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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    Les malheurs de l'Empereur Frédéric Barberousse

    Frederic Barberousse En octobre 1189, Saladin apprit, par un courrier d'Alep, que Frédéric Barberousse était parvenu devant les portes de Byzance avec son armée. Il chargea son secrétaire Beha ed-Dîn de se rendre à Bagdad pour demander au calife abbasside, « Roi des rois sassanides », des secours immédiats. Il lui fit valoir en quel péril serait l'islamisme si la Troisième Croisade réussissait à chasser les vrais croyants du littoral méditerranéen. Il lui rappelait aussi que les possessions chrétiennes en Orient, même après ses campagnes victorieuses en Terre Sainte, étaient encore considérables:
    Baignées à l'ouest par la mer, les terres franques avaient pour limites au nord-est le cours supérieur du Khabour en Haute-Mésopotamie.

    « La frontière, écrit R. Thoumin dans son Histoire de Syrie, suivait un tracé est-ouest qui laissait Alep au sud, contournait la ville et rejoignait le cours inférieur du Qpueik. De là, englobant Apamée, elle gagnait les hauts sommets des Ansariehs où le comté de Tripoli était limitrophe du système montagneux de Masyâf, domaine redoutable du Vieux de la Montagne. »

    Les contreforts du Liban, qui dominent la Béqua, le Jourdain et le désert d'Arabie, dont les approches étaient autrefois commandées par la fameuse forteresse de Kérak, prolongeaient la frontière vers le sud. Ce territoire immense se divisait en quatre États indépendants:
    le comté d'Édesse, sur l'Euphrate, avait pour voisins au nord les royaumes des Seldjoukides et d'Arménie ; la principauté d'Antioche s'étendait depuis l'Amamus jusqu'au sud, à quelques lieues de Lattaquié ; le royaume de Jérusalem couvrait encore une partie du Liban et de la côte jusqu'à Jaffa. Saladin se permettait aussi de rappeler au calife oublieux que les musulmans citadins s'entendaient assez bien avec les chrétiens et que ce ne serait point parmi eux que l'on pourrait susciter des vocations militaires ; que leur importait après tout de payer l'impôt à l'émir arabe, au prince turc plutôt qu'au comte franc ?
    C'était là inquiéter le ministre des Finances du calife, mettre l'accent sur un point particulièrement sensible pour l'administration de Bagdad, celui des redevances. En même temps, Saladin renouvelait ses appels auprès des grands atabegs du Nord de la Syrie. Ces personnages étaient les dépositaires de la puissance califale et leur influence pourrait être comparée à celle des maires du palais sous les derniers Mérovingiens. Leur indépendance était totale à la condition qu'ils reconnussent la suzeraineté honorifique du calife.

    Février 1190

    Dès la fin février de 1190, Imad ed-Dîn Zengî, prince du Sindjar, son cousin Sindjar Shah, seigneur de Haute-Djézirèh, Alâ ed-Dîn Khorren Shah, fils du roi de Mossoul, arrivaient devant Acre avec de nouvelles troupes en partie composées de mutawwiâ, de gens du ribât, qui touchaient la pension, vivaient surtout sur l'ennemi, et n'étaient point de ces soldats bureaucrates passant leur temps à chanter en grattant leur guitare, comme le remarque Tabari dans ses Annales.

    Quant au calife abbasside, il promettait d'étudier les problèmes politiques posés par la demande d'intervention de Saladin, leurs incidences internationales. Certes il était tout-puissant, mais ses bureaux l'étaient autant que lui. Il ne pouvait rien donner sans l'accord du vizir, son alter ego, qui ne devait point mécontenter sa clientèle de fonctionnaires en place. Sans celui des cadis qui, seuls, peuvent décider si des témoins véridiques ont bien vu le croissant de la lune nouvelle et si le mois a commencé, ce qui est extrêmement important en mois de ramadan, et qui rendent la justice civile et criminelle selon les sourates du Coran ; sans celui du berid, dont le rôle consiste à espionner tout le monde, y compris le calife, et qui est le grand maître des postes royales, « le seul service public réel », écrit Ferdinand Lot dans la Fin du Monde antique.

