lui reprocha sans ménagement d'avoir oublié la gloire et l'honneur des croisés, dont il avait été le chef ; de compromettre, par un vain orgueil, la cause de Jésus-Christ et le salut de l'empire ; de préparer des jours de triomphe et de joie pour les Grecs, les Bulgares et les Turcs. Le marquis de Montferrat fut touché des reproches de Villehardouin, qui était son ami et qui parlait au nom de tous les croisés : il promit de faire cesser la guerre et de soumettre sa querelle avec Baudouin au jugement des comtes et des barons.

Cependant Baudouin avait pris possession de Thessalonique. Aussitôt qu'il apprit les hostilités du marquis de Montferrat, il se hâta de revenir avec son armée vers Andrinople. Il roulait dans son âme des projets de vengeance, et menaçait de repousser la force par la force, d'opposer la guerre à la guerre, lorsqu'il rencontra plusieurs députés qui venaient, au nom des chefs de la croisade, lui parler de la paix et rappeler dans son coeur des sentiments de justice et d'humanité. Un chevalier du comte de Blois adressa à l'empereur un discours que Villehardouin nous a conservé, et dans lequel nos lecteurs aimeront sans doute à retrouver la noble franchise des vainqueurs de Byzance.

« Sire, lui dit-il, le doge de Venise, le comte Louis de Blois, mon très-honoré seigneur, et tous les barons qui sont à Constantinople, vous saluent comme leur souverain, et se plaignent à Dieu et à vous de ceux qui, par leurs mauvais conseils, ont excité de funestes discordes. Vous fîtes, certes, très-mal de prêter l'oreille à ces conseillers perfides, car ils sont nos ennemis et les vôtres. Vous saurez que le marquis Boniface a soumis sa querelle au jugement des barons ; les seigneurs et les princes : espèrent que vous ferez comme lui et que vous ne résisterez point à la justice. Ils ont juré, et nous sommes chargés de vous le déclarer en leur nom, de ne point souffrir plus longtemps le scandale d'une guerre allumée entre des croisés. »

Baudouin ne répondit point d'abord à ce discours, et parut surpris d'un tel langage ; mais on lui parlait ainsi au nom du doge de Venise, dont il respectait la vieillesse et qu'il aimait tendrement; au nom des comtes et des barons, sans le secours desquels il ne pouvait conserver l'empire : il écouta enfin la voix de la raison et celle de l'amitié. Il promit de déposer les armes et de se rendre à Constantinople pour terminer la querelle élevée entre lui et le marquis de Montferrat. A son arrivée, les comtes et les barons ne lui épargnèrent ni les plaintes ni les prières, et le trouvèrent docile à tous leurs conseils. Le marquis de Montferrat, qui ne tarda pas à le suivre, revenait avec crainte dans la capitale ; il était accompagné de cent chevaliers avec leurs hommes d'armes. L'accueil qu'il reçut de Baudouin et des autres chefs acheva d'apaiser tous ses ressentiments et de dissiper toutes ses défiances. Dès lors on ne parla plus que de rétablir la paix et l'harmonie parmi les croisés. Le doge de Venise, les comtes et les barons, les plus sages des chevaliers, qui rappelaient aux maîtres du nouvel empire l'institution redoutable des pairs de l'Occident, jugèrent la querelle qui leur était soumise, et prononcèrent sans appel entre le roi de Thessalonique et l'empereur de Constantinople. Les deux princes jurèrent de ne plus écouter les perfides conseils, et s'embrassèrent en présence de l'armée, qui se réjouit du retour de la concorde comme d'une grande victoire remportée sur les ennemis de l'empire. « Grand mal pouvoient faire, dit Villehardouin, ceux qui ce discord avoient suscité ; car, si Dieu n'eût pris pitié des croisés, il estoient en danger de perdre leurs conquestes, et la chrétienté en aventure de périr. »

Aussitôt que la paix fut rétablie, les chevaliers et les barons quittèrent de nouveau la capitale pour parcourir et soumettre les provinces. Louis, comte de Blois, qui avait eu en partage la Bithynie et qui avait pris le titre de duc de Nicée, se trouvait retenu dans la capitale par une maladie grave. Il fît partir, vers la Toussaint, Pierre de Bracheux et Payen d'Orléans avec cent chevaliers. Cette troupe de braves se rendit d'abord à Gallipoli, et, passant l'Hellespont, aborda à Piga, ville habitée par des Latins, et parcourut, sans rencontrer d'ennemis, la rive orientale de la Propontide. Ayant pénétré dans l'intérieur du pays, elle battit une armée de Lascaris et s'empara de Pénamène sur les confins de la Bithynie et de la Mysie; marchant de triomphe en triomphe, elle s'avança jusqu'au mont Olympe, et ne trouva de résistance que sous les murs de Brousse. Dans le même temps, d'autres chevaliers de la croix traversèrent le Bosphore à Calcédoine, et suivirent les côtes de la mer jusqu'à la ville de Nicomédie, qui leur ouvrit ses portes et dans laquelle ils mirent une forte garnison.

Vers le mois de décembre, Henri de Hainaut, frère de Baudouin, qui avait obtenu l'Anatolie, s'était rendu par mer à Abydos. Les plaines de la Troade, tous les pays situés entre l'Hellespont et l'Ida, se soumirent d'autant plus volontiers, que la plus grande partie de la population se composait d'Arméniens, ennemis des Grecs. Henri, s'étant avancé jusqu'au canal de Lesbos ou de Mételin, mit en fuite Constantin, frère de Lascaris, et fît flotter ses drapeaux sur les murs d'Adramyte, ville située à la pointe du golfe du même nom.

D'un autre côté, les guerriers vainqueurs de Byzance soumettaient à leurs armes les villes et les seigneuries qu'ils avaient reçues dans la Romanie ou la Thrace jusqu'à Philippopolis. Le marquis de Montferrat, paisible possesseur de Thessalonique, entreprit de faire la conquête de la Grèce : il s'avança dans la Thessalie, dépassa les chaînes de l'Olympe et de l'Ossa, et s'empara de Larisse. Boniface et ses chevaliers, sans songer aux vieux Spartiates, traversèrent le détroit des Thermopyles, et pénétrèrent dans la Béotie et dans l'Attique ; ils mirent en fuite Léon Sgurre, fléau d'une vaste province, et leurs exploits purent rappeler aux Grecs ces héros des premiers âges qui parcouraient le monde en combattant les monstres et les tyrans. Pendant que Boniface prenait possession de plusieurs contrées de la Grèce, Guillaume de Champlitte, vicomte de Dijon, et Geoffroi de Villehardouin, neveu du maréchal de Champagne, venus de France avec un grand nombre de chevaliers champenois et bourguignons, fondaient dans le Péloponèse une principauté qui devait durer plus longtemps que l'empire latin de Byzance. Ils se rendirent maîtres de l'Arcadie, de la Messénie, du territoire de Lacédémone, des rivages de la mer depuis Patras et Modon jusqu'à Calamata. La Grèce, tout entière soumise aux lois des Francs, eut bientôt des seigneurs d'Argos, de Corinthe, des grands sires de Thèbes, des ducs d'Athènes, des princes d'Achaïe. Des chevaliers français dictèrent des lois dans la ville d'Agamemnon, dans la cité de Minerve, dans la patrie de Lygurgue, dans celle d'Epaminondas. étrange destinée des guerriers de cette croisade, qui avaient quitté l'Occident pour conquérir la ville et la terre de Jésus-Christ, et que la fortune conduisait dans les lieux remplis du souvenir des dieux d'Homère et de la gloire profane de l'antiquité !
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

