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John Charpentier

Fondation de l'Ordre du Temple

I

La pieuse exaltation suscitée par les terreurs de l'an iooo (ce chiffre fatidique figure dans l'Apocalypse) avait fait les chrétiens s'engager, dès la seconde moitié du Xe siècle, sur les routes du Proche-Orient. D'aller à Saint-Jacques, au mont Cassin, aux Saints-Apôtres ne semblait plus suffisant : il fallut remonter le courant de la foi jusqu'à sa source pour s'y retremper. C'est que, des plus humbles aux plus puissants, tous s'étaient posé la même question avec une égale anxiété : « La France (cette France distincte désormais de l'Allemagne et de l'Italie qui commence à vivre de sa vie propre en 987, à l'avènement des Capétiens) doit-elle périr et le monde avec elle ? »

Hugues, incertain de son droit, s'était refusé par scrupule à ceindre le diadème. En qualité d'Abbé de Saint-Martin de Tours, il s'était contenté de revêtir la chape du vénérable évêque, et son fils Robert, âme édifiante, n'avait eu de pensée que pour les pauvres, les infirmes et les égrotants. On attribua à une grâce de franchir la passe redoutée avec ce bénin pilote à la barre...

C'était le premier millénaire de la Chrétienté. Reportons-nous à ces temps lointains, rendus si proches, cependant, par l'actualité. L'homme, au lieu de mettre à profit pour son rachat, son salut, la Passion de Notre-Seigneur, n'avait cessé de perpétrer crimes sur crimes, de piller, de violer, de tuer. Il eût été juste qu'il pâtît, payât son infamie de l'anéantissement annoncé et que les trompettes du Jugement dernier retentissent le jour où l'Annonciation de la Vierge coïnciderait avec le vendredi saint, suivant la prédiction d'un ermite de la Thuringe, nommé Bernard. La conjonction s'était produite en 992 ; mais c'avait été assez de l'ouragan qui dévasta le Parisis en 945 ; des famines de 990 et de 997, lesquelles, un lustre durant, chacune, désolèrent les campagnes. Dieu, auprès de qui son Fils avait intercédé, invoquant les prières du roi, des mères au sein tari, avait suspendu son geste vengeur, accordé aux coupables un délai. On le pensa, du moins; et les premiers pèlerins, armés du seul bourdon de voyage, partirent de chez nous.

Après s'être agenouillé dans l'ombre des églises, on voulut se prosterner, battre sa coulpe, exhaler son repentir et sa gratitude en pleine lumière, sur le sol où le Verbe s'était incarné, afin d'obtenir la rémission plénière de ses fautes. Jérusalem ! « Les pieds y portaient d'eux-mêmes », a dit Michelet. Heureux qui revenait plus heureux qui mourait près du tombeau du Christ, et qui pouvait lui dire, selon l'audacieuse expression d'un contemporain (Pierre d'Auvergne) : « Seigneur, vous êtes mort pour moi et je suis mort pour vous ».

Mais on n'approchait pas sans péril de la Judée. Si, longtemps, les califes de Bagdad et du Caire s'étaient montrés tolérants à l'égard des Occidentaux, attirés par les lieux saints, aussitôt Jérusalem tombée au pouvoir des Turcs, tout avait changé. Ces musulmans arrogants, cruels, abreuvaient d'outrages les chrétiens. Après leur avoir infligé d'odieuses vexations, s'être plu à les contraindre de souiller la pierre sous laquelle le Sauveur avait été enseveli, ils les torturaient, puis les exterminaient ou les abandonnaient, mutilés, aux ardeurs du soleil.

En vain, l'empereur Alexis Comnène, menacé par les Arabes qui campaient devant Constantinople [sur la rive asiatique du Bosphore], avait-il crié au secours, vantant aux chrétiens pour les séduire, avec des mots de proxénète, la rare beauté des filles de son pays : son appel était demeuré sans réponse. Auparavant, une éloquente lettre adressée aux princes par le pape français Sylvestre II, n'avait produit aucun effet. Cette armée, enfin, de 5o.ooo chevaliers, dont il eût voulu prendre le commandement pour accomplir la délivrance du Saint-Sépulcre, Grégoire VII avait échoué à la lever, malgré son énergie.