    Dans l'État musulman de la fin du XIIe siècle, les routes principales entre la capitale et les centres administratifs des provinces sont jalonnées par des relais de chevaux, de mulets et de chameaux, où les courriers officiels peuvent faire halte pour se reposer et changer de monture. C'est le berid qui contrôle le réseau des routes, leur sécurité, leur entretien. Aussi est-il devenu, comme son collègue dans l'empire byzantin, l'oreille du calife, son éminence voyageuse et secrète.

    Protégé par le romantisme fataliste et traditionnel du califat, par les remparts de l'incroyable paperasserie administrative d'un État ne possédant aucune Constitution, par une garde de scribes lettrés dont le style diplomatique empruntait les artifices de l'art poétique pour exprimer la plus insignifiante banalité, le calife ne pouvait rien décider sans l'approbation des bureaux dont la combativité était avant tout littéraire...

    Il est en outre certain que Damas et Bagdad entretenaient de sourdes rivalités dynastiques, étaient jalouses de leurs zones d'influence, et que le prestige de Saladin paraissait à la longue encombrant pour les Abbassides grammairiens et racés, par intuition hostiles à ces Kurde tapageurs du désert qui font d'excellents mercenaires mais de piètres diplomates.

    Aussi, après avoir accordé audience aux ambassadeurs de Saladin, le calife de Bagdad, sollicité de participer à la guerre devant Acre, jugea-t-il qu'il était de son devoir de faire étudier en détail cette affaire et de rendre réponse à Damas, après la saison des pluies...

    Cependant, tandis que Saladin se renforçait devant Acre et passait des accords avec les fidèles atabegs syriens, l'empereur Frédéric Barberousse quittait Ratisbonne, avec son fils Henri, à la tête d'une armée fanatique de cent mille hommes. Il traversa la Hongrie, et il y fut choyé par son cousin sans doute désireux de le voir disparaître au plus vite, et après deux mois de marche à travers la Bulgarie dont les populations lui étaient hostiles, il arriva sur les terres d'Isaac l'Ange.

    Nous avons vu précédemment que les Grecs de Byzance s'étaient secrètement alliés avec Saladin. Isaac l'Ange se comportait en ennemi des Latins, non seulement parce que Byzance était depuis longtemps en lutte ouverte, pour des raisons économiques, avec les Normands de Sicile dont l'empereur germanique était l'associé, mais aussi parce que le basileus se souvenait que, lors de la Première Croisade, à peine cent ans plus tôt, l'arrivée des féodaux latins à Byzance avait été la cause d'incidents regrettables. Le vif antagonisme entre les Latins et les Grecs à cette époque suffirait à expliquer pourquoi les premiers Croisés éprouvèrent tant d'échecs, et pourquoi fut si rapide la décadence des premières fondations franques dans le Proche-Orient.
    « Il semble, écrit R. Thoumin dans son Histoire de Syrie, que l'ennemi détesté par les Latins fût le byzantin plutôt que le musulman », adversaire avec lequel il était de bon ton de se mesurer sur le champ de bataille.
    Rappelons que l'Auteur anonyme traite le basileus de « personnage cynique », dont la haine pour les Croisés le poussa à ménager les Infidèles et à multiplier les obstacles sur le chemin des chrétiens se rendant en Terre Sainte, ce que fera exactement Isaac l'Ange lorsque l'armée de Frédéric Barberousse traversera l'Asie Mineure, et qu'il traitera sournoisement en ennemie comme son prédécesseur Alexis Comnène avait déjà traité en ennemie celle de Godefroy de Bouillon. Dès que les Germains parurent devant les frontières de l'empire byzantin, Isaac l'Ange expédia des troupes dans les provinces qu'ils devaient traverser. Le 16 août 1189, Frédéric Barberousse connut ses premières difficultés:
    lorsqu'il arriva à Philippopoli, il trouva la ville abandonnée par ses habitants et il reçut un message du basileus qui, après avoir refusé de reconnaître son titre d'empereur romain, lui interdisait de poursuivre son chemin avant d'avoir remis des otages à Byzance et de lui avoir promis de lui céder, en rémunération des services qu'il lui rendrait au moment de la traversée de l'Asie Mineure, la moitié des conquêtes qu'il ferait en Syrie !

