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Les commanderies de l'Aube et le Procès - par l'Abbé Auguste Pétel

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    La maison de Payns dans le procès des Templiers

    Nous avons relevé dans les pièces du procès des Templiers les noms de six Frères se rattachant à la maison de Payns l'un par son origine :
    Gauthier de Payns ;
    trois par leur profession religieuse :
    Jean de Provins, Raynald Beau Poil (Belli Pili) et J. Petitpars ;
    deux par leurs fonctions de commandeur :
    Jean de Mars et Ponsard de Gizy.

    Convaincu que les révisions partielles du fameux procès sont les seules possibles, il nous paraît bon de faire pour la maison de Payns ce que nous avons fait pour la maison de Sancey. Avec la même impartialité et le même désir d'apporter un peu de lumière dans ces ténèbres, nous consacrerons une notice particulière à chacun de ces Frères; nous examinerons quelle fut leur attitude soit devant les tribunaux de l'Inquisition, soit devant la Commission pontificale, et reproduisant intégralement leurs dépositions, nous les apprécierons dans la mesure du possible.

     

    Gauthier de Payns

    Entré dans l'Ordre du Temple en 1271 et ayant assisté à la réception de Foulques de Troyes à Sancey (Aujourd'hui Saint-Julien - Aube) en 1297, nous ignorons quelle était la résidence de Gauthier de Payns lors de son arrestation.
    Il comparut le 13 novembre 1307 devant le tribunal de l'Inquisition, siégeant dans la maison du Temple, à Paris, sous la présidence de Guillaume de Paris Interrogé par le dominicain Nicolas d'Annecy, il dit en substance :
    « Je suis âgé de 80 ans; j'ai fait profession il y aura 36 ans à Noël, dans la maison du Temple de Payns, mon pays natal. Thibaut de Breteuil présida la cérémonie, à laquelle assistèrent Thomas le Normand, Simon de Payns et d'autres frères dont j'ai oublié les noms. Après de nombreuses promesses d'observer les statuts et de garder les secrets de l'Ordre, Thibaut m'imposa le manteau de Templier, puis me montrant un petit crucifix :
    —Crois-tu, me dit-il, que c'est là l'image du Christ ?
    —Oui.
    —Eh bien, crache dessus.
    Je crachai une seule fois, puis je baisai le président au nombril et sur la bouche.
    Il m'interdit tout rapport charnel avec les femmes, m'autorisant, par contre, à en avoir avec mes frères en religion.
    Je crois que tous les membres de l'Ordre étaient reçus de la même manière (Michelet, Le procès des Templiers).

    Impossible de contrôler les assertions de Gauthier de Payns, aucun des trois Frères qu'il cite ne figurant au procès.
    D'autre part, il dut mourir avant l'entrée en fonctions de la Commission pontificale et il fut ainsi mis dans l'impossibilité de se contredire. Peut-être alors serait-il revenu, comme Foulques de Troyes et tant d'autres, sur des aveux que la sénilité jointe à la torture rendent pour le moins suspects.

     

    Jean de Provins (de Pruino)

    D'après Nicolas de Troyes, le frère servant Jean de Provins fit profession dans la chapelle du Temple de Payns, en 1302 ou en 1303. La cérémonie fut présidée par le fameux receveur de Champagne Raoul de Gizy.
    Y assistèrent avec Nicolas de Troyes, le prêtre Simon de Jez et le frère Chrétien de Bissey.
    Les deux derniers témoins ainsi que Raoul de Gizy sont absolument muets sur cette profession; Nicolas de Troyes, au contraire, en fait mention expresse et déclare qu'il ne s'y passa rien d'illicite.
    Si, comme il est permis de le présumer, Jean de Provins parla d'abord dans le même sens, la torture dut avoir bien vite raison de sa résistance, car dès le 7 novembre 1307 nous le trouvons à Paris parmi les témoins à charge amenés par les agents du roi devant Nicolas d'Annecy, délégué du grand Inquisiteur, et là, sous la foi du serinent, il fait la déclaration suivante :
    Je suis âgé de 18 ans; je demeurais à Fresnay au diocèse de Troyes, lors de mon arrestation.
    Mon admission dans l'Ordre du Temple remonte à deux ans. J'ai été reçu dans la maison de Payns par Raoul de Gizy, en présence des frères Raoul Turpin, Barthélemy de Troyes et autres. Après m'avoir imposé le manteau de Templier, Raoul de Gizy m'ordonna de le baiser sur la bouche et sur le nombril, vêtements interposés. J'obéis.
    II fit ensuite apporter un crucifix et m'enjoignit de renier trois fois le Christ et de cracher trois fois sur la croix. Je refusai. Il me fit alors enfermer dans une prison, où je demeurai huit jours au pain et à l'eau.
    Je criai :
    Tirez-moi de ce cachot et je ferai tout ce que vous voudrez.
    Mis en liberté, je reniai par trois fois le Christ, de bouche et non de coeur, et au lieu de cracher sur le crucifix, je crachai trois fois à terre.
    En tout cela je n'agis pas librement, mais contraint et forcé.
    Je crois que tous les Templiers en entrant dans l'Ordre ont dû se soumettre à ce cérémonial. (Michelet)

