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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    Et il y eut une grande multitude de peuples pour se battre

    Vue de Saint-Jean Acre 1900 Devant Acre, chaque parti s'organisa en prévision d'une guerre de longue durée...
    De toute la Syrie, les marchands accoururent pour s'installer dans le camp musulman qui n'était ni moins étendu ni moins important que celui des chrétiens. Il faut citer ce qu'écrivait un auteur arabe, à ce sujet:
    « Au milieu du camp, raconte Ibn al Athir, il y avait une large place où se trouvaient cent quarante loges de maréchaux ferrants. J'ai remarqué qu'une seule cuisine contenait vingt-huit énormes marmites pouvant contenir chacune une brebis entière. Je fis moi-même l'énumération des boutiques enregistrées chez l'inspecteur du marché et j'en comptai jusqu'à sept mille. Notez que ce n'étaient pas des boutiques comme nos boutiques de ville:
    Une de celles du camp en eût fait cent des nôtres ; toutes étaient fort bien approvisionnées. J'ai ouï dire que lorsque, Saladin changea de camp pour se rendre à Tell Kharrûba, bien que la distance fût assez courte, il en coûta à un seul vendeur de beurre soixante-dix pièces d'or pour déménager. Quant au marché de vieux habits et d'habits neufs, c'est une chose qui passe l'imagination. On trouvait dans le camp plus de mille bains:
    La plupart étaient tenus par des hommes d'Afrique ; ordinairement, ils s'associaient à deux ou trois ensemble. Ces piscines étaient d'argile ; on les entourait de palissades et de nattes pour que les baigneurs ne fussent pas vus du dehors. Il en coûtait une pièce d'argent pour se baigner. »

    Heureux camp, en vérité, que celui-là où l'on pouvait aller prendre son bain, se faire masser et parfumer après la bataille !

    En face, les chrétiens utilisaient leurs loisirs forcés à se fortifier sous les murs de la cité qu'ils assiégeaient. Le recul de Saladin à Tell Karrûba leur avait permis de gagner un peu de terrain et de resserrer leur étreinte. Us portèrent le principal effort de leur campagne à l'est, depuis la Tour Maudite jusqu'à la mer.

    Ils avaient édifié de ce côté trois tours beaucoup plus élevées que les murailles et capables de contenir chacune cinq cents hommes, répartis entre leurs trois étages. A l'un de ces trois étages se trouvaient les béliers utilisés pour défoncer les fortifications, à l'autre de puissantes machines de jets nommées « pierrières » ou « châbles » qui, mues par des ressorts et des cordes bridées, lançaient d'énormes pierres avec précision, et de grosses arbalètes que leurs servants pointaient comme des pièces d'artillerie et au moyen desquelles ils envoyaient des barres de fer rougies au feu, des dards garnis de pelotes incendiaires, des boules de feu grégeois.

    Au dernier étage se trouvaient les archers et les frondeurs, qui devaient être les premiers à descendre à l'assaut par le moyen d'un pont-levis abaissé sur les murailles. Quoiqu'élémentaires, ces machines remplissaient assez bien leur rôle. Portées par des roues, elles pouvaient être changées de place et, recouvertes sur l'une de leurs faces par des épaisseurs de cuir bouilli dans du vinaigre, elles ne pouvaient être que très difficilement incendiées.

    Cependant, à la faveur de l'inactivité des deux armées qui succéda à la bataille du 4 octobre 1189, des relations de bon voisinage s'établirent peu à peu entre les chrétiens et les musulmans. Malgré l'horreur que lui inspirait la religion des Infidèles, le poète Ambroise, dans son Histoire de la Guerre sainte, ne peut se défendre d'un certain sentiment d'admiration pour eux:
    Pierre iert la gent et orgoillose
    En la cité e merveillose
    Se ço nefust gent mescreue
    Onques mieldre ne fut veue

    Des tournois furent organisés entre les lignes ennemies où l'on s'affrontait, la lance haute. Après ces combats élégants, le vainqueur était fêté par les émirs et par les officiers francs qui bavardaient ensemble, chantaient et dansaient de compagnie avec autant de loyauté qu'ils en mettaient à s'éventrer quelques jours plus tard.

    Suivant un si bel exemple, les enfants qui se trouvaient dans les deux camps en faisaient autant, s'il faut en croire le Livre des Deux Jardins:
    « Un jour, pour se distraire, les soldats se dirent les uns aux autres:
    Pourquoi toujours nous battre entre adultes dans ces tournois sans laisser de place aux petits ?
    Convenons qu'une lutte aura lieu entre deux enfants qui seront choisis dans les deux camps. »

    « Et en effet, deux enfants sortirent d'Acre et marchèrent contre deux enfants appartenant aux Francs. L'un des deux jeunes musulmans courut sur l'un des chrétiens, le saisit à bras le corps, le jeta à terre et le fit prisonnier. Ce dernier fut racheté au prix de deux dinars par un de ses coreligionnaires et le jeune vainqueur reçut cette somme et rendit la liberté à son prisonnier. »

