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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    La paix difficile

    La paix dificile L'hiver était revenu. N'ayant rien à redouter pour l'instant de la part des chrétiens qui, en janvier 1192, regagnèrent leurs bases du littoral méditerranéen, Saladin démobilisa son armée. Avant de se séparer de ses émirs et de ses officiers, après avoir dressé le bilan des profits et pertes de cette campagne, Saladin réunit un divan pour savoir avec qui, de Conrad de Montferrat ou de Richard Cœur de Lion, l'Islam ferait la paix.

    Il avait déjà tant de fois, au cours de son existence qu'il avait jusqu'à ce jour passée à cheval, signé des traités avec les Francs qu'il ne se méprenait point sur la sincérité et la durée de tels accords mais, ainsi que nous l'avons vu, les divisions continuelles qui partageaient le camp des chrétiens ne pouvaient que le favoriser.

    Tout le monde était las de la guerre. Le roi d'Angleterre lui-même n'avait point caché sa pensée, lorsque son ambassadeur eut une entrevue avec El Melek el Adel à Yazûr, peu de jours avant la marche des Croisés contre Jérusalem:
    « Partout, les villes sont détruites. Aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens les ressources en hommes et en vivres sont réduites à néant. » A force de piétiner sur place, en se contentant de légers accrochages entre postes avancés, à force d'enterrer des morts et de voir brûler des villes, on avait perdu l'enthousiasme sans lequel les armées, surtout les armées de cette époque qui ne disposaient pas des formidables moyens matériels de destruction que les états-majors utilisent aujourd'hui, n'étaient que des masses inertes. Ils marchaient depuis des mois, sans jamais voir briller la lumière au bout du tunnel...

    L'enthousiasme a besoin de mouvement pour durer. Il lui faut des victoires, sinon il se rouille jusque dans le cœur des plus valeureux. Musulmans et chrétiens, après tant d'années de guérillas lassantes, devaient convenir que le mieux, pour sortir de cette impasse dans laquelle ils s'étaient engagés, était d'essayer de s'entendre. Hélas, en ce temps comme au nôtre, la paix était difficile.

    Le but de Saladin consistait à prolonger indéfiniment cet état instable situé entre la paix et la guerre qui caractérisait en ce début de 1192 ses relations avec les Croisés. « La paix que désirent nos ennemis, dit-il un jour à ses émirs, ne sera certainement pas respectée par eux. Si je viens à mourir, ils envahiront de nouveau la Palestine. En ce moment leurs forces se détruisent d'elles-mêmes et bientôt, si nous savons jeter du bois dans le feu qui les consume, ils ne seront plus en état de nous résister. Soyons patients et vigilants. Nous reprendrons les hostilités dès que nous percevrons les signes favorables au succès définitif de l'islamisme. » Les émirs applaudirent à la première partie de ce discours. Quant à la seconde, elle les effraya. Recommencer la guerre ! La guerre, toujours la guerre ! Ils firent observer au sultan que, cette fois, il était téméraire de fonder de trop grandes espérances sur les résultats qu'apporterait la déclaration d'une nouvelle guerre sainte. Il était d'ailleurs peu probable que le calife abbasside en prît de nouveau l'initiative. Et Saladin dut se rappeler que ses rapports avec le califat étaient corrects tout au plus, ce qui n'avait pas empêché le commandeur des croyants de lui adresser au début de novembre 1191 un certain nombre de remarques désobligeantes à l'endroit de certains des lieutenants du sultan.

    Le calife avait sévèrement désapprouvé la conduite d'El Melek el MozafFer Takki ed-Dîn, cousin de l'Ayyûbide, pillant les terres de Bektimor, celle du fils de Zein ed-Dîn qui avait gardé en captivité un protégé du calife, Hasan ibn Kafjâk, et l'avait dépossédé de son fief, Kirkûk. Ainsi, du côté de Bagdad, il y avait de légères ombres. En outre, les meilleurs officiers avaient été tués au cours de cette longue campagne ; la plupart des villes étaient désertes ; il n'y avait plus d'argent pour payer la solde des troupes. Les émirs étaient partisans de traiter avec le roi d'Angleterre, avec Conrad de Montferrat, avec le prince d'Antioche, en faisant les sacrifices nécessaires.

    Dès que les contingents de recrues eurent été libérés, Saladin se rendit à Jérusalem. Il signa un arrangement avec le marquis de Tyr.

    L'accord portait sur les points suivants:
    Renaud de Sagette, en qualité d'intermédiaire entre les deux parties, recevait pour sa commission la ville de Sidon et les terres attachées à cette principauté.

    Les Templiers et les Hospitaliers reprenaient les forteresses qu'ils possédaient auparavant; Conrad de Montferrat se contenterait des villes et des terres qu'il enlèverait aux chrétiens, et, si les musulmans l'aidaient au cours de ses conquêtes, il était expressément stipulé que ces derniers ne garderaient pour eux que le butin ; enfin Ascalon serait neutralisée:
    Elle n'appartiendrait à personne et les fortifications que Richard Cœur de Lion y avait fait reconstruire après s'en être emparée, seraient rasées.

    Par ce traité, les sacrifices de Saladin étaient réduits à leur plus simple expression:
    Il rendait Sidon qui n'avait aucune valeur stratégique, il restituait quelques menus hameaux fortifiés aux ordres des Templiers et des Hospitaliers. Quant à Conrad de Montferrat, il lui appartenait de se servir lui-même au détriment des chrétiens, bien entendu.

    Dans cette course à la paix, ce fut donc le vieux marquis de Tyr qui arriva beau premier. Ayant mis ce traité en poche, Conrad de Montferrat avisa aux moyens d'en retirer les avantages immédiats. Une fois de plus, dans sa carrière aventureuse, il fut servi à souhait.

    Nos lecteurs se souviennent que les Génois avaient pris parti pour lui, tandis que les Pisans militaient en faveur de Guy de Lusignan. Les Génois, outre qu'ils étaient de bons marins, étaient aussi des commerçants avisés. Et quel meilleur port auraient-ils trouvé sur la côte syrienne que celui d'Acre pour y abriter leurs flottes marchandes ?
    Or, c'était justement Acre que le marquis de Tyr voulait reprendre aux chrétiens. Il se mit d'accord avec les Génois qui se trouvaient dans la ville et, en février 1192, le complot éclata. Il sembla que l'heure était opportune, grâce à la défection du duc de Bourgogne, mandataire des intérêts de Philippe Auguste, qui venait de se brouiller avec le roi d'Angleterre. Les Génois étant les « supporters » de Conrad, le duc de Bourgogne prit parti pour le marquis de Tyr et c'est cet appoint de la dernière heure qui précipita les événements. Mais les Pisans étaient à Acre, eux aussi, et ils étaient décidés à ne pas abandonner la ville. La bataille fit rage dans les rues. Conrad accourut de Tyr avec une petite troupe de fidèles et il assiégea Acre pendant trois jours sans réussir à forcer la résistance des Pisans. C'est alors que, comprenant qu'ils ne réussiraient pas à se libérer de l'étreinte des Génois et de leurs alliés, les Pisans appelèrent à leur secours le roi d'Angleterre. Celui-ci était à Césarée. En une nuit, il fut devant la ville qu'il avait eu tant de peine à reprendre aux musulmans. Conrad était parti à la première nouvelle de son approche. Dès le lendemain, Richard ménagea un rapprochement entre Pisans et Génois. Le marquis de Tyr avait échoué. Des amis communs tentèrent de réconcilier Conrad de Montferrat et Richard Cœur de Lion, mais ce fut en vain.