Mais ce que tant de consciences, écartelées par le remords, se répétaient sans arrêt dans leur solitude, une voix s'éleva pour l'exprimer publiquement. La grande pénitence, un moine né à Amiens ou aux environs de cette ville, et que l'on avait affublé du sobriquet de coucou Piètre, Pierre l'Ermite la prêcha.

C'était trop peu des larmes répandues : il fallait du sang ; pour cela tenir les promesses arrachées par l'épouvante et toujours différées ; payer, sans nouveau délai, de sa personne. Pierre, qui revenait tout frémissant du théâtre des horreurs turques et avait eu à Jérusalem une vision céleste, disait, avec les paroles qui transpercent les coeurs des simples, la grande pitié des pèlerins. Monté sur une mule dont on tirait des pincées de poils au passage pour s'en faire des reliques, ce petit homme malingre, à la barbe embroussaillée, enthousiaste et rude, boutait le feu aux esprits en évoquant, crucifix au poing, les souffrances des meilleurs d'entre les chrétiens. Partout, sur son passage, s'affermissait la même volonté. « On avait pleuré en Italie, on s'arma en France », a écrit Voltaire, son habituelle ironie tombée. Gesta dei per Francos !

Mais les menues gens, en réclamant les premiers la guerre sainte, montrèrent plus d'empressement à acquitter leur dette envers la Providence que la noblesse assemblée à Clermont sur convocation d'Urbain II. Comme on délibérait encore, s'attardait à des préparatifs, ils devancèrent la date fixée par le Souverain Pontife pour le départ des « Croisés », car c'est ainsi qu'on appela les chrétiens résolus de soustraire la Terre Sainte à la domination des infidèles, à cause de l'insigne qu'ils adoptèrent : une croix d'étoffe rouge fixée à leur épaule ou à leur chaperon. « Chacun doit renoncer à soi-même et se charger de la croix », avait dit Urbain II.

« Dieu le veut ! Dieu le veut ! » l'immortel cri, la foule indisciplinée des gueux, serfs et vagabonds (« l'écume de la France ») (Faex residua Francorum « Guibert de Nogent ») groupés autour du Picard, le poussa d'abord. Nulle ambition ni espoir de conquête chez ces déshérités, au rebours des comtes et barons qui, sûrs de leur vaillance, de leur épée abandonnaient leurs biens à vils prix en faisant le rêve de devenir princes, rois, empereurs même dans les pays fabuleux qu'ils allaient envahir. Mais sous la conduite d'une chèvre, démunis d'armes ou presque, sans viatique, confiants en Dieu seul, que voulaient, sinon racheter leur âme, plus que la vie ! Ceux-là qui vidaient dans les mains des misérables les boisseaux de froment qu'ils avaient tenus cachés en prévision de la disette ? « Sept brebis, dit Guibert de Nogent, furent vendues sept deniers ».

Pierre donnait l'exemple, distribuant autour de lui les dons qu'il recevait en abondance. Les pieds déchaux, seulement vêtu d'une robe de bure, il ne mangeait ni viande ni pain, ne semblait nourri que du divin souffle. Nul mieux que lui ne justifia l'opinion que la Croisade était chose plus qu'humaine, « non tam humanitus quam divinitus ». Un siècle avant François d'Assise, il incarnait la pauvreté libératrice. Et qui avait-il pour lieutenant ou pour émule ? Un valeureux guerrier nommé Gauthier-Sans-Avoir. Huit chevaux, voilà tout ce que l'on pouvait se partager entre tant de milliers d'hommes, bientôt exténués.

Des pauvres gens qui le révéraient, l'Ermite ne devait ramener en France qu'une poignée. Dans la marche vers l'est, il en tomba une multitude telle que la route qui emprunte la vallée du Danube en fut jonchée de bout en bout.

Trois mois et six jours après leur entrée à Cologne, le samedi de Pâques 12 avril 1096, les bandes décimées de Pierre parvinrent à Constantinople. Près de Civitot, en Asie-Mineure, il périt on ignore combien de Croisés, et Gauthier-Sans-Avoir d'abord, symboliquement percé de sept flèches, autant que le Crucifié fut de fois blessé dans sa chair. Presque tout le reste devait mourir de la faim, de la peste devant Antioche. Ébranlée, la foi chancela, faillit s'abattre sous le faix des maux. La débauche, ce vertige que rend irrésistible le spectacle de la mort triomphante en sa furie déchaînée, s'empara de ces misérables. Leur délire horrifia Pierre qui s'enfuit, incapable d'en supporter l'abomination. Il fallut, de force, le ramener au camp des Croisés en armes, arrivés enfin.