    Quoique cruelle, cette anecdote nous prouve que les esprits avaient singulièrement évolué. Faut-il y voir l'indice d'une faiblesse dans la volonté de poursuivre une guerre qui s'avérait difficile et longue, ou bien, comme le pense M. Grousset, celui d'une compréhension de l'indigène qui l'emportait sur l'esprit croisé ?
    Nous pencherions plus volontiers en faveur de la première hypothèse, car nous n'allons pas tarder à remarquer qu'une lassitude va se manifester chez les principaux lieutenants de Saladin qui trouveront qu'il y a déjà longtemps qu'ils sont en selle pour sa gloire. Ces relations chevaleresques furent un moment si continu qu'il se passa une chose extraordinaire, à laquelle nous ne pourrions croire si l'auteur du Livre des Deux Jardins n'était formel:
    les Francs prêtèrent leurs femmes aux musulmans. Certes, il ne s'agit point des épouses qui les avaient accompagnés jusqu'à Acre, mais de jeunes personnes envoyées dans leur camp par des autorités prévoyantes. Mais écoutons cette singulière histoire, telle qu'elle nous est racontée:
    « Un vaisseau de haut bord avait amené chez les Francs trois cents femmes remarquables pour leur beauté. Leurs charmes étaient réservés à ceux qui n'avaient point d'épouse en l'ost, et, à leur façon, elles se sacrifiaient sans être obsédées par la pensée de mal faire. Avec elle, point de déconvenue:
    En de joyeux assauts, mimiques et plaisirs, elles exaltaient les preux chevaliers, plus ardents à se battre après la joute avec leur belle. Ces femmes contribuaient à entretenir ainsi le bon moral parmi Normands et Siciliens férus d'occire le musulman pour la gloire de Jésus-Christ. »

    Le chroniqueur des « Gesta Francorum » avait déjà observé que les femmes qui n'étaient à personne furent d'un réel secours sous les tentes au cours de la Première Croisade. Outre l'intérêt de leur présence physique, elles encourageaient au combat les Croisés facilement mystiques dans ce débordement de passions et d'extases que provoquait chaque croisade. Grâce à elles, les armes devenaient plus éclatantes et le geste donnant la mort plus pur et plus meurtrier.

    Peu importait que ces courtisanes fussent d'origine obscure, pourvu que par le miracle de leur présence elles atténuassent la dureté et le nombre des épreuves supportées sans rancœur. N'oublions pas que ces croisades étaient exténuantes pour les hommes, qu'ils fussent de haut lignage ou de pauvres illuminés venus des hameaux perdus; qu'au fur et à mesure qu'ils descendaient à pied d'Asie Mineure vers le sud, les kilomètres par centaines s'ajoutant à des centaines de kilomètres, les approvisionnements étaient de plus en plus difficiles et les butins insignifiants. La disette et la soif accablaient les Croisés.

    C'est Albert d'Aix qui, dans son « Liber Christianae expeditionis pro erectione, emundatione et restitutione sancte Hierosolymitane ecclesie », relate que les hommes étaient affaiblis par des sueurs continuelles. Pour se procurer un peu de nourriture, ils vendaient leurs boucliers et leurs cottes de mailles ; ils chargeaient leur bagage sur des chèvres et, plus loin, ils jetaient le bagage aux orties et rôtissaient la chèvre. On trafiquait sur tout dans cette immense cohue de peuples divers en continuelle effervescence, sans cesse bouleversée par la famine, les épidémies, les exaltations religieuses.

    Nourris de tiges de légumes desséchées, de chardons, vivant sous des tentes que pourrissaient les pluies, ils étaient bien mal en point ces Croisés de toutes les conditions sociales et de tous les royaumes, attirés par l'attrait d'une intense vie religieuse en commun, et l'on comprend pourquoi, à la longue, il y avait tant de relâchement des mœurs dans l'ost, et pourquoi, durant une si longue suite d'années de croisade, chacun finissait par s'organiser comme on peut le faire en des circonstances moins extraordinaires.

    Voilà pourquoi la présence des femmes devant Acre ne devrait pas nous étonner. D'ailleurs, ces jolies chrétiennes si blanches de peau étaient à leur manière des auxiliaires précieuses. L'auteur du Livre des Deux Jardins nous dit que, pour les séduire, de nombreux mameluks désertèrent le camp de Saladin et abjurèrent l'Islam. Ces effets imprévus de la guerre sainte prêchée avec tant de chaleur en Europe et en Asie devaient éveiller dans les deux camps l'inquiétude des purs fidèles qui pouvaient se demander si ces contacts, par trop intimes, n'allaient point ruiner les plus belles espérances.

    Que devient l'honneur musulman ?
    Peut-on lire dans une lettre de cette époque.
    Où est la fierté du croyant, le courage du vrai sectateur de la religion ?
    Nous ne cessons de nous étonner de l'inertie des fils de l'Islam devant le triomphe des Infidèles.
    Personne ne répond à l'appel des armes !
    Personne ne redresse l'injure !

    Que voilà un texte qui nous édifie sur le peu de combativité dont faisaient preuve alors les troupes de Saladin. Il semble bien, d'ailleurs, que l'initiative des opérations ne lui appartienne plus. A la vérité, Saladin n'avait pas à sa disposition les moyens nécessaires pour entreprendre une action décisive. Et puis ses émirs étaient mécontents et las. Saladin était lui-même fatigué et il aura, au cours du siège d'Acre, de mauvais accès de fièvre dont l'un, au moins, le contraindra au repos absolu.