    Des deux témoins invoqués par Jean de Provins à l'appui de sa déposition, le premier, Raoul Turpin, doit être éliminé, car il ne reste pas trace de sa comparution soit devant les inquisiteurs, soit devant la Commission papale, ce qui nous porte à croire qu'il était mort lors de l'arrestation des Templiers.

    Quant au second, Barthélemy de Troyes, il affirma n'avoir rien vu d'illicite dans les diverses réceptions auxquelles il assista, et, parmi ces réceptions, il ne mentionne pas celle de Jean de Provins (Michelet).
    Peut-être Jean a-t-il fait confusion et cité Barthélemy de Troyes au lieu de Nicolas de Troyes, qui, comme nous l'avons relaté ci-dessus, déclara formellement devant la Commission pontificale avoir assisté à la réception de Jean de Provins, dans la chapelle de la maison de Payns et n'y avoir rien vu d'inconvenant.
    Jean de Provins est donc contredit par deux de ses frères en religion :
    implicitement par Barthélemy et explicitement par Nicolas de Troyes. II devait du reste se contredire lui-même dès qu'il lui serait donné de pouvoir parler librement, sans crainte de la torture. Il fut, en effet, un des premiers à se lever pour défendre l'ordre lorsque la Commission d'enquête nommée par le pape entra en fonctions. Transféré alors du diocèse de Sens à Paris, il comparut devant cette Commission, avec neuf de ses codétenus, le 10 février 1310. Interrogés séparément, tous déclarèrent vouloir venger l'Ordre du Temple des imputations calomnieuses qui pesaient sur lui, puis ils demandèrent à recevoir les sacrements, car, par un raffinement de cruauté contre lequel on n'a pas suffisamment protesté, ils étaient privés de cette consolation depuis le jour de leur emprisonnement, c'est-à-dire depuis plus de deux ans.

    Jean de Provins fut des quatre-vingt-dix Templiers auxquels les commissaires lurent en latin, puis en français, l'acte d'accusation envoyé par le pape et les lettres pontificales en vertu desquelles ils procédaient à l'enquête (14 mars 1310).
    Son nom figure parmi ceux des 546 membres de l'Ordre qui, le 28 mars, firent entendre à la Commission les énergiques protestations et les touchantes doléances que nous avons relatées dans notre étude :
    Les Templiers à Sancey.

    Le 4 avril suivant, nous le trouvons enfermé, avec vingt deux de ses frères en religion, dans la maison de Nicolas de Falaise (A Paris dans le cimetière de la rue de Lucumdella), convertie en prison. Aux notaires qui viennent leur demander de constituer procureur, tous répondent par un refus.
    Ils se réjouissent d'ailleurs à la pensée que la justice présidera désormais à tous les actes de l'enquête et ils se montrent pleins de confiance dans l'impartialité des commissaires. Affirmant de nouveau leur volonté de défendre l'Ordre, ils ajoutent que, pour le moment, ils n'ont pas besoin de mandataire, mais que chacun d'eux interviendra personnellement (Michelet).

