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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    Saladin maître du Caire

    Saladin maitre du Caire Après la longue suite de troubles et d'épreuves qui accompagnèrent le déclin de la dynastie des Fatimides, après des alternances de famine et de prospérité, après la fin de la tyrannie des bureaux, après des années de confusion, de mécontentements, de révolutions d'officiers, de favoris et de pontifes de harem, après la dictature des eunuques, le bienfaisant gouvernement de Saladin répara les désordres de l'ancienne administration califale, apaisa les esprits, rassura la classe des possédants, favorisa le commerce, n'hésita point à prendre les mesures les plus énergiques afin d'assainir la capitale, encouragea la fondation de nombreuses écoles et, grâce à l'autorité de son nouveau maître, l'Egypte connut avec Saladin les heureux effets d'une renaissance politique et d'une prospérité économique qui demeurèrent fameuses dans ses annales.

    Dans la vieille cité du Caire proche d'Héliopolis où le sphinx, oiseau du pays des palmes, rapportait tous les cinq cents ans ses cendres à la glorieuse cité du soleil, symbolisant ainsi les consolantes espérances qui permettaient aux hommes de croire que ce qui est mort, flétri, éteint, va au-devant d'une vie, d'une floraison, d'une flamme nouvelles ; dans la ville aux innombrables mosquées dressant leurs centaines de minarets vers le ciel, vivante merveille de palais chaque siècle embellie par les soins des califes légendaires, le voyageur pouvait, au XIIe siècle de notre ère, évoquer sans peine la grandeur et la vitalité de cette jeune civilisation musulmane, s'épanouissant sur la terre des antiques Pharaons, à deux pas de cette Grande Pyramide qui garde peut-être au sein de sa bouleversante architecture, depuis cinq mille ans, le secret des temps futurs et le message des âges morts. Le Caire... ce nom prestigieux qui, aujourd'hui encore, nous annonce les sensualités, les magies, les charmes de l'Orient ; ce nom dont la résonance prolonge nos souvenirs; cette cité, sainte comme Damas « la Grande Silencieuse Blanche », exprimait, hier comme toujours, la poésie de ses palais, l'opulence de ses souks, la gloire et l'épée de l'Islam et la vie lente de ses populations cosmopolites en une fresque somptueusement éclairée. Voisine de Memphis, cette ville vraiment royale et renommée était vénérée par les musulmans de toutes les parties du monde. Leurs poètes, en leur langue expressément lyrique, prompts aux enthousiasmes fleuris qui nous font à la fois sourire et rêver, ont chanté comme il convenait de le faire les rumeurs et les lumières de la cité des califes, l'unique douceur de ses nuits et des eaux du Nil, le mystère de ses bas-reliefs sur lesquels des guêpes maçonnes bâtissent effrontément leurs nids dans le creux des hiéroglyphes sacrés. Tout le monde est un peu poète en Orient et un humble savetier de Mossoul qui osa prétendre, pour dissiper les humeurs d'un méchant calife, que Bagdad était seule la « Ville de la Joie » et la « Mère du Monde », se fit rabrouer par un autre poète, errant et noble, qui protesta officiellement ; « Qui n'a vu Le Caire est aveugle, disait-il, car la terre y est une poussière d'or. Les femmes de ce paradis rafraîchissent comme une eau légère la vue du vrai croyant. Le Nil y est semblable aux fleuves qui coulent dans le royaume d'Allah. » Dans l'un des contes des Mille et une nuits, la belle esclave Shéhérazade, troublée, évoque la cité lointaine en ces mots:
    « Qu'est-ce que le bonheur de se laisser séduire par les formes parfaites du corps de sa bien-aimée au prix de la contemplation du Caire ?