    Nous voyons ici le défaut de la construction ayyûbide. Saladin n'est pas le souverain d'un Etat dont les réactions devant le danger sont les mêmes en toutes ses parties. Il n'est pas à la tête d'un gouvernement dont tous les membres sont également sensibles aux événements qui peuvent menacer l'existence, les assises ou la structure de leur pays.
    Avec des compagnons plus ou moins fidèles, Saladin combat depuis vingt ans afin de préserver de la pénétration chrétienne une pseudo-fédération de sultanats qui se sont opportunément associés à l'heure du péril, mais non point unis pour édifier, à la faveur des bouleversements politiques qui secouèrent le Proche-Orient en ces années, cet État de Syrie qui aurait pu jouer par la suite un rôle si considérable dans l'histoire de l'Orient...

    Le printemps était revenu, ce printemps libanais qui commence au mois de mars, dans une douce lumière lavée par les dernières pluies. Avec les beaux jours, la plaine d'Acre paraissait plus spacieuse et les proches contreforts galiléens se détachaient avec plus de netteté sous un ciel merveilleux.
    Conrad de Montferrat, le vaillant défenseur de Tyr, recommença les hostilités en attaquant avec cinquante galiots, utilisés pour le transport des troupes et des approvisionnements, une flotte égyptienne qui tentait de secourir la garnison musulmane d'Acre.
    Cette bataille navale tourna à l'avantage des musulmans qui s'emparèrent de plusieurs vaisseaux chrétiens et en coulèrent un grand nombre d'autres.
    C'est à cette époque, en juin 1190, que Saladin reçut le courrier du Gath' oughigos de Kal' ater Rûmqui lui annonçait, par la lettre que nous avons citée plus haut, l'arrivée des Croisés de Frédéric Barberousse. Et comme il avait envoyé dans le nord des troupes pour interdire au moins la route d'Alep aux Germains, une partie des Francs en profita pour attaquer, dans la plaine d'Acre, Malek el Adel qui commandait l'aile droite musulmane.

    Malek el Adel aurait subi un grave échec si la famine n'avait point fait sentir ses effets dans le camp chrétien. Les Francs avaient, au cours d'une sortie heureuse, réussi à bousculer des contingents égyptiens nouvellement arrivés et bien pourvus en vivres, mais au lieu de poursuivre leur avantage, ils se précipitèrent dans le camp abandonné par les musulmans et s'approprièrent les provisions qu'ils purent y trouver. Tandis qu'ils se restauraient dans le camp ennemi, le leur était pillé par la garnison d'Acre qui, elle aussi, fit une sortie, se contentant d'enlever les femmes chrétiennes.

    Malek el Adel, voyant qu'on ne le poursuivait pas, fit faire demi-tour à ses soldats et reparut à son ost, honteux d'avoir fui devant des ventres creux. Il se vengea. Les Francs qui s'étaient laissés surprendre furent massacrés sous les tentes qu'ils venaient de piller. Les musulmans ne respectèrent, au milieu du carnage, que deux femmes qui s'étaient vaillamment défendues et qu'ils amenèrent devant Saladin.

    Deux autres femmes avaient péri dans la mêlée. Les auteurs arabes assurent que les Croisés perdirent quatre mille hommes dans cette journée, chiffre confirmé par une lettre de l'archevêque de Canterbury, alors châtelain de Baudouin. Et Beha ed-Dîn écrit en un langage imagé:
    « Les ennemis de Dieu, livrés au pouvoir des défenseurs de son unité, eurent l'insolence d'entrer dans le camp des Lions de l'islamisme. Mais ils éprouvèrent les effets terribles de sa colère. Le glaive de Dieu ayant arraché les esprits de leur corps moissonna leurs âmes et leurs têtes, abandonnant sur la poussière leurs cadavres:
    En un moment la campagne en fut couverte, comme des feuilles qui tombent à l'automne. Ces morts formaient une ligne ininterrompue depuis notre droite jusqu'à leur camp, et ils étaient amoncelés les uns sur les autres. Nos glaives s'abreuvèrent de leur sang jusqu'à l'ivresse. J'ai dû monter sur mon cheval pour passer ce fleuve de sang. »
    Et il ajoute que les musulmans perdirent seulement dix hommes dans cette affaire.
    « Les morts gisaient au milieu des prairies, écrit encore Imâd ed-Dîn, cadavres tuméfiés qui se décomposaient sous le soleil, exhalant une odeur qui attirait les chacals de tous les environs. »
    Pendant huit jours, note le Continuateur de Guillaume de Tyr:
    « Le fleuve Bélus roula dans ses eaux du sang, des charognes et des graisses, et les gens du camp ne purent venir s'y désaltérer. Et il y avait tant de mouches qu'il était impossible de tenir sur une rive ou sur l'autre du fleuve. »