    Nous ne saurions dire ce que devint ensuite Jean de Provins. Nicolas de Troyes le croit encore vivant à la date du 18 février 1311, mais ce n'est là qu'une simple opinion. Quoi qu'il en soit, le silence qui se fait sur son nom nous autorise à penser qu'il persévéra dans sa rétractation et que, si la mort ne vint pas mettre fin à ses maux, il fut condamné à la détention perpétuelle.
    En effet, si à la suite de nouveaux aveux il avait été absous et réconcilié par le Concile provincial de Sens, on n'aurait pas manqué d'enregistrer ces aveux et nous le verrions plus tard comparaître de nouveau devant la Commission pontificale pour les confirmer.

     

    Raynald Beau Poil (Belli Pili)

    Originaire de la Chapelle de« Daminhie », au diocèse de Châlons, Raynald Beaupoil était frère servant dans la maison du Temple de Villencourt, (1) au duché de Lorraine, lors de l'arrestation des Templiers. Il ne connut donc pas les rigueurs de l'emprisonnement et il n'eut point à subir l'interrogatoire des inquisiteurs, les décrets de Philippe-le-Bel étant lettre morte au-delà de la frontière.

    A une date que nous ne saurions préciser, Raynald jeta le froc aux orties, du consentement du précepteur de Villencourt, paraît-il, et revint en France (2). Soit de lui-même, soit à la requête des agents du roi, qui flairaient dans tout défroqué un auxiliaire précieux, il comparut devant la Commission pontificale, dans la maison de Pierre de Savoie, le 26 mai 1319, et fut le dernier témoin entendu.
    Laissons lui la parole :
    J'ai été reçu dans l'Ordre il y aura treize ans à la Toussaint. Ma profession eut lieu dans la maison du Temple de Payns, au diocèse de Troyes, sous la présidence de Jean de Mars, précepteur de la dite maison, en présence de plusieurs Frères, qui sont morts depuis, et parmi lesquels je citerai Pierre de Troyes et Simon de Bretenay.
    Voici comment les choses se passèrent :
    Je demandai instamment, et par trois fois, qu'on voulût bien m'accorder le pain et l'eau de la maison. Il me fut répondu :
    Réfléchissez, car l'état dans lequel vous voulez entrer comporte de nombreuses privations et de durs sacrifices.
    J'insistai, et, finalement, Jean de Mars reçut mes voeux de chasteté, d'obéissance et de pauvreté. Il m'imposa le manteau de l'Ordre et m'embrassa, ce que firent les autres frères.
    Quant à moi, je le baisai au nombril, sur la chair nue.
    Il me montra alors une croix, peinte sur un livre, et m'enjoignit de la renier. Je reniai de bouche, mais non de coeur, sur l'avis d'un prêtre « j'ignore son nom » qui me dit avoir reçu du pape le pouvoir de m'absoudre.
    Jean de Mars m'ordonna ensuite de fouler aux pieds la croix; je refusai.
    Il ne se passa rien autre chose d'illicite, ni alors, ni après.
    J'ignore si les abus que je viens de signaler, ou d'autres, existaient dans toutes les réceptions; j'incline cependant pour l'affirmative, bien que je n'aie rien vu de répréhensible dans celle de Girard de Virencourt. C'est la seule à laquelle j'aie assisté; elle eut lieu il y a environ neuf ans, dans la chapelle du Temple de Virencourt, au diocèse de Toul, sous la présidence d'Aymon de Zelet, en présence d'Aubry de Noouroy (3) du diocèse de Besançon et de plusieurs autres frères aujourd'hui défunts.
    Je croyais aux sacrements; à mon avis tous les Templiers y croyaient comme moi et j'estime que leurs prêtres offraient validement le saint sacrifice.
    Nous faisions profession sans noviciat préalable et on nous disait que nous ne pouvions quitter l'Ordre sans tomber sous le coup de l'excommunication.
    Les réceptions étaient clandestines; seuls les Frères pouvaient y assister; de là le soupçon qui, à tort ou à raison, s'est élevé contre nous.
    Nous portions jour et nuit sur notre chemise, en guise de ceinture, des cordelettes prises où bon nous semblait.
    Quant aux idoles et aux têtes dont le chevalier Antoine de Vercel et le frère Hugues de Fauro ont fait mention dans leur déposition (4), je n'en ai jamais entendu parler, pas plus dans les pays d'outre-mer, où je suis resté six ans, avant ma profession, qu'en Lorraine et en France.
    J'ai promis de ne pas révéler les secrets des chapitres; si j'avais été infidèle à ma promesse, je crois que j'aurais été puni.
    Les prêtres de l'Ordre nous étaient imposés comme confesseurs; nous ne pouvions, sans une autorisation spéciale, nous adresser à d'autres.
    Les Frères qui ont connu les abus que je viens d'avouer ont été négligents, puisqu'ils ne les ont ni corrigés ni dénoncés à l'autorité ecclésiastique.
    Les points de la règle touchant l'aumône et l'hospitalité étaient scrupuleusement observés dans les différentes maisons où j'ai résidé.
    Les ordonnances prises en chapitre par le Grand-Maître étaient obligatoires pour l'Ordre tout entier; aussi c'est sur l'Ordre lui-même que retombent les scandales, le soupçon et l'infamie.
    J'ai entendu dire que le Grand-Maître et d'autres dignitaires ont fait quelques aveux contre l'Ordre; je ne me suis pas présenté pour prendre sa défense (Michelet).