Seule, la convoitise avait soutenu le courage défaillant de ceux-ci. Mais, Antioche emportée, la vue de Jérusalem ranima l'enthousiasme. Un mystique élan souleva et d'un seul coup fit flamber les âmes. Des chants, hymnes et cantiques jaillirent de toutes les poitrines, battirent les murs de la ville avant les vagues d'assaut des guerriers. Pas un chrétien qui ne s'agenouillât, bras tendus ou mains levées vers le ciel. Les plus fervents, prosternés, baisaient la terre, l'arrosant de leurs pleurs.

II



Par l'ouverture des haillons dont, pour la plupart, les Croisés étaient couverts, on voyait la croix qu'ils avaient imprimée dans leur chair avec un fer rouge afin d'être sûrs qu'elle ne les quitterait pas, leurs habits déjà usés, pourris par les pluies, déchirés par les coups, eussent-ils achevé de s'émietter sous la brûlure du soleil.

Les privations, les souffrances, endurées en commun, faisaient qu'on ne distinguait plus les hommes les uns des autres, toutes classes mêlées. L'épreuve avait établi entre eux une indéfectible égalité. Celui-ci était-il de la « vilainaille » et celui-là « prudhomme » ? On ne savait. Et pourquoi eût-on voulu savoir ? Tous se retrouvaient enfants de la même foi, fils du même Dieu. Cela seul importait de les réconforter, de leur assurer la vie sauve. Mais il faut voir là plus qu'une coïncidence : c'est avec la Croisade que naissent [la chevalerie forgeant sa règle et tout chevalier pouvant en créer un autre « Jusqu'au XVIIIe siècle, on put être armé chevalier sans avoir à fournir un titre de noblesse. Par la suite, recevoir l'investiture devint une obligation pour tout gentilhomme. On punit d'amende les écuyers nobles qui, passé vingt-quatre ans, n'avaient pas été faits chevaliers »] les armoiries, les devises parlantes. En même temps, les noms de famille remplacent les noms de baptême. Jean devient Lefort, par exemple, et Robert, Lebon ou Ledoux, pour leurs qualités physiques et morales. Celui-ci s'appellera Charron, à cause du métier qu'il exerce, et cet autre Dubois, Dupont ou Duval en considération du lieu où il habite. Supprimées entre eux les différences sociales, les hommes s'individualisent. Enfin, un grand sentiment de commisération se dégage de l'expérience, de la leçon des Croisades. Si fortement trempées qu'elles soient, les âmes s'attendrissent, ici, de pitié. Et les plus rudes ne sont pas les moins émues.

L'assaut de la ville sainte avait été donné le 14 juillet 1099. Onze ans plus tard, avec quelques-uns des 3.000 chevaliers demeurés aux côtés de Godefroi de Bouillon, le pur [il mourut vierge à trente-neuf ans] Gérard de Martigues, un Provençal, fonde l'ordre religieux, puis militaire des Hospitaliers. Ces Hospitaliers, c'est mieux que ce que nous appelons prétentieusement « l'humanité » : la charité qui les inspire. A qui le chevalier dévouera-t-il le courage, la puissance qu'il tient de Dieu et dont il est si fier, si ce n'est aux débiles ? Au moyen âge, le goût du risque pour le risque ne saurait être le mobile du héros, comme on en a hasardé le paradoxe. Le chevalier n'est pas joueur. Sans la foi il ne serait qu'un aventurier, la brute ivrogne et paillarde [bonne à tout, propre à rien] qui bataillera sous la bannière de n'importe quel chef de bande deux ou trois siècles plus tard.

Au début des Croisades, le preux (de probus, probe) a vu dans les faibles des martyrs dont l'exemple a frayé la voie à de plus faibles encore. Car on s'élança sur leurs traces. « Le père n'osait point arrêter son fils, l'épouse son époux, le maître son esclave; chacun était libre d'aller au saint tombeau (...). Aucune route, aucune cité , aucune plaine, aucune montagne qui ne fût couverte des tentes et des pavillons d'une foule de barons, de chevaliers, d'hommes et de femmes de toutes conditions », dit la chronique.

La fièvre des conquérants tombée (elle ne reparut que cinquante ans plus tard), une autre lui succéda, qui devait se prolonger jusque sous le règne de saint Louis et même au-delà. Presque sans interruption le zèle des peuples l'entretiendra pendant près de trois siècles.