    De cette funeste journée, il faut retenir que les chrétiens commirent d'inexcusables imprudences. Les hommes de pied, si l'on s'en rapporte au témoignage d'Ernoul, déléguèrent leurs sergents auprès de Guy de Lusignan pour lui faire remarquer que, dans l'extrême pauvreté de vivres dans laquelle ils se trouvaient, il serait opportun de profiter de la faiblesse du front de Saladin pour tenter de le percer et pour aller chercher dans son camp abondamment approvisionné ce qui manquait le plus dans le leur, c'est-à-dire des vivres. La haute noblesse franque, qui n'avait sans doute point les mêmes raisons de se battre — mais sans laquelle rien ne pouvait être entrepris avec succès parce qu'elle possédait la cavalerie, arme redoutable à l'époque, et à laquelle appartenait le plus souvent la décision du combat. — jugea qu'il serait téméraire d'entreprendre une action aussi importante alors que, dans quelque temps, les Francs d'Acre allaient recevoir les renforts attendus d'Europe. Elle se souvenait aussi du cuisant échec du 4 octobre. Le roi Guy de Lusignan se rangea à cet avis. Mais les sergents passèrent outre et ils entraînèrent leurs hommes à la mort.
    Première faute:
    Puisque Guy de Lusignan ne voulait pas seconder son infanterie, par quelle aberration ne lui interdit-il point de sortir ?
    Pourquoi la laissa-t-il aller sans s'opposer à son départ ?
    On croira difficilement qu'il n'eût pas les moyens de faire garder par les chevaliers toutes les issues du camp.
    Mais, et c'est ici que fut commise la faute la plus lourde, voyant — première phase du combat — que ses hommes étaient victorieux et que les musulmans, surpris, abandonnaient le terrain, pourquoi Guy de Lusignan ne jeta-t-il point sa cavalerie dans la mêlée pour soutenir la piétaille, lui assurer la victoire ?

    On ne sait, en vérité, ce qu'il faut penser de l'inertie de l'ancien roi de Jérusalem. La sainte cause n'était-elle donc point commune aux barons comme aux plus humbles des serviteurs de Dieu ?
    Cette inimaginable rivalité entre les éléments nobles et les éléments populaires de la croisade donna ce jour-là ses fruits amers. Certes, les premiers enthousiasmes des départs dans l'allégresse générale s'étaient atténués au cours de la longue route. Les misères et les déceptions avaient, peut-être un peu plus que l'idéal religieux, exaspéré la volonté de vaincre ou de mourir de ces hommes qui, pour se croiser, pour se purifier dans la magnifique aventure, avaient, dans un moment d'exaltation, tout donné d'eux-mêmes, tout promis sur les saintes Écritures, qu'ils fussent riches ou pauvres. Ils étaient des soldats, et non pas des martyrs.

    Ces hommes venus de partout possédaient-ils encore devant Acre le signe de rédemption marqué au fer rouge sur l'épaule droite ?
    Apercevaient-ils toujours, dans l'or des nuées fuyantes, comme les ermites cuirassés des années qui précédèrent la conquête de Jérusalem, des armées célestes prêtes à les seconder ?

    Des aurores boréales prometteuses de miracles comme celles que virent les truands devant les remparts d'Antioche et d'Édesse ?
    Voyaient-ils encore des feux tomber comme une pluie d'étoiles sur les collines dénudées de l'Apulie, et de grandes masses d'hommes s'agenouillaient-elles toujours sur le chemin de Jérusalem, en voyant au-dessus de la Judée une cité tout entière descendre du ciel et rester suspendue pendant quarante jours ?
    Ces signes qui précèdent les événements frappaient-ils encore leur imagination, l'accaparant à la veille des batailles, visibles pour eux seuls jusqu'au seuil de la mort ?

    Une multitude de peuples Dans les deux camps, les renforts affluaient. Imad ed-Dîn Zengî arriva en juin 1190, bientôt suivi par Sindjar Shah, Allah ed-Dîn Khorren, Shah et Zein ed-Dîn, qui revenaient du Nord de la Syrie où ils avaient réussi à interdire la route d'Alep aux troupes de Frédéric de Souabe. Les atabegs zengîdes se ralliaient enfin à la cause de la guerre sainte, oubliant pour l'heure que Saladin était l'ennemi héréditaire de leur tribu. Et, cherchant des points d'appui dans l'Islam militant qui ne pouvait pas se désintéresser de cette gigantesque bataille contre la chrétienté qui se livrait sous les murs d'Acre, Saladin envoya même un ambassadeur au Maroc, pour demander l'aide de l'almohade Abu Yûsuf Ya' Qûb Mansûr.

    Cette ambassade fut reçue à Marrakech le 18 janvier 1191. Elle sollicita, d'ailleurs vainement, du souverain marocain l'envoi d'une escadre pour disputer aux flottes italiennes la maîtrise de la Méditerranée.
    « Il faut, écrivait Saladin, que l'occident musulman aide les musulmans plus encore que l'occident infidèle n'aide les Infidèles. »
    Henri de Troyes, comte de Champagne, débarquait chez les Francs avec dix mille hommes, le 27 juillet 1190, ainsi que « le comte Thibaud de Blois, Etienne de Sancerre, Jean de Pontigny, Raoul de Clermont, Bernard de Saint-Valéry, Érard de Chacenay, Robert de Boves, Alain de Fontenay, Gautier d'Arzillières, Guy de Châteaudun, Jean d'Arcis, etc. » (R. Grousset, op. cit.)
    Ils arrivaient fort opportunément, car les chrétiens démoralisés par la famine, songeaient à traiter avec Saladin. Ces renforts ajoutés à ceux de Frédéric de Souabe, leur rendaient une supériorité qu'ils avaient perdue. Ils pressèrent le siège d'Acre, dont la garnison était commandée par deux officiers de valeur:
    Le gouverneur de la ville, l'émir Beha ed-Dîn Karakush, et le Kurde Ossan ed-Dîn Abu el Heija.
    Sur terre, la place était investie alors que, quelques mois plus tôt, elle communiquait encore avec l'armée de Saladin qui assiégeait elle-même les chrétiens assiégeant Acre.