    De toutes les accusations portées contre l'Ordre du Temple; trois seulement se trouvent confirmées par la déposition de Raynald Beau Poil :
    le baiser donné au président sur le nombril,
    le reniement du Christ
    et l'ordre - non exécuté de fouler aux pieds la croix.

    Même réduites à ces trois points, les accusations échappent à tout contrôle et restent purement gratuites, car les deux témoins cités par le déposant à l'appui de ses dires, Pierre de Troyes et Simon de Bretenay, n'ont été interrogés ni par le tribunal de l'Inquisition ni par la Commission d'enquête.

    Un témoin qui attend quatre ans pour venir déposer contre la famille religieuse qu'il a quittée, ne m'inspire qu'une confiance très relative, et je suis porté à voir en lui un de ces complaisants comme les gouvernements peu scrupuleux savent toujours en trouver.

    1 — Plus loin on lit Virenconrt, ce qui nous fait hésiter entre Villacourt et Virecourt, Meurthe-et-Moselle, arr. de Lunéville, cant. de Bayon.

    2 — D'après Ch. Léa (Hist. de l'Inquisition, III, 363), le précepteur de Villencourt, dès qu'il eut connaissance des arrestations opérées en France, ordonna aux Templiers vivant sous ses ordres de couper leur barbe et de quitter l'habit religieux, les relevant ainsi virtuellement de leur obédience. Ce fut un acte de sage prévoyance, car le duc de Lorraine Thibault devait bientôt, paraît-il, suivre Philippe-le-Bel dans sa politique d'extermination.

    3 — Probablement Norroy, Vosges, arr. de Neufchâteau, cant. de Bulgnéville.

    4 — Nous avons en vain cherché la déposition d'Antoine de Vercel, dont il est cependant plusieurs fois fait mention dans les actes du procès. Quant au Limousin Hugues de Fauro, il n'a pas déposé contre l'Ordre sur le fait des idoles, comme Raynald Beau Poil semble l'insinuer, mais il s'est naïvement fait l'écho d'une légende orientale sur la vertu de certain« capud », qui n'avait rien de commun avec celui des Templiers. Voici du reste ce qu'il dit aux Commissaires :
    Me trouvant à Chypre après la destruction d'Acre, le bailli royal de Limassol, Jean de Tanis m'a raconté l'histoire suivante :
    Certain noble était éperdument épris pour une demoiselle de Maraclée, au comté de Tripoli, et n'avait pu l'épouser. La jeune fille étant allée de vie à trépas il s'informa du lieu de sa sépulture, la fit exhumer, consomma sur le cadavre l'union qu'il avait tant désirée, puis lui coupa la tête. Il entendit alors une voix qui disait :
    Garde bien cette tête, car tout ce qu'elle verra, c'est-à-dire tout ce qui sera mis en sa présence, sera détruit.
    Le noble couvrit soigneusement la tête et l'enferma dans un écrin, puis, comme il avait une haine profonde contre les Grifons, peuplade établie dans la terre de Chypre, il la mit en présence de leurs villes et de leurs places fortes qui à l'instant furent anéanties.