En pleine guerre de Cent Ans, on verra Jeanne écrire au duc de Bourgogne pour le conjurer de faire la Croisade avec les fidèles sujets du roi Charles VII plutôt que de poursuivre une lutte fratricide. Par désir d'expiation d'une faute, pour accomplir un voeu comme Vercors, le père de Violaine, dans L'Annonce faite à Marie, ou en quête du paradis promis à ceux-là qui, à défaut de pourfendre des Sarrasins, iraient en suppliants prier à Jérusalem, on organisait des pèlerinages pareils à de véritables expéditions. Il y eut même une croisade des enfants...

Offrir un refuge aux chrétiens errants égarés, les secourir dans la détresse, tel fut l'objet des Hospitaliers, les « Frères de la Maison allemande », comme de leurs cadets, les Chevaliers Teutoniques. En 1128, « un honnête et religieux Allemand, inspiré par la Providence, dit Jacques de Vitry, fit bâtir à Jérusalem, où il habitait avec sa femme, un hôpital pour ses compatriotes ».

III



Contrairement aux infirmiers de cet hôpital, qui ne s'armèrent qu'après coup, comme les Hospitaliers, pour devenir l'ordre militaire des Chevaliers Teutoniques, les Templiers constituèrent, d'abord, un ordre guerrier.

Avant d'entreprendre de soulager les misères des pèlerins, de leur prodiguer la charité chrétienne, s'ils étaient malades ou blessés, ils songèrent à les protéger en vertu de l'adage : « Mieux vaut prévenir que guérir ». Ces « moines-soldats », ainsi qu'on les a appelés, voulaient rendre par leur bras, aussi sûr que possible à leurs frères trop faibles pour se défendre, ce désert de Judée « qui semble respirer encore la grandeur de Jehova et les épouvantements de la mort », comme l'a vu Chateaubriand dans L'Itinéraire de Paris à Jérusalem.

En 1118, Hugues de Payens ou de Payns (Hugo de Paganis), de la maison des comtes de Champagne, et Godefroy ou Geoffroi de Saint-Omer (Godefridus de Sancto Andemardo), d'origine flamande, qui étaient partis pour Constantinople en 1096, se consacrèrent au service de Dieu sous la règle des chanoines de Saint-Augustin. A cette date, Baudouin Dubourg, cousin et successeur de Baudouin d'Edesse, étant roi de Jérusalem, ils choisirent, afin d'y exercer une surveillance efficace, le plus dangereux pour les caravanes, de tous les défilés qui menaient au Saint-Sépulcre, celui d'Athlit. Situé à la hauteur de Nazareth, entre Césarée et Caïpha, au sud de Saint-Jean-d'Acre (l'antique Ptolémaïs), ce défilé devint par la suite célèbre sous le nom de Château-Pèlerin.

Pour en assurer la garde, ce parut assez à Hugues et à Geoffroi de s'adjoindre sept compagnons réputés pour leur prudhomie et vaillance : André de Montbard, Gondemare, Godefroy, Roral (ou Rossal), Payen de Montdésir, Geoffroy Bisol et Archambaud de Saint-Agnan (ou de Saint-Anian) (Lejeune cite, en outre, Hugues, comte de Champagne, le fondateur de Clairvaux. Mais de 1118 à 1127 [pendant neuf ans] le nombre des chevaliers resta à neuf).

Comme ces preux étaient sans gîte, Baudouin II leur offrit un asile à Jérusalem même, dans l'aile de son palais qui jouxtait l'ancienne mosquée d'el-Aqsâ, c'est-à-dire le Temple de Salomon (« Rex in palatio quod secus Templum Domini Australem habet partem, lis ad Tempus concessit habitaculum. » « Guillaume de Tyr »), d'où leur surnom de « Pauvres chevaliers du Christ et du temple de Salomon » (Pauperes commilitones Christi templique Salomonici).

Auparavant (Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer avaient, tout d'abord, tenu leurs pouvoirs du patriarche Theocletes, soixante-septième successeur de l'apôtre Jean), en présence de Garimond. archevêque ou patriarche de la Ville Sainte, selon le titre quelquefois adopté par les Eglises des Gaules, ils avaient prononcé les trois voeux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, en prêtant serment de faire tout en leur pouvoir pour assurer les routes, défendre les pèlerins contre les brigandages et les attaques des infidèles : Ut vias et itinera, ad salutum perigrinorum contra latronum et incursantium insidias, pro viribus conservarent (Guillaume de Tyr).