    Le présomptueux roi d'Angleterre, après avoir commis tant de fautes politiques dont fut victime la noblesse franque installée depuis si longtemps en Syrie. Après avoir été responsable de tant d'erreurs, et tout cela pour pouvoir assouvir des ambitions personnelles, s'aliénait chaque jour davantage des amitiés et des appuis puissants parmi les Francs « syriens », jaloux de leurs prérogatives et de leurs bénéfices, et, de plus en plus nombreux, ceux-ci se détachaient de lui, et, plus ostensiblement encore, de son protégé Guy de Lusignan dont il soutenait les prétentions au trône de Jérusalem.

    L'obsédant souvenir du désastre de Hattîn rappelait l'incapacité militaire de Guy de Lusignan... Hattîn ! Hattîn ! Hattîn ! On ne pouvait prononcer sans émotion ces deux syllabes d'un lieu abhorré où avait été massacrée la vieille chevalerie franque qui avait jadis fondé les États chrétiens de Syrie sans ajouter aussitôt, inséparable de ce nom funèbre, le nom de Guy de Lusignan... Hattîn ! Hattîn ! Hattîn !
    Ce nom sonnait le glas de Jérusalem et il évoquait le règne maudit...
    Le roi d'Angleterre, en s'entêtant à protéger le vaincu de Hattîn, rendait douteuse son habileté politique et il choquait le bon sens ordinaire de la plupart des Croisés. Pour ajouter à ses soucis, de mauvaises nouvelles parvenaient de chez lui:
    Encouragé par Philippe Auguste, son frère Jean tramait un complot pour s'emparer de son trône, et se préparait à envahir les terres normandes de Richard Cœur de Lion.

    Devant l'hostilité qu'il rencontrait autour de lui à cause de Guy de Lusignan, Richard réunit à Ascalon, au mois d'avril 1192, les principaux barons francs pour tenter de résoudre l'épineux problème dynastique de Jérusalem. Les conclusions du débat furent unanimes:
    Guy de Lusignan ne serait jamais reconnu comme roi de Jérusalem par les chrétiens de Syrie. Seul, Conrad de Montferrat pouvait réunir leurs suffrages car il était aux yeux de tous « le plus capable et le plus utile du royaume de Jérusalem. »

    Le Plantagenet n'aimait pas le marquis de Tyr mais, sous la pression des barons syriens, il se réconcilia avec lui. Il envoya son neveu, le comte Henri de Champagne, à Tyr, afin de ramener le futur roi de Jérusalem à Acre où il devait être couronné. Une immense espérance parcourut la chrétienté d'Orient. La réconciliation de fait sinon de sentiment de Richard Cœur de Lion et de Conrad de Montferrat semblait être le gage de la reconquête de Jérusalem...

    Conrad avait les qualités d'un homme d'État, il avait su le prouver maintes fois. Il possédait l'habileté que confère une longue pratique des affaires en Orient, savait se lier sans se compromettre et trahir avec élégance. Il entretenait des amis utiles parmi les Kurdes de l'entourage de Saladin. Et celui-ci le tenait en grande estime.

    L'assassina de Conrad de Montferrat

    Le 28 avril 1192, une nouvelle stupéfiante courut de ville en ville, jetant les chrétiens dans la plus vive consternation:
    Conrad de Montferrat venait d'être assassiné ! On l'avait trouvé mort, dans une ruelle de Tyr, avec un poignard dans le flanc, alors que, sa femme s'attardant au bain, il était sorti pour aller dîner chez Philippe de Dreux, archevêque de Beauvais. On n'a jamais pu savoir qui fut l'instigateur de ce meurtre qui remettait à l'ordre du jour la question dynastique.

    La rumeur publique accusa le roi d'Angleterre. « Invité par l'évêque de Tyr à un festin, écrit El Imad dans le Livre de la Conquête, Conrad de Montferrat y prit part sans se douter qu'il ne verrait plus le jour se lever. Après avoir mangé et bu copieusement, il sortait fort joyeux de chez son amphitryon, et allait monter à cheval lorsque deux hommes l'assaillirent à coups de couteau, le laissant étendu et inanimé. Après avoir frappé cette âme vile, un des assassins se réfugia dans une église voisine. Le marquis de Tyr, respirant encore, supplia qu'on le portât dans cette même église, mais l'autre assassin se rua sur lui et ne cessa de le frapper que lorsqu'il fut devenu un tas de chair sanglante. Lorsque les deux compagnons furent arrêtés, ils se glorifièrent d'avoir été l'arme dans la main de Dieu et d'appartenir à la secte des fédayins ismaéliens [la secte des Assassins]. On leur demanda qui les avait choisis pour perpétrer ce meurtre. Ils dénoncèrent le roi d'Angleterre et ils furent ensuite, avant de mourir, atrocement suppliciés. »

    Certes, Richard n'était pas à l'abri de tout soupçon. N'avait-il point hâté la mort de son père en prenant trois fois les armes contre lui ?
    Mais on ne conçoit guère qu'il ait agi avec autant de maladresse le lendemain de sa réconciliation avec le vieux marquis, dont il venait de faire un roi. Cependant, cette rumeur fut assez persistante car elle parvint jusqu'aux oreilles de Philippe Auguste. De mystérieux messagers venaient justement de le prévenir que le roi d'Angleterre voulait le faire assassiner par deux fanatiques de la confrérie des Assassins — ayant à sa tête Sînan, ce fameux Vieux de la Montagne dont nous avons évoqué l'étrange personnalité — et que les tueurs étaient en route pour accomplir leur mission. La terreur du roi de France, qui avait ouï-dire ce qu'étaient les adeptes de Sînan, fut si vive qu'il porta toujours sur lui une massue pour se défendre. Il fit aussi établir une garde de sergents d'armes, qui furent à l'origine de cette garde spéciale chargée par la suite de veiller sur la personne des rois de France.

    Un historien arabe, Ibn al Athir, accusa Saladin du meurtre du marquis de Tyr:
    « Saladin, écrit-il, envoya un message au chef de la secte des Ismaéliens, Sînan. Il lui offrait dix mille pièces d'or pour faire égorger le roi d'Angleterre ou, si la chose était malaisée, au moins Conrad de Montferrat. Les Ismaéliens ne réussirent pas à approcher d'assez prêt Richard Cœur de Lion et, d'ailleurs, Sînan estima que l'assassinat du Plantagenet pourrait le desservir car il craignait que Saladin, débarrassé du chef de la Croisade, ne tournât ses efforts contre les Ismaéliens, afin d'anéantir une fois pour toutes cette secte d'illuminés et de fous furieux. Désireux cependant de toucher la prime, il inclina vers le meurtre du marquis de Tyr. »

    Cette assertion peut être difficilement retenue. Quel intérêt Saladin aurait-il eu en faisant disparaître un associé clandestin qui pouvait sournoisement guerroyer contre ses anciens frères d'armes ?
    Un traité resté secret liait le héros de l'Islam à l'un des princes de la chrétienté.
    L'intérêt du sultan le portait à ménager les derniers jours de cet auxiliaire providentiel.
    Il existe une troisième hypothèse, en vérité séduisante.

    Conrad et ses gens avaient eu jadis maille à partir avec les Ismaéliens. Il n'y avait point que des anges parmi les aventuriers qui voguaient vers ces terres de l'Orient que leur imagination parait de toutes les splendeurs. De rudes gaillards à la hallebarde un peu vive, au parler de mauvais ton, au courage de pirate, se mélangeaient aux purs un peu niais, peu portés sur les choses interdites, montrant à tout venant la croix dont ils avaient été marqués à l'épaule au fer rouge, qui s'enthousiasmaient pour Jérusalem et revenaient de la Croisade aussi pauvres et dénudés qu'ils étaient partis.