    Quelque temps après il s'embarqua pour Constantinople dans l'intention de faire subir le même sort à cette cité. Pendant la traversée, sa vieille nourrice, curieuse de savoir ce que pouvait bien contenir l'écrin auquel il attachait tant de prix, déroba secrètement la clef, ouvrit la boîte mystérieuse et souleva le voile qui enveloppait la tête. Aussitôt une tempête formidable éclata; le navire fut englouti avec ceux qui le montaient; seuls quelques matelots échappèrent à la mort et c'est par eux qu'on apprit ce qui s'était passé.
    Depuis cette époque on ne trouve plus aucun poisson dans la partie de la mer où eut lieu la catastrophe.
    Nul ne m'a dit que cette fameuse tête soit devenue la possession des Templiers et je ne sais absolument rien de l'antre« capud » dont a parlé Antoine de Vercel dans sa déposition. (Michelet).

     

    J. Petitpars

    D'après la déposition de Jacques de Troyes, le frère J. Petitpars aurait été reçu dans une chambre de la maison du Temple de Payns par Raoul de Gizy, en présence de Ponsard de Gizy et de Milon le Bourguignon, et cette réception aurait été non moins scandaleuse que la sienne (Michelet).
    L'attitude et le langage de Ponsard de Gizy sont de tout point contraires à cette affirmation; du reste nous l'avons péremptoirement établi ailleurs (Les Templiers à Sancey).
    Jacques de Troyes est un témoin à récuser.
    Il n'y a pas d'autre mention de J. Petitpars dans les pièces du procès.

     

    Jean de Mars ou Jean Adémar

    Jean de Mars qui, en sa qualité de commandeur de Payns, reçut, comme nous l'avons vu, les voeux de Raynald Beau Poil en 1298, nous parait être le même personnage que Jean Adémar qui, étant commandeur de Payns, présida à la profession d'Humbert de Saint-Joire (Meuse, arr. de Commercy, tant. de Gondrecourt) dans la maison du Temple de Neuville, près Châlons.
    Il devait être mort lors de l'arrestation des Templiers; en tout cas, il n'intervint pas, personnellement dans le procès et c'est à titre de mention seulement que son nom se trouve dans les dépositions de Raynald et d'Humbert.

    Les accusations portées contre lui par ces deux Templiers ne concordent pas. D'après Raynald, il se faisait baiser au nombril sur la chair nue par le nouveau profès; d'après Humbert de Saint-Joire, au contraire, il baisait lui-même le récipiendaire au bas de l'épine dorsale. Si les baisers obscènes avaient été prescrits par les statuts de l'Ordre, comme le prétendaient les agents du roi, nous n'aurions pas évidemment à constater pareille divergence.
    Mais n'insistons pas. Disons seulement que si Raynald de Beau Poil n'ayant déposé qu'une seule fois, et le dernier jour de l'enquête, n'a pas eu l'occasion de se contredire, cette occasion n'a pas manqué à Humbert de Saint-Joire et qu'il en a largement profité.
    En 1307, devant l'inquisiteur Jean de Nannetis, il affirme avoir reçu du président le baiser infâme; en 1311, devant la Commission pontificale, il nie tout baiser déshonnête.
    Et ce n'est pas la seule contradiction à relever; il y en a d'autres dans les dates et dans les noms des assistants, qui témoignent, pour le moins, d'un singulier défaut de mémoire. Dans son premier interrogatoire, en effet, Humbert dit avoir été reçu dans l'Ordre en 1298, en présence de plusieurs frères dont il ne se rappelle pas les noms et parmi lesquels il devait y avoir Ymbert de Crimen; dans le second, il fait remonter sa profession à 19 ou 20 ans, c'est-à-dire qu il la reporte à 1291 ou à 1292, et il cite comme témoins André de Roche, prêtre, Hugues de Chaton-sur-Saône, chevalier (5), qu'il croit encore vivant, et Jean d'Aubon, frère servant (Michelet).
    Et maintenant quel est le juge qui, sur de telles dépositions, consentirait à flétrir par une condamnation la mémoire du commandeur de Payns, Jean de Mars ou Adémar ?

    5 — Hugues de Chalon-sur-Saône, précepteur d'Epailly, échappa par la fuite aux agents de Philippe-le-Bel chargés de l'arrêter.