30 — Le récit de Villehardouin, que nous avons suivi, est d'autant plus précieux qu'il était présent. Le lecteur ne sera pas fâché d'en retrouver ici les principales circonstances ; on pourra juger tout à la fois le caractère de cet assaut et l'esprit de l'historien qui nous en a transmis les détails.
« Le jeudi d'après la mi-carême, les croisés s'embarquèrent tous dans les navires, et firent entrer les chevaux dans les palendries, puis à chaque bataille fut despartie une flotte à partsoy, dont les vaisseaux estoient rangés à côté l'un de l'autre , les navires et les vaisseaux ronds séparés néanmoins des galères et des palendries Chose véritablement magnifique et belle à voir, le vendredi au matin ils levèrent les ancres, et, à force de rames et de voiles, firent approcher leurs navires, galères et paiendries de la ville ; là, ils commencèrent une rude et cruelle attaque, prenant terre en plusieurs endroits, venant jusqu'au pied des murailles, et en divers lieux les échelles des navires furent approchées si près, que tous ceux qui estoient sur la courtine et dans les tours, que ceux qui estoient sur les échelles, combattaient à coups de lances. Ainsi cette rude attaque continua en plus de cent lieux, jusqu'à l'heure de none, que notre malheur ou plutôt nos péchés voulurent que nous en fussions repoussés, en sorte que tous ceux qui estoient descendus à terre, furent recoignés à vive force et contraints de regagner les vaisseaux et palendries. Les nostres perdirent en cet assault sans comparaison plus que les Grecs, qui furent fort réjouis d'avoir remporté cet avantage. »
Nous n'avons pas besoin de répéter ici que nous citons Villehardouin d'après la version Vigenère de l'édition de Ducange, parce que le récit est plus clair, et qu'il nous importe surtout de faire connaître les faits (Voyez Villehardouin, Nouvelle collection des mémoires pour servir à l'histoire de France, t, I).
31 — Voici le récit que fait Villehardouin du dernier assaut : « Cependant l'empereur Murzuffle s'estoit venu loger en une grande place près de là, avec toutes ses forces, et y avoit fait dresser ses tentes et pavillons d'écarlate ; d'autre part, le lundi arrivé, les nostres qui estoient dans les navires, les palendries et les galères, prirent tous les armes, et se mirent en estât de faire une nouvelle attaque : ce que voyant ceux de la ville, commencèrent à les craindre plus que devant ; mais d'ailleurs les nostres furent étonnés de voir les murailles et les tours remplies d'un si grand nombre de soldats, qu'il n'y paroissoit que des hommes. Alors l'assaut commença rude et furieux; chaque vaisseau faisoit son effort à l'endroit où il estoit, et les cris s'élevèrent si grands, qu'il sembloit que la terre dût s'abismer. Cet assaut dura longtemps, et jusqu'à ce que notre sire Jésus-Christ leur fit lever une forte bise qui poussa les navires plus près de terre qu'ils n'estoient auparavant, de sorte que deux vaisseaux liés ensemble, l'un appelé la Pèlerine, l'autre le Paradis, furent portés si près d'une tour, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, que, comme Dieu et le vent les conduisit là, l'échelle de la Pèlerine s'alla joindre contre la tour. Et à l'instant, un Français appelé André d'Urboise et un Vénitien y entrèrent suivis incontinent après de nombre d'autres, qui tous mirent en fuite ceux qui la gardoient, et les obligèrent à l'abandonner.
Les chevaliers qui estoient dans les palendries, ayant vu que leurs compagnons avoient gagné la tour, sautèrent à l'instant sur le rivage, et, ayant planté leurs échelles au pied du mur, montèrent contre mont à vive force, et conquirent encore quatre autres tours. Les autres, animés de leur exemple, commencèrent, de leurs navires, palendries et galères, à redoubler l'attaque à qui mieux mieux, enfoncèrent trois portes de la ville, entrèrent dedans, et, ayant tiré leurs chevaux hors des palendries, montèrent dessus allèrent à toute bride au lieu où l'empereur Murzufile estoit campé. Il avoit rangé ses gens en bataille devant ses tentes et pavillons, lesquels, comme ils virent les chevaliers montés sur leurs chevaux de combat venir droit à eux, se mirent en fuite, et l'empereur même s'en alla courant dans les rues et fuyant au château ou palais de Bucoléon... Comme le soir approchoit déjà et que nos gens estoient las et fatigués du combat et du carnage, ils sonnèrent la retraite, se ralliant dans une grande place qui estoit dans l'enceinte de Constantinople ; puis avisèrent cette nuit de se loger près des murailles et des tours qu'ils avaient gagnées, n'estimant point que d'un mois entier ils pussent conquérir le reste de la ville, tant il y avoit d'églises fortes et de palais, et austres lieux où on se pouvoit défendre... »
Nous croyons devoir faire connaître le récit de Nicétas :
« ... parce que la reine des villes devait subir le joug de la servitude, deux soldats qui étoient sur une échelle vis-à-vis de Pétrion, s'abandonnèrent à la fortune, et sautèrent dans une tour, d'où ayant chassé la garnison, ils élevèrent les mains en signe de joie pour animer leurs compagnons. A cet instant même un cavalier nommé Pierre, qui avoit la taille d'un géant, dont le casque paroissoit aussi grand qu'une tour, entra par la porte qui étoit au même endroit. A la vue de ce seul cavalier, tous les Grecs prirent la fuite et se précipitèrent pêle-mêle dans la ville; ils se retirèrent chacun où ils purent, et plût à Dieu qu'ils se fussent précipités au fond de l'enfer; et Murzufile eut peur d'être pris et de devenir la proie des barbares, il se sauva sur une barque avec Euphrosine, femme de l'empereur Alexis, et Eudoxie sa fille, dont il était éperdument amoureux. »
32 — La porte de Pétrion a été conservée, et les Turcs l'appellent Pétri « Capoussi » ; elle était dans le quartier désigné par Phransès sous le nom de « Regio Pétri. » Les trois portes qui furent enfoncées dans le dernier assaut, étaient sans doute la Porte Sainte, celle de Pétrion et la Porte Impériale. Elles existent encore toutes les trois : la première est appelée « Aya-Capoussi, » la seconde, comme nous venons de le dire, « Pétri Capoussi » ; la troisième « Balart » ou « Balat, » ou la porte du palais (Correspondance d'Orient, t. III, P 124).
33 — La porte Dorée, par laquelle sortit l'usurpateur Murzuffle, est située à l'angle oriental de la ville. J'ai passé plusieurs fois devant la porte Dorée, qui fut murée dans les temps du Bas-Empire, et qui l'est encore à cause de certaines prédictions. L'arc de triomphe subsiste encore en grande partie, avec une inscription latine (Voyez la Correspondance d'Orient, t. III).
34 — Agnès, fille de Louis VII, avait été, à l'âge de huit ans, accordée en Mariage à Alexis Comnène, fils de Manuel, en 1179. Après la mort d'Alexis, son meurtrier Andronic usurpa l'empire, épousa Agnès, et n'en eut point d'enfants. Agnès demeura veuve à Constantinople jusqu'à l'époque de la prise de cette ville. Alors elle épousa Branas, qui resta attaché au parti des Latins.
35 — Villehardouin dit que les soldats gagnèrent infiniment en or, argent, Pierreries, drap de soie et fourrures exquises de martre , zibeline, loup-cervier, hermine, et d'or de gris... « Si oncques ne fut vu nulle part un si riche saccagement. » (Liv. V.)
36 — Nicétas épousa plus tard cette jeune fille.
37 — Nicétas prodigue les mots de barbares, d'ignorants, de grossiers, aux princes latins : ses reproches se fondent principalement sur leur ignorance de la langue grecque et des ouvrages d'Homère ; il leur reproche jusqu'à leurs mets favoris, qui, selon lui, consistaient en boeuf bouilli, porc salé avec des pois, soupe avec de l'ail et des herbes fortes.
38 — Cette description des monuments détruits à Constantinople ne se trouve que dans un seul manuscrit de Nicétas, celui de la « Bibliothèque Bodléïene. » Il a été publié par Fabricius, « Bibliothèque grecque, » t. VI, p. 405-416. Le t. XI et le t. XII à des « Mémoires de la Société royale de Goettingue » contiennent un beau travail de l'illustre Heyne sur ces monuments de l'art qui ont existé à Constantinople. Dans le premier mémoire, il offre la nomenclature des anciens monuments, « Priscoe artis opéra » ; dans le second, ceux qui furent élevés sous les empereurs de Byzance. Dans deux autres mémoires, le même savant décrit la perte de ces mêmes monuments, sous le titre ; « De interitu operum quum antiquoe tum serioris oetatis. » Le travail de M. Barris est aussi remarquable (Recherches philologiques, p. 111, ch. V. p. 311-312).
39 — Le Bellérophon : cette statue est celle de Théodose montrant un trophée posé sur une colonne voisine ; c'est ainsi qu'on représentait le Pacificateur : « fuit adéo paciftcatoris habitus. » Nicétas dit que de la main gauche il soutenait un globe. Les statues des autres empereurs de Constantinople offrent un semblable signe, auquel une croix est fixée. Le peuple croyait que sous la corne du pied gauche de devant était l'image d'un Venète ou d'un Bulgare, ou d'un homme de quelque autre nation qui n'avait point de traité avec les Romains. La statue ayant été renversée par les Latins, on trouva, dit-on, l'image d'un Bulgare cachée dans la corne, traversée d'un clou, et incrustée de plomb. Cette statue venait d'Antioche de Syrie. A la base quadrilatérale était un bas-relief dans lequel la populace, toujours superstitieuse, voulait voir la prédiction de la chute de l'empire. On disait même que les Russes, représentés dans le bas-relief, devaient accomplir la prédiction.
40 — Un des traducteurs de Gibbon, d'une seule statue en fait deux : il parle d'une statue de Josué et d'une statue de Bellérophon. Il est vrai que cette erreur grossière ne se trouve que dans une traduction française; l'original anglais dit que dans l'opinion vulgaire cette statue passait pour représenter Josué, mais qu'une tradition plus classique y reconnaissait Bellérophon et Pégase, l'attitude fière et libre du coursier paraissant indiquer qu'il planait ou marchait dans l'air plutôt que sur la terre (T. VI, in-4, p. 171).
41 — Heyne l'attribue à Lysippe ; il pense que c'est le même que l'Hercule colossal de Tarente, qui fut apporté à Rome et placé dans le Capitole. De cette ville il passa à Constantinople, avec dix autres statues, sous le consulat de Julien et le règne de Constantin, c'est-à-dire vers 322; mais ce ne fut qu'après avoir été exposé dans la basilique qu'il vint orner l'Hippodrome (P. 11). Voyez aussi sur l'origine de cette statue d'Hercule l'ouvrage déjà cité de Harris, p. 301-312.
42 — Le savant Harris (Ibid.) pense que le monument qui représentait la louve allaitant Romulus, était le même que celui auquel Virgile fait allusion, en décrivant le bouclier d'énée : Lllam iereti cervice reflexam Mulcere alternos et corpora fingere linguâ. (Eneid lib, VIII)
43 — Nous avons cherché à traduire le plus littéralement qu'il nous a été possible le passage entier de Nicétas dans la Bibliothèque des Croisades, t. III.
44 — Plusieurs historiens contemporains, entre autres Guillaume le Breton, parlent des reliques que Philippe-Auguste reçut de Constantinople (Voyez t. XIV de dora Bouquet). Le morceau de la vraie croix dont il est ici question, avait été conservé dans le trésor de la Sainte-Chapelle jusqu'en 1791. A cette époque, il fut déposé au trésor de l'église de Saint-Denis, où il fut enlevé en 1793 et transporté dans un comité de la Convention. M. l'abbé Villars obtint d'en être le dépositaire; celui-ci le confia ensuite à M. l'abbé Sicard. Après la mort de ce dernier, le morceau de la vraie croix, trouvé parmi ses effets, tomba entre les mains de ses créanciers La précieuse relique est ensuite retournée au trésor de l'église de Saint-Denis.
45 — « Car bien souvent, ajoute Villehardouin, les bons pâtissent pour les mauvais. » (Liv. V.)
46 — Villehardouin, en parlant de la justice rigoureuse qu'on exerça contre ceux qui cherchèrent à détourner quelque chose du pillage, dit : « Et en y eut tout plein de pendus. »
47 — Une édition de Villehardouin porte le produit du butin, pour la part qui revenait aux Français, à cinq cent mille marcs d'argent, ce qui équivaut à vingt-sept millions de 1880 ; si on ajoute à cette somme les cinquante mille marcs dus aux Vénitiens et prélevés avant le partage, ainsi que la part qui était réservée à ceux-ci, on trouvera que le produit total du butin s'élevait à près de soixante millions de 1880. Il en fut détourné autant peut-être au profit des particuliers. Les trois incendies qui avaient dévoré plus de la moitié de la ville, avaient détruit bien des richesses ; et, dans la profusion qui suivit le pillage, les effets les plus précieux avaient tellement perdu de leur valeur, que le profit des Latins n'équivalait probablement pas au quart de ce qu'il en coûtait aux Grecs. Ainsi on peut croire que Constantinople, avant d'être attaquée, possédait pour environ six cent millions de richesses. Vigenère, dans ses notes sur Villehardouin, fait l'observation suivante à l'occasion du passage de l'historien où il est question du pillage de Constantinople : « Le butin de Constantinople est peu de chose pour une telle ville. » (P. 91)
48 — Ils offraient de prendre la masse des dépouilles et de donner quatre cents marcs à chaque chevalier, deux cents à chaque prêtre ou cavalier, et cent à chaque soldat (Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. XX, p. 506).
49 — Les six ecclésiastiques nommés par les Français pour élire un empereur, furent les évêques de Soissons, d'Halberstadt, de Troyes, de Bethléem, de Ptolémaïs, et l'abbé de Lucelane. Les noms des commissaires vénitiens se trouvent dans Ramnusius ; nous les faisons connaître ici d'après lui ; Vitale Dandolo. Othon Querini, Bertuccio, Contarini, Pantaleone Barbo, Giovanni Baseggio. Le même historien nous apprend que ce fut Pantaleone Barbo qui s'opposa à l'élection de Dandolo. Le traité est dans la chronique d'André Dandolo, p. 324-338; et le récit de l'élection dans Villehardouin, liv. V, n· 136-140. Ducange a présenté quelques observations curieuses.
50 — Villehardouin se borne à faire remarquer que Dandolo était logé dans un des plus beaux palais du monde (Liv. V).
51 — Nicétas présente toujours ce marquis de Montferrat comme le chef d'une Puissance maritime (P. 384. L'historien de Byzance ignore presque toutes les origines des guerriers francs.
52 — L'historien André Dandolo, après avoir rapporté les noms de ceux qui donnèrent leur voix au doge, vante la noble fidélité d'un Vénitien qui refusa d'élire le doge à l'empire de Constantinople. Il l'appelle « quidam Venetorum fidelis et nobilis senex. »
53 — Ce qui fait dire à Villehardouin : « Le marquis de Montferrat, sans mauvaise humeur, lui fit l'honneur tant qu'il put. » (Liv. V.)
54 — La cérémonie des étoupes allumées a lieu encore à l'exaltation des papes ; on leur répète ces paroles : Sic transit gloria mundi ! Villehardouin se borne à dire : « Le jour du couronnement arrivé, l'empereur Baudouin fust couronné à grande joie et magnificence, l'an de l'incarnation de Nôtre-Sauveur MCCV. De là fut mené à grande pompe au palais de Bucalyon ; puis, quand ces festes furent passées on commença à vaquer aux affaires. » (Liv. V.)
55 — Dans le traité de partage, l'ignorance des copistes a défiguré presque tous les noms. Une carte de l'empire de Constantinople serait un travail extrêmement utile. Nous avons cherché à réunir dans un éclaircissement spécial à la fin du volume, toutes les notions connues sur les états fondés Par les Latins dans l'empire de Byzance. Ce traité de partage est en entier dans Muratori, loc. citât. Nicétas est entré dans beaucoup de détails sur le traité de partage (Bibliothèque des Croisades, t. III).
56 — Cette vente est du mois d'août 1204. Sanuto la rapporte en entier, p. 533.
57 — Le pape ne voulut pas d'abord reconnaître cette élection, qui lui semblait une usurpation des droits du Saint-Siège ; mais, comme Morosini était un ecclésiastique d'un grand mérite, Innocent craignit d'en choisir un autre. Morosini fut envoyé à Constantinople, non pas comme l'élu des croisés, mais comme l'élu du pape. Les Vénitiens exigèrent que le nouveau Patriarche fit serment de ne choisir pour chanoines électeurs de l'église de Sainte-Sophie que des Vénitiens qui auraient habité Venise au moins pendant dix ans : le clergé s'opposa à cette prétention, et on ne compte de patriarches vénitiens que le premier et le dernier de ceux dont l'histoire nous a conservées noms.
58 — Villehardouin ne parle que très-légèrement des institutions fondées par les croisés dans l'empire. Les chroniqueurs de ce temps s'occupaient peu tes institutions publiques, et ces choses se faisaient sans qu'ils s'en aperçussent, Nicétas entre beaucoup plus dans les détails.
59 — II existe, sous la date de 1205, une lettre du pape Innocent à l'archevêque de Reims dans laquelle il l'invite à envoyer des prêtres et des clercs pour enseigner les bonnes doctrines à Constantinople (Baronius, ad ann. 1205.)
60 — Baronius, ad ann. 1205, a rapporté une lettre assez curieuse d'Innocent à Dandolo sur les articles du traité de partage qui concernent les biens du clergé. Le pape est plus sévère envers les croisés que Nicétas lui-même : l'indignation que lui avait donnée la désobéissance des croisés, le portait à exagérer leurs torts. Les expressions de la lettre prouvent qu'il y avait plus l'amertume que de vérité dans les réponses d'Innocent (Gest. Innocent, Muratori, Scriptor. rer. ital, t. III, p. 1, cap. XCXIV-CV)
61 — Voyez les lettres du cardinal Benoît de Sainte-Suzanne au marquis de Namur, aux archevêques de Reims, de Lyon et de Bourges (Baronius, ad ann. 1204).
62 — Innocent, qui avait si violemment censuré l'entreprise des croisés sur Constantinople, déclare dans ses lettres d'exhortation aux évêques de France pour la croisade d'outre-mer, que la prise de Constantinople a plus affligé le sultan d'Egypte que la prise même de Jérusalem (Ad ann. 1206).
63 — Le pape écrivit même une lettre à son légat, où il l'accusa de s'être rendu à Constantinople par cupidité, et d'avoir abandonné l'église de Jérusalem (Baronius, 1206).
64 — Le nom de Trébisonde se trouve presque dans tous les romanciers du quatorzième et du quinzième siècle: nous indiquerons dans l'éclaircissement sur la fondation et le partage des principautés franques de Constantinople, la cause présumable de cet engouement de nos romanciers pour le nom sonore de Trébisonde.
65 — Quelques écrivains modernes ont dit qu'on voyait encore de nos jours à Constantinople la colonne du sommet de laquelle Murzuffle fut précipité, il existait dans cette ville deux colonnes, l'une de Théodose, l'autre d'Arcadius : la première a été détruite par Bajazet ; il ne reste de l'autre que le piédestal, qui se trouve dans l'Avret-Baras (le marché aux femmes). Voyez le Voyage de la Propontide, par M. Lechevalier, qui a éclairci ce fait sur les lieux. On trouve des renseignements curieux dans les ouvrages de Cyllius, topog. 11-17 (Banduri, Antique Constantinople, p. 507).
66 — Gunther raconte des prédictions à l'occasion du supplice de Murzuffle; mais ce qu'il y a de curieux, c'est que cinquante ans avant la conquête des Latins, le poète Tzetzès, Chiliad, IX-27, ait raconté le songe d'une matrone qui avait aperçu une multitude armée dans la place publique et un homme jetant des cris perçants au haut de la colonne de Théodose.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

10 — A peine les croisés furent en possession de l'empire Grec, qu'ils le perdent

Les croisés n'eurent pas longtemps à se féliciter de leurs conquêtes. Possesseurs d'un empire plus difficile à conserver qu'à soumettre par les armes, ils ne surent point maîtriser la fortune, qui leur ôta bientôt ce que la victoire leur avait donné. Ils exercèrent leur pouvoir avec violence, et ne ménagèrent ni leurs sujets ni leurs voisins. Le roi des Bulgares, Joanice, avait envoyé à Baudouin une ambassade pour lui offrir son amitié : Baudouin répondit avec hauteur, et menaça de faire descendre Joanice de son trône usurpé. En dépouillant les Grecs de leurs biens, les croisés se fermèrent toute source de prospérité, et réduisirent au désespoir des hommes auxquels ils n'avaient laissé que la vie. Pour comble d'imprudence, ils refusèrent de recevoir dans leurs armées les Grecs, qu'ils accablaient de leur mépris et qui devinrent pour eux des ennemis implacables. Non contents de faire reconnaître leur autorité dans les villes, ils voulurent asservir les coeurs, et réveillèrent le fanatisme. D'injustes persécutions aigrirent l'esprit des prêtres grecs, qui déclamèrent avec fureur contre la tyrannie, et qui, réduits à la misère, furent écoutés comme des oracles et révérés comme des martyrs.

Le nouvel empire des Latins, dans lequel on avait introduit les lois féodales, se trouvait partagé en mille principautés ou seigneuries, et n'était plus qu'une espèce de république, difficile à gouverner (67). Les Vénitiens avaient leur juridiction particulière, et la plupart des villes étaient régies tour à tour par la législation de Venise et par le code de la féodalité. Les seigneurs et les barons avaient entre eux des intérêts opposés et des rivalités qui, chaque jour, pouvaient faire éclater la discorde et la guerre civile. Les ecclésiastiques latins, qui avaient partagé les dépouilles de l'église grecque, n'invitaient point à la paix par leur exemple, et portaient le scandale de leurs dissensions jusque dans le sanctuaire. Ils voulaient sans cesse faire prévaloir les lois et l'autorité de la cour de Rome sur celles des empereurs. Plusieurs d'entre eux avaient usurpé les fiefs sur les barons, et, comme les fiefs qu'ils possédaient étaient exempts du service militaire, l'empire se trouvait ainsi privé de ses défenseurs naturels.

Le climat et les richesses de la Grèce, le séjour de Byzance, avaient énervé le courage des vainqueurs et porté la corruption parmi les soldats de la croix. Les peuples méprisèrent enfin la puissance et les lois de ceux dont ils méprisaient les moeurs. Comme les Latins s'étaient séparés, pour se rendre les uns dans la Grèce, les autres dans l'Asie Mineure, les Grecs, qui ne voyaient plus de grandes armées et qui avaient quelquefois résisté à leurs ennemis avec avantage, commencèrent à croire que les guerriers de l'Occident n'étaient point invincibles.