    Celui qui a pu voir cette cité fameuse entre toutes ne peut plus l'oublier; et si l'on pense à la nuit pendant laquelle le Nil, atteignant la hauteur désirable, va déposer sur la terre ses limons nourriciers, on rend la coupe encore pleine de vin à la main qui la tend, et l'on ne songe à plus rien d'autre qu'à cette eue merveilleuse et sans égale. Ô, sage Commandeur des Croyants, si tu étais au Caire, auprès du Nil, au moment où le soleil couchant enveloppe la ville d'un manteau de lumière, tu dédaignerais ton trône et tes esclave oublierais Bagdad, et tu revivrais au bord des rives du fleuve Sacré. » Ainsi parle Shéhérazade évoquant Le Caire, ancienne Babylone d'Egypte où, pendant des siècles, les légions romaines ont tenu garnison, veillant aux bords du Nil où affluaient les nefs nubiennes apportant les richesses du Soudan. Et les auditeurs, charmés, voyaient s'élever la mosquée d'Amr la « Couronne des mosquées », l'une des plus anciennes de l'Islam édifiée sur les ruines d'une église copte, lors de la conquête arabe. Saladin la restaura en 1172. Avec son enceinte revêtue de couleurs éclatantes et de dorures ses mille deux cent quatre vingt dix Corans enluminés, ses dix-huit mille lampes allumés aux approches de la nuit, elle demeure l'un des Plus beaux monuments de l'art religieux arabe. Les fidèles de toutes les religions qui reconnaissaient un dieu unique pouvaient s'y réunir pour prier en commun dans les temps de malheur et obtenir par leur ferveur l'inondation nécessaire du Nil. Quel spectacle étonnant pouvait-on y voir que celui des musulmans conduits par leurs ulémas, des chrétiens de toute confession, des Juifs accompagnés de leurs lecteurs et de leurs rabbins fraternellement assemblés dans la grande cour de la mosquée d'Amr avant d'aller prier ensemble, après les ablutions prescrites, devant le Très-Haut, dans le sanctuaire aux trois cent soixante colonnes de marbre provenant de temples ou l'églises disparus, couronnées de chapiteaux où se retrouvent l'acanthe corinthienne, la volute ionique, le chapiteau byzantin cubique le chapiteau du temps des Ptolémée. Au fond du sanctuaire où une douée pénombre remplace l'éblouissante clarté du dehors, se trouve le mihrab, orné de mosaïques et de fines et compliquées incrustations de pierres précieuses. Il indique la direction de La Mecque, la grande cité sainte brillant comme un joyau dans les sables de l'Arabie Heureuse. Mosquées... sources d'architecture, symboles des élévations spirituelles, purs élans de pierre nés de tant de ferveur et de tant de patience, vous êtes les lieux éternels où viennent se fondre en une chaude poésie mystique ces infinis cortèges d'âmes venues de tous les temps, porteuses de divins messages... La mosquée Ibn-Touloun est bâtie près de la colline où, selon une légende, le Seigneur envoya un bouc à Abraham au moment où il allait sacrifier Isaac, afin que le bouc fût égorgé à sa place. Elle fut fondée par un érudit qui ne manquait pas, chaque vendredi, de visiter les malades et les fous. Ce prince libéral qui, sentant sa fin prochaine, demanda à ses sujets de se réunir et de prier pour lui, les musulmans selon le Coran, les juifs selon le Pentateuque et les Psaumes, les chrétiens selon l'Évangile, édifia l'un des plus beaux monuments du Caire. Et la mosquée Ibn-Touloun rappelle aux croyants la mémoire de ce prince qui laissa 17 fils et 16 filles, 25 milliards, et entretint durant son long règne 10.000 mameluks, 300 chevaux de noble race, 24.000 esclaves et 10 vaisseaux de guerre.

    La haute citadelle qui domine le Caire fut fondée et bâtie par Saladin. Le nouveau maître de l'Egypte voulait y établir sa résidence et Makrîsi raconte qu'il choisit ce lieu parce que la viande s'y conservait fraîche deux jours et deux nuits, tandis qu'elle se corrompait en ville en une journée. Saladin avait d'abord habité le château des vizirs et donné à ses émirs le palais des califes; mais après la chute des Fatimides et le rétablissement de la confession sunnite menacée par les chiites orthodoxes, Saladin craignait toujours Le Caire, ses émeutes populacières, la haine des fonctionnaires dépossédés et il ne pouvait mieux choisir un emplacement d'où il pouvait tenir la ville en respect. L'eunuque Karakush fut chargé de construire la citadelle. Ce ministre étonnant, moitié fou, moitié sage, allégea le budget qu'on lui avait alloué pour les dépenses en détruisant les petites pyramides de Gizeh et en exploitant, en guise de carrière, la troisième des grandes pyramides, celle de Mykérinos. Et les magnifiques blocs taillés empruntés aux mausolées des Pharaons servirent d'assises à la citadelle de Saladin. La mémoire de Karakush est restée vivante en Egypte d'une façon toute particulière. Le pitre, qui est l'un des personnages classiques de chaque représentation théâtrale, porte le nom du ministre de Saladin et il paraît réellement avoir mérité cette gloire si l'on en croit les historiens de l'Islam qui nous ont conservé maints traits de ce personnage. Une veuve, écrit l'un d'eux, ayant demandé à Karakush un linceul pour ensevelir son mari, celui-ci lui répondit:
    « La cassette aux aumônes est vide à présent ; reviens l'an prochain car alors, avec l'aide d'Allah, je pourrai te donner un linceul. » Une autre histoire, fort répandue à l'époque de Saladin, est plus favorable à la réputation de Karakush. Un vol important ayant été commis au Caire, toute la ville fut en émoi. Karakush demanda aux volés si leur rue était close par une porte comme c'était la coutume ; ils répondirent que oui. Il ordonna alors qu'on apportât la porte et qu'on lui amenât tous les habitants de la ruelle. Alors, il colla son oreille contre la porte, fit semblant d'écouter attentivement et dit:
    « La porte m'apprend que l'homme qui a volé l'argent porte une plume à son turban. » Le voleur porta involontairement la main à son turban et se trahit ainsi.