     

    Ponsard de Gizy

    Ce Templier était le neveu du fameux Raoul de Gizy, commandeur de Troyes et receveur des finances royales en Champagne, dont nous avons relaté les dépositions et apprécié l'attitude dans les Templiers d Sancey.
    Nous ne savons rien ni du lieu, ni de la date de sa profession religieuse. II est probable qu'il fût arrêté à Payns, car c'est avec le titre de précepteur de cette maison qu'il est mentionné dans les pièces du procès. Nous n'avons rien de précis sur son attitude devant les inquisiteurs, mais il fut un des premiers à revenir sur les aveux dont on se prévalait pour obtenir la condamnation de l'Ordre. II se présenta, en effet, dès le 27 novembre 1309, devant la Commission pontificale, et voici, d'après le procès-verbal qui nous en a été conservé, quelle fut sa déposition :
    Vous voulez défendre l'Ordre du Temple ?
    Oui. L'imputation qu'on nous fait de renier Jésus-Christ, de cracher sur la croix, d'autoriser des moeurs infâmes et toutes les accusations du même genre sont fausses et sans fondement.
    Si nous les avons reconnues vraies devant l'évêque, de Paris ou ailleurs, nous avons trahi la vérité, nous avons cédé à la crainte, au péril, à la violence.
    Nous étions torturés par Flexian de Béziers, prieur de Montfaucon et par le moine Guillaume Robert, nos ennemis.
    Dans leur prison, plusieurs frères étaient convenus entre eux de faire ces aveux pour éviter la mort. En effet, par suite des tortures qu'on leur fit subir, trente-six Templiers étaient morts à Paris, et d'autres, en grand nombre, avaient-succombé de même en différents pays.

    Je suis donc prêt à défendre l'Ordre en mon nom et au nom de ceux qui feront cause commune avec moi, si sur les biens du Temple on m'assigne de quoi faire face aux frais qui seront occasionnés par la procédure. Je demande qu'on m'accorde, comme conseils, dans cette défense, Raynaud d'Orléans et Pierre de Boulogne, prêtres de l'Ordre.
    Dès aujourd'hui je remets à la Commission cette cédule, où j'ai écrit de ma main les noms de ceux que je regarde et que je dénonce comme nos ennemis.

    La cédule portait :
    Ces sont le treytour, liquel ont proposé fauseté et délauté contra este (?) de la Religion deu Temple :
    Guillalmes Roberts, moynes, qui les mitoyet à geine,
    Esqius de Floyrac de Biterris cumprior de Montfaucon,
    Bernardus Peleti, prieus de Maso de Genois
    et Geraues de Boyzol, cehalier, veneus à Gisors.
    —Avez-vous été vous-même soumis à la torture ?
    —Oui, par trois fois, avant les aveux que j'ai faits devant l'Evêque. On m'a lié les mains derrière le dos, si serré que le sang jaillissait des ongles; on m'a descendu dans une basse-fosse, attaché avec une longe, et je suis resté dans cet état pendant une heure.
    Si on m'impose encore de pareilles tortures, je nierai tout ce que je dis maintenant et je dirai tout ce qu'on voudra.
    Je suis prêt à subir des supplices, pourvu qu'ils soient de courte durée :
    qu'on me coupe la tête, qu'on me fasse bouillir pour l'honneur de l'Ordre, soit, j'y consens; mais je ne me sens pas capable de supporter des tourments à petit feu, comme ceux qui m'ont été infligés depuis plus de deux ans que je suis en prison.

