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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    La Syrie Franque

    Syrie-Franque Quelques centaines de hardis chevaliers avaient, au lendemain de la fondation du royaume de Jérusalem, érigé en Syrie ces forteresses qui demeurent encore aujourd'hui, lorsque l'on contemple leurs ruines grandioses et émouvantes, l'objet de notre étonnement. Ces ruines colossales évoquent un passé riche en enseignements de toutes sortes pour qui veut trouver un sens à la grandeur de leur témoignage. Sur cette majestueuse terre syrienne qui enchanta notre jeunesse, sous ce ciel d'une pureté inexprimable où tant de civilisations se sont succédé, ne laissant que le souvenir de leurs cités mortes et de leurs peuples disparus, le christianisme conquérant a laissé son empreinte. Des hommes venus d'au-delà des mers ont élevé, près du ciel, au sommet des monts libanais, dans des sites grandioses, ces formidables repaires d'où ils pouvaient surveiller et menacer l'Islam. Le voyageur arabe Ibn Djobair, qui parcourut la Syrie à l'époque de Saladin, souligne la terreur qu'éprouvaient les musulmans à la vue de ces citadelles inaccessibles, se dressant au bord des précipices, dans la solitude des hautes altitudes, visions de cauchemar dont ils ne pouvaient se débarrasser l'esprit. Elles se dressaient, face à l'Islam, fières et puissantes, symboles de la chrétienté victorieuse, gardiennes vigilantes de cette fédération d'États francs s'organisant solidement en terre syrienne. Les premiers Croisés avaient bâti pour l'avenir, comme si cet avenir devait avoir la durée de l'éternité. Le contraste est frappant entre leur réalisme — que l'on songe aux Assises du royaume latin de Jérusalem — et le laisser aller romantique des souverains de Bagdad.

    Les Croisés ont expérimenté en Syrie, sans s'en douter, une politique adroite de colonisation dont il serait injuste de ne point reconnaître l'inspiration libérale. « A aucune période du moyen âge, écrit le P. Lammens dans son remarquable ouvrage la Syrie, on ne verra un essai de synthèse politique plus large, groupant dans une action commune tous les ordres de l'État: noblesse, clergé, bourgeoisie, population indigène. Seule, la période romaine rappelle l'image d'une égale prospérité économique. Avec les Romains, les Francs furent les plus infatigables bâtisseurs qui aient passé sur la terre de Syrie. » Dès le XIIe siècle, on trouve dans les États latins d'Orient une bourgeoisie parfaitement bien organisée, jalouse de ses privilèges nettement définis par une charte constitutionnelle, en avance de plusieurs siècles sur l'Occident féodal. Il faut voir là l'influence de ces hommes éclairés tels que Godefroy de Bouillon, Baudouin et autres Croisés venus de Flandre et des républiques italiennes où la bourgeoisie avait su faire valoir ses droits et respecter son autonomie.

    La reconnaissance par la papauté des États latins d'Orient donna à l'Église un droit de regard sur les établissements francs et elle exerça constamment un contrôle dont on ne saurait nier le rôle modérateur et bienfaisant. Certes, le roi de Jérusalem possède sa cour, ses grands dignitaires, il peut assister ses vassaux, assumer la baillie à l'époque des vacances dynastiques, arbitrer les conflits, mais son pouvoir est contrôlé par le patriarcat de Jérusalem, les cours ecclésiastiques et les ordres chevaleresques. Le despotisme ne saurait être toléré en Terre Sainte et la royauté, qui n'est point héréditaire mais élective, n'aura jamais l'occasion d'aspirer à cet autocratie des empereurs de Byzance dont l'action corruptrice est si manifeste à cette époque. L'origine, le but des Croisades, l'appui que leur apporta sans réserve la papauté assuraient aux ordres ecclésiastiques une situation privilégiée dans l'administration des États latins d'Orient. C'est lé patriarche de Jérusalem qui sacre le roi, et ce geste est significatif, c'est lui qui intervient officiellement dans toutes les affaires engageant l'avenir et la prospérité du royaume. Bénéficiaires de donations dues à la piété des fidèles et des princes, les ordres religieux deviennent de grands propriétaires fonciers. En revanche, ils coopèrent à la défense du territoire soumis à leur juridiction et assument les charges des œuvres charitables. Celles-ci sont nombreuses. Dans la seule ville de Jérusalem nous dit Benjamin de Tudèle, deux mille pauvres étaient journellement secourus par les Hospitaliers. L'ordre chevaleresque de Saint-Lazare se consacrait au soin des lépreux. L'illustre évêque arménien saint Nersès de Lampron, parle avec admiration des œuvres de charité qu'il a vu fonctionner chez les chrétiens. « A chaque messe, écrit-il, le prêtre se retourne vers les assistants après l'Évangile. Chacun dépose dans la main du ministre sacré les fruits de sa foi ; hommes et femmes offrent leurs dons avec joie, comme Dieu les aime ; ils les offrent à titre de bénédiction. Chacun d'entre eux croit que c'est en embrassant la pauvreté, acceptée par le Sauveur, que lui-même deviendra fiche. » Les pèlerins et les malades sont assistés au nom du Christ, non pour illustrer des thèmes faciles de propagande, mais selon l'esprit des Saintes Écritures.