    La perfidie du Basileus

    Fortification de Constantinople En attendant la réponse de Frédéric Barberousse, le basileus s'excusait de faire emprisonner les ambassadeurs de Germanie qui venaient d'arriver à Byzance. Et pour ne point se confondre en d'excessives politesses, imitées de celles de la cour califale de Bagdad, le patriarche grec osait traiter en privé les Latins de « chiens » et promettait même mille indulgences à la fois à ceux qui sauraient les occire entre crépuscule et nuitée !
    Devant tant d'insolence Frédéric Barberousse réagit avec brutalité:
    il fit mettre à feu et à sang la région de Philippopoli et songea même à aller attaquer Byzance pour la châtier de son orgueil et de sa ruse.

    Des roitelets serbes et bulgares, éveillés par ce projet, accoururent lui proposer leur concours et leurs bandes pillardes, car ils désiraient opportunément profiter de cette occasion pour régler avec les Grecs des affaires personnelles. De vieux foyers de haines balkaniques couvaient sous les cendres...

    Le 16 novembre, l'empereur germain priait son fils Henri IV de rassembler d'urgence une flotte dans les principaux ports de l'Italie et d'obtenir du Pape que la Croisade fût prêchée contre les Grecs. Puis, poursuivant son avance, il saccagea Andrinople, se rendit maître de toutes les places situées entre la mer Egée et le Pont-Euxin, et il aurait probablement fait un sort à Byzance si le basileus, épouvanté, n'eût enfin cédé à ses exigences, lui promettant d'assurer par tous les temps le ravitaillement de son armée, de la transporter en Asie, de la guider par les meilleurs chemins, et pour gage de ses bonnes intentions, il lui adressait des otages choisis pour leur qualité. Il remit en liberté les ambassadeurs de Frédéric Barberousse et les combla de richesses. Et comme il avait grande hâte de voir les Germains quitter son pays, il pressa Frédéric Barberousse de passer promptement en Asie afin de surprendre Saladin par la rapidité de sa marche. Mais Frédéric Barberousse rétorqua que la date de son départ le regardait seul, et qu'il avait décidé d'attendre le retour de la belle saison pour continuer sa route.
    « Dites à votre maître, répondit-il à l'envoyé du basileus qui lui promettait plus de navires qu'il n'en avait besoin pour franchir le Bosphore, que c'est le vainqueur qui dicte sa loi au vaincu. J'ai conquis la Thrace et j'en disposerai selon mon bon plaisir. La saison étant trop avancée, j'y passerai l'hiver avec mon armée. Je veux punir votre maître d'avoir retardé mon voyage par sa mauvaise foi. Toutefois, s'il désire que je lui accorde une grâce, il faut qu'il tienne à ma disposition, pour la fête de Pâques de l'année prochaine, autant de bâtiments qu'il m'en faudra pour passer en Asie. »

    Frédéric Barberousse s'installa donc en Thrace, exigea de fortes contributions de guerre et d'abondantes nourritures pour ses guerriers, choisit Andrinople pour y vivre avec sa cour, assigna leurs quartiers d'hiver à ses troupes et se fit livrer par Byzance huit cent vingt-quatre otages dont il parut se contenter.

    Isaac l'Ange flattait celui qu'il espérait tromper un peu plus tard

    Dans cette attente, il souscrivit avec empressement aux conditions les plus humiliantes que lui imposait Frédéric Barberousse. Certes, le Grec saurait se venger du « barbare », mais, en l'occurrence, il ne pouvait ni faire remarquer sa hargne ni refuser de l'engraisser et de l'enrichir...

    Après avoir vécu confortablement pendant l'hiver, Frédéric Barberousse passa enfin en Asie Mineure avec son armée entre le 21 et le 30 mars 1190. Il traversa en diagonale l'Anatolie byzantine, la Mysie, s'arrêta à Sardes en Lydie, et atteignit la région située à l'ouest de Homa qui, depuis le désastre de Myriokephalon, marquait l'extrême limite au sud de la frontière byzantine.