Dans leur désespoir, les vaincus résolurent de courir aux armes, et, cherchant partout des ennemis aux croisés ils implorèrent l'alliance et la protection des Bulgares, II se forma une vaste conjuration, dans laquelle entrèrent tous ceux qui ne pouvaient plus supporter la servitude. Tout à coup l'orage éclata par le massacre des Latins ; un cri de guerre se fit entendre depuis le mont Hémus jusqu'à l'Hellespont; les croisés, dispersés dans les villes et dans les campagnes, furent surpris par un ennemi furieux et sans pitié. Les Vénitiens et les Français qui gardaient Andrinople et Didymotique, ne purent résister à la multitude des Grecs : les uns furent égorgés dans les rues; les autres se retirèrent en désordre, et, dans leur fuite, ils virent avec douleur leurs drapeaux arrachés du sommet des tours et remplacés par les étendards des Bulgares. Les chemins étaient couverts de guerriers fugitifs, qui ne trouvaient point d'asile dans un pays naguère tremblant au bruit de leurs armes.

Chaque ville assiégée par les Grecs ignorait le sort des autres villes confiées à la garde des Latins; les communications étaient interrompues; de sinistres rumeurs se répandaient dans les provinces, et représentaient la capitale en feu, toutes les cités livrées au pillage, toutes les armées des Francs dispersées et anéanties. Les vieilles chroniques, en parlant de la barbarie des Grecs, parlent aussi de l'effroi qui s'était emparé de quelques-uns des chevaliers et des barons. La vue du danger semblait avoir étouffé dans leurs coeurs tous les sentiments : on voyait des croisés abandonner leurs compagnons, des frères abandonner leurs frères au moment du péril. Un vieux chevalier, Robert de Trit, qui, malgré ses cheveux blancs, avait suivi ses fils à la croisade, se trouvait assiégé par les Grecs dans Philippopolis : la ville était entourée d'ennemis ; Robert n'avait presque plus d'espoir de salut. Dans un aussi pressant danger, ses larmes et ses prières ne purent retenir auprès de lui ni son gendre ni son fils. Villehardouin nous apprend que ces lâches guerriers furent égorgés dans leur fuite, et que Dieu ne voulut point sauver ceux qui avaient refusé de secourir leur père.

Lorsque le bruit de ces désastres parvint à Constantinople, Baudouin assembla les comtes et les barons. On résolut de porter un prompt remède à tant de maux et de déployer toutes les forces de l'empire pour arrêter les progrès de la révolte. Les croisés qui faisaient la guerre au delà du Bosphore, reçurent l'ordre d'abandonner leurs conquêtes et de revenir sous les drapeaux de l'armée. Baudouin les attendit pendant plusieurs jours; mais, comme il était impatient de commencer la guerre et qu'il voulait étonner l'ennemi par la promptitude de sa marche, il partit à la tête des chevaliers qui se trouvaient dans la capitale, et, cinq jours après son départ, parut devant les murs d'Andrinople.

Les chefs des croisés, accoutumés à braver tous les obstacles, n'étaient jamais retenus ni par le petit nombre de leurs soldats, ni par la multitude de leurs ennemis. La capitale de la Thrace, environnée d'inexpugnables remparts, était défendue par cent mille Grecs, à qui l'ardeur de la vengeance tenait lieu de courage ; Baudouin comptait à peine huit mille hommes sous ses drapeaux. Le doge de Venise arriva bientôt avec sept à huit mille Vénitiens. Les Latins fugitifs vinrent de toutes parts se réunir à cette petite armée. Les croisés dressèrent leurs tentes, et se préparèrent à faire le siège de la ville. Leurs préparatifs se poursuivaient lentement, et les vivres commençaient à leur manquer, lorsque la renommée annonça la marche du roi des Bulgares. Joanice, chef d'un peuple barbare et plus barbare lui-même que ses sujets, s'avançait avec une armée formidable : il cachait les projets de son ambition et de sa vengeance sous les apparences du zèle religieux, et faisait porter devant lui un étendard de saint Pierre qu'il avait reçu du pape. Le nouvel allié des Grecs se vantait d'être le chef d'une sainte entreprise, et menaçait d'exterminer les Francs, qu'il accusait d'avoir pris la croix pour ravager les provinces et piller les villes des chrétiens.

Le roi des Bulgares était précédé, dans sa marche, d'une troupe nombreuse de Tartares ou Comans (68), que l'espoir du pillage avait fait sortir des montagnes et des forêts voisines du Danube et du Borysthène. Les Comans, plus féroces que les peuples du mont Hémus, Buvaient, dit-on, le sang de leurs captifs et sacrifiaient les chrétiens sur les autels de leurs idoles. Accoutumés, comme les guerriers de la Scythie, à combattre en fuyant, les cavaliers tartares avaient reçu de Joanice l'ordre de provoquer l'ennemi jusque dans son camp et d'attirer dans une embuscade la pesante cavalerie des Francs. Les comtes et les barons avaient prévu le danger : ils défendirent aux croisés de quitter leurs tentes et de sortir de leurs retranchements. Mais tel était le caractère des guerriers français, qu'à leurs yeux la prudence était à la bravoure tout son éclat, et qu'il leur paraissait honteux de supporter sans combat les menaces et la présence de l'ennemi.

A peine les Tartares ont-ils paru aux abords du camp, que leur vue fait oublier aux chefs mêmes des croisés l'ordre qu'ils ont donné la veille. Le comte de Blois, le comte de Flandre, volent à la rencontre de l'ennemi, le mettent en fuite, et le poursuivent pendant l'espace de deux lieues. Mais tout à coup les Tartares se rallient et fondent à leur tour sur les croisés. Ceux-ci, qui croyaient avoir remporté une victoire, se trouvent obligés de se défendre au milieu d'un pays inconnu ; leurs escadrons, accablés de fatigue, sont surpris, entourés par l'armée de Joanice. Enfoncés de toutes parts, ils font de vains efforts pour reprendre leur ordre de bataille, et ne peuvent ni fuir ni résister aux barbares.
Le comte de Blois s'efforce de réparer sa funeste imprudence par des prodiges de valeur ; couvert de blessures, il est renversé de son cheval au milieu des rangs ennemis. Un de ses chevaliers le relève et veut le retirer de la mêlée : « Non, s'écrie ce brave prince, laissez-moi combattre et mourir. A Dieu ne plaise qu'il me soit jamais reproché d'avoir fui du combat !«  En achevant ces paroles, le comte de Blois tombe percé de coups, et son chevalier fidèle expire à ses côtés.

L'empereur Baudouin disputait encore la victoire. Les plus braves des chevaliers et des barons le suivaient dans la mêlée ; un carnage horrible marquait partout leur passage à travers les rangs des barbares. Pierre, évêque de Bethléem, Etienne, comte du Perche, Renaud de Montmirail, Mathieu de Valincourt, Bobert de Ronçai, une foule de seigneurs et de vaillants guerriers, perdent la vie en défendant leur prince. Baudouin restait presque seul sur le champ de bataille et combattait encore ; mais il est enfin accablé par le nombre, et tombe entre les mains des Bulgares, qui le chargent de fers. Les débris de l'armée se retirent dans le plus grand désordre, et ne doivent leur salut qu'à la sage bravoure du doge de Venise et du maréchal de Champagne et de Romanie, restés à la garde du camp.

Dans la nuit même qui suivit le combat, les croisés lèvent le siège d'Andrinople, et reprennent, à travers mille dangers, le chemin de la capitale. Les Bulgares et les Comans, fiers de leur victoire, poursuivaient sans relâche l'armée qu'ils avaient vaincue. Cette armée, qui avait perdu la moitié de ses soldats, manquait de vivres, et traînait avec peine ses bagages et ses blessés. Les croisés étaient plongés dans un morne silence ; leur désespoir se montrait dans leur contenance et sur leurs visages. Ils rencontrèrent à Rodosto Henri de Hainaut et plusieurs chevaliers qui revenaient des provinces d'Asie pour rejoindre l'armée d'Andrinople: ils racontent en gémissant leur défaite et la captivité de Baudouin; tous ces guerriers, qui n'avaient jamais été vaincus, expriment à la fois leur surprise et leur douleur, confondent leurs sanglots et leurs larmes, élèvent les yeux et les mains vers le ciel pour implorer la miséricorde divine. Les croisés qui revenaient des rives du Bosphore, s'adressent au maréchal de Romanie, et lui disent en pleurant : « Envoyez-nous au plus fort du péril, car nous n'avons plus besoin de la vie : ne sommes-nous pas assez malheureux de n'être pas venus assez tôt pour secourir notre empereur ? » Ainsi les chevaliers de la croix, poursuivis par un ennemi victorieux, ne connaissaient point la crainte ; la douleur que leur donnait le souvenir de leur défaite, leur permettait à peine de voir les périls dont ils étaient menacés.

Cependant tous les croisés ne montraient pas ce noble courage : plusieurs chevaliers, que Villehardouin (69) ne veut point nommer pour ne pas déshonorer leur mémoire, avaient abandonné les drapeaux de l'armée, et s'étaient enfuis jusqu'à Constantinople. Ils racontèrent les désastres des croisés, et, pour excuser leur désertion, ils firent un tableau lamentable des maux qui menaçaient l'empire. Tous les Francs furent saisis de douleur et d'effroi en apprenant qu'ils n'avaient plus d'empereur. Les Grecs qui habitaient la capitale, applaudissaient en secret au triomphe des Bulgares ; leur joie, qu'ils savaient mal dissimuler, augmentait encore les alarmes des Latins. Un grand nombre de chevaliers, accablés de tant de revers, ne virent plus leur salut que dans la fuite, et s'embarquèrent à la hâte sur des vaisseaux vénitiens. En vain le légat du pape et plusieurs chefs de l'armée cherchèrent à les retenir, en les menaçant de la colère de Dieu et du mépris des hommes (70) : ils renoncèrent à leur propre gloire, ils abandonnèrent un empire fondé par leurs armes, et vinrent annoncer la captivité de Baudouin dans les villes de l'Occident, où l'on faisait encore des réjouissances publiques pour les premières victoires des croisés.

Cependant Joanice était à la poursuite de l'armée vaincue. Les Grecs, réunis aux Bulgares, s'emparaient de toutes les provinces et ne laissaient point de repos aux Latins. Parmi les désastres dont l'histoire contemporaine nous a transmis le déplorable récit, nous ne devons pas oublier le massacre de vingt mille Arméniens. Cette peuplade nombreuse avait quitté les bords de l'Euphrate, et s'était établie dans les contrées de l'Anatolie. Après la conquête de Constantinople, elle se déclara pour les croisés ; et, lorsque les Latins éprouvèrent des revers, se voyant menacée et poursuivie par les Grecs, elle traversa le Bosphore, et suivit Henri de Hainaut qui marchait vers Andrinople. Ces Arméniens conduisaient avec eux leurs troupeaux et leurs familles ; ils traînaient sur des chariots tout ce qu'ils avaient pu emporter de plus précieux, et, dans leur marche à travers les montagnes de la Thrace, ne suivaient qu'avec peine l'armée des croisés. Ce malheureux peuple fut surpris par les Tartares, et périt tout entier sous le glaive d'un impitoyable vainqueur. Les Francs pleurèrent la défaite et la destruction des Arméniens, sans pouvoir les venger ; ils n'avaient plus que des ennemis dans les vastes provinces de l'empire ; ils ne conservaient au delà du Bosphore que le château de Péges ; du côté de l'Europe, que Rodosto et Sélivrée. Leurs conquêtes dans l'ancienne Grèce n'étaient pas encore menacées par les Bulgares, mais ces conquêtes éloignées ne servaient qu'à diviser leurs forces. Henri de Hainaut, qui prit le titre de régent, fit des prodiges de valeur pour reprendre quelques-unes des villes de la Thrace, et perdit dans des combats sans gloire un grand nombre des guerriers qui restaient sous ses drapeaux.

En l'année 1206, L'évêque de Soissons et plusieurs croisés, tristes messagers d'un empire en deuil, furent envoyés en Italie, en France et dans le comté da Flandre, pour solliciter les secours des chevaliers et des barons ; mais les secours qu'on espérait ne pouvaient arriver que lentement, et l'ennemi faisait de rapides progrès. L'armée des Bulgares, comme un violent orage, s'avançait de tous côtés ; elle désolait les campagnes de la Romanie, étendait ses ravages dans le royaume de Thessalonique, repassait le mont Hémus, et revenait plus nombreuse et plus formidable jusque sur les bords de l'Hèbre, menaçant les rives de l'Hellespont. L'empire latin n'avait plus de défenseurs qu'un petit nombre de guerriers répandus dans les villes et les forteresses ; chaque jour la guerre et la désertion diminuaient le nombre et les forces des malheureux vainqueurs de Byzance. Cinq cents chevaliers, l'élite de l'armée des croisés, furent attaqués devant les murs de Rusium et taillés en pièces par la multitude innombrable des Comans et des Bulgares. Cette défaite ne fut pas moins funeste que la bataille d'Andrinople : les hordes du mont Hémus et des rives du Borysthène n'eurent plus d'ennemis à combattre. Sur leur passage les campagnes étaient en flammes, les villes n'avaient point de moyens de défense et n'offraient aucun refuge. La terre était couverte de soldats qui égorgeaient tout ce qui s'offrait à leurs coups; la mer couverte de pirates qui menaçaient toutes les côtes de leurs brigandages. Constantinople s'attendait chaque jour à voir sous ses remparts les étendards victorieux de Joanice, et ne dut son salut qu'à l'excès des maux qui désolaient les provinces de l'empire.

Le roi des Bulgares n'épargnait pas plus ses alliés que ses ennemis. Les villes tombées en son pouvoir ne présentaient qu'un amas de ruines ; il dépouillait les habitants, les traînait à sa suite comme des captifs, et leur faisait éprouver, avec toutes les calamités de la guerre, tous les excès d'une tyrannie jalouse et barbare. Les Grecs, qui avaient sollicité son secours, furent enfin réduits à implorer l'appui des Latins contre leurs féroces alliés. Les croisés acceptèrent avec joie l'alliance des Grecs, qu'ils n'auraient jamais dû repousser, et rentrèrent dans Andrinople. Didymotique et la plupart des villes de la Remanie secouèrent le joug insupportable des Bulgares et se soumirent aux Latins. Les Grecs, que Joanice avait poussés au désespoir, montrèrent quelque bravoure, et devinrent pour les croisés d'utiles auxiliaires ; mais que pouvait la valeur dans des villes désertes, dans des provinces ravagées, dans un empire détruit ? Les hordes de la Bulgarie, victorieuses ou vaincues, poursuivaient leurs ravages ; leur chef renouvelait chaque jour ses invasions, et ne laissait point de repos aux Francs. Abandonné par les Grecs de la Romanie, il invoqua les armes des Grecs de Nicée, et fit une alliance avec Lascaris, implacable ennemi des Latins.

Le pape avait en vain exhorté les peuples de France et d'Italie à s'armer pour secourir les vainqueurs de Byzance : il ne put réveiller leur enthousiasme pour une cause qui n'offrait plus à ses défenseurs que des malheurs certains et des dangers sans gloire.