    En vérité, Conrad avait fait saisir jadis, dans les eaux côtières, un navire marchand prêté par le Vieux de la Montagne, et, par les voies les plus rapides, il avait fait expédier son équipage dans les profondeurs de la mer. Par deux fois, le grand maître Sînan invita Conrad de Montferrat à restituer la galère, la cargaison et l'équipage depuis longtemps évanoui dans les solitudes bleues du royaume de Neptune. Le marquis de Tyr, en vieux forban sans doute embarrassé, parut dégringoler des nues lorsque l'affaire lui fut contée. Le patriarche de la secte des Ismaéliens fit répandre de vagues menaces auxquelles Conrad eut le tort de prêter l'attention que l'on prête aux cabrioles des djinns. Or, Sînan disait vrai, en des formules vaporeuses:
    Il venait d'envoyer à Tyr deux fédayins fanatisés qui, pour inspirer confiance, se firent baptiser et réclamèrent pour parrains Balian d'Ibelin II et Conrad de Montferrat lui-même !

    La nuit qui suivit l'assassinat de Conrad, sa veuve consolable épousa le comte Henri de Champagne, neveu des rois de France et d'Angleterre par ses père et mère. Les chroniqueurs prétendent, mais il est vrai qu'ils aiment avoir la langue un peu longue, que « l'union fut aussitôt consommée, bien que l'épouse de feu le marquis, Isabelle, héritière deux fois légitime du royaume de Jérusalem, fut enceinte de ses œuvres. »

    La mort de Conrad de Montferrat améliorait la situation politique du roi d'Angleterre car le parti Montferrat, privé de sa tête, n'avait plus aucune raison d'exister. Il s'écroulait de lui-même et les éléments qui l'avaient constitué retournaient tout naturellement vers le roi d'Angleterre.

    Lusignan était toujours là, mais privé de l'appui de son protecteur Philippe Auguste, il n'était plus à craindre. Cette mort fit passer un vent de soumission sur la chrétienté. Le duc de Bourgogne, le duc d'Autriche, oubliant qu'on avait traîné son guidon dans la boue, les turbulents barons syriens, les Templiers, les Génois, les Germains, tous vinrent faire amende honorable et se replacer sous la houlette de l'Anglais.

    Onfroi de Toron lui-même, qui avait travaillé pour le compte du marquis de Tyr et avait été le négociateur de celui-ci auprès de Saladin, vint proposer ses services au Plantagenet. Ainsi, le corps de Conrad, le plus illustre membre de la famille lombarde des Montferrat, était à peine refroidi que son successeur au trône de Jérusalem avait été trouvé.

    Et la dynastie des Plantagenets, par Henri de Champagne, réservait pour l'avenir ses droits sur la Palestine. Pour dédommager Guy de Lusignan, ou plutôt pour l'exiler de la Terre Sainte, Richard Cœur de Lion lui céda le royaume de Chypre, moyennant cent mille ducats, sans rembourser les Templiers auxquels il avait déjà vendu cette île. La dynastie poitevine des Lusignan devait régner dans ce petit royaume latin jusqu'en 1489, date à laquelle la Vénitienne Catherine Cornaro, héritière des Lusignan, le vendit au doge de Venise.

    Reprise des campagnes militaires

    Au printemps, les forces franques reprirent l'offensive. Le 24 mai 1192, elles s'emparaient de la place forte d'Ed-Dârûn, située à trente kilomètres au sud d'Ascalon sur la route de l'Egypte. La résistance de 'Alem ed-Dîn Kaisar, commandant de la place, fut inutile. La forteresse fut prise d'assaut et la garnison massacrée.

    Et une nouvelle marche sur Jérusalem fut décidée, malgré les réticences de Richard Cœur de Lion qui recevait de fâcheux courriers d'Angleterre où son frère, encouragé par le roi de France qui se plaisait à ces jeux insolites, cherchait à s'asseoir sur le trône de l'absent. On partit donc. « En juin, rapporte le poète Ambroise, dans l'allégresse générale, à l'heure où le soleil efface la rosée, le camp se mit en marche et descendit par les plaines caillouteuses vers Ibelin de l'Hôpital... Des gens de haut rang firent œuvre d'humilité, d'honneur, de charité, de courtoisie, car ceux qui avaient des chevaux y faisaient monter les pauvres pèlerins et allaient à pied après eux. »

    Malgré la chaleur torride de l'été palestinien et le manque d'eau, — les musulmans avaient empoisonné l'eau des citernes et des puits —, les Croisés avançaient vers la ville sainte. Au nom de Jérusalem prononcé sur cette terre divine dont ils avaient baisé la poussière lorsqu'ils l'avaient vue pour la première fois, au nom de Jérusalem crié sous ce ciel d'une pureté inexprimable, ils oubliaient toutes leurs misères, leurs déceptions, et ils se retrouvaient purifiés par le mystère de la croisade. Qu'ils fussent nobles ou gueux, bourgeois ou serfs, qu'ils fussent clercs en rupture de vœux ou chevaliers en quête du séjour des bienheureux, ils se retrouvaient tous égaux devant Jérusalem, ces soldats de Dieu dont un signe céleste avait brûlé la chair.

    Une rumeur de miracle accompagnait leur immense cohue. Ils se réjouissaient de combattre « car ceux qui terminent leur vie au service du Christ ne sauraient mourir », écrit Raimond d'Aguilers. Jérusalem anime et exalte la pensée du moyen âge et les croisades sont les évangiles de ces temps de ferveur. Jérusalem ! Jérusalem ! Jérusalem ! Ceux qui périront au cours de cette croisade seront couronnés « au jour dernier et plein d'effroi du jugement », écrit Siméon, patriarche de Jérusalem.

    Jamais, au cours de son Histoire, l'Occident ne connut un tel idéal:
    Jérusalem...

    Et, le soir, à la veillée, sous les étoiles de Galilée, les chrétiens en armes répétaient les prophéties:
    « A Jérusalem, le roi des derniers jours doit déposer son sceptre et sa couronne. Le Christ triomphant à l'heure de la rédemption universelle s'y manifestera. Ainsi, la victoire dernière est la conséquence de l'espérance eschatologique qui a mû les foules de l'Occident vers la reconquête de la Terre Sainte, terre où le Fils de l'homme a souffert, mais où il a surtout manifesté sa gloire, où il a été promis aux hommes de Galilée par deux messagers vêtus de blanc que ce Jésus qui vient d'être enlevé au ciel, du milieu d'eux, en reviendra de la même manière qu'ils l'ont vu monter, porté sur la nuée, comme l'étoile brillante du matin qu'annoncera plus tard la vision apocalyptique. »

    Combien d'armées sans généraux avaient marché vers Jérusalem ?
    A leur tour, les soldats de Richard Cœur de Lion approchaient de cette ville céleste. Ils allaient enfin apercevoir au loin ses remparts couleur de miel, ses collines et ses tours, dans la lumière tremblante de l'été...

    Ils retrouveraient alors cette joie merveilleuse qui avait été la leur lorsqu'ils avaient accepté d'accomplir le long « voyage de pénitence », de se rendre vers la Terre Sainte en armes pour la rémission de leurs péchés, et sous la protection de l'Église. Ils avaient vu le Pape se faire l'apôtre de la croisade et le Saint-Père leur avait dit:
    « Jérusalem est l'ombilic du monde, c'est la cité de Dieu au centre de la terre ! »

    Ils marchaient vers Jérusalem et la grande clameur:
    « Dieu le veut ! » semblait les porter comme l'océan porte la tempête. Ils étaient la légion en marche sur la Via Hierosolymitana. Jérusalem !