Par la suite, les chanoines réguliers du Saint-Sépulcre leur ayant cédé un terrain près du palais, ce fut là qu'ils édifièrent leur demeure et se fixèrent définitivement, sans préjudice de la forteresse, à destination toute militaire, qu'ils devaient bâtir à Château-Pèlerin.

Durant les trois fois trois années qu'ils vécurent avant leur établissement, observant la règle augustinienne sans avoir été soumis à une discipline imposée par la plus haute autorité de l'Église, les Templiers remplirent, en habits séculiers, les devoirs qu'ils s'étaient prescrits. Années d'épreuve, au cours desquelles ils vécurent uniquement d'aumônes, et avec rigueur observant l'engagement qu'ils avaient pris, vis-à-vis les uns des autres, de toujours accepter le combat, fût-ce un contre trois. Leur pauvreté leur fait, d'autre part, une obligation de monter à deux sur un seul cheval, faute d'autant de montures qu'ils sont d'hommes, ou pour épargner celles dont ils disposent. Les sceaux les plus anciens de l'Ordre l'attestent, qui représentent une couple de chevaliers, la lance en arrêt, poussant leur unique cheval au galop contre l'adversaire (Ce sceau prit, par la suite, le nom de boule. Il était coulé en argent et en plomb (cf. Lavocat, Procès des Frères et de l'Ordre du Temple) et portait cette inscription : Sigillurn. militum Christi.).

Ainsi se représente-t-on Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer, faire au début de leur association la police des Saints-Lieux sur les pistes de l'immense désert, une maigre besace et la gourde à demi pleine d'eau tiédie, surie, pendues à leur selle... L'antiquité de ce cachet dénient l'accusation de manichéisme que l'on a portée contre les Templiers, en arguant de son symbolisme (Mignard : Preuves du, manichéisme de l'Ordre du Temple).

Il n'y faut même pas chercher une allusion à la loi du binaire qui, par la suite seulement, acquerra de l'importance aux regards des Templiers quand ils seront instruits des doctrines pythagoriciennes.

Hugues, Godefroy et les sept premiers Croisés qu'ils s'adjoignirent ne sont que des chrétiens de la plus stricte orthodoxie, choisis par le destin, sans doute, pour accomplir un grand rôle, mais qui ne voient pas au-delà de la tâche qu'ils se sont assignée : mettre les païens « hors d'état d'opprimer les fidèles ». Nulle subtilité d'esprit, aucun ésotérisme, apparemment, chez les deux compagnons, le Champenois de terre ingrate, triste, crayeuse, le Flamand de sol balayé, fouetté par l'âpre vent de mer, mais tous deux de piété fervente et sérieuse, de volonté tenace et de coeur vaillant. Le noyau des soldats du Christ est dur si le fruit, en mûrissant, gonflera une pulpe charnue, tendre, riche de sucs capiteux sous sa peau veloutée, cuivrée par le soleil d'Orient...

« Combattre avec une âme pure pour le suprême et vrai roi », voilà d'abord l'unique ambition de ces moines-soldats qui ne veulent avoir rien de commun avec les chevaliers séculiers, lesquels, par vanité, caparaçonnent leurs chevaux de soie, arborent sur leurs armures on ne sait quelles étoffes lâches et pendantes, couvrent d'ornements leurs lances, leurs boucliers, leurs selles, ont des étriers d'argent et d'or, embellis de pierres précieuses et dont « la faveur humaine est l'objet, non Jésus-Christ ».
Les premiers Templiers, qui dépendent de la charité publique, n'ont pas d'habit distinctif. Quelle meilleure preuve, alors, d'humilité de la part de chevaliers ?