Au milieu des périls qui se multipliaient chaque jour, les croisés ignoraient encore le sort de Baudouin (71) : tantôt on racontait qu'il avait brisé ses fers et qu'il avait été vu errant dans les forêts de la Servie1; tantôt qu'il était mort de douleur dans sa prison ; tantôt enfin qu'il avait été massacré, au milieu d'un festin, par le roi des Bulgares, que ses membres mutilés avaient été jetés sur des rochers sauvages, et que son crâne, enchâssé dans de l'or, servait de coupe à son barbare vainqueur (72). Plusieurs messagers envoyés par Henri de Hainaut parcoururent les villes de la Bulgarie pour connaître le sort de Baudouin, et revinrent à Constantinople sans avoir rien appris. Un an après la bataille d'Andrinople, le pape, sollicité par les croisés, avait conjuré Joanice de rendre aux Latins de Byzance le chef de leur nouvel empire. Le roi des Bulgares se contenta de répondre que Baudouin avait payé le tribut à la nature et que sa délivrance n'était plus au pouvoir des mortels. Cette réponse fit perdre toute espérance de revoir le monarque prisonnier, et les Latins ne doutèrent plus de la mort de leur empereur (73). Henri de Hainaut recueillit le déplorable héritage de son frère, et lui succéda à l'empire au milieu de la douleur publique. Pour comble de malheurs, les Latins eurent à pleurer la perte de Dandolo, qui venait de terminer à Constantinople sa glorieuse carrière et dont les derniers regards virent la rapide décadence d'un empire qu'il avait fondé. Dandolo fut magnifiquement enseveli dans Sainte-Sophie, et son mausolée subsista jusqu'au temps de Mahomet II. Le vainqueur de Byzance fit démolir le tombeau du doge lorsqu'il changea l'église de Sainte-Sophie en mosquée. Un peintre vénitien qui avait travaillé plusieurs années à la cour de Mahomet, retournant dans sa patrie, obtint de ce sultan la cuirasse, le casque, les éperons et la toge de Dandolo, dont il fit présent à la famille de ce grand homme.

La plupart des chefs de la croisade avaient péri dans les combats, ou s'étaient retirés en Occident. Boniface, dans une expédition contre les Bulgares du Rhodope, reçut une blessure mortelle, et sa tête fut portée en triomphe au farouche Joanice, qui avait déjà immolé un monarque à son ambition et à sa vengeance. La succession de Boniface fit naître de vives dissensions parmi les croisés, et le royaume de Thessalonique, qui avait jeté quelque éclat pendant sa courte durée, disparut dans le bruit et les orages d'une guerre civile et d'une guerre étrangère. Le frère et le successeur de Baudouin joignait les vertus civiles aux vertus militaires ; mais il ne pouvait relever une puissance de toutes parts ébranlée.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

67 — La chronique grecque de Morée donne des détails forts curieux sur l'établissement de la principauté de Morée ou d'Achaïe. On peut voir aussi, au Premier volume de la Correspondance d'Orient, ce que nous avons dit du gouvernement des Francs dans le Péloponnèse, dans l'Attique et autres provinces grecques.
68 — Les Comans étaient une horde de Tartares qui, dans le douzième et le treizième siècle, campait sur les frontières de la Moldavie ; ils furent convertis au christianisme par le roi de Hongrie en 1270. Vigenère, dans une note sur Villehardouin, en parle en ces termes : « Par les Cumains, il entend sans doute les Scythes ou Tartares, comme l'exprime Nicëtas Choniate, auteur grec, lequel estoit du temps de celui-ci, et a escrit fort exactement ceste histoire; et, quant à l'occasion de ce mot, (Pline, liv. VI, chap. II), Appelle Cumanie un chasteau qui est au-dessus des portes Caucasiennes ou Portes de fer, édifié par Alexandre le Grand, maintenant Desbent sur la mer Caspie, ainsi que le tesmoigne frère Hayton, Arménien, au 32 chapitre de son histoire, mais plus particulièrement Josapha Barbaro en la relation de son voyage. Délateur montre que ces Cumains sont les Tartares de Precops, anciennement la Chersonèse Taurique. » (Vigenère, p. 129.)
69 — Villehardouin, livre VII. On nous reprochera peut-être d'avoir cité trop souvent l'histoire du maréchal de Champagne, et d'avoir donné ainsi de la monotonie à notre récit. Nous répondrons que la relation et les paroles naïves d'un pareil historien, qui raconte ce qu'il a vu et ce qu'il a éprouvé, nous ont paru au-dessus de tout ce que le talent et l'art d'écrire pourraient mettre à la place : nous aimons à croire que, si notre récit a pu intéresser nos lecteurs, nous devons une grande partie de cet intérêt aux citations multipliées de Villehardouin et des autres historiens contemporains.
70 — « Ils partirent, dit Villehardouin, nonobstant toutes les remontrances qui leur furent faites à chaudes larmes, battant des mains. » (Liv. VIII.)
71 — La chronique de la Morée dit que Baudouin mourut à la bataille d'Andrinople. Nicétas, p. 98, dit que Baudouin fut fait prisonnier et conduit à Terenove, capitale de la Moesie ou Valachie, qu'on lui fit couper les pieds et les mains, et qu'on l'exposa ensuite dans une vallée pour devenir la Proie des loups (Nicétas, chap. X).
72 — Parmi les récits romanesques qui se répandirent sur Baudouin, on doit remarquer celui d'Albéric des Trois-Fontaines. « L'empereur latin était renfermé dans une étroite prison à Terenove. La femme de Joanice en devint éperdument amoureuse, et lui proposa de s'enfuir avec elle. Baudouin rejeta cette proposition, et la femme de Joanice, indignée de son dédain et de son refus, l'accusa auprès de son mari d'avoir brûlé pour elle d'un amour adultère. Le barbare Joanice fit massacrer, au milieu d'un festin, son malheureux prisonnier, dont le corps fut exposé, sur des rochers, aux vautours et aux bêtes sauvages. » Vigenère annote ainsi Villehardouin : « Les barbares, après avoir longuement détenu Baudouin, lui firent enfin couper bras et jambes et jeter le tronc en une vallée, où il demeura trois jours à combattre la mort, les bestes et oiseaux le mangeant tout en vie ; puis de son teste fit faire un gobelet où il buvoit. » (P. 158.)
73 — On ne pouvait croire à la mort de Baudouin. Un ermite s'était retiré dans la forêt de Glançon, du côté de Hainaut : le peuple du voisinage se persuada que cet ermite était le comte Baudouin ; le solitaire répondit d'abord avec franchise, et se refusa aux hommages qu'on voulait lui rendre; on insista ; enfin il fut tenté de jouer un rôle, et se donna pour Baudouin.
Il eut d'abord un grand nombre de partisans; mais le roi de France, Louis VIII, l'ayant invité à se rendre auprès de sa personne, il fut confondu par les questions qui lui furent faites ; il prit la fuite, et fut arrêté en Bourgogne par Erard de Chastenai, gentilhomme bourguignon, dont la famille existe encore de nos jours. Jeanne, comtesse de Flandre, fit pendre cet imposteur sur la place de Lille. (Voyez aussi Ducange, Histoire de Constantinople, liv. III et liv. IX, et les récits de Mathieu Paris, Hist. maj.t P- 271 et 272.)

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

11 — Que penser de cette tragique histoire de la Grèce ?

Je n'ai pas le courage de poursuivre cette histoire, et de montrer les Latins dans l'excès de leur abaissement et de leur misère. En commençant mon récit, je disais : Malheur aux vaincus ! En le terminant, je ne puis m'empêcher de dire : Malheur aux vainqueurs !

Un vieil empire qui s'écroule, un empire nouveau tout près de tomber en ruine, tels sont les tableaux que nous présente cette croisade. Jamais aucune époque n'offrit de plus grands exploits à l'admiration et de plus grands malheurs à déplorer. Au milieu de ces scènes glorieuses et tragiques, l'imagination est vivement émue et marche sans cesse de surprise en surprise. On s'étonne d'abord de voir une armée de trente mille hommes s'embarquer pour conquérir un pays qui pouvait compter plusieurs millions de défenseurs. Une tempête, une maladie épidémique, le manque de vivres, la division parmi les chefs, une bataille indécise, tout pouvait perdre l'armée des croisés et faire échouer leur entreprise. Par un bonheur inouï, rien de ce qu'ils avaient à craindre ne leur arrive. Ils triomphent de tous les dangers ; ils surmontent tous les obstacles ; sans avoir aucun parti parmi les Grecs, ils s'emparent de la capitale et des provinces ; et, lorsqu'on voit partout leurs étendards triomphants, c'est alors que la fortune les abandonne et que leur ruine commence. Grande leçon donnée aux peuples par la providence, qui se sert quelquefois des conquérants pour châtier les nations et les princes et se plaît à briser ensuite les instruments de sa justice ! Sans doute que cette providence, qui protège les empires, ne permet point que de grands états soient impunément renversés : pour effrayer ceux qui veulent tout soumettre à leurs armes, elle a voulu que la victoire ne portât que des fruits amers.

Les Grecs, nation dégénérée, n'honorèrent leurs malheurs par aucune vertu. Ils n'eurent ni assez de courage pour prévenir les revers de la guerre, ni assez de résignation pour les supporter. Quand ils furent réduits au désespoir, ils montrèrent quelque valeur ; mais cette valeur fut imprudente et aveugle : elle les précipita dans de nouvelles calamités, et leur donna des maîtres plus barbares que ceux dont ils voulaient secouer le joug. Ils n'avaient point de chef qui put les conduire (74), point de sentiment patriotique qui put les rallier : déplorable exemple d'une nation abandonnée à elle-même, qui a perdu ses moeurs et n'a de confiance ni dans ses lois ni dans son gouvernement !

Les Francs avaient sur leurs ennemis tous les avantages que les barbares du nord avaient eus sur les Romains du Bas-Empire. Dans cette lutte terrible, la simplicité des moeurs, l'énergie d'un peuple nouveau pour la civilisation, l'ardeur du pillage et l'orgueil de la victoire, durent l'emporter sur l'amour du luxe, sur les habitudes formées au milieu de la corruption, sur la vanité qui met du prix aux choses frivoles et ne conserve qu'un vain souvenir de la véritable grandeur.

Les événements que nous venons de raconter suffisent sans doute pour faire connaître les moeurs et l'esprit des Grecs et des Latins. Deux historiens qui nous ont servi de guides dans cette histoire, peuvent ajouter, par la nature de leur style et même le caractère de leurs ouvrages, à l'idée que nous avons du génie des deux peuples.

Le Grec Nicétas fait de longues lamentations sur l'infortune des vaincus : il déplore avec amertume la perte des monuments, des statues, des richesses qui entretenaient le luxe de ses compatriotes. Ses récits, remplis d'exagération et d'hyperboles, semés partout de passages tirés de l'écriture et des auteurs profanes, s'éloignent presque toujours de la noble simplicité de l'histoire, et ne montrent qu'une vaine affectation de savoir. Nicétas, dans l'excès de sa vanité, hésite à prononcer le nom des Francs, et croit les punir en gardant le silence sur leurs exploits ; lorsqu'il décrit les malheurs de l'empire, il ne sait que pleurer et gémir ; mais, en gémissant, il veut encore plaire, et paraît plus occupé de son livre que de sa patrie.
Le maréchal de Champagne ne se pique point d'érudition et paraît fier de son ignorance. Sa narration, dépouillée de tout esprit de recherche, mais vive et animée, rappelle partout le langage et la noble franchise d'un preux chevalier. Villehardouin excelle surtout à faire parler les héros, et se plaît à louer la bravoure de ses compagnons ; s'il ne nomme jamais les guerriers de la Grèce, c'est parce qu'il ne les connaît point et qu'il ne veut point les connaître. Le maréchal de Champagne ne s'attendrit point sur les maux de la guerre, et ne trouve de paroles que pour peindre des traits d'héroïsme : l'enthousiasme de la victoire, le spectacle des grandes choses, les nobles émotions ou les sentiments religieux peuvent seuls lui arracher des larmes. Quand les Latins ont éprouvé de grands revers, il ne sait point pleurer ; il se tait, et l'on voit qu'il a quitté son livre pour aller combattre.

Il est un autre historien contemporain dont le caractère peut aussi nous faire juger le siècle où il a vécu et les événements qu'il raconte. Gunther, moine de l'ordre de Cîteaux, qui écrivait sous la dictée de Martin-Litz, s'étend beaucoup sur la prédication de la croisade et sur les vertus de son abbé, qui se mit à la tête des croisés du diocèse de Bâle. Lorsque la république de Venise entraîne les pèlerins au siège de Zara, il se rappelle les ordres du pape, et garde le silence. Les prières et les infortunes du fils d'Isaac, la conquête de l'empire d'Orient, ne le touchent point. Toujours préoccupé de la terre sainte, il ne comprend point comment des chevaliers chrétiens peuvent avoir d'autre pensée et faire d'autre promesse que celle de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Mettant peu de prix à des victoires profanes, il ne s'arrête pas longtemps à décrire le siège de Constantinople ; et, lorsque la ville est prise, il ne voit plus dans la foule des conquérants d'un grand empire que l'abbé de son monastère, chargé des pieuses dépouilles de la Grèce.

En lisant les trois histoires contemporaines de l'expédition de Constantinople, on voit que la première appartient à un Grec élevé à la cour de Byzance, la seconde à un chevalier français, la troisième à un moine. Si les deux premiers historiens, par leur manière d'écrire et les sentiments qu'ils expriment, nous donnent une idée juste de la nation grecque et des héros de l'Occident, le dernier peut aussi nous expliquer les opinions et le caractère de la plupart de ces croisés qui parlaient sans cesse de quitter l'armée partie de Venise, qui s'effrayaient des menaces de la cour de Rome, et qui avaient été conduits en Orient par une ardente dévotion, bien plus que par l'amour des conquêtes.

Au reste, ces pèlerins, n'ayant pour mobile que la piété, n'étaient qu'en très-petit nombre dans l'armée chrétienne, et furent entraînés par l'esprit général qui animait les chevaliers et les barons. Les autres guerres saintes avaient été prêchées dans les conciles ; cette croisade fut proclamée dans les tournois, aussi la plupart des croisés se montrèrent-ils plus fidèles aux vertus et aux lois de la chevalerie qu'aux volontés du Saint-Siège. Ces guerriers si fiers et si braves étaient pleins de respect pour l'autorité et les jugements du pape ; mais, poussés par l'honneur, placés entre leurs premiers serments et leur parole donnée aux Vénitiens, ils jurèrent souvent de délivrer Jérusalem, et furent conduits, sans y songer, sous les murs de Constantinople ; armés pour venger la cause de Jésus-Christ, ils servirent l'ambition de Venise, à laquelle ils se croyaient liés par la reconnaissance, et renversèrent le trône de Constantinople pour payer cinquante mille marcs d'argent qu'ils devaient à la république.

L'esprit chevaleresque, un des caractères particuliers de cette guerre et du siècle où elle fut entreprise, entretenait dans le coeur des croisés l'ambition et l'amour de la gloire. Dans les premiers temps de la chevalerie, les chevaliers s'étaient déclarés les champions de la beauté et de l'innocence ; d'abord on leur demandait justice contre les injures et les brigandages ; Bientôt des princes et des princesses dépouillés par la violence vinrent leur demander des provinces et des royaumes. Les champions du malheur et de la beauté devinrent alors d'illustres libérateurs et de véritables conquérants (75).

En même temps qu'un jeune prince venait implorer le secours des croisés pour faire remonter son père sur le trône de Constantinople, une jeune princesse, fille d'Isaac, roi de Chypre, dépouillée par Richard Coeur-de-Lion, se rendait à Marseille pour solliciter l'appui des guerriers qui s'embarquaient pour la Palestine. Elle épousa un chevalier flamand, et le chargea de reconquérir le royaume de son père. Ce chevalier flamand, que l'histoire ne nomme point et qui appartenait à la famille du comte Baudouin, lorsqu'il arriva en Orient, s'adressa au roi de Jérusalem, et lui demanda le royaume de Chypre; il fut appuyé dans sa demande par le châtelain de Bruges et la plupart de ses compatriotes qui avaient pris la croix. Amaury, qui avait reçu du pape et de l'empereur d'Allemagne le titre de roi de Chypre, loin de céder à de pareilles prétentions, ordonna au chevalier flamand, à Jean de Nesles et à leurs compagnons, de quitter ses états. Les chevaliers, qui avaient embrassé la cause de la fille d'Isaac, ne songèrent plus à reprendre le royaume de Chypre, et, sans s'arrêter dans la terre sainte, qu'ils avaient juré de défendre, ils allèrent sur les bords de l'Euphrate et de l'Oronte chercher d'autres pays à conquérir.