    Ils allaient vers la cité sainte pour la reconquérir et jamais, peut-être, au cours de tant de marches, à la veille de tant de batailles perdues ou gagnées, ils n'avaient espéré avec autant de joie mourir pour le salut de leur âme sur cette terre sacrée ! Jérusalem !

    Jamais les Francs qui se sentaient si près de la victoire n'avaient marché avec autant d'allégresse malgré leur fatigue et les hallucinations provoquées par la soif. Ils firent halte au pied des monts Hébron, à El-Hesi, à vingt-quatre milles au nord-est de Dârûn, où un léger accrochage eut lieu avec l'avant-garde ayyûbide, puis à Tell es-Sâfi, à sept milles au nord-ouest de Beît-Jebrîn (la Garde Blanche des Francs bâtie par le roi Foulque en 1144 et démantelée par Saladin).

    Et le 10 juin, l'armée chrétienne prit position au nord d'En-Natrûm, à Beît-Nûba, où elle attendit ses convois de ravitaillement et ses machines de siège. Là, et cette décision demeure inexplicable, Richard Cœur de Lion immobilisa son armée.

    Devant Jérusalem dont il n'était plus qu'à une journée de marche, sa volonté faiblit. A vrai dire, il jugeait qu'il n'avait pas assez de spécialistes ni de matériel de siège pour entreprendre l'investissement de la ville sainte, qu'il croyait beaucoup mieux défendue par les musulmans qu'elle ne l'était en réalité.

    Ibn el Athir rappelle les inquiétudes de Richard Cœur de Lion, quand il nous apprend que, après avoir étudié le plan de la ville et s'être fait donner des précisions sur les points vulnérables des fortifications. Il répondit aux Croisés qui le pressaient de les mener à l'assaut:
    « Il n'est pas possible d'assiéger une telle place tant que Saladin sera vivant et que les musulmans seront unis entre eux, car nous ne pouvons en même temps investir Jérusalem et faire face dans la campagne aux troupes du sultan qui nous harcèleront comme elles le firent devant Acre. Nous n'avons plus la mer sur notre droite ni les vaisseaux vénitiens pour nous protéger. »

    On conçoit que le roi d'Angleterre ne voulait pas être responsable d'un second Hattîn. Mieux valait garder intactes les positions conquises non sans peine sur le littoral que de risquer de tout perdre en une bataille dont Richard évoquait avec effroi les conséquences si elle ne lui donnait pas la victoire.

    S'il avait alors connu la véritable situation des musulmans, la sourde rébellion des principaux émirs contre Saladin, le roi d'Angleterre eût reconquis Jérusalem sans coup férir. Mais il était inquiet pour lui-même, et n'osait imaginer ce que serait la fin de cette Troisième Croisade.

    Ayant renoncé à assiéger la sainte cité de Dieu malgré l'avis contraire de son entourage, il chercha comment il pourrait utiliser son armée inactive et il ébaucha plusieurs projets:
    On reviendrait à Ramla pour y installer ses quartiers d'hiver, ou on remonterait vers le nord où l'on se trouverait mieux en sécurité dans le comté de Tripoli pour régler tant d'affaires de famille, ou bien on irait frapper la puissance de Saladin en Egypte. Cette pensée lui plaisait et le Plantagenet fit acheter des milliers de chameaux. Cette nouvelle marche des Croisés, au mois de juillet, à travers les déserts brûlants de la péninsule du Sinaï eût été une folie. On se contenta de battre en retraite et de regagner Ramla.

    Sur le chemin du retour, le destin réserva une bonne fortune au roi d'Angleterre. Aussi souvent qu'ils pouvaient le faire impunément, les Bédouins de ces régions pillaient les caravanes transitant entre Damas et Le Caire. Dès que l'une d'elles était signalée, les nomades accouraient, tourbillonnaient autour de la caravane qui se rétrécissait peu à peu, et ils égorgeaient les marchands cossus sans que leur qualité de musulman leur épargnât ce malheur. Avant le premier aboi des chacals à la nuit commençante, les pillards disparaissaient derrière les collines en emportant le butin. Or, en ce début de juillet, une nouvelle sensationnelle parcourut l'immensité des déserts arabiques:
    Une caravane forte de trois mille chameaux chargés de trésors à faire rêver tous les barbiers de Bagdad allait sans s'en douter croiser l'armée franque qui regagnait ses bases.

    Sous les tentes en poils de chameau des nomades, ce fut partout une belle sarabande de houris ensorceleuses et de beaux dinars d'or. La caravane aux trois mille chameaux chargés de richesses traversa l'imagination de chacun et l'on pense qu'elle y laissa sa trace...

    Le roi d'Angleterre avait des espions un peu partout et il apprit que, étant donné l'importance de cette caravane protégée par cinq cents mameluks, les Bédouins ne seraient pas fâchés de s'associer avec quelques Anglais pour l'attaquer en force.

    On se réunit donc, et l'on convint des intérêts de chacun dans cette affaire. Richard Cœur de Lion campait près de Latrûn lorsqu'on lui apprit qu'à une vingtaine de kilomètres de là, au bord d'une source nommée El Hissa. La « Citerne Ronde » de Vincaulf, aux pieds des monts Hébron, la mirifique caravane prenait le frais, si l'on peut oser dire, sous la garde d'un certain émir Fakkr ed-Nîn, surnommé le Taureau d'Or, et des cinq cents cavaliers que Saladin avait prêtés aux riches marchands coptes pour leur permettre de traverser les déserts sans qu'à leur oreille tintât à chaque instant le cri fâcheux des détrousseurs de caravanes...

    Richard hésitait à croire qu'une caravane d'une telle importance, et représentant un tel capital, pût se trouver sur le chemin de l'armée des Croisés, et il voulut voir de ses yeux si les Bédouins n'avaient point été victimes d'un mirage. Se déguisant avec des hardes semblables à celles que portent les chameliers, accompagnés de deux barons comme lui déguenillés, il galopa jusqu'aux abords des sables humides d'El Hissa. Et ses yeux se réjouirent.

    Le lendemain, à l'aube, avec mille cavaliers portant chacun en croupe un fantassin et accompagné d'une nuée de Bédouins, il cerna le camp des caravaniers. Devant le nombre des assaillants, le désarroi fut à son comble parmi les marchands, leurs valets et leurs gardes. Ces derniers s'éparpillèrent en un clin d'œil, abandonnant la caravane entre les mains des Francs. Le roi d'Angleterre payait de sa personne. Il eut sa part dans ce massacre qui rappelait aux chrétiens les plus beaux jours de Renaud de Châtillon.

    Au reste, laissons la plume à Ambroise qui nous a laissé de cette razzia une relation imagée:
    « Les gens qui menaient la caravane venaient se rendre prisonniers aux sergents et aux chevaliers et leur amenaient par la bride les grands chameaux chargés de coffres enluminés, les mules qui portaient tant de richesses. Or, argent, étoffes de soie et de velours du pays de Damas, des tissus de Bagdad, des étoffes de pourpre, des casingans (?), des courtes-pointes, de beaux vêtements élégants, des pavillons et des tentes parfaitement travaillées, des électuaires et des médecines, des bassins, des outres, des échiquiers, des pots et des chandeliers d'argent, du poivre, du cumin, du sucre, de la cire, des épices de tout genre, et tant d'autres choses précieuses, des armures damasquinées dans les souks du Caire, enfin, une telle richesse que jamais, de mémoire de Croisé, on n'avait encore ramassé un tel butin. » Outre ce que le poète Ambroise énumère, le roi d'Angleterre s'empara de 4.700 chameaux, de 3.000 chevaux, d'autant de mules et de 500 prisonniers.