    Les vaisseaux italiens qui avaient amené le comte de Champagne et ses troupes avaient rendu la maîtrise de la mer aux Francs après la malencontreuse bataille navale que nous avons relatée et la flotte égyptienne en était réduite à errer et à éviter les vaisseaux des Pisans et des Vénitiens montant une garde vigilante devant le port d'Acre.

    Le sultan communiquait avec la ville investie grâce à des nageurs habiles qui passaient sous la quille des vaisseaux ennemis bloquant l'entrée du port, et grâce à des pigeons qui, devant Acre, furent pour la première fois utilisés dans l'art de la guerre pour transmettre des ordres ou des nouvelles. Ces nouvelles n'étaient guère rassurantes pour Saladin. Dans Acre, les vivres s'épuisaient. Le sultan put tout juste réussir à faire passer chez les assiégés une galère chargée de quatre cents sacs de blé et de pois chiche, de petits buffles noirs de la Beqaa, d'oignons, de fromages, et de moutons aux larges queues adipeuses qui sont le régal des connaisseurs du désert.
    La ruse qu'il employa en cette occasion était grossière, mais elle réussit fort bien:
    Il avait fait arborer au mât de son galiot le pavillon des Croisés. L'équipage, vêtu à la franque et ne portant point la barbe, se composait en majeure partie de chrétiens apostats. Beha ed-Dîn précise même que les Francs parjures de cet équipage infidèle s'entretinrent familièrement, de bord à bord, avec les Croisés auxquels ils eurent l'impertinence de demander quels étaient les progrès du siège, et quel était l'endroit le plus commode pour débarquer sur la côte les nourritures qu'ils apportaient. Arrivés devant l'entrée du port d'Acre, ils s'y précipitèrent à force de rames et de voiles, laissant tout pantois et tout niais les capitaines des vaisseaux chrétiens qui, d'ordinaire, ne s'en laissaient pas tant conter.
    Pour éviter qu'une telle méprise se reproduisît, les Croisés décidèrent de s'emparer de l'une des tours, la Tour des Mouches qui, bâtie sur un rocher, à l'extrémité du môle, commandait l'entrée du port. Afin de pouvoir l'aborder, ils construisirent sur un radeau une tour de bois de plusieurs étages pareille à Phélépole grecque. Cette machine de siège, haute de vingt mètres, leur permettrait de combattre au niveau des remparts de la Tour des Mouches.
    Puis ils transformèrent une de leurs galères en brûlot flottant afin d'incendier les vaisseaux musulmans qui s'approcheraient de trop près de leurs équipages. Le vent contraria leurs projets, car au lieu de glisser vers la flotte ennemie, l'énorme brûlot fut repoussé vers la tour flottante que les Croisés avaient eu beaucoup de peine à édifier.
    Cet ouvrage fut réduit en cendres et les soldats qui s'y trouvaient, se voyant environnés par les flammes activées par le vent, eurent à peine le temps de se sauver. Ceux qui purent gagner le vaisseau qui devait les embarquer s'y précipitèrent en si grand nombre et dans une telle confusion que celui-ci sombra corps et biens. Très peu de Francs réussirent à gagner le rivage. De ce nombre fut Léopold, duc d'Autriche. Le premier, il avait réussi à sauter dans la Tour des Mouches où il avait été blessé. Il se jeta dans la mer couvert de sang.

    Le duc Frédéric de Souabe, arrivé depuis peu avec les débris de son armée, c'est-â-dire avec sept mille hommes sur les cent mille qui avaient quitté Ratisbonne, n'en avait point pour cela perdu sa morgue. Il reprocha aux barons installés devant Acre leur inertie et leurs jeux et, bouillant d'impatience de se battre, il attaqua les mameluks que Saladin avait laissés sur les collines environnantes. Cet engagement ne tourna point à son avantage.

    Pour tout le monde, ce siège d'Acre commençait à traîner en longueur. La disette et les épidémies, particulièrement à craindre sous ce climat subtropical, épuisaient l'armée chrétienne mal nourrie. Le moral faiblissait. Les chefs n'essayaient même plus d'entretenir l'esprit de combativité de leurs hommes par des escarmouches au cours desquelles ceux-ci songeaient surtout aux nourritures qu'ils pourraient trouver dans l'ost ennemi et non point à une belle mort qui les mènerait en paradis.
    Comprenant que cette situation ne pouvait pas durer jusqu'aux pluies de l'hiver, la haute noblesse franque décida de s'ouvrir un passage dans les terres et d'aller s'approvisionner coûte que coûte du côté de Caïffa. L'occasion lui parut favorable lorsqu'elle apprit que Saladin, atteint par les fièvres, était malade et devait garder la tente. Le 13 novembre 1190, à l'aube, l'armée chrétienne se mit en marche et les hommes étaient si étroitement unis les uns aux autres qu'ils formaient un mur épais d'où partaient une grêle de traits et de flèches.