Avant qu'il fût question d'attaquer Constantinople, nous avons vu une fille de Tancrède, dernier roi de Sicile, épouser un chevalier français et lui remettre le soin de venger sa famille, de faire valoir ses droits sur le royaume fondé par les chevaliers normands. Gauthier de Brienne, après son mariage, était parti pour l'Italie avec mille livres tournois et soixante chevaliers. Ayant reçu à Rome la bénédiction du pape, il avait déclaré la guerre aux Allemands, maîtres de la Pouilles et de la Sicile, s'était emparé des principales forteresses (76), et pouvait jouir en paix du fruit de ses victoires, lorsqu'il fut surpris dans sa tente et tomba, couvert de blessures, entre les mains de ses ennemis. On lui promit de briser ses fers s'il renonçait à la couronne de Sicile ; mais il préféra le titre de roi à la liberté, et se laissa mourir de faim plutôt que d'abandonner ses droits sur un royaume que lui avait donné la victoire.

Cet esprit de conquête, qui semblait général parmi les chevaliers, put favoriser l'expédition de Constantinople, mais il nuisit à la guerre sainte, en détournant les croisés de l'objet principal de la croisade. Les héros de cette guerre ne firent rien pour la délivrance de Jérusalem, dont ils parlaient sans cesse dans leurs lettres adressées au pape. La conquête de Byzance, bien loin d'être, comme le croyaient les chevaliers, le chemin de la terre de Jésus-Christ, ne fut qu'un nouvel obstacle à la conquête de la sainte cité ; leurs imprudents exploits mirent les colonies chrétiennes dans le plus grand péril, et n'aboutirent qu'à renverser de fond en comble, sans la remplacer, une puissance qui pouvait opposer une barrière aux Turcs.

Les Vénitiens profitèrent habilement de cette disposition des chevaliers français ; Venise parvint à étouffer la voix du souverain pontife, qui souvent donnait aux croisés des conseils dictés par l'esprit de l'évangile. La république eut la plus grande influence sur les événements de cette guerre, ainsi que sur l'esprit des barons et des chevaliers, qui se laissèrent entraîner tantôt par le sentiment de l'honneur, tantôt par le besoin d'acquérir de riches domaines, et montrèrent ainsi dans toute leur conduite un bizarre mélange de générosité et d'avarice.
L'envie de s'enrichir par la victoire n'eut surtout plus de bornes, lorsque les croisés eurent vu Constantinople : l'ambition remplaça dans leurs coeurs tous les sentiments généreux, et ne laissa plus rien à cet enthousiasme, premier mobile des croisades. Aucun prodige, aucune apparition miraculeuse, ne vinrent seconder la valeur des chevaliers, auxquels il suffisait de montrer les richesses de la Grèce. Dans les croisades précédentes, les évêques et les ecclésiastiques promettaient les indulgences de l'église et la vie éternelle aux combattants; mais, dans cette guerre, comme les croisés avaient encouru la disgrâce du chef des fidèles, ils ne pouvaient être soutenus dans les périls par l'espoir du martyre; et les chefs, qui connaissaient l'esprit des guerriers, se contentèrent de promettre une somme d'argent à celui des soldats qui monterait le premier sur les remparts de Constantinople. Lorsqu'on eut pillé la ville, les chevaliers et les barons s'écrièrent, dans l'ivresse de leur joie, qu'on n'avait jamais vu un si riche butin depuis la création du monde (77).

Nous avons remarqué que, dans la conquête des provinces, chaque chevalier voulut obtenir une principauté; chaque comte, chaque seigneur voulut avoir un royaume. Le clergé lui-même ne fut point exempt d'ambition, et se plaignit plusieurs fois au pape de n'avoir pas été favorisé dans le partage des dépouilles de l'empire grec.

Pour résumer en peu de mots notre opinion sur les événements et les suites de cette croisade, nous devons dire que l'esprit de chevalerie et l'esprit de conquête, enfantèrent d'abord des merveilles, mais qu'ils ne purent suffire à maintenir les croisés dans leurs possessions. Cet esprit conquérant, porté jusqu'aux plus aveugles excès, ne leur permit pas de penser qu'au milieu des plus grands triomphes, il est un terme où la victoire et la force elles-mêmes sont impuissantes, si la prudence et la sagesse ne viennent au secours de la valeur.

Les Francs, leurs ancêtres, qui étaient partis du Nord pour envahir les plus riches provinces de l'empire romain, avaient été mieux secondés par la fortune et surtout par leur propre génie. Respectant les usages des pays soumis à leurs armes, ils ne virent dans les vaincus que des concitoyens et des soutiens de leur propre puissance ; ils ne formèrent point une nation étrangère au milieu des nations qu'ils avaient désolées par leurs victoires. Les croisés, au contraire, lorsqu'ils furent maîtres de Constantinople, montrèrent un profond mépris pour les Grecs, dont ils auraient dû rechercher l'alliance et l'appui ; ils voulurent réformer les moeurs et les opinions, entreprise plus difficile que la conquête d'un empire, et ne trouvèrent que des ennemis dans un pays qui pouvait leur donner d'utiles auxiliaires.

Nous devons ajouter que la politique du Saint-Siège, qui d'abord entreprit de détourner les guerriers latins de l'expédition de Constantinople, devint par la suite un des plus grands obstacles à la conservation de leur conquête. Les comtes et les barons, qui se reprochaient d'avoir manqué d'obéissance au souverain pontife, suivirent enfin avec scrupule les instructions du père des fidèles, qui demandait à leurs armes la soumission de l'église grecque et ne leur pardonnait qu'à ce prix une guerre faite contre sa volonté. Pour obtenir leur pardon et l'approbation du Saint-Siège, ils employèrent la violence contre le schisme et l'hérésie, et perdirent leur conquête à force de vouloir la justifier aux yeux du souverain pontife. Le pape lui-même n'obtint point ce qu'il désirait ardemment. La réunion de l'église grecque à l'église romaine ne pouvait s'opérer au milieu des menaces de la victoire et des malheurs de la guerre; les armes des vainqueurs n'eurent pas plus de pouvoir que les anathèmes de l'église pour ramener les Grecs au culte des Latins. La violence ne fit qu'irriter les esprits, et consomma la rupture au lieu de la faire cesser. Le souvenir des persécutions et des outrages, un mépris réciproque, une haine implacable, vinrent se placer entre les deux croyances et les séparèrent pour jamais.

L'histoire ne peut affirmer que cette croisade ait fait faire de grands progrès à la civilisation de l'Europe. Les Grecs avaient conservé la jurisprudence de Justinien ; l'empire avait de sages règlements sur la levée des impôts et sur l'administration des deniers publics; mais les Latins dédaignèrent ces monuments de la sagesse humaine et de l'expérience de plusieurs siècles ; ils n'envièrent aux vaincus que leur territoire et leurs trésors. La plupart des chevaliers s'applaudissaient de leur ignorance, et parmi les richesses de Constantinople ils ne recherchèrent point les ingénieuses productions de la Grèce. Au milieu des incendies qui embrasaient les maisons et les palais de la capitale, ils virent avec indifférence les bibliothèques livrées aux flammes. Il faut avouer cependant que, dans ces grands désastres, les muses n'eurent à pleurer la perte d'aucun des chefs-d'oeuvre qu'elles avaient inspirés. Si les vainqueurs ne surent point apprécier les trésors du génie, ce riche dépôt ne devait pas être perdu pour leurs descendants. Presque tous les livres de l'antiquité qui étaient connus au temps d'Eustathe, et dont ce savant philologue avait fait la nomenclature quelques années avant la cinquième croisade, enrichirent la France et l'Italie à la renaissance des lettres.

Nous devons ajouter que la nécessité, pour les vaincus et les vainqueurs, de communiquer entre eux, dut contribuer à répandre la langue latine parmi les Grecs, et la langue grecque parmi les Latins (78). Les peuples de la Grèce furent obligés d'apprendre l'idiome du clergé de Rome, pour faire entendre leurs réclamations et leurs plaintes ; les ecclésiastiques chargés par le pape de convertir les Grecs ne purent se dispenser d'étudier la langue de Platon et de Démosthène, pour enseigner aux disciples de Photius les vérités de la religion catholique et romaine.

Nous avons parlé de la destruction des chefs-d'oeuvre de la sculpture : nous devons dire néanmoins que plusieurs de ces chefs-d'oeuvre échappèrent à la barbarie des vainqueurs. Les Vénitiens, plus éclairés que les autres croisés et nés dans une ville construite et embellie par les arts, firent transporter en Italie quelques-uns des monuments de Byzance. Quatre chevaux de bronze (79) qui, au milieu des révolutions des empires, avaient passé de la Grèce à Rome et de Rome à Constantinople, vinrent décorer la place de Saint-Marc : plusieurs siècles après cette croisade, ils devaient être enlevés à Venise, envahie à son tour par des armées victorieuses, et retourner de nouveau sur les bords de l'Adriatique, comme les éternels trophées de la guerre et les fidèles compagnons de la victoire. Les croisés profitèrent encore de quelques inventions utiles, et les transmirent à leurs compatriotes. Les champs et les jardins de l'Italie et de la France s'enrichirent de quelques plantes inconnues dans l'Occident. Boniface envoya dans son marquisat la semence du maïs qu'on n'y connaissait point : un procès-verbal parvenu jusqu'à nous atteste la reconnaissance du peuple de Montferrat (80). Les magistrats reçurent avec solennité les dons innocents de la victoire, et firent bénir sur les autels une production de la Grèce qui devait faire un jour la richesse des campagnes de l'Italie.

La Flandre, la Champagne, et la plupart des provinces de France qui avaient envoyé leurs plus braves guerriers à la croisade, prodiguèrent sans fruit leur population et leurs trésors dans la conquête de Byzance. On peut dire que nos intrépides aïeux ne gagnèrent à cette guerre merveilleuse que la gloire d'avoir donné, pour un moment, des maîtres à Constantinople et des seigneurs à la Grèce. Cependant ces conquêtes lointaines et cet empire nouveau, qui retenaient loin de la France des princes ambitieux et turbulents, durent être favorables à la monarchie française. Philippe-Auguste eut à s'applaudir de l'absence des grands vassaux de la couronne, et dut apprendre avec joie que le comte de Flandre, voisin incommode et vassal peu soumis, possédait un empire en Orient. Notre monarchie trouva donc quelque avantage à cette croisade, mais elle en profita beaucoup moins que la république de Venise.

Cette république, qui ne comptait pas deux cent mille citoyens et ne pouvait faire respecter son autorité sur le continent, se servit d'abord des armes des croisés pour soumettre des villes qu'elle ne serait point parvenue, sans leur secours, à faire rentrer sous sa domination. Dans la conquête de Constantinople, elle étendit son crédit et son commerce en Orient, et vit sous ses lois les plus riches possessions des empereurs grecs. Elle augmenta la réputation de sa marine, et s'éleva au-dessus de tous les peuples maritimes de l'Europe. Les croisés vénitiens, sous les étendards de la croix, ne cessaient jamais de combattre pour les intérêts et la gloire de leur patrie, tandis que les chevaliers français ne combattaient guère que pour leur gloire personnelle et leur propre ambition. La république de Venise, accoutumée à calculer les avantages et les dépenses de la guerre, se hâta de renoncer à toutes les conquêtes dont la conservation pouvait lui devenir onéreuse, et ne garda de ses nouvelles possessions en Orient que celles qu'elle jugea nécessaires à la prospérité de son commerce, à l'entretien de sa marine. Trois ans après la prise de Constantinople, le sénat de Venise publia un édit par lequel il permettait à tous les citoyens de conquérir les îles de l'Archipel et leur cédait la propriété des pays conquis. On vit bientôt des princes de Naxos, des ducs de Paros, des sires de Mycone, comme on avait vu des ducs d'Athènes, des sires de Thèbes, des princes d'Achaïe; mais les ducs et les princes de l'Archipel n'étaient que des vassaux de la république. Ainsi Venise, plus heureuse que la France, faisait servir à ses intérêts la valeur et l'ambition de ses citoyens et de ses guerriers.
Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

74 — II ne faut pas se laisser séduire par les éloges exagérés que donnent les historiens de Byzance à quelques généraux grecs : le correctif est dans les actions qu'ils racontent : elles sont tellement au-dessous des éloges, que les éloges ne sont plus que ridicules. Théodore Lascaris est le seul qui pourrait un peu ressortir dans le tableau.
75 — Les romans de chevalerie peignent mieux les moeurs de cette chevalerie qui conquérait des royaumes et vengeait les injures des princesses dépouilles, que de cette chevalerie des grands chemins encore informe et qui offre Peu de couleurs poétiques. C'est ainsi que les romans de la Table-Ronde, de Lancelot du Lac, de la conquête de Trébizonde, parlent sans cesse d'usurpateurs renversés, de chevaliers qui font estât ou royaume, et qui épousent à la fin les filles des rois dont ils ont vengé la cause. Le spirituel Cervantès ne fait pas tenir d'autre langage à Don Quichotte, et on sait qu'il avait bien étudié les romans de chevalerie.
76 — Les aventures et les guerres de Gauthier de Brienne sont racontées par Conrad, abbé d'Usperg, par Robert le moine, par Albéric, et, comme nous l'avons déjà dit précédemment, par l'auteur des actes d'Innocent (Gest. d'Innocent, Muratori, t. III).
77 — Villehardouin a décrit ce butin avec enthousiasme. Vigenère, son traducteur ajoute : « Mais peu de chose pour Constantinople. »
78 — Nous croyons devoir citer ici un passage curieux d'un mémoire de M. Jourdain, intitulé : Recherches sur les anciennes versions latines d'Aristote, employées par les scolastiques du treizième siècle.
Deux circonstances contribuèrent singulièrement à répandre en Occident, au treizième siècle, la connaissance de la langue grecque. Baudouin, placé sur le trône de Constantinople, écrivit au pape Innocent III, pour le prier de lui envoyer des hommes distingués par leur piété et par leurs lumières, choisis dans les ordres religieux et l'Université de Paris afin d'instruire son nouveau peuple dans la religion catholique et les lettres latines. Le pape écrivit à divers ordres monastiques et à l'Université de Paris. Vers le même temps, Philippe-Auguste fonda, à Paris, près de la montagne Sainte-Geneviève, un collège constantinopolitain, destiné à recevoir les jeunes Grecs des familles les plus distinguées de Constantinople. L'intention de ce prince était d'éteindre dans le coeur de ces gens la haine qu'on leur avait inspirée contre les Latins, en leur faisant éprouver toutes sortes de bons traitements, et peut-être aussi de s'assurer d'otages contre la légèreté et la mauvaise foi des Grecs. On peut croire que cette circonstance contribua puissamment à répandre la connaissance du grec, non seulement en France, mais dans tout l'Occident; car Paris était alors l'école la plus célèbre, et presque tous les hommes auxquels on attribue des traductions latines faites du grec avaient étudié dans cette ville : il faut aussi attribuer à la même cause les versions latines d'Aristote faites du grec et publiées avant saint Thomas. Cependant, si les Arabes n'eussent point répandu précédemment en Occident le goût de la philosophie péripatéticienne, il est douteux qu'on eût songé à tirer parti des relations établies entre l'Occident et Constantinople par l'inauguration de Baudouin, pour la puiser dans les sources les plus pures. »
79 — Depuis leur retour à Venise, l'histoire de ces chevaux célèbres a donné lieu à trois dissertations. Dans l'une, « Narrazione storica dei quatro cavalli di bronzo, » etc., M. le comte Cicognara, président de l'Académie royale des beaux-arts de Venise, prétend que ce monument fut fondu à Rome sous le règne de Néron, en mémoire de la victoire sur Tiridate. M. Schlege. (Lettera ai signori compilatori della biblioteca italiana) rejette l'opinion de M le comte Cicognara, et pense que les quatre chevaux de bronze ont pour auteur un statuaire grec de l'âge d'Alexandre (Dei quatro cavalli della basilica di S. Marco). M. André Mystoxidi, jeune Grec très savant, fait venir ce superbe quadrige de Chio, ville féconde en sculpteurs habiles, et croit qu'ils ont pu être transportés à Rome au temps de Verrès, à Constantinople sous Théodose le Grand.
80 — On trouve, dans le tome I d'un ouvrage italien intitulé : Storia d'Incisa e del già célèbre suo Marchesato, publié à Asti, 1810, un monument précieux: c'est une charte qui constate l'envoi de la semence de maïs à une ville du Montferrat. On nous a fait observer que le maïs était indigène en Amérique et qu'il ne venait point d'Orient. Nous ne nions point que cette plante ne soit indigène dans le Nouveau Monde ; mais elle l'était aussi dans plusieurs provinces de l'empire grec. Mirkhond, historien persan qui écrivait quelques années avant la découverte de l'Amérique, fait mention du maïs comme étant cultivé dans les environs de la mer Caspienne. Voyez la Bibliothèque orientale de d'Herbelot, au mot Rous. Ce qu'il y a de certain, c'est que le maïs a été d'abord cultivé dans le Piémont et la Lombardie, ainsi que dans toutes les provinces voisines du Rhône, où il est encore appelé blé de Turquie.

Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

12. — Les premiers ducs d'Athènes et leur famille

Il arrive dans les recherches d'érudition que la découverte d'un document vient non pas peut-être bouleverser nos connaissances, mais du moins rectifier des faits qui paraissaient depuis longtemps solidement établis et apporter des renseignements complémentaires. C'est un cas de ce genre qui m'amène aujourd'hui à reprendre un sujet où l'on n'avait rien apporté de bien nouveau depuis les recherches fondamentales de Cari Hopf (1). Il s'agit de la personne des deux premiers seigneurs (2) d'Athènes, Othon et Guy de la Roche, et accessoirement de divers membres de leur famille, qui se rattachent par quelque point à leur personnalité ou à leur action en Grèce.

Le document récemment découvert, et dont on trouvera plus loin la transcription et la reproduction, ne concerne pas directement le premier seigneur d'Athènes, Othon de la Roche. Sur celui-ci, le texte primordial est d'Aubry de Trois-Fontaines, qui, à la date de 1205, signale en une seule phrase à la fois l'avènement d'Othon, son origine et l'impression faite par l'événement : « Otto de Rupe, cuiusdam nobilis Pontii de Rupe in Burgundia, quodam miraculo fit dux Atheniensium atque Thebanorum. (3) »

Villehardouin, qui ne mentionne ni la prise de croix d'Othon ni son accession à la seigneurie d'Athènes, le nomme trois fois : à l'arrivée des croisés devant Constantinople, en 1203, parmi « les genz de Borgoigne », qui formaient le sixième corps de bataille (4) » ; dans l'été de 1204, lors du conflit entre l'empereur Baudouin et Boniface de Montferrat, parmi les quatre chevaliers, « qui plus halz estoient del conseil del marchis » et comme tels accompagnèrent celui-ci dans son entrevue avec Geoffroy de Villehardouin et Manessier de l'Isle (5) ; et à l'automne de 1206, comme messager de Boniface dans les pourparlers de mariage entre la fille du marquis et l'empereur Henri (6).

Othon figure aussi, par deux fois, dans le récit de Henri de Valenciennes : vers mai 1209 au parlement de Ravenique, où il avait été convoqué par l'empereur Henri comme baron du royaume de Salonique et où il arriva le second jour, avec Geoffroy de Villehardouin, le neveu de l'historien de la croisade, et Gautier « d'Estombe », « bien a .LX., chevaliers molt bien armés et molt bien montés, comme chil qui grant piece avoient sis devant Chorinthe (7) » ; et peu après, quand l'empereur, maître de Thèbes, se rendit à Athènes en pèlerinage à l'église Notre-Dame (c'est-à-dire au Parthénon) ; « et Othes de la Roche, qui sires en estoit, car il marchis li avoit donnée, l'i honnera de tout son pooir (8) »

Tels sont les textes narratifs qui concernent Othon de la Roche. Des lettres de papes, une convention des barons du royaume de Salonique et divers actes d'Othon lui-même complètent la documentation sur le premier seigneur d'Athènes. Une dizaine de lettres d'Innocent III, datées de 1208 à 1213, sont, en effet adressées à Othon, « nobili viro Ottoni de Roca, domino Athenarum » ; elles se rapportent presque toutes à la détention de biens ecclésiastiques ou à d'autres extorsions dont se plaignaient des prélats francs de Grèce (9). C'est pour satisfaire à ces réclamations que fut conclue le 2 mai 1210, à Ravenique, une convention collective des barons du royaume de Salonique, parmi lesquels « Otto de Roccha, dominus Athenarum » ; convention par laquelle ils renonçaient à toute prétention sur les biens, revenus et droits de l'église (10).

Quatre ans plus tard, sans doute pour s'attirer la bienveillance de l'église romaine, Othon fit donation du château de Livadia et de ses dépendances au Saint-Siège, qui le lui rendit en fief moyennant un cens annuel. Ces deux décisions sont notifiées dans un acte du légat Pélage daté du 21 juin 1214 et dans un autre du pape Innocent III, en date du 12 janvier 1215 ; actes qui ont été transcrits dans un vidimus de Conrad, archevêque d'Athènes (11).

Deux chartes originales d'Othon de la Roche « Otho de Rocha, dominas Athenarum », nous ont été conservées. Par l'une, datée de 1217 et qui a gardé son sceau, il donne à l'abbaye de Bellevaux les poissons des pêcheries sises dans les châtellenies de la Roche et de Ray et dans la terre de son frère Humbert, pendant les quinze jours précédant l'office célébré pour l'âme de son père, de sa mère et de ses ancêtres (12). Dans l'autre, daté d'Athènes en 1221, il fait don à la même abbaye des poissons des eaux sises dans la châtellenie de la Roche, durant les deux semaines qui précéderont son propre anniversaire (13).

Les derniers documents relatifs à Othon de la Roche consistent en une série de lettres du pape Honorius III allant de 1217 à 1225 (14) : lettres d'abord bienveillantes ; mais bientôt sur les doléances de certains prélats qui se plaignaient que les clauses de la convention de Ravenique ne fussent pas observées, le cardinal-légat ayant excommunié Othon, le pape confirma cette sentence le 21 janvier 1219. Dès lors, ce fut un long conflit entre le pontife et le seigneur d'Athènes, conflit qui ne s'apaisa qu'en septembre 1223, où une nouvelle convention fut établie. Puis, le danger étant devenu pressant pour le duché d'Athènes, par suite de l'avance de Théodore Ange-Comnène en Macédoine et en Thessalie, Honorius III prodigua à Othon son réconfort, qu'il renouvela trois mois plus tard, le 12 février 1225 (15).

Cette lettre est le dernier document concernant Othon de la Roche. On admet généralement que peu après il abandonna Athènes pour revenir dans la comté de Bourgogne : « Othon de la Roche, écrit Buchon, quitta sa seigneurie d'Athènes pour retourner en France après l'année 1224, et non en 1220, comme le dit Du Cange (16) » De même Carl Hopf : « Dansl'année 1225, il retourna en France, où il continua à doter richement l'abbaye de Bellevaux (17) » Après lui, tous les érudits ont répété qu'Othon était revenu dans son pays. C'est possible ; mais rien en fait ne l'indique. Nous savons seulement qu'il était déjà mort en 1234, car dans une charte datée de cette année, son fils Othon, seigneur de Ray, se dit filius quondan domini Ottonis, ducis Athenarum (18).

Sa femme s'appelait Elisabeth (ou Isabelle). On l'a dite fille de Guy, seigneur de Ray ; elle lui aurait ainsi apporté la seigneurie de Ray, sise dans le comté de Bourgogne. Or en décembre 1236, Clarembaud V de Chappes, - celui que Villehardouin nomme parmi les chevaliers champenois ayant pris part à la croisade de Constantinople, - fit donation aux Trinitaires de la Gloire-Dieu (19) de sa terre de Landelaine et de divers droits sur sa terre de Gyé (20) pour le repos de son âme, de ses père et mère, de son épouse, et spécialement d'Elisabeth sa soeur, jadis duchesse d'Athènes (21). Cette mention paraît indiquer qu'Elisabeth venait de mourir. Elle est nommée dans plusieurs actes de Clarembaud IV, son père, dès avant 1189, en 1194 et en 1198 (22). Comme on le verra plus loin, l'origine champenoise d'Elisabeth, dame d'Athènes, semble confirmée par le document découvert qui fait le principal objet de cet article.

Où se trouvait la seigneurie de la Roche ? Du Cange, dont les notes à Villehardouin sont généralement précieuses pour les renseignements qu'elles contiennent, demeure incertain à ce sujet. « Sur le fondement de ce passage [d'Aubry de Trois-Fontaines], écrit-il, Jules Chifflet et après lui Guichenon en son Histoire de Bresse se sont persuadé qu'il [Othon] estoit issu des anciens seigneurs de la Roche en Montagne, au comté de Bourgogne. Mais il y a plus de probabilité qu'il estoit sorti des seigneurs de la Roche au duché de Bourgogne (23) » Aucune des deux hypothèses ne s'est trouvée confirmée ; c'est à une troisième qu'on s'est arrêté : la Roche-sur-l'Ognon, un simple hameau dépendant de la commune de Rigney au département du Doubs (24). L'identification proposée dès 1740 par Dunod de Charnage, reprise en 1757 par J.-B. Guillaume, paraît justifiée par la proximité de terres comme Flagey, Chambornay, Aulx, Venise, Thurey, où les La Roche avaient des possessions, et aussi de l'abbaye de Bellevaux, dont ils furent parmi les principaux bienfaiteurs.

Avant de quitter Othon de la Roche, signalons deux fondations importantes qu'on peut lui attribuer dans le duché d'Athènes : la construction d'une tour sur les Propylées, qui, par sa structure, semble bien dater de son temps et qui ne fut détruite qu'en 1875 par les soins de Schliemann (fig. 1) (25) ; et l'établissement des Cisterciens de Bellevaux (26) au monastère de Daphni, sur la Voie sacrée, à mi-chemin d'Eleusis, auquel ils ajoutèrent un cloître assez rudimentaire et un porche de style gothique bourguignon (fig. 2), qui subsistent encore (27). C'est en ce monastère, dans la paix du Défilé mystique, que les successeurs d'Othon firent élection de sépulture.

* * *

A Othon succéda Guy de la Roche, nous ignorons à quelle date. Aubry de Trois-Fontaines le nomme à l'année 1236, en indiquant qu'il était le fils d'Othon et que deux archevêchés se trouvaient dans ses possessions (28). Quatre cents ans plus tard, Du Cange écrivait « : Je n'ay pas de preuves que ce duc ait esté fils d'Othon de la Roche, premier seigneur d'Athènes, quoy que la probabilité y soit entière par la circonstance des temps (29) Au contraire, deux érudits du XVIIIe siècle ont fait de Guy le neveu d'Othon. En 1740, Dunod de Charnage écrit que ce dernier « appela Gui son neveu, fils de Ponce de la Roche son frère, à qui il remit ses duchés en place de la part qu'il avait aux biens de Bourgogne (30) » En 1757, J.-B. Guillaume, abbé de Gevigney, y joignit un détail qui est rien moins que prouvé : après avoir déclaré que Guy était le fils de Ponce, seigneur de Flagey (frère d'Othon) et de Poncette, sa femme, il ajoute : « Guy de la Roche, chevalier, suivit Otton de la Roche, son oncle, au voyage d'Outremer, et lui succéda dans le duché d'Athènes et la seigneurie de Thèbes (31) » Depuis lors, sur la foi de Guillaume, tous les historiens de la Grèce franque, Buchon, Hopf, Gregorovins, Miller, moi-même, d'autres érudits encore ont répété que Guy de la Roche était le neveu d'Othon.

Or le document auquel j'ai fait allusion au début de cet article, vient contredire formellement les affirmations de Dunod de Charnage et de J.-B. Guillaume, et nous donner à tous un démenti. J'en dois la connaissance à M. Manoussacas, directeur de l'Institut hellénique de Venise. Comme je lui rendais visite en mai 1971, il eut l'aimable attention de m'en montrer une photocopie ; et tout de suite son importance me sauta aux yeux. Cette photocopie lui avait été communiquée par M. Slot, archiviste aux Archives royales de La Haye, où se trouve ce document (32). Très généreusement, celui-ci m'a autorisé à publier le texte de ce document inédit et m'en a donné une photographie ainsi qu'un moulage des sceaux ; je tiens à l'en remercier vivement ici.

C'est une charte originale sur parchemin, - munie encore de deux des trois sceaux qui l'authentifiaient (fig. 3), - par laquelle Othon de la Roche, seigneur de Ray, notifie que, avec le consentement de sa femme Marguerite et de sa fille Guillermette, il a vendu à Guy de la Roche, seigneur d'Athènes, son frère, les châteaux d'Argos et de Nauplie avec leurs dépendances et qu'il a reçu de Guy pour cette terre quinze mille perpres (33) de bon or, ainsi que tous les droits que celui-ci avait ou pouvait avoir en Bourgogne et en Champagne, venant d'Othon de la Roche, son père, et d'Isabelle, sa mère ; qu'il s'est dévêtu des droits qu'il avait dans la terre d'Argos et de Nauplie en la main de Guy, son frère, et d'Agnès, dame d'Athènes, femme de celui-ci, et les en a revêtus ; et qu'il s'engage, sous peine de deux mille marcs d'argent, à tenir fermes et stables ces choses et de les faire approuver par son fils Jean et sa fille Isabelle ; il a scellé de son sceau cet acte et à sa prière Gérard, évêque d'Argos, et Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe, ont scellé l'acte de leurs sceaux ; ce fut fait au château de Nauplie, le 19 avril 1251.

Les sceaux qui pendent à l'acte sur double queue de parchemin sont ceux de Guillaume de Villehardouin à gauche et d'Othon de la Roche à droite ; celui de Gérard, évêque d'Argos, qui devait pendre au milieu, manque.

Cet acte, par ses détails et par les nombreux noms qu'il renferme, est précieux pour tous les renseignements nouveaux qu'il apporte. Le principal a trait à la personnalité de Guy de la Roche, seigneur d'Athènes : il est dit expressément frère d'Othon seigneur de Ray, lequel se dit fils d'Othon de la Roche et d'Isabelle ; Guy était donc, d'une façon indubitable, le fils, et non le neveu, d'Othon, le premier seigneur d'Athènes.