    Enhardis par ce succès, les Francs, traînant leur immense butin, remontèrent pour la troisième fois en deux mois vers Jérusalem. Et, comme précédemment, Richard, roi d'Angleterre, arrêta la marche de son armée à Beît-Nûba, dans l'attente, sans doute, que les portes de la ville sainte s'ouvrissent toutes seules devant lui.

    La révolte pointe dans les rangs Musulmans

    Dans Jérusalem, Saladin sentait fermenter autour de lui une inquiétante insoumission. Les éléments turcs de ses troupes s'accordaient mal avec les éléments arabes de la garnison. Le soir du 3 juillet 1192, le sultan était accablé. Il venait d'apprendre, c'est Beha ed-Dîn qui le note, que, dans la journée, les mameluks et les émirs s'étaient réunis pour exprimer leurs craintes et blâmer le sultan de songer à défendre Jérusalem:
    « Nous refusons de nous préparer à cette défense, dirent-ils, car nous craignons d'être bloqués dans la ville et d'y subir le sort de la garnison d'Acre, ce qui entraînerait la ruine du monde musulman tout entier. Le seul parti est de livrer bataille dans les plaines de Galilée, assez vastes pour permettre à nos troupes de se déployer. Si Dieu nous permet de vaincre nos ennemis, nous serons les maîtres de tout ce qu'ils possèdent encore. Dans le cas contraire, Jérusalem est perdue, mais notre armée est sauvée. Pendant longtemps, nos armées ont su défendre l'empire musulman sans avoir besoin de Jérusalem. »

    Ils auraient pu ajouter que cette guerre interminable durait depuis trente ans, depuis le jour où Saladin avait pris au Caire la succession du dernier calife fatimide, depuis le jour où, spoliant les héritiers de Nûr ed-Dîn, il était devenu le maître de la Syrie, en avait épuisé les ressources en hommes et en argent.

    Chacun savait que, désormais, jamais plus l'Islam ne chasserait la chrétienté de cette terre d'Orient où était né, où avait souffert, où avait été crucifié Jésus-Christ. Après Hattîn, tout était encore possible. Mais, depuis ce jour, les chrétiens s'étaient ressaisis, l'Europe avait mobilisé de nouvelles armées et Conrad de Montferrat s'était fortifié sur son imprenable rocher de Tyr.

    Après Hattîn, la fortune politique et militaire de Saladin pâlissait:
    Echec devant Tyr, échec devant Acre ! Et, en ce mois de juillet 1192, pour la troisième fois, les chrétiens campaient à un jet de pierre de Jérusalem ! Les plus fidèles compagnons de Saladin se détachaient du héros qui les avait comblés d'honneurs et de biens. Le calife de Bagdad lui-même se désintéressait de cette guerre coûteuse, trop longue pour rester sainte, trop lointaine pour l'inquiéter. Les petits émirs mésopotamiens auxquels il était sans cesse fait appel pour lever des recrues mal payées, les paysans de Damas maltraités par les fonctionnaires du fisc, tout le monde murmurait. Des têtes musulmanes un peu plus chaudes que les autres tombaient à Zebdani. Leur langue maladroite pendait, couverte de mouches, pour avoir osé dire des choses vraies.

    Comme toujours, lorsqu'il ne parvenait pas à assurer la paix de son âme, ou qu'il devait prendre une décision importante, Saladin rechercha dans la prière l'apaisement de son esprit. Son secrétaire le surprit plus d'une fois à Jérusalem passant la nuit en méditations. Lorsque le muezzin annonçait la prière de l'aurore, Saladin se rendait à la mosquée El Aqsa et il se tournait vers Dieu:
    « C'est aujourd'hui vendredi, écrit le cadi Ibn Cheddad, le jour béni entre tous ceux de la semaine, le jour où les prières sont le mieux exaucées, comme il est dit dans le Recueil des Traditions de Bokhari. Nous sommes maintenant dans le lieu le plus saint de toute la terre. Le sultan fera la lotion rituelle avant la prière et il distribuera des aumônes en secret. Ensuite, prosterné, il récitera, entre Yizan et le second appel à la prière, une oraison de deux reka't. Il implorera mentalement le Seigneur et il confessera son impuissance à accomplir sa tâche... »

    Les historiens arabes ont insisté sur l'isolement de Saladin à cette époque. L'un d'eux raconte qu'il convoqua les grands chefs de l'armée et les émirs à la mosquée El Aqsa où, après les prières ordinaires, il leur fit jurer de ne point abandonner la cause de l'islamisme, en leur citant l'exemple de Mahomet qui, dans une semblable situation, exigea le même serment de ses Compagnons.

    Après cette cérémonie, il tint un divan, et il leur dit:
    « Vous êtes aujourd'hui le seul rempart de l'islamisme. Le sort des musulmans, leurs biens, leur vie, leurs libertés, leurs enfants, tout cela est entre vos mains. Vous allez décider du salut de cet empire que nous avons fondé et de la religion. Si vous faites preuve de faiblesse, si vous nous faisiez défection, vous qui êtes entretenus par le Trésor public, la terre de l'Islam serait repliée comme le Livre de l'ange Sidjill, qui est l'ange chargé d'inscrire sur un rouleau toutes les actions des hommes, et les ennemis de notre foi reprendraient ce pays qu'une seule victoire nous a donné. Et ce serait en vain que nous aurions ensemble consenti tant de sacrifices, épuisé tant de richesses, connu tant de triomphes. L'Islam met en vous tous ses espoirs. »

    Devant la gravité de ces paroles et les embarras du Prophète qu'elles évoquaient, les assistants restèrent longtemps immobiles et muets « comme si un oiseau était posé sur leur tête », (locution proverbiale chez les Arabes, et qui tire son origine d'un hadis).

    On remarquera l'habileté du sultan qui nous apparaît encore tel qu'il fut au début de sa prodigieuse carrière. Ce n'est pas pour assurer à Damas ou au Caire le maintien de la dynastie des Ayyûbides, ce n'est pas pour sa grandeur ou sa gloire personnelle qu'il lutte depuis trente ans contre la chrétienté accapareuse. A la pointe du combat, il n'est que l'obscur artisan d'une œuvre dont il peut espérer que Dieu a voulu qu'elle fût impérissable. Son nom, sa puissance temporelle ne pèsent que le poids d'une plume dans la balance des grandes actions humaines. Non, il n'est plus rien devant Dieu sans ses émirs. Qu'ils réfléchissent encore, ces valeureux compagnons des batailles gagnées ensemble !

    Car il faut chasser jusqu'au dernier, et jusqu'au souvenir de ce dernier, les chrétiens de toutes les terres qui sont les terres des musulmans...

    Les émirs parurent se laisser convaincre par les arguments que leur exposait Saladin, ou plutôt aucun d'eux n'osa s'afficher contre le sultan, pas même le turbulent émir Aboul' Heïdja « le Gros » qui commandait un important contingent de cavaliers turcs, et dont les critiques avaient été urticantes. « Il est vrai, dirent-ils, que nous avons été entretenus, enrichis par tes soins. Tu nous a tirés de la poussière et élevés jusqu'aux honneurs. Rien ne nous appartient que notre tête et nous la dévouons à ton service. »

    On quitta la mosquée et chacun avait l'impression que Saladin avait retrouvé l'amitié de ses émirs. Mais le lendemain, l'alerte fut vive. Les mameluks, ayant su que le Divan avait accepté de défendre Jérusalem, firent savoir au sultan qu'ils désapprouvaient cette décision. Ils parlaient d'abandonner Jérusalem, de se répandre dans les plaines voisines et d'assaillir les chrétiens privés d'eau. La population musulmane, inquiète, se préparait à fuir et à prendre la route de Damas. C'est au milieu d'une telle agitation que l'on apprit la perte de la caravane d'Egypte qui ruinait la plupart des marchands de Jérusalem et des terres d'Oultre le Jourdain.