    Redoutant l'effet qu'une telle déposition devait produire sur les membres de la Commission pontificale, un agent du roi, Philippe de Voët, prévôt de la cathédrale de Poitiers, préposé à la garde des Templiers et les accompagnant devant les commissaires, comme les gendarmes accompagnent aujourd'hui les accusés devant les juges, crut devoir intervenir. Il produisit une dénonciation contre le Temple, que Ponsard de Gizy avait, disait-il, écrite de sa propre main, spontanément, et qu'il lui avait autrefois remise.
    Elle était ainsi libellée :
    Ce sont les articles que vous ferés demander ans frères deu Temple, desquelles articles lidit frère n'ont point esté examiné.
    Primers articles :
    défendus des maistres que li frère n'allassent à main de preste (prêtre) à offerende.
    Item que li dit frère ne tenissent enfans à fons, pour batesme avoir.
    Item frère ne couchast sus toit où fame jeust; et des articles dessus dites li maîtres vousissent metre un poure (pauvre) frère en prison et i l'en ometoient (?).
    Item li maistres qui fesoient frères et suers du Temple, aus dites suers fesoient promestre obédiencie, chastée, vivre sans propre, et li dit maistre leur prometoient foi et loiauté, come à leurs suers.
    Item quant les dites suers estoient entrées, li dit maistre les despouceloient; et autres suers qui estoient de bon âge, qui pensoient estré venues en la religion pour leur âmes sauver, il convenoit par force que li maistre en feissent leurs violentez; et en avoient enfans les dites suers, et li dit maistre, de leur enfans fesoient frères de la Religion.
    Item li estas de la Religion estoit tex que nus frères ne devoit recevoir autre frère en la Religion, se il n'estoit sains de toutes ses membres, et non bastars, et se il n'estoit bons de bonne vie et de bone conversacion.
    Item comunément estoient larron, gent qui autre gent avoient mis à mort, se il avoient un pou d'argent, s'il estoient frères.
    Item que li dit maistres des baillies, qui demandoient congié aus commandaurs provinciaux du faire frères tout ainsi, comme hons vent un cheval en marchié, ainsi estoit marchié fais de celui qui i voloit venir en la religion; et vous savés que tuit cil et celes qui entrent en religion par symonie, cis qui le reçoit et cis qui i entre est escomeniez, et cist qui est escomeniez en tel cas, ne puest estre absols que de par Nostre Père le Pape.
    Item que lu dit maistre fesoient jurer, sus sains, li frère que il n'i venoit par don ne par promesse, et li dis maistres savoit vrai que il le fesoit parjurer, et estoit li dit frère parjurs et escominiez, en (?) ni povoit frères sauver sa vie.
    Item li dist commandaurs de baillies, se nus petit frères li dist aucunes choses qui li annuient, pourchasat par dons au commandeur provincial, que li pouvres frères alast outre mer, pour morir, ou en estrange terre, o il ne se conoissoit, et par duel et par paureté le convenoit morir, et si il lessoit la Religion et il povoit estre pris, il estoit mis en prison.
    Item au derrerain chapistre qui fo tenus par lu visitaur, et fu à lau Chadelor, feste Nostre-Dame, pourposa frère Ranaus de la Folie contre frère Gérot de Villers et par un autre frère estoit perdue l'ille de Tourtose et par lui forent mort li frères et prins, et encor sont, et le voloit proyer par bone gant, et fo porceque li dit frère Géraut se parti un jur devant, et amena avec lui ses amis, et pour le deffaut des bons chevaliers qu'il enmena, furent perdu.

    La riposte, il faut en convenir, était écrasante. Ponsard de Gizy n'essaya pas de se dérober et fit bonne contenance sous le coup droit qui lui était porté.
    La vérité, dit-il, ne cherche point de détours :
    « veritas non quoerit angulos »; eh bien, je le reconnais, je suis l'auteur de cette cédule; j'ai eu recours à ce stratagème dans le but de me faire citer devant le pape et devant la Commission pontificale. Je l'ai écrite, du reste, dans un moment de trouble et de colère contre l'Ordre, un jour que le Trésorier du Temple m'avait gravement injurié.

    Et il persista dans ses dénégations antérieures et dans sa volonté de défendre l'Ordre, suppliant les commissaires d'user de leur autorité pour empêcher que cette volonté ne lui fût imputée à crime et ne rendît sa détention encore plus rigoureuse. Les commissaires parlèrent dans ce sens au prévôt de Poitiers et à Jean de Jamville, qui promirent qu'il n'en serait rien.

    Du Temple de Paris, où il était détenu, Ponsard de Gizy fut amené une seconde fois devant la Commission pontificale, le 19 février 1310. Il était toujours dans les mêmes sentiments et déclara qu'il voulait contribuer à la défense de l'Ordre selon ses moyens,« pro gosse suo ».