En second lieu, ce document nous apprend qu'Othon, seigneur de Ray, tint la seigneurie d'Argos et de Nauplie jusqu'en 1251, c'est-à-dire durant vingt ou vingt-cinq années. Othon Ier de la Roche et Geoffroy Ier de Villehardouin avaient fait conjointement la conquête de Corinthe, d'Argos et de Nauplie dans les années 1209-1211 environ ; ils s'étaient partagé ces territoires : Geoffroy avait eu Corinthe, l'Acrocorinthe étant la clef du Péloponnèse, et Othon avait reçu les puissants châteaux d'Argos et de Nauplie. La charte de 1251 nous montre donc que les possessions d'Othon Ier en Grèce avaient été partagées entre ses deux fils : Guy avait reçu la seigneurie d'Athènes comprenant Thèbes et Livadia, et Othon II la seigneurie d'Argos et de Nauplie. L'acte de vente de 1251 renforçait considérablement la situation de Guy de la Roche en Grèce, en lui donnant une position importante dans le Péloponnèse, au flanc de la châtellenie de Corinthe qui appartenait au prince d'Achaïe. Othon II, lui, renonçait à ses terres de Grèce pour compléter ses possessions de France en acquérant les droits que Guy de la Roche pouvait y avoir. On remarquera à ce propos que la Champagne est mentionnée à côté de la Bourgogne, ce qui semble indiquer qu'Isabelle, leur mère, qui est nommée dans l'acte, était d'origine champenoise et confirmer ce que nous avons dit plus haut qu'elle était soeur de Clarembaud V de Chappes.

Othon II de la Roche avait hérité de son père, outre les châteaux d'Argos et de Nauplie, la seigneurie de Ray dans la comté de Bourgogne. Quelles furent les terres qui échurent à Guy en Occident ? On aurait pu se demander si ce ne fut pas la seigneurie même de la Roche, car nous possédons de nombreux actes d'un Guy de la Roche, seigneur de la Roche, conservés en original dans les Archives de la Haute-Saône ou transcrits dans le cartulaire de Bellevaux, et datés de 1210 à 1233. Mais en fait, ce n'est pas le même personnage : en 1242, ce seigneur de la Roche était déjà mort, comme l'implique un acte notifié à cette date et concernant ses fils Jean, seigneur de la Roche, et Othon, ainsi que leur mère Elisabeth, déjà remariée à Etienne de « Mombis (34) » Ainsi, Guy, seigneur de la Roche, et Guy, seigneur d'Athènes, sont deux personnages différents. Il est possible que Dunod de Charnage et J.-B. Guillaume aient pris l'un pour l'autre et que, puisque Guy, seigneur d'Athènes, était fils d'Othon Ier et non de son frère Ponce, Guy, seigneur de la Roche, ait été fils de Ponce de la Roche.

Des diverses personnes nommées dans l'acte du 19 avril 1251, les unes nous sont déjà connues et les autres sont nouvelles pour nous. La femme d'Othon II, Marguerite, est nommée par J.-B. Guillaume et aussi son fils Jean, qui lui succéda comme seigneur de Ray (35). Mais nous n'avions jusqu'ici aucune mention de ses filles Guillermette et Isabelle. De même, ce document nous apprend le nom de la femme de Guy de la Roche, seigneur d'Athènes, Agnès, et celui de l'évêque d'Argos en 1251, Gérard, qui ne figure ni dans l'Oriens Christianus de Le Quien, ni dans Eubel.

Un autre intérêt encore de ce document original réside dans les sceaux, tous les deux inconnus jusqu'ici. Le sceau d'Othon II de la Roche, seigneur de Ray, est semblable à celui de son père, Othon Ier de la Roche, seigneur d'Athènes, qui est appendu à l'acte original des Archives de la Haute-Saône daté de 1217 : l'écu est, comme dans celui-ci, « équipollé à quatre points d'échiquier papelonnés (36) » Cette similitude pourrait indiquer qu'Othon II était l'aîné des fils d'Othon Ier. La légende est : [S. OTH]ONIS DE ROCHA DOMINI DE R... Le contre-sceau porte les mêmes armes avec la légende : SECRETVM OTHONIS (fig. 4).

Enfin, grâce à ce document, nous possédons le sceau de Guillaume de Villehardouin, le célèbre prince d'Achaïe ou « de la Morée », comme l'appellent le plus souvent les textes français ; il manque sur le seul acte original que nous ayons de Guillaume. C'est un beau sceau équestre, où le prince est représenté levant son épée du bras droit et tenant du gauche son écu à ses armes : une croix ancrée (ou recercelée) ; sa cotte semble aussi ornée de ses armes. De la légende, en partie effacée, on peut lire : ... MI DE VILLAHARD ... PRINCIPIS ... Le contresceau porte exactement les mêmes armes que le sceau du grand-père de Guillaume, Jean de Villehardouin, sceau qui figure sur un acte des Archives de l'Aube : une croix ancrée (ou recercelée). De la légende on peut lire : + S. W. DE. VILLEHARDVI. PRICIPIS. ACHAYE (fig. 5).

On voit le multiple intérêt du document signalé par M. Slot. Nous ne possédons rien d'autre sur la présence en Grèce d'Othon II de la Roche. Il n'y est pas fait allusion dans les autres actes que l'on a de lui : datés de 1234 à 1247, ils concernent soit des donations à des abbayes de Bourgogne, soit des règlements avec son parent Ponce de Cicon. Othon ne semble pas avoir survécu longtemps à son retour dans son pays d'origine.

Quant à Guy de la Roche, seigneur d'Athènes, ce que nous savons de lui avant l'acte du 19 avril 1251, par lequel il acquit la seigneurie d'Argos et de Nauplie, se réduit à assez peu de choses : la mention d'Aubry de Trois-Fontaines à l'année 1236 ; un acte du 24 décembre 1240, par lequel Guy accordait aux marchands génois des privilèges particuliers : moyennant le paiement habituel des droits sur la soie, qui était la grande industrie de Thèbes, il leur assurait la sécurité, l'immunité et la juridiction consulaire, ainsi qu'une maison commune et une place à Thèbes et à Athènes (37) ; enfin la mention faite par la Chronique de Morée de la part prise par le seigneur d'Athènes, vers 1246-1248, au siège de Monemvasie, entrepris par Guillaume de Villehardouin, prince de Morée, et qui se termina par la reddition de cette importante place grecque (38).

Le principal de ce que nous savons du règne de Guy se place après l'acquisition de la seigneurie d'Argos et de Nauplie et en fut peut-être le résultat : la guerre ouverte qui l'opposa au prince Guillaume en 1257-1258. Nous la connaissons à la fois par la Chronique de Morée (39) et par l'Istoria del regno di Romania de Marino Sanudo Torsello (40). Ce fut d'abord un conflit entre le prince et les Vénitiens au sujet de la succession d'une des baronnies d'Eubée, conflit qui tourna rapidement en une « vive guerre » (1255-1257). Pour cette guerre, les Vénitiens s'assurèrent d'abord le concours de Guillaume de la Roche, baron de Véligosti en Morée, puis celui du seigneur d'Athènes. C'est ainsi que Sanudo expose les origines de la guerre entre Guy et Guillaume. La Chronique de Morée, qui ne parle pas du conflit d'Eubée, donne comme cause des hostilités le refus de Guy de faire hommage au prince Guillaume, comme celui-ci l'en requérait. Autant qu'on puisse se fonder sur ce texte, en partie légendaire, il semble que l'hommage requis était celui de la seigneurie d'Argos et de Nauplie. Parmi les raisons alléguées pour le refus se trouve en effet celle-ci : « Voirs est que il [le prince Guillaume] lui acquitta la cité d'Argues et le noble chastel de Naples [Nauplie], mais il [le seigneur d'Athènes] lui avoit aussi aidié a conquester le roial chastel de Corinte et cellui de Malevesie [Monemvasie] (41) »

La guerre entre le prince et Guy dura plus d'une année. Elle commença par des courses des troupes du prince dans le duché, tandis que les gens de Guy couraient la région de Corinthe ; dans une de ces courses le prince faillit être pris par le seigneur d'Athènes. Pour en finir, Guillaume de Villehardouin rassembla, au printemps de 1258, une importante armée pour marcher sur Thèbes, centre et principale place militaire du duché. A mi-chemin de Corinthe à Thèbes, au pied du mont Karydi, il rencontra les troupes de Guy, qui venaient au-devant de lui, il les vainquit et les mit en fuite. Guy de la Roche, retiré et assiégé dans Thèbes, dut faire sa soumission. Traduit devant le prince et la cour des barons de Morée, il fut renvoyé au jugement du roi de France. Sur ces principaux points le récit de Sanudo s'accorde avec les diverses versions française, grecque et aragonaise, de la Chronique de Morée.

Guy de la Roche s'embarqua pour la France au printemps suivant, dit la Chronique de Morée (42), c'est-à-dire en 1259. La cour de France, rassemblée par le roi, estima que le seigneur d'Athènes, n'ayant pas fait l'hommage lige au prince, ne devait pas perdre son fief ; et on ne lui infligea d'autre sanction que la fatigue du voyage (43). Sanudo ajoute que Guy fut longtemps retenu à la cour par les réclamations de pèlerins et de marchands qui se plaignaient de dommages que leur avaient causés des corsaires de Nauplie (44). Il se trouvait encore en France au mois de février 1260 : à cette date, en effet, il reconnaît avoir reçu du duc Hugues de Bourgogne deux mille livres de tournois « por les besoignes de nostre terre (45) » ; et le 11 du même mois, il déclare que le duc est quitte de toute dette envers lui (46). Enfin, en mars, avec Jean, seigneur de la Roche (le fils de l'autre Guy de la Roche), il notifie un échange et une donation faite à l'abbaye de Bellevaux par Ponce, damoiseau de Chambornay, sur le point de partir pour la Romanie (47) : il est à penser que ce jeune homme se rendait avec lui en Grèce.

Guy de la Roche fut rappelé dans son duché d'Athènes par la nouvelle de la captivité du prince Guillaume, fait prisonnier par les Byzantins à la bataille de Pelagonia en 1259. A son retour en Grèce, la Chronique aragonaise de Morée et Sanudo s'accordent à dire qu'on lui confia la régence de la principauté (48), ce qui est vraisemblable, étant donné l'importance du personnage. Il mit le pays en état de défense ; et il prit part en 1261 au parlement qui discuta les conditions posées par Michel Paléologue pour la libération de Guillaume de Villehardouin.

Cette intervention et l'accueil que, suivant la Chronique aragonaise de Morée, Guy de la Roche fit au prince quand celui-ci fut sorti de prison sont les derniers actes que l'on connaisse du second duc d'Athènes. Il dut mourir dans les années qui suivirent, sans qu'on sache au juste à quelle date. Hopf a avancé celle de 1263, mais sans en donner de justification (49). Nous savons seulement que son fils Jean était seigneur d'Athènes en février 1268 (N. ST.), date à laquelle il apposa son sceau à un acte de donation passé à Athènes par Guillemin, fils de Guy de Flagey, en faveur de l'abbaye de Bellevaux (50).

* * *

Dans les pages qui précèdent, j'ai tenté, à l'occasion de la découverte d'un document important et en grande partie grâce à lui, de faire une mise au point de tout ce que nous pouvons savoir des deux premiers seigneurs d'Athènes : de rectifier des erreurs déjà anciennes, de signaler des cas douteux, d'ajouter quelque renseignement. Je voudrais consacrer maintenant quelques lignes à des membres de la famille de la Roche que la situation acquise par Othon et par Guy avait attirés en Grèce.

Nous en avons déjà rencontré trois : Guillaume de la Roche, Ponce de Chambornay et Guillemin de Flagey. Nous ne savons rien d'autre sur ce dernier que sa présence à Athènes en février 1268 et qu'il était fils de Guy de Flagey. Flagey (51), situé à une lieue de la Roche-sur-l'Ognon, était, suivant J.-B. Guillaume (52), le fief personnel de Ponce de la Roche, frère d'Othon Ier. Ponce de Chambornay ne nous est guère mieux connu. L'acte de mars 1260 (n. st.) nous apprend qu'il était fils d'étienne, alors décédé, neveu de Ponce de Chatenois et qu'il avait des possessions à Venise (53) et à Thurey (54). Comme ces deux localités, Chambornay (55), tout proche de l'abbaye de Bellevaux, est situé sur l'Ognon, non loin de la Roche. Suivant J.-B. Guillaume, Hugues de la Roche, oncle d'Othon Ier, fut la tige de la maison de Chambornay ; Etienne de Chambornay était son arrière-petit-fils et avait épousé une Chatenois (56).

Guillaume de la Roche nous est mieux connu, du moins pour sa situation et son action en Grèce. Hopf en fait un frère de Guy, seigneur d'Athènes, et comme celui-ci un neveu d'Othon Ier, un fils de Ponce de la Roche, frère du premier seigneur d'Athènes (57). Comme nous savons maintenant que Guy était fils et non neveu d'Othon, nous pouvons hésiter sur l'origine de Guillaume : soit qu'il ait été vraiment frère de Guy, seigneur d'Athènes, mais Hopf n'en donne aucune justification ; soit qu'il ait été fils de Ponce de la Roche, or un acte de 1218 (58) mentionne un Guillaume de la Roche, frère de ce Guy, seigneur de la Roche, qui, on l'a vu, était peut-être fils de Ponce ; soit encore qu'il s'agît de quelque autre Guillaume de la Roche, par exemple du père d'Etienne de Chambornay, qui est mentionné dans des actes de 1234 et de 1238 (59). On voit combien la généalogie des La Roche est compliquée, à cause de la similitude de prénoms, embrouillée encore par les affirmations non justifiées de Dunod de Charnage, de Guillaume et de Hopf, et qu'il convient de la rétablir sur des bases sûres.

Quoi qu'il en soit de son origine, Guillaume de la Roche était seigneur de Véligosti (ou Véligourt en français) (60), une des douze baronnies de Morée, située en Arcadie, sur les bords de l'Alphée, à l'emplacement de l'antique et de la moderne Mégalopolis. Cette baronnie, qui comptait quatre fiefs de chevalerie, avait été attribuée, au partage des terres, à Mathieu de Mons. Hopf suppose qu'elle était passée par mariage à Guillaume de la Roche (61). Lors du conflit entre le prince Guillaume et les Vénitiens d'Eubée, Guillaume de la Roche prit parti pour ceux-ci. Son nom figure sur plusieurs actes vénitiens concernant ce conflit : il est témoin d'une promesse de Narjot dalle Carceri, seigneur tercier d'Eubée, datée de Négrepont le 25 janvier 1257 (n. St.), de faire une « vive guerre » contre Guillaume de Villehardouin : dominus Guillielmus de Rocha, dominus Villigordus (62) ; et il figure de même sur une semblable promesse faite à la même date par un autre tercier d'Eubée, Guillaume de Vérone (63) ; ces deux promesses sont reproduites dans deux actes du 6 août 1258, à Négrepont, où il est encore mentionné comme témoin (64).

En prenant parti pour les Vénitiens, Guillaume de la Roche s'exposait à perdre son fief de Morée ; aussi une compensation était prévue pour lui : par un accord passé avec Marc Gradenigo, bail de Venise à Négrepont, et ratifié par le doge de Venise le Ier septembre 1258 (n. st.), mille perprées de terre en fief lui sont octroyées dans le territoire vénitien (65). Et quand la paix fut enfin rétablie entre Venise et le prince, le 15 mai 1262, à Thèbes, son maintien dans sa baronnie de Véligosti dut être entendu, car le traité fut conclu en sa présence ; in presentia dominorum : Guillielmi de Rochis... (66).