    Saladin apprit par les Grecs ce qui se passait en Asie Mineure. Car Isaac l'Ange ne voulait pas que son allié pût croire qu'il n'avait tenu aucune des promesses qu'il lui avait faites de nuire aux Allemands. Et pour justifier sa conduite, il lui fit parvenir une lettre que Beha ed-Dîn nous a conservée, missive calligraphiée sur un parchemin plié dans sa largeur et divisé en deux colonnes:
    dans l'une était le texte original, dans l'autre la traduction en langue arabe. Dans l'intervalle des colonnes était le sceau de l'empereur de Byzance, imprimé non sur de la cire, mais sur une sorte de médaille d'or représentant l'empereur, du poids de quinze écus d'or. En voici la traduction:
    « ISAAC L'ANGE, CROYANT AU MESSIE QUI EST DIEU, COURONNEDE DIEU, VICTORIEUX, TOUJOURS AUGUSTE, TRES PUISSANT ET INVINCIBLE EMPEREUR DES GRECS, AU TRES NOBLE SULTAN D'EGYPTE, SALADIN, SALUT ET AMITIE. »
    « J'ai reçu la lettre adressée par Votre Grandeur à ma Majesté, par laquelle j'ai appris la mort de mon ambassadeur. [Cet ambassadeur, qui avait signé le traité d'amitié entre Saladin et Isaac l'Ange était mort en Syrie, sur le chemin du retour.] Je suis affligé qu'il ait fini ses jours sur une terre étrangère. Il est maintenant nécessaire que vous me renvoyiez son cadavre et ses effets, afin que je puisse les remettre à sa famille. Au reste, les mauvais bruits qui ont été répandus en ce qui concerne les Germains qui sont passés par mon empire doivent être parvenus jusqu'à vous. Je n'en suis pas surpris car mes ennemis se plaisent à publier des mensonges utiles à leurs desseins ; mais si vous voulez savoir la vérité, vous apprendrez avec joie que ces peuples ont souffert eux-mêmes plus de dommages qu'ils n'en ont causés à mes sujets. Ils ont perdu de l'argent, des chevaux et des hommes ; les uns sont morts de maladie et de misère, les autres ont été tués par mes soldats chaque fois que cela fut possible. Très peu d'entre eux purent échapper aux troupes que j'avais dispersées dans mes provinces avec mission de les harceler. Les Germains sont à ce point affaiblis qu'il leur est impossible de pénétrer dans vos États. S'ils y parviennent, ils seront tellement épuisés qu'ils ne pourront ni vous nuire ni secourir leurs frères chrétiens d'Orient. Mais pourquoi, paraissant oublier notre amitié, ne m'informez-vous pas de vos projets et de vos entreprises ? »

    Les assurances du Grec ne suffirent point à calmer les appréhensions de Saladin car ses frontières du nord étaient dépourvues de troupes de couverture, toutes ses disponibilités en hommes et en matériel se trouvant devant Acre ou en voie d'être acheminées vers ce port. Il regardait avec inquiétude du côté d'Alep, clé de la Syrie du Nord. Cependant, justifiant les affirmations d'Isaac l'Ange, l'avance des Germains en Asie Mineure se heurtait chaque jour à des difficultés nouvelles.

    Qjlidj Arslan mène à la mort l'armée de Frédéric

    Frédéric Barberousse, qui pensait trouver un allié sûr en la personne de Qjlidj Arslan, adversaire de Saladin, rencontra une hostilité grandissante à mesure qu'il s'enfonçait dans l'Anatolie seldjoukide.