    Les Croisées perdirent là l'occasion unique de reprendre Jérusalem

    Nous le répétons:
    Si les chrétiens, à ce moment, se fussent montrés à une lieue de la Tour de David, le miracle s'accomplissait et les portes de Jérusalem s'ouvraient devant eux...
    Mais les Croisés étaient aussi irrésolus que les musulmans. On se faisait peur de loin. Certes, le duc de Bourgogne et les Français voulaient attaquer, mais le roi d'Angleterre ne voulait pas.

    Avait-il de secrètes intentions ?
    Désirait-il ménager le prestige de Saladin ?
    Pensait-il toujours à caser quelqu'un de sa famille sur le trône de Jérusalem, quitte à partager ce trône, lui, le Plantagenet, avec l'Ayyûbide ?
    Prétextant que les eaux étaient partout empoisonnées, il donna l'ordre de la retraite générale. Et, le 4 juillet 1192, tandis que Saladin, abandonné par une partie de ses meilleures troupes, songeait à offrir Jérusalem aux chrétiens pour signer enfin la paix avec eux, ce jour-là, dès l'aube, les Croisés pliaient leurs tentes et, pour la troisième fois, reprenaient avec célérité le chemin de la côte !

    On imagine que la joie fut à son comble dans le monde de l'Islam. Des milliers de lampes s'allumèrent dans toutes les mosquées de Jérusalem, de Damas et du Caire et la gloire de Saladin en fut illuminée.
    Quant aux Croisés, ils étaient déçus:
    « Quand les chrétiens virent qu'ils n'arriveraient pas à aller adorer le Saint-Sépulcre dont ils n'étaient qu'à quatre lieues, écrit Ambroise, ils eurent grand deuil au cœur. Ils retournèrent sur leurs pas, si tristes et si découragés que jamais on ne vit gens d'élite plus abattus et plus troublés. Le jour où nous revînmes ainsi vers Lydda et Ramla, il y avait cinq ans que le royaume de Jérusalem avait été perdu. »

    Après cette campagne décevante, il y eut dans les rangs de l'armée de nombreuses désertions. Les uns regagnèrent leurs terres d'Europe, les autres se retirèrent dan la principauté d'Antioche, en maudissant le roi d'Angleterre qu'ils accusaient de trahison...

    Juillet 1192

    De nouveau, on parla de paix. Richard Ier fit les premières avances. En vérité, il était soucieux et avait hâte de regagner l'Angleterre, où Jean sans Terre, chaleureusement appuyé par Philippe Auguste, s'apprêtait à le dépouiller de ses États. Il fit savoir à Saladin, par l'intermédiaire de son frère El Adel, qu'il venait d'armer chevalier, que, pour assurer entre les nations musulmanes et celles de l'Occident une paix stable, il était prêt à consentir des sacrifices. Il abandonnait ses prétentions au trône de Jérusalem, se contentant de la bande littorale située entre Jaffa et la principauté d'Antioche. Quant à Jérusalem, il proposait au sultan qu'elle redevînt chrétienne sous la protection des musulmans.

    Le roi d'Angleterre acceptait de ne plus chercher à reprendre un seul pouce de terre galiléenne et de vivre en bonne intelligence avec Saladin si celui-ci, en contrepartie du sacrifice qu'il s'imposait, s'engageait à faire respecter le libre exercice de la religion chrétienne dans les églises de la ville sainte, accordait aux pèlerins la liberté de visiter Jérusalem et les lieux sacrés sans avoir à payer un tribut au trésor ayyûbide, tolérait la présence des moines et des prêtres dans l'Église de la Résurrection et celle de vingt soldats anglais dans la citadelle de Jérusalem.

    Quinze jours plus tôt, Saladin aurait signé des propositions de paix aussi modérées qui consacraient la situation acquise de part et d'autre. Mais, au lendemain du départ des Francs d'El Hissa, il ne se pressait pas de s'engager avant d'avoir en main l'état des effectifs qu'il venait précisément d'appeler sous la bannière de l'Islam. Il se montra sensible aux désirs de paix de son adversaire, fit certainement preuve de bonne volonté, échangea une correspondance lyrique avec Richard, lui écrivant que son neveu, le comte Henri de Champagne, serait à ses yeux comme le plus cher de ses enfants. Il entretint le mirage d'une association politique Anglos-ayyûbide, celle qui justement tenait le plus au cœur du roi d'Angleterre qui, n'ayant pu marier l'une de ses sœurs avec le frère de Saladin, s'était employé à pousser son neveu.

    Après un échange de lettres académiques, après plusieurs entrevues cordiales entre Onfroi de Toron, spécialiste des négociations, et le cadi Hâji Yusuf, qui avait l'oreille du sultan, il y eut un certain froid. Saladin voulait bien laisser le littoral aux Francs comme ils le demandaient, mais à la condition que ces derniers s'engageassent à démanteler les principales forteresses, c'est-à-dire Gaza, Darûn, Ascalon, rebâties non sans peine par le roi d'Angleterre, et que les futures frontières fussent délimitées en laissant aux musulmans la jouissance des forteresses édifiées par les Croisés à l'intérieur du Liban. Pour indemniser le roi d'Angleterre des travaux qu'il avait effectués à Ascalon, il recevrait les bourgades et les cultures environnantes...

    La paix à peine envisagée fut enterrée

    Richard refusa de détruire les murailles d'Ascalon et les négociations furent rompues. Tandis que ces tractations traînaient en longueur, Saladin avait reçu des troupes de Mossoul et de Syrie. Le 26 juillet, il attaqua Jaffa, tenue par une faible garnison chrétienne.

    Après trois jours de furieux assauts, il réussit à pénétrer dans la ville basse. Se voyant cernés dans le quartier où ils s'étaient réfugiés, les Francs députèrent leur patriarche et leur castellan vers Saladin pour demander l'aman. Le sultan, dont les troupes exténuées avaient vu fondre leurs rangs pendant la défense désespérée des chrétiens, accorda une capitulation honorable. La date de la reddition de la ville fut convenue pour le lendemain. Mais le lendemain, sur le conseil du patriarche de Jérusalem Raoul, qui leur annonça que Richard Cœur de Lion allait venir les secourir à la tête de cinquante vaisseaux dont quinze grandes galères armées à Beyrouth, les Croisés refusèrent d'ouvrir les portes de Jaffa aux musulmans.

    Ceux-ci tentèrent un nouvel assaut. Ils renversèrent une tour. Par une brèche faite par les sapeurs, ils s'engouffrèrent dans la ville. Pas pour longtemps. Un mur de feu les arrêta.

    Les Croisés brûlaient de la paille et du foin pour aveugler l'ennemi. Lorsque la fumée fut dissipée, les troupes musulmanes trouvèrent devant elles une autre muraille de piques, de lances et d'épées.

    Les Croisés, coude à coude, attendaient le choc. « Quand le nuage de flammes fut dissipé, écrit Beha ed-Dîn, on aperçut un rempart d'épées qui remplaçait le mur écroulé et qui fermait si bien la brèche que le regard même n'y pouvait pénétrer, et on put voir l'effrayant spectacle de l'intrépidité des Francs, du calme et de la précision de leur défense. »

    Le courage des chrétiens fut tel dans cette affaire qu'ils n'avaient même pas fermé les portes de la ville. Leurs corps les remplacèrent. Mais les secours espérés n'arrivaient pas. La mort dans l'âme, ils demandèrent pour la seconde fois à capituler.

