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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    La chute de Jérusalem

    La chute de Jerusalem Le 16 de la lune de Redjeb, l'an 583 de l'hégire, c'est-à-dire le 20 septembre 1187, deux mois-et-demi après Hattin, Saladin parut devant Jérusalem et la sainte cité fut bientôt investie. Ce fut une date inoubliable pour l'Islam.

    Balian II d'Ibelin commandait la citadelle. Avant de s'emparer de la ville par les armes, Saladin proposa aux assiégés d'en négocier la reddition et le sort des communautés chrétiennes. Avec beaucoup de tact, il promit d'avantager Jérusalem, de ne point l'accabler d'impôts comme tant de villes infidèles qu'il venait de conquérir pour ajouter à la gloire d'Allah; il offrit de se contenter d'une somme dérisoire de trente mille pièces d'or et de ne point méconnaître les droits des chrétiens qui choisiraient, après l'entrée des troupes musulmanes, de rester à Jérusalem. Les barons et les chefs des ordres religieux n'acceptèrent point de transiger. Ils voulaient gagner un peu de temps, ruser avec le Kurde, dans l'espoir que quelque flotte génoise ne tarderait pas à apparaître sur les côtes du Liban, porteuse de bombardes et de vaillants Croisés. « Nous ne pouvons vous céder une ville en laquelle notre Dieu est mort, firent-ils dire. Nous pouvons encore moins vous la vendre. » Ils jouèrent les offensés et Saladin s'offusqua:
    Vous maudirez votre obstination. Vous implorerez bientôt ma clémence, mais les jours seront comptés. J'entrerai d'ici peu dans Jérusalem et je ne saurais alors comment empêcher mes compagnons victorieux de traiter par l'épée les chrétiens survivants comme vous avez traité vous-mêmes les musulmans lorsque vous êtes entrés dans Jérusalem l'an 492 de l'hégire. Souvenez-vous que vous avez égorgé soixante-dix mille musulmans dans le Mesjid el Aqsâ. Et souvenez-vous qu'en l'année 398 de l'hégire le calife fatimide d'Egypte El Hakem ordonna de détruire le Saint-Sépulcre et autorisa le pillage par la populace de tout ce qu'elle renfermait de richesses, de meubles et autres objets. Souvenez-vous du samedi de la lumière et des choses odieuses qui se passent sous les yeux des musulmans, des choses qu'il n'est pas licite d'entendre ni de voir. » Les chroniqueurs de l'époque ont raconté qu'il y avait alors dans Jérusalem soixante mille hommes capables de combattre. Le secrétaire de Saladin, Beha ed-Dîn, avance le chiffre de six mille défenseurs. Quoi qu'il en soit, Balian II d'Ibelin sut inspirer à chacun, malgré le souvenir récent de tant de revers et l'incapacité notoire des grands de la chrétienté d'Orient, le courage dont tous avaient besoin en ces jours difficiles. Il promut chevaliers de nombreux bourgeois, des marchands devant défendre leurs souks et leur foi, vaincre ou périr dans cette gigantesque mêlée dont la ville sainte était l'enjeu, et peut-être aussi l'avenir de l'Islam et celui de la chrétienté. On fondit les plaques d'argent recouvrant la chapelle du Saint-Sépulcre pour payer la solde des recrues et le gouverneur de Jérusalem sut faire de l'antique cité de David une forteresse fort bien défendue. Aussi les musulmans furent-ils surpris d'apercevoir tant de soldats et de cavaliers s'affairant sur les remparts que détruisait peu à peu la pierraille de leurs machines de bois. Une première attaque au nord-ouest, entre l'ancienne Porte de Damas et la Tour de David, échoua. Les assiégés faisaient preuve d'un mordant inattendu. Ils repoussaient les musulmans, brûlaient leurs machines de siège et d'assaut, se battaient avec fureur avec des pelles quand ils n'avaient point d'autres armes, aveuglant leurs ennemis avec du sable, ou encore les engluant avec leur poix bitumineuse, les faisant brûler vifs au pied de leurs échelles avec les feux grégeois.

    N'ayant pu faire passer le gros de ses forces par la Porte de Damas, Saladin chercha un point plus faible, du côté du nord de la ville, près de la Porte de Josaphat, où il espérait ouvrir plus facilement une brèche dans l'un des angles des fortifications donnant sur la vallée du Cédron. Il réunit de ce côté toutes les pièces disponibles et le bombardement commença tandis qu'un patient travail de sape minait les assises de cette partie de l'enceinte fortifiée de Jérusalem. En deux jours, quinze toises de fortifications furent minées, étançonnées, incendiées. Les assiégés tentèrent en vain une sortie par la Porte de Josaphat. Ils s'acharnèrent, perdirent beaucoup des leurs et durent faire retraite. Leur cause semblait perdue; le peuple courut s'agenouiller devant les autels; les religieuses processionnèrent autour des murailles, pieds nus, chantant les psaumes.