    Son attitude fut la même dans la réunion générale du 28 mars. Son nom se trouve en effet dans la liste des adhérents à la déclaration collective, c'est-à-dire qu'il fut des 546 Templiers qui, après s'être inscrits en faux contre les infamies imputées à l'Ordre, rédigèrent d'un commun accord et remirent entre les mains des commissaires la protestation suivante :
    Depuis le jour de notre arrestation, nous sommes privés des sacrements, dépouillés de l'habit religieux, spoliés de nos biens, retenus en prison et enchaînés comme les plus vils malfaiteurs.
    On ne pourvoit à nos besoins que d'une manière très insuffisante.
    Presque tous nos Frères morts en dehors de Paris ont été inhumés dans une terme non bénite, et ils ont dû paraître devant le Souverain Juge sans recevoir les sacrements, qu'on leur a impitoyablement refusés.
    Vous nous demandez de constituer des procureurs pour la défense de l'Ordre; nous ne pouvons le faire sans le consentement du Grand Maître du Temple. Nous nous sommes placés sous son obédience et nous voulons y rester.
    Du reste, pour la plupart, nous sommes illettrés; nous avons besoin des conseils d'hommes sages et prudents; pourquoi nous refuser cette assistance ?
    Ils sont nombreux ceux de nos frères qui demandent à se joindre à nous pour la défense de l'Ordre, mais on ne leur en laisse pas la liberté.
    Permettez au Grand Maître et aux chefs des provinces de se réunir et de délibérer; c'est à eux qu'il appartient d'agir; à leur défaut, mais à leur défaut seulement, nous interviendrons personnellement.

    Nous perdons ensuite la trace de Ponsard de Gizy; il n'est plus fait mention de lui dans les actes du procès. Il dut persister dans ses dénégations devant le Concile de la province de Sens, être déclaré hérétique, relaps et condamné au bûcher, comme la plupart de ceux qui, après avoir fait des aveux, s'étaient ensuite rétractés et persévéraient dans leur rétractation. Raynouard le compte parmi les victimes de l'autodafé du 12 mai 1310 (Monuments historiques relatifs à la condamnation des chevaliers du Temple et à l'abolition de leur Ordre), et son opinion nous paraît pour le moins très probable.

    Violente ou non, c'est entre le 28 mars 1310 et le 9 février 1311 que la mort vint mettre fin à ses tourments (Michelet).

    En résumé, des six Templiers se rattachant à la maison de Payns, deux, J. Petitpars et Jean de Mars ou Adhémar, n'ont comparu ni devant le tribunal de l'Inquisition ni devant la Commission pontificale; ils n'ont donc pas eu à se prononcer. J'en conclus qu'ils doivent être mis hors de cause, car les affirmations du renégat Jacques de Troyes sur la profession de J. Petitpars ne méritent aucune confiance, comme je l'ai démontré précédemment, et les accusations portées contre Jean de Mars par Raynald Beaupoil et Humbert de Saint-Joire, tombent d'elles-mêmes, puisqu'elles sont contradictoires.

    Des quatre autres Templiers, trois, Gauthier de Payns, Jean de Provins et Ponsard de Gizy ont, sous la pression de la torture, reconnu vraies, au moins en partie, les infamies imputées à l'ordre du Temple, mais les deux derniers sont revenus sur ces aveux dès qu'ils ont pu parler librement; ils ont pris courageusement la défense de l'Ordre devant la Commission pontificale, donnant une raison très plausible de leur faiblesse d'antan; ils ont de plus persévéré dans cette attitude, sachant fort bien qu'ils s'exposaient ainsi à la mort sur le bûcher, ou tout au moins à la détention perpétuelle. Leur second témoignage a une toute autre valeur que le premier, et il est bien permis de penser qu'il eût été corroboré par celui de l'octogénaire Gauthier de Payns si la mort ne l'avait pas condamné à l'éternel silence avant l'entrée en fonctions de la Commission pontificale.

    Reste donc comme témoin à charge contre, l'ordre du Temple, Raynald Beaupoil, et pour les raisons exposées ci-dessus, son témoignage est pour le moins suspect. Aussi notre conclusion sera celle-ci :
    pas, plus que celle de Sancey, la maison de Payns ne fournit aucun argument sérieux à l'appui de la culpabilité des Templiers.
    Sources : M. L'Abbé Auguste Pétel curé de Saint-Julien, membre résidant de la société académique de l'Aube, membres correspondant de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon. Archives.Org

    Maison de Serre Procès



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