    Saladin exigea que chaque cavalier fût racheté par un cavalier, chaque fantassin par un fantassin. Il imposa en outre aux gens de Jaffa une contribution de guerre.

    Les assiégés, ayant accepté de souscrire à ces conditions, prièrent Saladin de faire cesser le combat. « Je ne puis entraver l'action de mes soldats, leur fit répondre le sultan. Si vous voulez avoir la vie sauve, enfermez-vous dans la citadelle, sinon je ne puis répondre de vos personnes. »

    En effet, les mameluks, ignorant que les défenseurs de Jaffa venaient de capituler, se répandaient dans la ville en égorgeant tous ceux qui se trouvaient par malchance sur leur chemin. Et, pour épargner aux Francs une mort certaine, Saladin, fidèle à sa parole, envoya des hommes sur lesquels il pouvait compter pour les protéger, les défendre contre les excès de ses propres soldats.

    Cette générosité envers l'ennemi irrita la plupart des émirs qui déléguèrent l'un des leurs auprès de Saladin pour lui exprimer leur déception et celle de leurs hommes frustrés des trésors de Jaffa. C'est pour ne point mécontenter l'armée qu'ils refusaient de reconnaître les derniers accords réglant la capitulation de la ville. Ils estimaient qu'ils s'en étaient emparés par les armes et ils exigeaient d'y ramasser le butin qui s'y trouvait et leur appartenait par l'ordinaire droit de conquête.

    Ils savaient que les mameluks refuseraient de quitter les lieux sans les avoir pillés, car dans Jaffa se trouvaient encore entassées les fabuleuses richesses de la caravane égyptienne détroussée par le roi d'Angleterre il y avait si peu de temps.

    Saladin se montra inexorable. Il avait promis la vie sauve aux chrétiens ainsi que le respect de leurs biens et il fit savoir qu'il punirait de mort ceux qui oseraient enfreindre ses ordres.

    Richard court à l'aide de Jaffa

    Et tandis que la plus grande confusion régnait chez les vainqueurs, le roi d'Angleterre, à force de rames, paraissait avec ses vaisseaux devant le port de Jaffa. Mais lorsqu'il vit flotter sur les remparts les drapeaux de l'Islam, il pensa que la ville était prise. Il s'apprêtait à faire demi-tour avec son escadre lorsqu'un chrétien, trompant la surveillance des musulmans, gagna à la nage l'un des navires de la flotte anglaise. Il apprit à Richard Cœur de Lion qu'un grand nombre de chrétiens armés se trouvaient encore dans le château gardant l'entrée du port, omettant à dessein de préciser qu'ils y étaient enfermés sous la protection de Saladin.

    Et le roi d'Angleterre mit à la voile vers le port de Jaffa. Une heure après, il abordait. On le vit, sans attendre l'accostage, l'écu au cou, une hache danoise à la main, sauter dans la mer avec de l'eau jusqu'à la ceinture, courir au rivage, le nettoyer de musulmans à sa vue pris de panique, et pénétrer dans Jaffa que pillaient les mameluks.

    Aussitôt, la garnison chrétienne massacra dans le château ses protecteurs. Beha ed-Dîn, témoin de ces événements, informa Saladin de ce qui se passait. Les musulmans abandonnèrent Jaffa dans le plus grand désordre, et quelques heures plus tard leur camp aux portes de la ville.

    Le roi d'Angleterre occupa sans combattre l'ost que les Infidèles venaient de quitter. Il y trouva non seulement une partie du butin enlevé à Jaffa, mais encore des provisions et des bagages que l'ennemi avait abandonnés.

    Après sa victoire de Jaffa, remportée avec deux mille hommes, Richard renvoya quelques-uns des mameluks qu'il avait fait prisonniers à Saladin. « Allez vers le sultan, leur dit-il, et dites-lui de ma part que cette guerre a duré trop longtemps ; que nous avons rempli l'un et l'autre notre tâche historique ; que nos troupes sont épuisées ; qu'il convient maintenant d'épargner le sang de nos sujets. Conjurez-le, par le Dieu qu'il adore, de m'accorder des conditions honnêtes afin que nous puissions vivre en paix les uns avec les autres. »

    Saladin lui répondit que l'on était toujours d'accord sur les principaux articles, et que les seuls points contestés étaient Ascalon, Jaffa et Darûn. Il proposa de couper la poire en deux:
    Les Francs garderaient Jaffa qu'ils venaient de conquérir avec un tel brio. Quant à lui, il recevrait Ascalon.

    On ne peut affirmer que le sultan faisait un grand sacrifice étant donné qu'Ascalon, depuis longtemps, appartenait, elle aussi, au roi d'Angleterre. Ce qui apparaît plutôt incompréhensible, c'est que Saladin accusât ainsi ses prétentions, au lendemain d'un échec.

    Décidément, cette guerre d'usure entre les deux souverains risquait de durer encore de nombreuses lunes. On voulait bien la paix, mais, chaque fois, c'était le vaincu qui en retardait l'établissement...

    Un mois après Jaffa, au cours d'un violent accrochage entre les musulmans et les Croisés, Richard Cœur de Lion mérita son surnom. Avec six cents hommes, il fut en rase campagne entouré par la cavalerie kurde de Saladin.

    L'Anglais ne chercha pas à fuir. Il forma tranquillement ses soldats en carré, épaule contre épaule, bouclier sur bouclier. Il fit mettre à genoux le premier rang, la pique bien horizontale. Au second rang se tenaient les archers écossais à pied, sachant tirer douze flèches à la minute et, derrière eux, les arbalétriers dont le tir plus puissant et plus précis permettait de tuer un homme à deux cents pas, ce qui en faisait une arme à ce point meurtrière que l'emploi en était, à l'époque que nous évoquons, proscrit par l'Eglise, tout au moins contre les chrétiens. Il ordonna à tous de former comme un roc, l'arme bien en mains, menaçant de pourfendre quiconque faiblirait.

    Les charges des musulmans se brisèrent contre cette poignée d'hommes formant un vivant rempart hérissé de piques. Après avoir un certain temps tournoyé autour d'eux sans pouvoir les approcher, les cavaliers d'Allah abandonnèrent le jeu et disparurent avec la même impétuosité qu'ils étaient venus. Lorsque Saladin apprit ce qui venait de se passer, il manda les officiers kurdes ayant pris part à cette affaire et il déplora leur lâcheté.

    L'un d'eux lui répondit avec insolence:
    « Faites donc combattre vos mameluks contre les chrétiens plutôt que de leur permettre de molester les gens de Mossoul, d'Alep ou de Damas comme ils le firent pour les empêcher de piller Jaffa, pourtant conquise grâce à leur bravoure ! »

    Telle était la conséquence de la clémence du sultan envers les chrétiens de Jaffa !