    Les Arabes appelèrent la forteresse nouvelle le « Château de la Montagne. » Une route à pic, entourée de hautes murailles, y conduisait. Guillaume de Tyr, très impressionné par « les granz richiesces et les granz biautez et les granz délices qui estoient au Cahere », a décrit l'accueil que reçurent des chrétiens dans le palais de Saladin:
    « Comme la maison de ce prince a des splendeurs toutes particulières, telles qu'on n'en a jamais vues de notre temps, nous dirons ici avec soin ce que nous avons appris par les rapports fidèles de ceux qui ont été chez ce grand prince, sur sa splendeur, ses richesses, sa magnificence extraordinaire. Dès que Hugues de Césarée et avec lui le chevalier du Temple Godefroy arrivèrent au Caire, ils furent conduits au palais de Saladin par un grand nombre de serviteurs qui les précédaient bruyamment avec des épées nues, à travers des passages étroits et des chambres sombres gardés par des Éthiopiens armés. Après avoir passé outre la première et la seconde garde, ils parvinrent dans de larges salles pavées de marbres de diverses couleurs. Ils y rencontrèrent des portiques pour les promenades d'agrément, soutenus par des colonnes en marbre. Leurs plafonds magnifiquement sculptés et incrustés d'or brillaient dans l'ombre. Tout cela était si beau de matière et de travail que les princes chrétiens ne pouvaient s'empêcher d'y porter le regard et que leurs yeux ne pouvaient se rassasier de contempler ces ouvrages dont la perfection surpassait tout ce qu'ils avaient vu jusqu'alors. Il y avait des fontaines d'où l'eau jaillissait par des tuyaux d'or et d'argent; il y avait des oiseaux de toute espèce, aux noms inconnus chez nous, de voix diverses, de forme et de couleur étranges. De là, les eunuques chamarrés conduisirent les chrétiens dans d'autres salles qui dépassaient en beauté les premières. Il y avait là une multitude de différents quadrupèdes, tels que le pinceau du peintre, la licence du poète et l'âme perdue dans les rêves de la nuit peuvent seuls en créer. Après beaucoup de détours et à travers beaucoup de salles, qui pouvaient retenir celui-là même qui aurait été le plus pressé par ses occupations, ils arrivèrent enfin au château royal proprement dit, où des groupes de gens armés et une foule de satellites marquaient bien par leur nombre et la somptuosité de leurs armes et de leurs costumes la gloire de leur maître, et où les lieux mêmes montraient la richesse et les trésors illimités du possesseur. Lorsqu'ils furent admis et introduits dans la partie intérieure du palais, le vizir rendit à son maître l'hommage d'usage, se jetant deux fois la face contre terre, l'honorant et l'adorant de telle manière comme personne ailleurs n'a accoutumé de témoigner son respect. Alors qu'il se jetait contre terre pour la troisième fois et déposait l'épée qui lui pendait au cou, voici que les courtines, lesquelles étaient brodées d'or et de perles choisies, et faisaient ombre au trône dressé au milieu de la salle, se séparèrent brusquement, et le calife devint visible. Il avait le visage dévoilé et se tenait assis, en une pompe d'habits plus que royale, sur un trône d'or. » Tel est le récit de Guillaume de Tyr.