    Les fils du sultan d'Iconium n'approuvaient pas la politique de leur père. Ils s'entendirent avec quelques-uns des principaux chefs des tribus turcomanes pour garder les passages, disputer les bonnes routes aux Germains, faire le vide devant eux. L'aîné de ses fils, Qotb el-Dîn Malik Shah II, défia même Frédéric Barberousse devant Iconium, capitale depuis 1074 de l'empire turc seldjoukide après avoir été perse, macédonienne et romaine. Il fut écrasé par le nombre, mais ses vainqueurs retirèrent peu de profit de leur victoire dans un pays où tout, jusqu'aux cailloux de la terre, leur était hostile... Ils furent simplement fort aise de voir s'ouvrir devant eux les portes d'Iconium, et d'y prendre quelques jours de repos après leur malchanceuse épopée à travers l'Asie Mineure, et cette hallucinante conquête de villages déserts où ils ne trouvaient ni une botte de paille pour les chevaux ni une poignée de farine pour les hommes. Oui, Isaac l'Ange se vengeait de Philippopoli et des affronts qu'il avait dû mâcher avec son fiel lorsqu'il était le plus faible. Il se réjouissait des malheurs de Frédéric Barberousse. Qu'était-elle devenue cette belle armée si sûre d'elle, et qui se conduisait partout comme en pays conquis ?
    Ses provisions étaient épuisées et la famine, la terrible famine en terre inconnue, l'accompagnait dans ses déplacements, chaque jour plus accapareuse et plus meurtrière !
    On racontait déjà, dans les tavernes de Byzance, que les Croisés de Germanie devaient abattre leurs chevaux et les manger...

    Devenaient-ils des fantômes, ces vaillants chevaliers de Frédéric Barberousse qui étaient partis de si loin pour reconquérir Jérusalem, qui avaient traversé l'Europe du nord au sud et qui, après cinq jours de repos et de regroupement à Iconium, se préparaient à descendre vers les steppes syriennes ?
    Car ils avaient le choix entre deux routes de grande communication:
    en jetant un coup d'œil sur la carte, on voit que, depuis le golfe d'Adana jusqu'à l'Irak Arabi, se développe en un immense arc de cercle la chaîne constituée par le Taurus et les hauteurs du Kurdistan, dans lesquelles s'ouvrent deux défilés:
    l'un au sud, qui est l'ancienne route royale de Hama-dan à Babylone, l'autre au nord par la brèche du Haut-Euphrate.

    Frédéric Barberousse passa, le 30 mai, les monts Taurus près de Laranda, marcha vers la frontière turco-arménienne du Taurus cilicien, d'où il redescendit, à travers la province, alors arménienne, de l'Isaurie orientale, jusqu'au port de Séleucie situé presque en face d'Antioche. De Ratisbonne, sur le Danube, à Séleucie, Frédéric Barberousse avait parcouru en compagnie de cent mille hommes allant pour la plupart à pied, la distance de près de deux mille cinq cents kilomètres ! Soixante mille Germains étaient morts en cours de route !

    Quoi, SOIXANTE MILLE ! Leurs ossements laissèrent dans toute l'Europe, malgré tout épouvantée, la trace de cette Troisième Croisade qui conduisit tant d'hommes pieux des confins de la Bavière jusqu'au sultanat d'Iconium.

    La mort de Frédéric Barberousse

    Les rescapés étaient au nombre de quarante mille lorsqu'ils s'apprêtèrent à passer en Syrie. Ils étaient cependant encore suffisamment nombreux pour que Saladin ne reçût point avec désinvolture la nouvelle de leur apparition du côté d'Antioche. L'approche d'une telle masse d'hommes, remarque M. René Grousset, « constituait le plus formidable péril que l'Islam syrien ait couru avant l'invasion mongole. »

    Un accident stupide, changeant brutalement le sens des événements historiques qui se préparaient, coûta la vie à l'empereur germanique. Frédéric Barberousse, avant de descendre vers Adana et Antioche, faisait halte sur les bords du Sélef. Il venait de faire une longue marche et il était en sueur. Il se baigna, coula à pic et se noya. Telle fut la fin tragique de ce courageux soldat qui, à soixante-dix ans, partit à la tête d'une immense armée pour reconquérir la Palestine.