Au surplus, leur communauté n'a rien d'exclusif. Mieux : quoique ce point ait été controversé, il faut tenir pour certain, avec Prutz, que leur règle primitive leur ait enjoint de rechercher tout particulièrement les « chevaliers escomeniés » (excommuniés) et de les convaincre d'entrer dans leur Ordre, après absolution de l'évêque. On admire ce qu'il y a de généreux, de chrétien [d'habile, en même temps, s'il est vrai qu'on peut attendre plus des âmes ardentes à l'excès que des tièdes] dans une telle entreprise de rachat, des sacrilèges, des impies, des voleurs, des meurtriers, des parjures et des adultères ! Discipliner les rebelles, ramener les égarés, fournir aux coupables l'occasion de se réhabiliter, voilà oeuvre qui ne doit pas être moins agréable à Notre-Seigneur que celle de donner en son nom la mort aux oppresseurs et tourmenteurs des fidèles. Ainsi, le sénéchal du roman intitulé La Rose (1199 ou 1201, selon Servois), pour se punir d'avoir fait violence à Liénor, « entre dans l'Ordre des Templiers » ; de même le duc de La Châtelaine de Vergi (1288), après le meurtre de sa femme. Tard, la communauté restera une espèce de légion étrangère où l'on pourra, par une conduite édifiante, se refaire un nom respecté... De là, dans l'avenir, le privilège qui sera conféré aux Templiers de jouir d'une complète immunité touchant les sentences d'excommunication prononcées par les évêques et les prêtres paroissiaux. Qu'on fasse son purgatoire ici-bas, dans le cercle de cette nouvelle milice composée de chevaliers qui sont aussi des religieux, inquiète cependant l'Église et éveille ses soupçons...

Après tout, Hugues de Payns était-il si simple que cela ? N'a-t-il pas deviné la force de l'union, entrevu l'immense avenir proposé à ceux qui savent, par la volonté, la soumission librement consentie à une rigoureuse discipline, dominer un monde instable, hésitant entre les voies à suivre, tiraillé par des motifs frivoles, animé par un vain appétit de gloire, le désir de s'emparer aussitôt d'un bien convoité ?...

Il sentit, en tout cas, le péril qui le menaçait, et l'urgence d'obtenir pour son Ordre, enrichi déjà par les dons de pèlerins débordant de gratitude, la sanction la plus haute, c'est-à-dire sa reconnaissance par le pape.

Dès l'automne de 1127, il délègue à Rome six de ses plus féaux, dont André de Montbard et Gondemare, précédés par une réputation de courage et de sainteté. Il faut lire le vibrant panégyrique (De lande novae militiae), que devait écrire en l'honneur des Templiers, Bernard, le puissant abbé de Clairvaux [la claire vallée] en Champagne, pour comprendre qu'avant même qu'ils touchassent sa terre natale, les ambassadeurs de Hugues de Payns avaient cause gagnée. « L'âme des Croisades », comme on l'a appelé, le saint petit moine au poil roux, dévoré de divine ardeur et de phtisie, qui domine de son haut esprit la chrétienté tout entière, conseille s'il ne régente le pape, accueillit à bras ouverts ces preux selon son coeur. Énergiques : le réformateur de Cîteaux est homme d'action ; simples : il abhorre les ornements fastueux sous lesquels la superstition des croyants masque ou dérobe l'idéale figure de la Divinité, les Templiers lui apparaissent comme l'incarnation même des mâles serviteurs, dont il a toujours rêvé pour la foi.

Au service de la religion, de la Vierge à laquelle il avait voué un culte, il voulait une milice de taille à frayer la voie de la Terre Sainte aux foules des croyants (Lettre 332 aux clercs et au peuple de France ; Lettre 395 à Manuel Comnène). Ces chevaliers au crâne tondu, que n'efféminent point des bains trop souvent renouvelés, qui sont « hirsutes et négligés, noirs de poussière, la peau brûlée par le soleil et aussi bronzés que leur cuirasse », il salue, bénit en eux, dans la forte odeur de suint dont ils sont enveloppés, les plus aimables d'entre les brebis de Notre-Seigneur. C'est en soldat que les célèbre le commentateur du Cantique des Cantiques.

« ... Quand sonne l'heure de la guerre, ils se bardent au dedans de foi, au dehors de fer et non de dorures ; ils veulent s'armer, non se parer ; inspirer la terreur à l'ennemi, et non tenter sa cupidité. Ils s'inquiètent d'avoir des chevaux rapides sans souci de les décorer de toutes les couleurs : c'est qu'ils vont à la bataille, non à la parade, désireux de victoire et non de vaine gloire, préoccupés de se faire craindre plutôt qu'admirer... »