    Au milieu de l'armée, un char portait le grand étendard de la croisade. Les Chrétiens longèrent le Bélus. Saladin, ne pouvant monter à cheval, se fit porter en litière sur le Tell Kharrûba d'où il put observer les mouvements de l'ennemi et diriger ses troupes selon les circonstances. « L'armée chrétienne s'avança du nord au sud, des environs de Tell' Ayâdiya à Da' wuq — le Casai de Doc — et de Da' wuq à Tell Kerdana — la Reccordane — et à la source du Nahr al Na'mein, qui n'est autre que le petit marais dit Basset al Kerdana, ou Palus Cendiva, à l'est de Kerdana. » (R. Grousset, op. cit.)

    C'est donc à Ras el Ma, l'actuelle Ayûn el Bass, à six milles au sud d'Acre, que le terrible choc se produisit. Après trois jours de combats furieux, les chrétiens n'avaient pas pu passer à travers les rangs ennemis. Saladin, qui ne pouvait se tenir debout en raison de son extrême faiblesse, pleura de douleur, écrit Beha ed-Dîn, de ne pouvoir être au milieu de son armée pour en partager les périls. Il ordonna à ses fils qui le veillaient de prendre part à la bataille, car, leur dit-il, « leur devoir était de donner aux musulmans l'exemple qu'il leur aurait donné s'il n'avait point été malade. » Il ajouta que ses enfants « devaient toujours se souvenir que leur poste se trouvait aux endroits les plus exposés aux dangers. »

    Certes, à aucun moment, un avantage décisif ne pût être obtenu par l'une des deux parties, mais on peut dire que les Francs furent vaincus puisqu'ils durent revenir sur leurs pas, après avoir supporté un nouveau et meurtrier combat près du Pont d'Aûk, sans être anéantis, ce qui démontre que lès musulmans étaient aussi impuissants qu'eux à forcer la fortune des armes.
    Il y eut tant de morts chrétiens et musulmans sur le champ de bataille que, pendant longtemps, l'odeur des cadavres se répandit sur la région. Saladin fut désappointé de n'avoir pu vaincre pendant ces trois jours et il cita ces versets du Coran:
    « Tuez-moi et Malek, tuez Malek avec moi. »

    Les historiens arabes, traçant un portrait flatteur de Saladin, et voulant montrer quelle était sa grandeur d'âme, racontent que, plusieurs jours après cette bataille, des prisonniers d'une haute distinction lui furent présentés. Parmi eux se trouvait un vieillard. Saladin lui demanda quel était son pays. « Ma patrie, lui répondit cet homme âgé, est si éloignée qu'il te faudrait plusieurs mois pour y parvenir.
    Et pourquoi, à ton âge, viens-tu me faire la guerre de si loin ?
    Répliqua le sultan.
    Je n'ai entrepris ce long voyage, expliqua le vieillard, que pour avoir le bonheur de visiter la Terre Sainte avant de mourir.
    Eh bien ! Faites votre pèlerinage, ajouta le sultan ; soyez libre ; allez finir vos jours dans votre famille et portez à vos enfants ces marques de ma bienveillance.
    Il lui fit remettre des présents et un cheval sur lequel il fut reconduit au camp chrétien.
    Saladin ne traita pas avec moins de sollicitude les autres captifs, parmi lesquels se trouvaient le commandant et le trésorier des troupes françaises qu'il logea dans une tente voisine de la sienne et qu'il traita comme s'ils étaient ses invités avant de les expédier à Damas.
    Un de ses jeunes fils lui ayant demandé la permission de trancher la tête à quelques prisonniers chrétiens, croyant ainsi se rendre digne de sa religion, Saladin lui répondit:
    « A Dieu ne plaise que je consente à une cruauté si inutile. Je ne veux pas que mes enfants s'accoutument à se faire un jeu de répandre le sang humain, dont ils ne connaissent pas le prix, alors qu'ils ne savent même pas encore la différence qu'il y a entre un musulman et un Infidèle. »
    Et l'un de ses soldats ayant un jour arraché d'entre les bras de sa mère un bébé de trois mois, il fit rechercher cet enfant et il le rendit à sa mère.