    Cette mort inespérée fut connue avec joie dans tout l'Islam. Le cœur de Saladin en fut particulièrement réjoui. Ibn al Athir nous en apporte l'écho:
    « Si Allah, écrit-il, n'avait point montré sa bonté aux musulmans en faisant périr le roi des Germains au moment même où il allait franchir les frontières syriennes, on pourrait écrire aujourd'hui:
    la Syrie et l'Egypte qui ont jadis appartenu à l'Islam... »

    Frédéric de Souabe à la tête de l'armée

    Frédéric de Souabe, fils du vaillant Hohenstaufen, prit le commandement des troupes. Mais l'animateur de la croisade n'était plus là pour exalter le zèle des siens par son exemple. Peut-être bien aussi que les Germains, qui avaient vu tomber tant de leurs compagnons, étaient-ils las de ces marches épuisantes. Quoi qu'il en soit, ils se découragèrent, et libérés du poids de l'intransigeante discipline qu'avait toujours exigée d'eux Frédéric Barberousse, dur à la peine malgré son grand âge, ils n'obéirent plus avec autant de fierté qu'autrefois aux ordres de leurs chefs.

    Les historiens arabes eux-mêmes ont noté les bouleversements moraux qui entamèrent la cohésion et la force de cette masse d'hommes, jusqu'alors soutenus par un idéal merveilleux.
    « Ces Germains jadis si redoutés étaient tombés bien bas », écrit Imad ed-Dîn. Et il ajoutait qu'ils se laissaient prendre avec tant de facilité que l'on ne pouvait guère en retirer un bon prix sur les marchés d'esclaves. La brillante armée de Ratisbonne ressemblait maintenant à une cohue que ses chefs abandonnaient peu à peu à son sort.

    Qu'étaient devenus les enthousiasmes de jadis ?
    Qui se souvenait encore de la parole de saint Bernard qui souhaitait que la croisade fût organisée par les prêtres « comme un triomphe de la robe lévitique, pour acquérir cette gloire que les rois les plus puissants n'avaient pu atteindre ? » (Paul Alphandéry, la Chrétienté et Vidée de Croisade.)

    Jérusalem, nombril de la terre, que le Rédempteur du genre humain a sanctifié par sa présence, par son martyre et par sa mort ; Jérusalem, cité mystique de l'univers chrétien ; Jérusalem, symbole du salut de l'Occident, est-elle devenue indifférente aux malheurs de ceux qui veulent la préserver de la souillure des Infidèles ?
    Et, pourtant, tous ceux qui étaient si découragés aujourd'hui, tous, ils étaient partis comme des illuminés !
    Ils avaient entrevu les splendeurs de l'Orient en écoutant les récits des pèlerins qui racontaient comment avaient été découvertes les reliques des rois mages.
    N'oublions pas que c'est entre la Deuxième et la Troisième Croisades, donc peu avant les événements qui précédèrent la chute de Jérusalem, que l'hagiographie s'enrichit d'une quantité de vies de saints venus d'Orient, bientôt traduites par les moines dans toutes les langues de l'Occident. Citons, entre autres vies édifiantes, celles de Marie l'Egyptienne, de sainte Thaïs, de saint Georges, de saint Alexis. Comme l'a écrit G. Paris dans sa Littérature française au moyen âge, « les saints occidentaux n'offraient pas assez de prise à l'imagination éprise de merveilleux. Il fallait le renouvellement d'un trésor mythique épuisé. L'Orient était là avec ses richesses sans mesure. » Et puis, les signes du triomphe final de la chrétienté n'étaient-ils point inscrits dans le ciel, si l'on en croit les astrologues qui, en 1186, prédisaient que « des ouragans, des tourbillons de sable, des tremblements de terre » détruiraient les villes maudites des Infidèles, et toute l'Egypte et l'Ethiopie ?
    Après quoi, les temps de la purification s'accompliraient. Mais, avant de goûter la joie des prostrations extatiques, il fallait exterminer l'Infidèle...

    Désabusée et fort mal en point, l'armée de feu Frédéric Barberousse arriva enfin devant les murs d'Antioche. Pour ajouter à ses malheurs, elle avait été décimée par une épidémie de peste et harcelée au passage de la frontière syrienne. Le prince d'Antioche reçut en grand seigneur l'infortuné Frédéric de Souabe et il lui manifesta aussitôt une amitié tapageuse. De mauvaises langues prétendirent qu'il voulut s'approprier le trésor de guerre que les Germains apportaient dans leur bagage, et qu'il aurait volontiers étouffé entre ses bras l'ami qu'il embrassait. Les richesses étant bien gardées et Frédéric de Souabe impatient de se battre en Terre Sainte, le prince d'Antioche mit une flotte à sa disposition. Quand, enfin, les Germains débarquèrent à Tyr où Conrad vint les recevoir pour les conduire au camp d'Acre, de cette armée de 100 000 hommes qui avait quitté Ratisbonne, il ne restait que 7 à 8.000 fantassins et 700 cavaliers !