Le patriarche Etienne de la Fierté avait sollicité d'Honorius II (Lambert, évêque d'Osie, élu pape le 11 décembre 1124, sous ce nom) l'accord aux Templiers de la règle qu'ils demandaient. Mais on ne pouvait faire mieux que de s'adresser à Bernard pour qu'il appuyât leur requête. Aussi les émissaires d'Hugues de Payns étaient-ils munis de la lettre ci-dessous, adressée à l'abbé de Clairvaux par le P. Chrysostome, et tout au long reproduite par Henriquez :
« Beaudouin II, par la grâce de Jésus-Christ roi de Jérusalem, prince d'Antioche au vénérable P. Bernard, abbé de Clairvaux, salut et respect ».
« Les frères Templiers, que Dieu inspira pour la défense de cette province et protégea d'une façon remarquable, désirent obtenir la confirmation apostolique, ainsi qu'une règle fixe de conduite. A ce fait, nous avons envoyé André (de Montbard) et Gundomar, illustres par leurs exploits guerriers et la noblesse de leur sang, afin qu'ils sollicitent du Souverain Pontife l'approbation de leur Ordre, et s'efforcent d'obtenir de lui des subsides et des secours contre les ennemis de la foi, ligués tous pour nous supplanter et renverser notre règne ».
« Sachant bien de quel poids peut être votre intercession tant auprès de Dieu qu'auprès de son Vicaire et des autres princes orthodoxes de l'Europe, nous confions à votre prudence cette double mission dont le succès nous sera très agréable ».
« Fondez les constitutions des Templiers de telle sorte qu'ils ne s'éloignent pas du fracas et du tumulte de la guerre, et qu'ils restent les utiles auxiliaires des princes chrétiens... »
« Faites en sorte que nous puissions, si Dieu le permet, voir bientôt l'heureuse issue de cette affaire ».
« Adressez pour nous des prières à Dieu ».
« Qu'il vous ait en sa Sainte Garde ».
Munis de cette recommandation royale, les ambassadeurs de Hugues de Payns s'étaient embarqués pour le port d'Italie le plus proche, et avaient été accueillis à Rome par le pape qui leur avait fait rendre les hommages dus à leur rang et à leur courage, et s'était entretenu longuement avec eux de l'état de la Terre Sainte. A Troyes, on a vu qu'ils ne furent pas reçus avec moins d'égards par Bernard que par Honorius II.

L'objet de l'abbé de Clairvaux était, comme on l'a dit, « d'associer l'épée temporelle et l'épée spirituelle ». N'écrivait-il pas au pape Eugène (Lettre 56) : « Il faut sortir les deux glaives » ? Pour servir d'avant-garde à l'armée de la foi qu'il voulait lever (c'est lui qui prêchera la seconde Croisade en 1147), il ambitionnait de constituer une milice permanente, composée de guerriers d'élite. Et voilà qu'elle venait à lui toute équipée et prête à férir. Dans son exultation, il se hâta de convoquer un concile dans la capitale de la Champagne. Ce concile s'ouvrit le 13 janvier 1128 ; et Bernard s'excusa d'abord de ne point s'y rendre, arguant d'une fièvre aiguë qui l'épuisait. « Les affaires pour lesquelles on veut interrompre mon silence sont faciles ou non, disait-il en outre. Si elles sont faciles, on peut les faire sans moi ; si elles sont difficiles, je ne puis les faire, à moins qu'on ne me croie capable de ce qui est impossible aux autres ». Mais, enfin, dominant par un immense effort de volonté ses maux, sa faiblesse, il parut à l'assemblée que présidait le cardinal Mathieu, évêque d'Albane ou Albano et légat pontifical, assisté de treize évêques et archevêques, de neuf abbés illustres et de plusieurs grands seigneurs, enflammant tout le monde par son seul aspect. Bernard, chacun le sentait, était l'âme du concile.
En suivit-il régulièrement les débats ?
On l'ignore. Mais c'est lui qui a tracé le plan, inspiré la rédaction de la règle sollicitée par les Templiers [règle dite latine] et qui, complétée, réformée comme elle devait l'être par la suite, reçut toujours l'approbation sans réserve de l'Église.
« L'humble escrivain », le scribe de la règle du Temple. Jolian Michiel (de Saint-Michel ou de Saint-Mihel), rédigea, en effet, celle-ci « par le commandement du concile et du vénérable père Bernard abbés de Clervaux ».
Sources: Texte de John Charpentier, L'Ordre des Templiers — Editeur : La Colombe — 1962

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