Un autre membre de la famille de la Roche prit part à la guerre d'Eubée, mais dans le camp opposé. Othon de Cicon était fils de Sibille de la Roche, soeur d'Othon Ier, seigneur d'Athènes (67). Sibille, fille de Ponce de la Roche, avait épousé Jacques de Cicon ; et après la mort de son mari, sur le point de se rendre en Grèce, iter arripiens in Romaniam, elle avait fait une donation à l'abbaye de Bellevaux (68). Othon de Cicon, dont le frère, Ponce, avait eu en partage la seigneurie de Cicon (69), avait trouvé fortune en Grèce, où il était devenu seigneur de Karystos, important château au sud de l'Eubée. En décembre 1250, par un acte passé à « Aigrepont (Négrepont), en ma maison », il avait donné vingt livrées de sa terre de Bourgogne à l'abbaye de Bellevaux, pour en jouir après sa mort (70). Il prit parti pour le prince Guillaume et arma une galie avec laquelle, au rapport de Sanudo, il fit la guerre sur mer aux Vénitiens (71).

Dans l'été de 1261, l'empereur Baudouin II, chassé de Constantinople par Michel Paléologue, toucha à Négrepont. Othon de Cicon lui prêta une somme de cinq mille perpres, contre laquelle il reçut des garanties. Par un acte daté d'octobre 1261, à Athènes, l'empereur abandonna à Othon ces gages, qui devaient comprendre des reliques (72). C'est ainsi que nous voyons le 20 mars 1263 (v. st), à Négrepont, Othon faire don à l'abbaye de Citeaux du bras de saint Jean-Baptiste (73), et le 21 mars charger les abbés de Bellevaux et de Daphni de porter à Cîteaux cette précieuse relique (74).

Sur Othon de Cicon J.-B. Guillaume a fait une notice pleine de confusions : il fait de lui un seigneur de Karytaina au lieu de Karystos et lui attribue un fils nommé Geoffroy, qu'il confond avec Geoffroy de Briel, le fameux baron de Karytaina (75).

En 1230 et 1233, paraît dans deux actes de Guy de la Roche, seigneur de la Roche, un certain Pierre de la Roche, « jadis châtelain d'Athènes. » Ce Pierre de la Roche avait cédé une grange contre cent livres à l'abbé de Bellevaux ; et Guy, qui s'en était emparé, la restitue le 18 avril 1230 (76). En 1233, Guy, au nom des héritiers de Pierre de la Roche, « jadis châtelain d'Athènes » engage à l'abbaye de Bellevaux certains biens à Aulx (77) et à Venise (78) contre la somme de quarante livres (79). Nous ne savons rien d'autre sur ce châtelain d'Athènes, qui était peut-être frère de Guy, seigneur de la Roche, étant donné que celui-ci dispose de ses biens et agit au nom de ses héritiers.

Ainsi auprès d'Othon de la Roche, seigneur d'Athènes et de Thèbes, d'Argos et de Nauplie, à qui devaient succéder ses deux fils, Guy en Attique et en Béotie, et Othon en Argolide, étaient venus chercher fortune en Grèce trois de ses parents, Othon de Cicon, son neveu, fils de sa soeur Sibille, Pierre et Guillaume de la Roche, qui étaient peut-être aussi ses neveux, fils de son frère Ponce : l'un était devenu seigneur de Karystos, l'autre châtelain d'Athènes, le troisième baron de Véligosti. Puis, à la génération suivante, d'autres membres de la famille de la Roche avaient été attirés en Grèce par Guy de la Roche et son successeur Jean, seigneur d'Athènes : Ponce de Chambornay et Guillemin de Flagey, dont nous ne savons ce qu'ils devinrent. L'attrait de cette terre lointaine et prestigieuse, des avantages qu'on y pouvait trouver devait encore se faire sentir par la suite : on verra le petit-fils d'Othn II de la Roche, seigneur de Ray, Gautier de Ray, seigneur de Bétoncourt (80), être en 1282 préchantre de l'église cathédrale d'Athènes, c'est-à-dire du Parthénon, puis dès 1296 évêque de Négrepont, ce qu'il sera encore en 1307 ; toutefois il revint mourir en Bourgogne et fut enterré à l'abbaye de Bèze (81).
Sources : Jean Longnon - Les premiers ducs d'Athènes et leur famille, In : Journal des Savants, 1973, N°1, pages 61-80 - Sources numérique : Persée

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Notes

1. De historiae ducatus Atheniensis fontibus, 1852. - Geschichte Griechenlands im Mittelalter dans Erscli- und Gruber'sche Encyclopaedie, Ire sect. tome 85 et 86, 1867-1868. - Chroniques gréco-romanes, 1873.
2. Bien que certains documents, notamment la chronique d'Aubry de Trois-Fontaines et une lettre d'Innocent III en date du 14 juillet 1208, nomment Othon de la Roche duc d'Athènes, le titre officiel des la Roche jusque vers 1280 fut toujours seigneur d'Athènes (Cf. Jean Longnon, « Problèmes de l'histoire de la principauté de Morée » dans Journal des Savants, avril-juin 1946, page 90-91.
3. Ed. Scheffer-Boichorst dans Monumenta Germaniae historica, Scriptores, tome XXIII, page 885.
4. Ibidem 152; édition Faral, tome I, page 152.
5. Ibidem 284 ; édition Farai, tome II, page 92.
6. Ibidem 450 ; édition Farai, tome II, page 264.
7. Histoire de l'empereur Henri de Constantinople, 668-669 ; édition J. Longnon, page 108, 109.
8. Ibidem, 681-682 ; édition J. Longnon, page 115.
9. Innocenta III epistolae, livre XI, epistolae 121, 244, 245 ; livre XIII, epistolae 16, 110 ; livre. XIV, epistolae 110 ; livre XV, epistolae 66, 77 ; édition Migne, tome II, col. 1435, 1549, 1551 ; tome III, col. 216, 302, 470, 590, 598.
10. Innocenta III opera omnia, édition Migne, tome III, col. 970-972.
11. édition des deux actes clans Muratori, Antiquitates italicae, tome V, col. 833-836. - Vidimus original à la Bibliothèque nationale, nouvelles acquisitions latines 2357.
12. Ed. Jules Gauthier, « Othon de la Roche, conquérant d'Athènes et sa famille » dans Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Besançon, année 1880, page 143, n. 16. - Original scellé aux Archives de la Haute-Saône, H. 191. - Ray-sur-Saône, Haute-Saône, arrondissement Gray, canton Dampierre-sur-Salon.
13. Résumé dans J.-B. GUILLAUME, Histoire généalogique des sires de Salins, page 66, n. - Original, dont le sceau manque, aux Archives de la Haute-Saône, II. 191. 14. Regesta Honorii papae III, édition Pressuti, tome I, page 59, n° 332 ; page 168, n° 986 ; page 302, n° 1819 ; tome II, page 62, n° 3924 ; page 163, n° 4503 ; page 165, n° 4514.
15. Ibidem, tome II, page 286, n° 5202 ; page 304, n° 5304.
16. BUCHON, Recherches et matériaux..., première partie, page 322.
17. HOPF, Geschichte Griechenlands, page 275 A.
18. J.-B. GUILLAUME, Histoire, générale des sires de Salins, page 67, n.
19. La Gloire-Dieu, Aube, arrondissement Bar-sur-Seine, canton Mussy-sur-Seine, commune Courteron.
20. Gyé-sur-Seine, Aube, arrondissement Bar-sur-Seine, canton Mussy-sur-Seine.
21. Document cité par Jacques VIGNIER, Décade historique du diocèse de Langres, tome III, fol. 16, Bibliothèque nationale, Fr. 5995. - Chappes, Aube, arrondissement et canton Bar-sur-Seine.
22. LALORE, Collection de cartulaires, tome VII, page 114, n° 83. - LALORE, Chartes de l'abbaye de Mores, page 64, n° 38. - VIGNIER, opuscule cité, tome III, fol. 98.
23. Histoire de l'empire de Constantinople sous les empereurs français, tome I, page 326.
24. Arrondissement Besançon, canton Marchaux.
25. Jean LONGNON, « Problèmes de l'histoire de la principauté de Morée » dans Journal des Savants, 1946, page 89-90.
26. Bellevaux, Haute-Saône, arrondissement Vesoul, canton Rioz, commune Cirey.
27. Gabriel MILLET, Le Monastère de Daphni, page 25-42, 57-58. - Camille ENLART, « Quelques monuments d'architecture gothique en Grèce » dans Revue de l'art chrétien, 4E série, tome VIII (1897), page 309-310.
28. Ed. Scheffer-Boichorst dans Monumenta Germaniae historica, Scriptores, tome XXIII, page 939 : « Sub Guidone, duce Atheniensium, filio scilicet Ottonis de Rupe, Burgundi, duo archiepiscopatus, Atheniensis cum episcopo de Argis et archiepiscopatus Thebanus cum episcopo de Xegrepont. »
29. Histoire de l'empire de Constantinople page 151.
30. Mémoires pour servir à l'histoire du comté de Bourgogne, page 104.
31. Hist. généal. des sires de Salins, page 83, n.
32. La cote en est : Charters collectie Van Spaen, n° 1. Il provient de la collection du baron Van Spaen et faisait partie d'une série de cinq documents concernant la seigneurie d'Argos et de Nauplie ainsi que ses seigneurs, dont les derniers appartenaient à la maison d'Enghien. Le baron Van Spaen tenait de famille ces documents.
33. Le perpre ou hyperpère était une monnaie d'or d'origine byzantine, dérivant de l'ancien solidus d'or.
34. Archives du Doubs, 67 H 167 (ancien Baumotte 8), original.
35. Histoire générale, page 72, n.
36. Jules Gauthier « Othon de la Roche... » dans Acad. des Se, B.-L. et Arts de Besançon, année 1880, page 141-142 et pl. III.
37. Liber jurium reipublicae Genuensis édition Riccotti, tome I (vol. VII des Historiae patriae monumenta), page 992 sqq.
38. Chronique française de Morée (Livre de la conqueste de la princie de l'Amorée), édition Jean Longnon, chapitre 202. — Chronique grecque T6, édition John Schmitt, v. 2891.
39. Chronique française, chapitre 220-240. — Chronique grecque, v. 3192-3347. - Chronique aragonaise (Libro de los féchos et conquistas del principado de la Morea), édition Morel-Fatio, chapitre 218-231.
40. Ed. Carl Hopf, Chroniques gréco-romanes, page 103-106.
41. Chronique française de Morée, chapitre 223.
42. Ibidem, chapitre 243-244. - Chronique grecque, v. 3373-3376.
43. Chronique française de Morée, chapitre 245-251. - Chronique grecque v. 3377-3442. - Chronique aragonaise, chapitre 292-293.
44. SANUDO, page 106.
45. BUCHON, Recherches et matériaux..., pages 324-325.
46. Ibidem, page 325.
47. GUILLAUME, Histoire générale, page 83, n. 85-86, n. - Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale, Moreau 871, fol. 186 V° - T87 V°.
48. Chronique aragonaise de Morée, chapitre 294-304. - SANUDO, pages 107-108.
49. Geschichte Griechenlands, page 296 A.
50. GUILLAUME, Histoire générale, page 84, n. - Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale, Moreau 870, fol. 609 r°-v°.
51. Flagey-Rigney, Doubs, arrondissement Besançon, canton Marchaux.
52. Histoire générale…, page 83, n.
53. Venise, Doubs, arrondissement Besançon, canton Marchaux.
54. Thurey, Doubs, arrondissement Besançon, canton Marchaux.
55. Chambornay-lés-Bellevaux, Haute-Saône, arrondissement Vesoul, canton Kioz.
56. Histoire générale…, page 64, n ; 85, n.
57. Gesoliichle Griechenlands, page 275 A, 277 A. - Chroniques gréco-romanes, page 473.
58. Notification par Amédée, archevêque de Besançon, d'une donation de Guy de la Roche à l'abbaye de Bellevaux, approuvée par Guillaume, son frère : Archives de la Haute-Saône, H 183.
59. GUILLAUME, Histoire générala, page 85, n.
60. « Miser Guglielmo de Villegorde » (Sanudo, page 104).
61. Geschichte Griechenlands, page 277 A.
62. TAFEL et THOMAS, Urkunden zur alteren Handels - und Staatsgeschichte der Republik Venedig, tome III (Fontes rerum austriacarum, 2e Sec, Diplomataria et acta, tome XIV) page 5.
63. Ibidem, page 10.
64. Ibidem, page 6 et 11. 65. Ibidem, pages 29-31. - SANUDO (opuscule cité, page 104), dit, de son côté, qu'on lui promit chaque année « XI mila soldi de grossi. »
66. TAFEL et THOMAS, Urkunden page 50. - J'ai rectifié, pour tous ces actes, les dates erronées des éditeurs en tenant compte de l'indiction qui commençait à Venise le Ier septembre pour se terminer le 31 août de l'année courante.
67. GUILLAUME, Histoire générale..., page 158, n.
68. Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale, Moreau 870, fol. 608 v°-6oo, r°. Cette donation n'est pas datée dans la copie du cartulaire ; Guillaume (page 65, n.) lui assigne la date de 1206. Elle fut en fait confirmée en 1215 par Etienne de Cicon, frère de Jacques et prieur de Saint-Paul de Besançon.
69. Cicon, Doubs, arrondissement Baume-les-Dames, canton Vercel, commune Vanclans. Cette localité, qui n'est pas mentionnée dans le Dictionnaire des postes, figure sur la carte de Cassini (n° 246), celle de l'état-major (n° 127) et celle du ministère de l'intérieur (n° XXV-20), au sud de Rantechaux et à l'est de Vanclans.
70. GUILLAUME, Histoire générale, page 158, n. - Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale, Moreau, 870, fol. 569 r°-v° : « Je, Otthes de Cycons, sire de Cariste ... »
71. SANUDO, page 106 : « Il signor di Caristho detto miser Osto de Zuccon. »
72. RIANT. Exuviae sacrae constantinopolitanae, tome II, pages 144-145, n° XCIII.
73. Ibidem, pages 145-147, n° XCV.
74. Ibidem, pages 147-149, n° XCVI.
75. GUILLAUME, Histoire générale..., page 158, n.
76. Ibidem, page 67, n. — Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale Moreau 871, fol. 109 v°-no v°.
77. Aulx, Doubs, arr. Besançon, cant. Marchaux.
78. Haute-Saône, arrondissement Vesoul, canton Rioz.
79. GUILLAUME, Histoire, générale... page 67, n. - Copie du cartulaire de Bellevaux, Bibliothèque nationale, Moreau 870, fol. 238 r0-239 r°.
80. Bétoncourt-les-Ménétriers, Haute-Saône, arrondissement Vesoul, canton Vitrey.
81. Jules GAUTHIER, « Othon de la Roche ... » dans Académie des Sciences, B.-L. et Arts de Besançon, année 1880, pages 149-150 et pl. V. - GUILLAUME, Histoire, générale... page 72, n. - EUBEL, Hierarchia catholica medii aevi, tome I, page 367.

Sources : Jean Longnon - Les premiers ducs d'Athènes et leur famille, In : Journal des Savants, 1973, N°1, pages 61-80 - Sources numérique : Persée

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