    L'arrivée des restes de l'armée germanique

    Lorsqu'ils parvinrent à Acre, quelques gentilshommes des villes de Brème et de Lübeck, touchés de compassion pour le grand nombre de leurs compatriotes malades et blessés, résolurent de soulager leurs souffrances. Ils découpèrent les voiles du vaisseau qui les avait amenés en Terre Sainte et ils les utilisèrent pour couvrir une immense tente où ils reçurent les malades. Quarante autres seigneurs allemands se joignirent à eux et fondèrent pour les leurs un hôpital au milieu du camp chrétien. Guy de Lusignan, le patriarche de Jérusalem, les prélats et les princes croisés présents applaudirent au dévouement de ces pieux Hospitaliers et engagèrent le duc Frédéric de Souabe à écrire à son frère, le roi de Germanie Henri, pour qu'il demandât au pape Célestin III de confirmer le zèle de ceux qui avaient fondé cet hôpital. Henri fit la requête et une bulle du Pape, datée du 12 février 1191, institua le nouvel ordre sous le nom de « Frères Hospitaliers Teutoniques de Notre-Dame de Sion. » Telle est l'origine de l'ordre militaire des chevaliers Teutoniques. Le Pape leur prescrivit pour règle celle de saint Augustin et pour statuts particuliers ceux des Hospitaliers de Saint-Jean. La discipline militaire était celle des Templiers. Avant d'endosser l'habit — manteau blanc sur lequel était brodée une croix noire — ils devaient prouver qu'ils étaient de race noble.