    Les émirs de Saladin, nous l'avons déjà dit, commençaient à être las d'être toujours en selle pour sa gloire. Les hommes qu'ils avaient amenés avec eux se plaignaient du peu de profit matériel que leur rapportait cette expédition militaire devant Acre. Ces contingents de volontaires loués pour six mois, provenant des souks ou des tribus nomades des steppes mésopotamiennes, étaient en grande partie composés d'éléments disparates et instables. Quant aux officiers qui les encadrent et les volent, il leur faut des soldes de fonctionnaires de calife, la plus belle part du butin après la razzia, des valets et des femmes. Aussi, ces troupes ne pouvaient-elles supporter longtemps les guerres de tranchée et les sièges interminables. « Les guerriers qu'on nous envoie, écrit un poète arabe, venant de très loin, arrivent en moins grand nombre qu'ils ne sont partis. Ils ont la poitrine oppressée par l'ennui de cette guerre ; à peine sont-ils arrivés qu'ils voudraient repartir. Tant de faiblesse inspire une nouvelle audace à nos ennemis. Ces ennemis de Dieu imaginent tous les jours quelques nouvelles ruses:
    Tantôt, ils nous attaquent avec des tours, tantôt avec des pierres, tantôt avec des béliers. Quelquefois, ils sapent les murs ; d'autres fois, ils s'avancent sur des chemins couverts ; ou bien ils essayent de combler nos fossés. »
    Chaque jour, avec plus de force, les alliés mésopotamiens de Saladin se détachaient de lui. Une sourde rébellion couvait contre son autorité, alimentée par des querelles de clans. Saladin, somme toute, n'était à leurs yeux qu'un parvenu contraint de s'appuyer sur eux et sur leurs contingents pour pouvoir continuer la guerre. A la différence des Croisés, bien obligés de rester là malgré leur découragement, ces émirs pouvaient retourner chez eux avec leurs troupes, abandonner Saladin devant l'ennemi. Ils ne tenaient pas à fonder un empire arabe.
    Leurs fiefs lointains d'au-delà l'Euphrate les contentaient. L'un d'eux, Mo'ezz ed-Dîn, roi du Sindjar, fils de Saïf ed-Dîn Ghâzi, petit-fils de Zengî, sollicita son départ. Saladin refusa, prétextant justement que sa défection affaiblirait l'armée. « A un moment tel que celui-ci, lui fit-il répondre, il est de mon devoir de réunir le plus d'hommes qu'il m'est possible de le faire et non point de les renvoyer. »
    Il lui interdit même de paraître devant sa tente.
    Mo'ezz ed-Dîn, furieux, ordonna à ses gens de plier leurs tentes et de le suivre à Tibériade où il reçut le message suivant de Saladin:
    « Je n'ai point recherché votre amitié. C'est vous qui avez imploré ma protection lorsque vous craigniez de perdre vos États et même la vie. Je vous ai secouru contre vos ennemis et contre vos sujets rebelles. Depuis ce temps, vous n'avez cessé d'imposer de dures lois à votre peuple, en exerçant sur lui toutes sortes de vexations, de cruautés et de brigandages. Je vous ai inutilement averti plusieurs fois de changer de conduite. Enfin, je vous ai sommé de venir prendre part à la guerre sainte ; et l'on sait quelles troupes vous avez amenées. A peine êtes-vous arrivé que vous avez paru impatient de repartir. Vous avez été aussi inutile à l'islamisme que peu redoutable à nos ennemis. Vous ne vous êtes distingué que par votre tiédeur et vos murmures. Cherchez donc à présent un autre souverain qui vous défendra contre ceux qui envahiront vos États, car je vous déclare que désormais je renonce à toute alliance avec vous. »
    Mo'ezz ed-Dîn eut-il quelque appréhension ?
    Saladin était puissant et il pensa peut-être que le moment n'était pas encore venu où il pourrait se dresser devant l'ancien atabeg de Nûr ed-Dîn. Il fut d'ailleurs à ce sujet chapitré par El Melek el Mozaffer Takki ed-Dîn, malencontreusement rencontré avec un groupe de partisans sur la colline 'Akaba de Fîk, et il promit à ce dernier de se réconcilier avec celui dont il avait déserté le camp face à l'ennemi. En d'autres temps, il eût sans doute été décapité sans apparat. Mais Saladin, faisant taire ses ressentiments car il avait besoin d'hommes, même d'hommes « peu redoutables à ses ennemis », consentit à oublier ce qui s'était passé. Il se rappela peut-être que cet infidèle allié qu'il mésestimait avait tout de même battu le prince d'Antioche près de Hama.
    Et Mo'ezz ed-Dîn revint à Acre. Des embrassades et des présents mirent un point final à cette fugue. Cependant, ce déplorable exemple d'insoumission avait porté ses fruits. A son tour, l'émir Imad ed-Dîn fit remettre au maître de l'Egypte un mémoire dans lequel il ne cherchait point à atténuer ses griefs ni le mécontentement de ses soldats qui s'imaginaient que la guerre était un sport d'été. Saladin écrivit en marge de ce rapport:
    « J'aimerais savoir quel avantage vous retireriez en perdant l'appui d'un homme tel que moi. »
    Cet argument dut paraître péremptoire, car Imad ed-Dîn, tout en méditant d'obscurs projets, préféra ne point encourir la colère de son maître.

    Et l'hiver revint, rendant toute opération impossible. De nouveau, la disette se fit sentir dans le camp chrétien. Un sac de blé coûtait quatre-vingt-seize dinars tyriens, ce qui n'était point une somme à la portée de tout le monde. Malgré ce prix, les provisions de blé s'épuisèrent. Les chrétiens abattirent leurs chevaux pour se nourrir.
    Lorsqu'ils n'eurent plus cette ressource, ils firent bouillir les harnais, les cuirs, les vieilles peaux qui se vendaient très cher. Les épidémies succédèrent aux épidémies. Deux cents hommes étaient chaque jour emportés par les fièvres et par les privations.
    Le fils de Frédéric Barberousse, qui avait eu tant de mal à mener son armée jusque devant Acre, mourut le 20 janvier 1191, des suites d'une fièvre pernicieuse. Et les quelques Allemands qui avaient été épargnés dans cette hécatombe de presque cent mille hommes ayant péri sur la longue route de Ratisbonne à Acre, quittèrent ces lieux désenchantés et ils regagnèrent leur patrie.