    Pour qui visite aujourd'hui cette spacieuse citadelle du Caire édifiée par Saladin, l'impression est inoubliable. C'est un fouillis de cours, de jardins, de couloirs en méandres, de casernes, de palais, de parois rocheuses tombant à pic, de coupe-gorges, de minarets, les plus hauts du Caire, de puits s'enfonçant jusqu'au-dessous du niveau du Nil. C'est à l'ombre de cette colossale forteresse qu'avait lieu, à l'époque de Saladin, pendant le mois de shaoual, avant le départ des pèlerins de La Mecque, des foires réputées dans tout l'Orient. Que de fois Saladin, abandonnant les soucis du pouvoir, dut-il, aux heures douces de ces soirs d'Orient qui sont inoubliables pour ceux qui les ont connues, contempler du haut de cette citadelle cette ville célèbre, palpitante d'un immense bourdonnement. Dans cette indéfinissable paix des crépuscules qui changent les formes en une infinie variété de couleurs, dans ce soudain flamboiement de centaines de coupoles et de minarets, peut-être a-t-il compris que les pompes de la gloire et de la puissance sont plus irréelles que les flammes du soir jaillies des horizons en feu. Que de fois le paladin de l'Islam s'est-il penché sur cette ville fastueuse et légendaire, pleine de tumultes et de lumières, de peuples disparates, dont le nom seul suffisait à enchanter les bourgeois de Damas ou de Grenade rêvant dans la fraîcheur de leurs patios parfumés d'orangers à cette reine du Nil fécond. Du haut de la citadelle, la vue s'étendait fort loin:
    à l'ouest, c'est la nappe large et tranquille du fleuve et les terres cultivées qu'il arrose; à l'horizon, sur les contreforts rocheux de la montagne libyque, c'est l'entassement pyramidal des mausolées des Pharaons, massifs, secrets, éternels. Vers le sud, c'est un fantastique spectacle de tertres coiffés de moulins à vent, de collines de décombres, de nécropoles, vastes cités des tombeaux à coupoles pressés autour des somptueux monuments funéraires des califes. Aussi longtemps que le soleil est haut dans le ciel ce panorama grandiose est comme dépouillé de son charme. Du gris, du jaune, du brun, du blanc éblouissant, un peu de vert atténué par la poussière ou par l'éloignement, voilà les seules couleurs rencontrées. Mais lorsque le soleil se lève, ou encore mieux le soir, avant que l'astre ne disparaisse derrière la montagne libyque, le ciel, en inondant la terre de ses splendeurs, fait surgir une cité étrange, digne de ses rivales orientales. La ville entière est alors baignée de pourpre, le Nil emporte au sein de ses eaux des ors éclatants, les champs étincellent et les montagnes lointaines se détachent en violet vif sur l'horizon... Tel est le visage du Caire.

    Vers cette ville fortunée, les richesses du monde affluaient à l'époque de Saladin. Un prince de Ceylan écrivait au calife du Caire ; « Je désire signer un traité de commerce avec vous. Je possède une quantité prodigieuse de pierreries et de perles. J'ai des vaisseaux, des éléphants, de la mousseline, des étoffes de tout genre, du bois de santal, de la cannelle, toutes les marchandises que vous apportent les négociants banians. Mon royaume produit des arbres dont le bois sert à fabriquer des fûts de lance. Si vous me demandez vingt vaisseaux chaque année, je puis vous les fournir. Les Égyptiens peuvent venir en toute sécurité commercer dans mes États, car l'envoyé que le prince du Yémen m'avait mandé pour conclure avec moi un traité d'alliance, je l'ai congédié par affection pour l'Egypte. Je, possède vingt-sept châteaux dont les caves sont pleines de pierres précieuses ; quant aux pêcheries de perles, elles font partie de mes domaines. » Des envoyés vinrent au Caire de la part des Chinois, dont les jonques énormes servaient depuis longtemps au trafic de l'océan Indien. Les historiens de l'époque, accoutumés à voir, dans toute ambassade venant d'un pays inconnu, une manière d'acte de soumission à l'Islam, se plurent à raconter, peut-être à tort, que la religion avait eu au moins autant de part que la raison de commerce à la démarche insolite de certains potentats de l'Extrême-Orient. « Les ambassadeurs du roi de Cathay, rapporte Makrîsi, apportèrent au Caire des lettres adressées au sultan. On y lisait qu'un fakir, ayant voyagé dans le Cathay, et y ayant résidé longtemps, avait mis tout en œuvre pour détourner les habitants du culte qu'ils rendaient au soleil levant, et pour les convertir à la