    Il n'aurait pas dû oublier que la guerre sainte avait de tout temps, dans l'histoire des Arabes depuis Mahomet, utilisé la foi, l'élan religieux, pour la satisfaction d'appétits matériels ; que la notion même de guerre religieuse impliquait une idée de conquête et que la razzia pouvait être justifiée au nom de Dieu. L'âpreté individuelle au gain encourageait chacun à être l'artisan d'une victoire qui lui assurerait une part de butin. « Pendant la période des conquêtes, a écrit Gaudefroy-Demombynes dans le Monde musulman et byzantin jusqu'aux Croisades, les Arabes avaient été constamment sur le pied de guerre et le calife les appelait à lui en convoquant les chefs, à la bédouine ; mais, pour le service normal de l'État musulman, il n'y a point de recrutement régulier de l'armée. Ali, dans un discours sans doute apocryphe, prononcé à Coufa, mettait au nombre des péchés capitaux, kabâir, le ta'arrub, c'est-à-dire la défection des Arabes qui, une fois touchée leur part de butin, retournaient à leur nomadisme. »

    Croyance et bénéfice, tel était l'ordre naturel des mobiles qui incitaient les soldats, recrutés le plus souvent parmi des nomades fidèles à des traditions même antéislamiques, à combattre sous les ordres de Saladin dont tant d'années de victoires avaient grandi le prestige, mais qui, depuis que la fortune des armes se montrait hésitante, perdait une partie de son autorité. De simples officiers qui voyaient pâlir l'étoile du sultan craignaient beaucoup moins sa puissance, et comme il n'y avait pas à proprement parler d'État musulman, mais plutôt une association de communautés musulmanes momentanément solidaires pour défendre le même idéal religieux, chaque mécontent était heureux de retrouver sa liberté, surtout lorsque les affaires marchaient mal.

    Ce flottement entre l'individualisme absolu et le dévouement total aux heures incertaines était l'un des caractères de ces soldats d'occasion qui quittaient leur tribu pour défendre l'Islam par habitude et pour s'enrichir par vocation.

    L'élan mystique se trouvait du côté des Croisés. Certes, les cavaliers du désert voulaient bien assurer le salut de leur âme en combattant pour Allah, mais aussi revenir de la guerre sainte avec une part de butin. Il leur plaisait d'avoir été choisis par les agents recruteurs du calife pour leur belle mine et leur haute stature, de s'être fait teindre la barbe en noir avec la ghaliya aux frais du commandeur des croyants, d'avoir touché un pot de teinture pour les poils. Quelques dirhems et les biscuits réglementaires, mais ils préféraient encore, le soir sous la tente, écouter les récits des conteurs revenus de la foire aux poètes d'Okadh qui faisaient miroiter devant leurs yeux les montagnes scintillantes d'or et de pierreries qui se trouvaient sur les terres chrétiennes...

    Eux aussi, comme les Croisés, rêvaient aux caravanes fabuleuses...

    De telles dispositions d'esprit ne les incitaient guère à la clémence et c'est pourquoi Jaffa fut pour eux une cruelle déception.
    Saladin leur avait interdit de piller les biens des chrétiens dans la ville qu'ils avaient conquise !
    Pour sauver quelques centaines de chrétiens, qui ne se souviendraient de cela que le temps que met à brûler une chandelle, Saladin s'était aliéné l'appui de la plupart de ses émirs.
    Et maintenant, il devait ordonner le repli de ses troupes, et les Croisés le harcelaient car ils avaient appris par leurs espions que quelque chose d'insolite venait d'arriver chez les musulmans...

    Vers cette époque de l'été, le roi d'Angleterre, miné par le paludisme, dut s'aliter, et il fut à ce point si malade que, dans son entourage, on craignit d'entendre ses derniers hoquets. « Ou bien il mourra, écrit aimablement El Imad, et ce ne sera pas un malheur, et il ira rejoindre les ombres maudites du marquis de Tyr et de Frédéric Barberousse, ou bien il survivra et alors la guerre reprendre avec acharnement, car l'Anglais reniera ses engagements et attendra une nouvelle occasion pour surgir et attaquer. »

    Une fois encore, Saladin proposa une trêve générale s'étendant sur terre et sur mer, entre les deux armées. « Dieu ayant inspiré au roi d'Angleterre un désir immodéré de poires et de pêches » (Ibn Ched-dah), il lui fit, jour après jour, porter ces fruits accompagnés de délicieux sorbets à la neige du Liban et ces allées et venues favorisèrent les conversations.

    On était à la fin août et l'armée française tout entière s'apprêtait à quitter la Syrie où elle avait connu plus de déboires que de triomphes...

    Richard Ier voulait, lui aussi, regagner l'Angleterre avant la mauvaise saison. Le point litigieux de la paix était toujours Ascalon. Il désirait que Saladin le dédommageât des frais engagés pour les travaux de fortifications qu'il y avait fait faire.

    Saladin s'obstinant à ne pas accorder cette place aux chrétiens, Richard céda. De concession en concession, il abandonna presque toutes ses exigences. Cette paix, si difficile à réaliser pendant si longtemps, fut, en définitive, bâclée au dernier moment par Richard Cœur de Lion, de plus en plus inquiet de ce qui se passait chez lui, et qui appréhendait le retour de l'hiver.

    Ainsi, Saladin, le vaincu d'Acre, d'Ascalon et de Jaffa, dicta un traité tel qu'il aurait pu l'imposer s'il avait été le vainqueur !

    Et le mercredi 22 de Cha'ban, le 4 septembre 1192, le comte Henri de Champagne, neveu du roi d'Angleterre et son successeur dans la royauté du littoral, Balian II d'Ibelin, Onfroi IV de Toron, Malek el Afdhal et Malek el Zâhir signèrent, au nom du roi d'Angleterre et de Saladin, maître de la Syrie, de l'Egypte, de la Mésopotamie et du Yémen, non point une paix perpétuelle, mais une trêve de trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours.

    La côte comprise entre Jaffa et Acre restait au pouvoir des chrétiens. Ascalon devenait un no man's land. La région Ramla-Lydda était partagée en deux zones d'influence chrétienne et musulmane. Les chrétiens pouvaient librement visiter les lieux saints. Certains ordres religieux étaient autorisés à habiter et à gouverner les monastères qu'ils avaient édifiés. Le sort de personnages secondaires était aussi réglé.

    Un incident stupide faillit gâcher la cérémonie de la signature du traité de paix:
    « Le roi d'Angleterre refusa de jurer, et on dut se borner à lui toucher la main en signe d'engagement. Il prétexta que les rois ne font pas de serment. » (Ibn Cheddah.)

    Trois semaines plus tard, Bohémond III, prince d'Antioche, signait avec Saladin le traité de Beyrouth. Le sultan reconnaissait sa souveraineté sur la riche plaine s'étendant entre Antioche et Harim.

    Balian II se voyait octroyer un fief au sud-est de Caïffa, Renaud de Sagette recevait, pour prix de ses infidélités politiques envers Saladin et pour ses belles connaissances de théologie et de grammaire arabes, la moitié des terres de Sidon.

    Il n'est pas jusqu'au Vieux de la Montagne, celui qui avait le poignard ou le poison si faciles, Sînan, grand-maître de la secte des Assassins, qui ne voulût, lui aussi, apposer sa signature au bas du parchemin consacrant cette paix générale.

    La bonne nouvelle fut aussitôt proclamée dans les camps et marchés des villes de la Syrie. Partout où s'exerçait l'autorité de Saladin des courriers annoncèrent que,  »au nom de Dieu clément et miséricordieux, et par ordre du sultan. Saladin, salut du monde et de la religion, la paix est établie entre les chrétiens et les musulmans, qu'il est permis aux deux peuples de vivre en bonne intelligence, de voyager et de commercer librement sur les terres les uns des autres. »

    Cette paix sauva l'Islam... Quelques mois plus tard, Saladin allait mourir. Or, si le sultan était mort pendant la guerre, écrit le cadi Ibn Cheddah, « l'Islam eût été en péril. »

    Telle fut la fin de cette formidable coalition de peuples que fut la Troisième Croisade. Elle consacra la gloire et le génie de Saladin et, malheureusement, l'impuissance des chrétiens, divisés pour des questions d'intérêt sordides, devant l'Islam dont l'ombre grandissante allait s'étendre sur d'autres continents...
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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