    A l'intérieur du royaume, l'autorité du souverain ne s'exerçait directement que dans certaines villes, à Acre, Tyr, Jérusalem. Encore faut-il remarquer qu'elle y était modérée par ta présence des concessions étrangères, telles que celles des républiques italiennes, assez ombrageuses sur le chapitré du pouvoir temporel. Partout ailleurs, à Naplouse, Césarée, Beyrouth, Saïda, elle était sanctionnée par l'intermédiaire de la noblesse féodale, laquelle possédait des fiefs indépendants sous forme de principautés, comtés, baronnies, seigneuries administres selon les antiques coutumes du droit féodal. Les ordres chevaleresques assuraient la sécurité du royaume. Ils sont bien connus: ce sont les Hospitaliers, les Templiers, plus tard, à la fin des Croisades, les chevaliers teutoniques. Les Hospitaliers et les Templiers jouèrent un rôle de premier plan en Syrie et malgré leur caractère international, l'élément français y prédominait. Leurs membres étaient tenus de prononcer les vœux monastiques. Chaque ordre comprenait trois classes: les chevaliers, tous nobles ; les sergents, pris dans la bourgeoisie ; les clercs, faisant fonction de chapelains. Les ordres chevaleresques possédaient leurs turcoples, leur marine, leur service diplomatique ; ils avaient le droit de conclure des traites, de lever des tributs parmi les émirs et leurs vassaux musulmans. Ils constituaient des États dans l'État, et leurs richesses dépassaient celles des rois. Cette indépendance et cette prospérité devaient malheureusement altérer les disciplines primitives. Michel le Syrien, qui les a beaucoup fréquentés au siècle de Saladin, proposa leur exemple à l'émulation de ses ouailles jacobites: « Quand les Templiers ou les Hospitaliers, écrit-il, doivent occuper un poste militaire et y tenir jusqu'à la mort, ils se font tuer sur place. Quand un « frère » meurt, ils nourrissent les pauvres à son intention pendant quarante jours et journellement quarante personnes. Ils considèrent comme des martyrs ceux qui meurent dans les combats. Ils distribuent aux indigènes un dixième de leurs récoltes de froment et de vin. Toutes les fois qu'on cuit le pain dans une de leurs maisons, il en est réservé un sur dix aux pauvres. Malgré leurs grandes richesses ils sont charitables pour tous ceux qui vénèrent la croix. Ils fondèrent partout des hôpitaux, servant et assistant les étrangers malades. »

    Quelles qu'aient pu être par la suite les erreurs de ces ordres chevaleresques devenus trop puissants, il faut cependant convenir qu'ils ont contribué pour une très large part à maintenir en Orient un idéal chrétien dont tant d'œuvres charitables expriment la grandeur.

    Réunis en corps les seigneurs constituaient la Haute Cour, tribunal suprême sans l'assentiment duquel aucune ordonnance royale n'obtenait force de loi. Ce n'était qu'après avoir juré devant eux de respecter les Assises de Jérusalem que le souverain était couronné. Ces Assises, charte constitutionnelle du royaume, prévoyaient tous les cas, y compris celui du roi violant son serment. En l'occurrence, les seigneurs étaient déliés de leurs devoirs envers le monarque et ils le déclaraient indigne et déchu. Au-dessous de la Haute Cour siégeaient des cours de bourgeois dont la juridiction était analogue à celle des seigneurs. Ces notables jouissaient d'une situation politique inconnue dans la plupart des États de l'Europe médiévale. Les riches colonies marchandes, surtout originaires de Pisé, de Gênes, de Venise, de Marseille et de Montpellier, installées sur les côtes syriennes, étaient les artisans actifs de la prospérité économique du royaume. Ayant participé aux premières conquêtes en prêtant leurs flottes, elles avaient su faire apprécier leur concours et obtenu un certain nombre de franchises onéreuses pour le pouvoir central, car elles engendraient d'interminables conflits au sujet de leurs concessions de quartiers dans les villes, de leurs juridictions particulières en désaccord avec l'esprit des lois de Jérusalem. Il fallait continuellement débattre et plaider en de renaissantes chicanes.