    Saladin se méfiait des Germains

    Saladin avait appris que Frédéric de Souabe venait de quitter Antioche. Les rapports des gouverneurs des places frontières n'étaient guère rassurants. L'un d'eux — Beha ed-Dîn nous l'a conservé — nous montre à quel point l'arrivée des Germains en Syrie était prise au sérieux par les milieux politiques musulmans ou pro-musulmans. C'est celui d'un gouverneur arménien de la région de Samosate. Le voici:
    LETTRE DU GATH OUGHIGOS DE KAL AT ER-RUM A NOTRE SEIGNEUR ET ROI SALADIN, SULTAN AUGUSTE QUI A LEVÉ L'ÉTENDARD DE LA JUSTICE ET DE LA BIENFAISANCE, DÉFENSEUR DE LA FOI, SALUT DU MONDE ET DE LA RELIGION, PRINCE DE L'ISLAMISME ET DES MUSULMANS, DONT DIEU PERPÉTUE LE BONHEUR, AUGMENTE LA MAJESTÉ, CONSERVE LA VIE, ET COMBLE ENFIN LES ESPÉRANCES PAR LA GLOIRE CÉLESTE, SALUT ET SOUMISSION.
    « Après avoir quitté son royaume, Frédéric Barberousse a envahi l'empire de Byzance. Il n'a point voulu le libérer avant que le basileus n'ait subi la loi qu'on lui imposait et donné pour otages son fils, son frère et la plupart des principaux officiers de sa cour. Il s'est également fait livrer par ce prince cinquante talents d'or, autant d'argent et des vaisseaux pour débarquer en Asie. Il n'a libéré les otages que lorsqu'il est arrivé sur les terres de Qilidj Arslan. Dans les trois premiers j'ours, des tribus turcomanes ont fourni des chevaux, des bœufs, des moutons et d'autres provisions ; mais l'amour du butin les a fait accourir de toutes part. La guerre s'est allumée entre eux et le roi des Germains qu'ils ont harcelés pendant trente-trois jours. Tandis qu'il approchait d'Iconium, Kotb ed-Dîn Malek Shah II, fils de Qilidj Arslan, ayant rassemblé des troupes, lui livra bataille. Mais il a été vaincu et poursuivi par Frédéric Barberousse qui est venu camper devant Iconium, menaçant d'attaquer la ville. Kotb ed-Dîn Malek Shah II tenta une seconde fois le sort des armes avec le même malheur. Le roi germanique a fait un horrible carnage, est entré dans Iconium l'épée à la main, et a frappé de son glaive tous les habitants. Il est resté cinq jours dans cette place, pendant lesquels Qilidj Arslan a demandé et obtenu pour capitulation la vie et la liberté. Vingt de ses émirs ont été emmenés comme otages. Le sultan d'Iconium a persuadé Frédéric Barberousse de prendre son chemin par Tarse. Avant que les ennemis eussent franchi les frontières de la Petite Arménie, le fils de Léon s'est déterminé, de gré ou de force, à envoyer vers lui le mameluk Hakem avec d'autres officiers, leur ordonnant dans ses instructions secrètes d'engager, s'il était possible, les Germains à poursuivre leur marche par les États de Qilidj Arslan, mais lorsque ces ambassadeurs vinrent s'acquitter de leur mission, ils apprirent que les choses avaient été autrement décidées, car Frédéric Barberousse s'était avancé à la tête de ses troupes dans la Cilicie, et se reposait sur le bord d'un fleuve. Là, ayant pris de la nourriture, et s'étant endormi, il voulut à son réveil se baigner dans cette eau, mais à peine en fut-il sorti que le froid lui causa par la volonté de Dieu une maladie dont il mourut quelques jours plus tard. « Après cet accident, les ambassadeurs du roi d'Arménie s'enfuirent de l'armée et vinrent apprendre la mort de Frédéric Barberousse au roi d'Arménie. Alors celui-ci se renferma dans une citadelle, résolu de s'y défendre. Cependant, le fils du roi des Germains fit revenir à son camp les ambassadeurs du roi d'Arménie et il leur affirma que son père n'avait entrepris cette expédition que pour faire son pèlerinage à la ville sainte ; que, chargé du commandement, il n'avait pas lui-même d'autre dessein ; que, après avoir supporté tant de maux, il ne pardonnerait pas au roi d'Arménie, et s'emparerait de ses États, si celui-ci lui créait des difficultés, mais qu'il le traiterait en ami si on lui accordait loyalement le passage et les vivres. Ces menaces ont réduit le roi d'Arménie à la triste nécessité de signer un traité d'alliance avec le roi des Germains.

    « Enfin, je dois vous informer que ce dernier conduit une armée nombreuse. En passant récemment la revue de ses troupes, il a encore trouvé quarante-deux mille cavaliers et une infanterie si considérable qu'il serait impossible d'en fixer le nombre. Ce sont différentes espèces d'hommes contenus par une discipline si rigide qu'elle tient de la cruauté. Pour la moindre faute, on les tue sans que rien ne puisse les garantir de la punition. On avait accusé un de leurs officiers d'avoir passé les bornes de la modération, en châtiant un de ses domestiques, et de s'être rendu coupable d'une sévérité excessive:
    les prêtres l'ont condamné à mort, et il fut exécuté. Ces hommes s'abstiennent de toutes voluptés. Si quelqu'un d'entre eux s'y livre, les autres l'évitent comme un criminel, et lui imposent une pénitence. Ils agissent ainsi sous l'effet de leur douleur d'avoir perdu la « Maison sainte. » Il est certain que plusieurs ont fait vœu de ne porter pendant longtemps que des armes, quoique les chefs désapprouvent cet excès de zèle. Leur patience dans les fatigues, dans les peines, dans les travaux, passe ce que l'on peut imaginer. Voilà ce que je vous écris touchant l'état actuel de ces gens. Je vous informerai ensuite, par la volonté de Dieu, de ce que j'apprendrai de nouveau. »

    Quand Saladin reçut ce rapport, on conçoit qu'il n'ait guère été optimiste. Certes, s'il avait su qu'il n'arriverait, devant Acre, que quelques milliers d'hommes exténués, il aurait souri de l'émoi de son lointain allié, et il n'aurait pas, lui-même, effrayé ses émirs lors du conseil de guerre qu'il tint après avoir pris connaissance de ce message, afin de délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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