    La croisade allemande avait échoué

    En outre, de nouvelles difficultés surgissaient entre les principaux chefs chrétiens:
    Qui serait roi de Jérusalem ?
    Guy de Lusignan ou Conrad de Montferrat ?
    Une partie de l'armée optait pour l'ancien roi de Jérusalem, et l'autre partie pour le marquis de Tyr. La discorde, après la famine et la peste, s'installait dans le camp chrétien.
    Qui serait roi de Jérusalem ?

    Ce problème devint le souci des barons passant leur temps à peser les chances des deux candidats qui ne pouvaient plus se voir et tissaient la trame compliquée de leurs combinaisons autour d'un royaume fantôme, que l'un avait perdu et que l'autre était incapable de reprendre.
    Qui serait roi de Jérusalem ?
    Un événement bien imprévu allait percer l'abcès. En octobre 1190, la reine Sibylle et ses filles furent victimes de l'épidémie de peste qui avait déjà fait tant de victimes. Comme Guy de Lusignan ne tenait ses droits à la couronne que par sa femme, ses adversaires soutinrent que, selon les règles des institutions hiérosolymitaines, la couronne devait revenir à la sœur de Sibylle, la princesse Isabelle, seconde sœur du roi Amaury Ier. Ernoul est formel:
    « La reine Sibylle étant morte, sa terre devait revenir à sa sœur Isabelle. »

    Le mari d'Isabelle était Onfroi IV de Toron qui n'avait point voulu du royaume de Jérusalem lorsqu'on le lui avait proposé en 1186. Mais Onfroi de Toron n'était pas populaire. Il ne possédait aucune de ces vertus qui sont indispensables à un homme pour commander et il aurait facilement été l'amusement des cabales déjà ourdies dans l'ombre d'un royaume perdu. Le rival le plus redoutable de Guy de Lusignan était donc Conrad de Montferrat, le seul d'ailleurs qui possédât au moins quelque chose, puisqu'il avait pris la précaution de garder Tyr dont il était toujours le gouverneur. Comme il ne pouvait justifier d'aucun droit à la couronne, ses partisans résolurent de tourner la difficulté en faisant annuler le mariage d'Isabelle avec Onfroi IV de Toron pour la marier avec Conrad de Montferrat. Ainsi, Isabelle, héritière reconnue du trône de Jérusalem, passait légalement la couronne au marquis de Tyr qui devenait ainsi le prétendant légitime, éliminant sans appel Guy de Lusignan. Et Conrad de Montferrat, dont la première femme, qu'il avait abandonnée, vivait toujours à Byzance, épousa Isabelle ; après la célébration des noces, il informa les chrétiens qu'il devenait roi de Jérusalem et qu'il prenait le commandement de l'armée.
    Guy de Lusignan et ses partisans se récrièrent contre cette usurpation.
    Les Templiers prétendirent que Lusignan, ayant été solennellement sacré dans la ville sainte par Héraclius, ses droits demeuraient intacts.
    « De plus, si l'évêque de Beauvais, comme tous les éléments français, tenait pour Montferrat, l'archevêque de Canterbury, également présent à Acre, s'était, comme tous les éléments anglo-normands, prononcé pour Guy. L'archevêque tenta même, mais en vain, de s'opposer au divorce d'Onfroi de Toron et d'Isabelle. » (R. Grousset, op. cit.)
    Ces luttes dynastiques pour la possession d'un royaume fantôme affaiblirent l'armée chrétienne. Les chefs et les soldats firent bande à part selon leurs préférences. On s'injuria. On se battit.
    Les choses s'envenimèrent à ce point que des esprits clairvoyants, comprenant que ce conflit mettait en péril la chrétienté militante, proposèrent une trêve entre les adversaires et les soutiens de Guy de Lusignan et de Conrad de Montferrat et leur firent promettre de s'en remettre, pour décider de cette affaire, au jugement de Richard Cœur de Lion et de Philippe Auguste qui voguaient vers la Terre Sainte avec les armées de la Reconquête et d'abondantes nourritures.
    Pour pouvoir retrouver ses soldats au printemps, Saladin avait dû en licencier une partie avant la mauvaise saison. Imad ed-Dîn Zengî, roi du Sindjar, et le prince de Djézireh ben Omar, quittèrent le camp musulman le 15 novembre 1190 ; peu après partirent 'Alâ ed-Dîn, fils du prince de Mossoul, El Melek el Mozaffer, Takki ed-Dîn et El Melek el Zaher.
    Les navires francs ne bloquant plus le port d'Acre en raison de l'état de la mer, Saladin en profita pour relever la garnison d'Acre. L'émir Seif ed-Dîn 'Ali el Meshtûb fut nommé gouverneur de la place le 13 février 1191 en remplacement de l'émir Hossân ed-Dîn Abu el Heija.
    Le seul incident à signaler durant cet hiver fut la perte de sept navires chargés de vivres destinés à la garnison musulmane d'Acre:
    Ils furent pris dans une tempête et jetés sur les rochers de la côte où ils se disloquèrent.
    Telle était la situation des deux armées devant Acre lorsque les rois de France et d'Angleterre prirent la mer, mettant le cap sur la Terre Sainte.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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