    La noblesse franque, une fois installée sur ses terres, accueillait volontiers dans ses rangs des Syriens ou des féodaux arméniens dont les filles figurèrent même à la cour de Jérusalem et d'Antioche. « Nous sommes devenus de parfaits Orientaux, observe le chapelain de Baudouin Ier. Le Romain ou le Franc s'est transformé sur place en Galiléen, en Palestinien; le natif de Reims ou de Chartres en habitant de Tyr ou d'Antioche. Nous avons épousé non des femmes de notre pays, mais des Syriennes, des Arméniennes, parfois des Sarrasines baptisées. » Les villes conquises par les Croisés conservèrent la majeure partie de leur population musulmane. Beaucoup d'Infidèles, après avoir quitté leurs foyers devant l'invasion et fait l'expérience du régime moins libéral en terre d'Islam, préférèrent regagner leurs cités ou leurs bourgades natales administrées par les chrétiens. Le voyageur andalou Ibn Djobair ne peut s'empêcher, en bon musulman, de blâmer ces croyants qui n'ont point été exterminés comme se plaisent à le conter à la légère certains historiens, mais au contraire protégés par les Capitulations de Charlemagne. Si, dans les possessions latines, an surveillait l'état d'esprit des communautés musulmanes fixées dans les villes, en revanche une grande liberté était accordée aux négociants syriens. Leurs caravanes circulaient sans encombre de la côte vers l'intérieur du pays, et leur sécurité ne sera même pas compromise, à une ou deux exceptions près, par l'état de guerre a l'époque de Saladin. Lorsqu'Ibn Djobair visita la Syrie, il remarqua que « les caravanes musulmanes pénétraient sur les terres franques, se croisant en route avec les convois de prisonniers chrétiens qui devaient être vendus aux enchères sur les marchés de Damas. » Le long des frontières, à Banyas, avec ses riches rizières où les propriétés musulmanes et chrétiennes s'enchevêtrent, c'est encore un écrivain arabe, Sâlih, qui nous dit que « le partage des moissons s'opère équitablement, les troupeaux pâturant ensemble sans contestations ni violences. » « Nous traversâmes une suite de villages, relate Ibn Djobair dans son journal de voyage, d'exploitations se succédant les unes aux autres, tous habités par des musulmans qui vivent dans un grand bien-être sous le gouvernement des chrétiens, Allah nous préserve d'une pareille tentation ! Ils leur abandonnent la moitié de la récolte à l'époque de la moisson se bornant à percevoir la capitation d'un dinar et cinq kirâts, Les Francs n'exigent pas davantage, sauf un léger impôt sur les arbres. Les musulmans sont propriétaires de leurs habitations et s'administrent comme ils l'entendent. Il en est ainsi dans tous les territoires occupés par les Francs sur le littoral de Syrie et dans les districts, bourgs et villages habités par des musulmans. La plupart ne peuvent résister à la tentation de comparer leur sort avec celui de leurs frères demeurés dans les régions gouvernées par le sultan de Damas, car celui-ci était le contraire du bien-être et de la prospérité. Une des calamités qui accablent les vrais croyants, c'est qu'ils ont à se plaindre des injustices de leurs chefs, quand ils ne peuvent que se louer de la conduite des chrétiens, leurs ennemis nés. Puisse Allah remédier à une telle situation !«  Voila un témoignage éloquent. Et que l'on n'accuse pas surtout Ibn Djobair d'avoir des sympathies trop vives pour les chrétiens, car il devait sans doute frémir de joie lorsqu'il les qualifiait « de pourceaux de vile qualité. »

    L'arrivée des Croisés dépourvus de tout, sinon d'enthousiasme, fut pour les négociants syriens une source inespérée de revenus supplémentaires et certains de ces habiles marchands de Damas ou d'Alep s'enrichirent avec une telle effronterie que le prestige de leur or entassé leur avait valu sans tarder la considération des chevaliers chrétiens et celle, non moins intéressée, des émirs musulmans. Saint Jérôme avait déjà souligné le caractère « de leur ardeur pour les opérations lucratives du négoce, qui les entraîne à chercher la fortune même au milieu du fracas des armes. » Certains d'entre eux prêtèrent des sommes considérables aux Templiers.