foi. Le roi en entendit parler, voulut l'entretenir et, convaincu de l'argumentation du missionnaire, se fit musulman ; l'apôtre étant mort, il envoya des ambassadeurs en Egypte demander quelques livres théologiques et un docteur qui pût enseigner exactement à ses sujets les pratiques de l'Islam. Le calife accueillit parfaitement les députés, ordonna qu'on les revêtit de robes d'honneur et leur fit remettre un choix d'ouvrages propres à les instruire de façon solide. » Le bénéfice temporel de telles missions fut grand pour l'Egypte. La vieille route des caravanes fut sillonnée de longs convois de chameaux lourdement chargés. Le nombre de barques à charger et à décharger ne pouvait plus s'évaluer sans peine. Il y en avait, à l'époque de Saladin, trente-six mille sur le Nil et un Florentin de passage au Caire assurait qu'il y avait plus de bateaux dans le port du Caire qu'il y en avait à Gênes, à Venise ou à Ancône. Un texte d'Ibn Khourdabdeh nous dépeint la prospérité de l'Egypte:
    « Des marchands juifs, qui parlent l'arabe, le persan, le grec, les langues franque, espagnole et slave, apportent de l'Occident au Caire des femmes esclaves, des garçons, du brocart, des peaux de castor, des pelisses de martre et des épées. Ils s'embarquent dans le pays des Francs et se dirigent vers le Caire. Là ils chargent leurs marchandises à dos de chameaux et ils se rendent vers les ports de la mer Rouge ; de là ils vont aux Indes et en Chine ; à leur retour de Chine ils se chargent de musc, de bois d'aloès, de camphre qu'ils apportent au Caire. » La sécurité des routes était alors si grande et les relais si bien approvisionnés qu' « une femme pouvait se rendre seule, sur une monture ou même à pied, du Caire à Damas, sans emporter de vivres ou d'eau. » Ces routes avaient pour point de départ la citadelle du Caire. L'une se dirigeait sur Kous, où deux embranchements menaient à Assouan et en Nubie ; une autre reliait la capitale à Damiette, d'où l'on gagnait la Syrie. Tous les voyageurs qui visitèrent Le Caire à l'époque de Saladin s'accordent sur l'opulence qu'ils y trouvèrent. « J'y ai vu, écrit Makrîsi, des richesses si considérables que si je tentais de les énumérer et de les décrire, on n'accorderait, en Perse, aucune créance à mes paroles. » « On passa deux mois, nous dit Ibn Mouyassar, à transporter de l'hôtel d'Afdal au palais califien, à dos de chameau et de mulet, les trésors qui y étaient entassés. » Et d'énumérer tant de richesses, l'on est saisi par le vertige des chiffres:
     »...huit cent millions de pièces d'or... sept cents plats d'or et d'argent... des centaines de vases en porcelaine de Chine remplis de pierres précieuses entassées en vrac... quatre-vingt-dix mille vêtements en brocart de toute sorte ou en soie de Bagdad... des armoires à parfums, pleines de boîtes d'aloès, de vases de musc, de camphre ou d'aloès... des milliers de coffres contenant des étoffes de Dabik, du lin tissé à Tinnis et à Damiette... douze chambres remplies jusqu'au plafond de tapis, de tentures, de coussins en lin de Dabik mêlé de fils de soie ou d'or... des bahuts bourrés de caisses de lingots d'or de l'Irak... huit cents jeunes filles, dont cinquante, qui étaient des favorites, possédaient une chambre particulière... des tonnes de coton, de lin, de cire, de fer et de bois... quatre mille nattes en paille tressée... six cents pièces en cristal de roche... cinq cents harnachements pour transports... mille balles de marchandises du Yémen et du Maghreb... sept mille selles... »

    Les simples particuliers eux-mêmes ne se privent de rien:
    sorbets glacés à la neige du Liban. Voici d'ailleurs une recette de cuisine qui nous a été conservée par un chroniqueur de l'entourage de Saladin. Il s'agit de la préparation d'un pâté:
    « Préparer la pâte avec trente livres de la farine la plus fine que l'on pétrira avec cinq livres et demie d'huile de sésame. La partager en deux parts ; rouler la première très mince, et la mettre dans une grande poêle en cuivre ; sur ce lit étaler un hachis de viande et sur le hachis, entasser trente agneaux rôtis, bourrés d'une farce aromatisée de pistaches broyées, de poivre, de gingembre, de cannelle, de lentisques, de coriandre, d'anis, de cardamome, de noix muscade. Arroser le tout d'eau de rosés mêlée à de la muscade. Sur les agneaux et dans les intervalles disposer vingt poulets, autant de jeunes poules, et cinquante petits oiseaux, les uns bourrés et farcis, les autres rôtis dans du vin ou dans du jus de citron, garnir le tout de petits pâtés de viande et de petites terrines remplies de préparations sucrées ; ajouter des fromages frits ; puis, quand le tout présente la forme d'une coupole, verser de l'huile de rosé avec de la poudre d'aloès ; recouvrir avec la seconde moitié de la pâte et enfourner le plat. » Il est vrai que c'était là un plat de roi ou de dignitaire. Le commun des Cairotes, savetier ou poète, se contentait d'une brochette de lardons arrosée d'eau de fontaine, achetée dans les souks ou devant la mosquée à l'un des quinze mille cuisiniers ambulants qui glapissaient les mérites de leurs nourritures tout en prenant le temps de s'injurier confraternellement. Et puisque les chiffres ont parfois une saveur particulière, citons quelques fortunes célèbres du Caire:
    « le secrétaire de la chancellerie de Saladin, le cadi El Fadil, était assuré d'un revenu annuel de 625.000 francs or compte non tenu des bénéfices qu'il réalisait sur les affaires traitées par les marchands de l'Inde et du Maghreb. »
    « L'émir Tourountay, dont on peut encore admirer la coupole funéraire, laissa à sa postérité 10.000 kilos d'argent en barres et en pièces. »
    « Le palais d'un émir ayant été, un jour d'émeute, pillé par la soldatesque, ce pillage déversa une telle richesse sur la population du Caire qu'en un instant le taux d'achat de l'or baissa de près de cinquante pour cent ! »

    Le règne de Saladin a ouvert en Egypte une ère de très grande prospérité commerciale. Les Croisés eux-mêmes n'hésitaient pas à entretenir d'importantes relations économiques avec l'ennemi de leur foi. « Les Vénitiens, les Génois et les Pisans, écrivait Saladin en 1183, importent en Egypte des produits de choix de l'Occident, notamment des armes et du matériel de guerre, ce qui constitue un avantage pour l'Islam et un tort pour la chrétienté. » On le voit par ce document, l'état de guerre existant entre musulmans et chrétiens ne ralentissait guère le cours des transactions, en dépit des critiques de Bagdad et des décisions des conciles. Pourtant, aux termes des décrets conciliaires, « quiconque oserait vendre aux Sarrasins du fer ou des armes, des bois de construction maritime ou des vaisseaux tout construits, ou entrerait au service des Infidèles en qualité de capitaine de vaisseau ou de pilote, encourrait l'excommunication, peine à laquelle devait s'ajouter la confiscation des biens et la perte de la liberté individuelle. » Le Pape avait bien interdit tout commerce avec Saladin. Mais devant l'afflux des protestations qui s'élevèrent, il dut faire des concessions, se bornant à interdire la vente des articles qui pouvaient directement servir la puissance militaire de l'Egypte. Et les Croisés, développant les relations commerciales de l'Europe avec l'Egypte, devaient tirer le plus grand profit de la guerre sainte contre les Infidèles. Dès la première moitié du XIIe siècle les chansons de geste décrivaient les merveilles des terres de l'Islam. L'Europe se mit à l'école de la civilisation orientale, et la production, en Occident, se transforma. C'est d'Orient que nos ancêtres apprirent à tisser les étoffes de luxe, qui firent la fortune de Venise, plus tard d'une partie de la France ; d'Orient nous fut apporté l'art de fabriquer le satin, le velours, les étoffes brochés d'or ou d'argent, ou les tissus légers comme la mousseline, la gaze, le sandal, le taffetas. Depuis l'antiquité, l'Orient excellait à produire de moelleux tapis: les artisans européens s'efforcèrent de s'assimiler ce talent. Si Venise sut bientôt couler le verre et tailler des glaces, elle le dut à la connaissance des techniques utilisées dans les souks du Proche-Orient. C'est encore aux artisans syriens que l'Occident emprunta l'art de fabriquer le papier et même celui de savoir cuire les sirops. Les conséquences de cette pénétration pacifique eurent de durables effets sur le commerce et l'industrie naissante de l'Europe: la draperie transformée, l'Europe initiée à la fabrication du linge, les industries de luxe s'installant et se développant en Occident, la production se diversifiait, la technique se perfectionnait. En réalité, une révolution économique bouleversait toute une société et tout un continent.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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