    Comme précédemment sous le régime administratif de l'époque abbasside, les chrétiens indigènes sont employés dans les bureaux des administrations locales. Ce sont des lettrés ; ils rédigent les banalités de leur correspondance officielle en de belles proses rythmées et protocolaires. Le califat de Bagdad avait toujours admis dans ses services des fonctionnaires chrétiens, car leur situation inférieure de tributaires lui permettait de ne pas douter de leur souplesse et de leur fidélité. La structure administrative des États latins d'Orient est la même que celle de Bagdad. Il y a les scribes, les commis aux écritures, les inspecteurs, les contrôleurs des douanes, des bureaux de péage, les collecteurs de taxes, les interprètes des tribunaux. Ils représentent les émirs de l'intérieur avec lesquels les latins entretiennent des relations quotidiennes pour la liquidation des conflits de frontières mal définies, l'échange ou le rachat des prisonniers, la conclusion des traités de commerce, l'encaissement des tributs. Et il faut bien dire que les fonctionnaires syriens sont à leur aise dans cette paperasse alléchante.

    Parmi les minorités dont devaient se défier les chrétiens beaucoup plus que des communautés musulmanes, les « Griffons » tiennent une place importante. Syriens irréductibles fidèles aux prétentions de l'Empire et aux rites de l'Église byzantine, assez remuants à Antioche, ils manifestaient à tout propos leurs préjugés anti-latins, très en vogue dans les bureaux de la diplomatie impériale qui ne perdait aucune occasion d'entretenir ses rivalités avec Rome ; les « griffons » étaient leurs meilleurs agents intriguant en Syrie, ne voulant reconnaître, et s'en flattant, que la seule autorité du basileus, prétention qui choquait le sentiment politique et religieux des Occidentaux, hostiles au césaropapisme, sachant bien comment Byzance avait su faire de son clergé un instrument de propagande, voire de domination. Michel le Syrien les accusa de susciter des querelles entre les confréries chrétiennes et de s'insinuer avec une patience toute orientale auprès des autorités franques pour les pervertir avec leur byzantinisme rancunier et tenace.

    Des historiens peu scrupuleux, ou victimes de leur partisannerie, ont souvent évoqué le « fanatisme catholique » des Croisés qui, selon l'un d'entre eux, « n'aurait pas mieux traité les chrétiens indigènes que les Infidèles. » A cette accusation mal fondée, opposons le témoignage du patriarche Michel le Syrien qui exalta le libéralisme et la tolérance des Francs: « Les pontifes de notre Église jacobite vivaient au milieu d'eux sans être persécutés ni molestés. En Palestine comme en Syrie, jamais ils ne soulevaient de difficulté au sujet de la foi, ni pour arriver à une seule formule dans tous les peuples et toutes les langues des chrétiens. Mais ils considéraient comme chrétien quiconque vénérait la croix sans enquête ni examen. »

    Ainsi la Syrie franque est, au XIIe siècle, gouvernée selon des principes s'inspirant d'un véritable libéralisme et contraste avec l'état de l'Europe féodale à la même époque. Certes, au moment de l'occupation, l'inexpérience des nouveaux venus qui, sans préparation, allaient écrire le premier chapitre de la colonisation européenne, la faiblesse constitutionnelle du pouvoir central, les erreurs ou les cruautés de certains éléments douteux devaient fatalement causer des malentendus, avoir des conséquences préjudiciables au renom des Croisades. Les Croisés ne furent pas tous des saints ; souvent, le clergé, scandalisé par la conduite publique ou privée des seigneurs indignes, leur intimait l'ordre, pour se réconcilier avec Dieu, d'aller combattre en Terre Sainte ; ce n'étaient point des recrues de valeur ; certains prêtres ambitieux prirent la croix en rêvant à un confortable évêché asiatique. Dans toutes ces masses qui s'ébranlèrent en Europe, soulevées par un pur enthousiasme initial, devaient peu à peu apparaître les inévitables bassesses de la nature humaine. L'Orient — qui pourrait nier que son imagination n'a pas été le jouet de ses ensorcellements ? — était non seulement la terre des fulgurations divines, mais elle devenait, pendant cette marche vers Jérusalem, la terre merveilleuse d'où les étoiles tombaient des cieux, où des flammes célestes dirigeaient les pèlerins vers les lieux sanctifiés par la présence du Seigneur, où des comètes en forme de glaives déchiraient le crépuscule du côté des villes maudites de l'Islam. Cette exaltation providentielle qui poussait vers Jérusalem les énormes cohues marchant au chant des musiques et des psaumes allait, pendant les cent soixante-quinze années que durera la lutte colossale entre l'Orient et l'Occident, se purifier en Syrie dans le malheur et dans la gloire.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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