    Des femmes, mêlant des pratiques superstitieuses à ces actes de dévotion, trempèrent devant le Saint-Sépulcre, dans des cuves pleines d'eau froide, « leurs filles jusqu'au col », et elles leur coupèrent les cheveux, croyant ainsi apaiser la colère de Dieu, dont la sainte cité avait été si longtemps profanée par des fidèles impurs. Des orateurs rappelaient à leurs ouailles ce qui les attendait si Jérusalem tombait entre les mains des musulmans. Qu'ils se souviennent des termes de la capitulation que le commandeur des croyants Omar avait accordée aux chrétiens habitant la Syrie, termes repris dans la correspondance qui fut à l'époque échangée entre les différentes communautés chrétiennes d'Orient et les autorités musulmanes:
    « Nous, chrétiens, nous nous sommes engagés de n'entreprendre dans nos villes aucune nouvelle construction telle que couvent, église, chapelle ou cellule de moine; de ne restaurer aucun de ces édifices se trouvant dans les quartiers habités par les musulmans; de n'interdire à aucun musulman de faire halte dans nos églises, soit de nuit, soit de jour; d'héberger et nourrir pendant trois nuits les musulmans de passage; de manifester ostensiblement le respect que nous devons aux musulmans, soit en nous levant pour eux de nos sièges dans nos réunions lorsqu'ils désirent s'asseoir, soit en ne portant point, dans le but de leur ressembler, le bonnet des nomades, le turban, la double chaussure et en ne séparant point vos cheveux comme ils le font. Nous ne monterons pas sur des selles, nous ne parlerons point leur langue, nous ne ceindrons pas le sabre; nous ne graverons pas sur nos cachets des caractères arabes; nous ne vendrons pas de vin. Nous ne décorerons pas nos églises de la croix à l'extérieur; nous n'exhiberons ni nos croix, ni nos livres sur les chemins ou dans les souks; nous éviterons de faire du bruit avec nos crécelles dans nos églises. Nous n'élèverons pas la voix en accompagnant nos morts; nous ne les escorterons pas avec des lumières sur aucune des routes fréquentées par les musulmans, ni dans leurs marchés, et nous ne les enterrerons pas à côté de leurs cimetières. Nous ne regarderons pas les musulmans dans leurs habitations. » Telle était la condition des chrétiens sous les califes orthodoxes; c'est-à-dire les quatre premiers califes qui succédèrent à Mahomet, et les docteurs de l'islamisme s'appuyèrent constamment sur ces conventions jusqu'à l'époque des Croisades. Les chrétiens d'Orient allaient-ils redevenir des parias dans la sainte cité de Jérusalem ?
    Tandis que vers le ciel s'élevait l'ardente prière et que les défenseurs se préparaient pour le suprême assaut, Saladin ouvrait partout des, brèches dans les murs d'enceinte. Jérusalem était en grand péril et pour éviter sa destruction Balian II d'Ibelin voulut renouer les négociations. D'autant plus que la communauté grecque orthodoxe complotait contre la sûreté des chrétiens latins. Tandis que l'ennemi était aux portes, les Grecs, ou meikites, qui avaient toujours entretenu des relations cordiales avec Saladin, et qui « portaient une haine mortelle aux latins », lit-on dans l'Histoire des Patriarches d'Alexandrie, se désolidarisaient ouvertement de la cause commune. Ils avaient même formé le dessein d'égorger les Francs pour faciliter la tâche de Saladin. Balian II d'Ibelin se rendit à l'ost du sultan, avec Rénier de Naplouse et des délégués des ordres des Templiers et des Hospitaliers. Le Kurde les accueillit avec humeur, leur reprocha de n'avoir point voulu s'entendre avec lui afin d'épargner le sang des combattants et il les menaça:
    « Regardez les murs de Jérusalem qui s'écroulent! Voyez mes soldats qui vont entrer par toutes les portes de la ville! Je pénétrerai dans Jérusalem l'épée à la main et je purifierai par le sang des chrétiens ces lieux sacrés que vous avez souillés en y massacrant inutilement tant de musulmans, lorsque vous y êtes entrés pour la première fois, l'an 491 de l'hégire. » Balian proposa cent mille dinars au nom des habitants. Beha ed-Dîn raconte que Saladin fit alors remarquer à son interlocuteur que ses étendards flottaient déjà près de la Tour de David et que ce n'était nulle part la coutume d'offrir des conditions de capitulation honorables à une ville presque prise. Le gouverneur de Jérusalem, avant de prendre congé, eut cette fière réponse:
    « Ne croyez pas que Jérusalem manque de défenseurs! Nous nous retrancherons dans chaque quartier de la ville. Nous avons cinq mille otages. Ils périront de notre main en même temps que nos femmes et nos enfants. Ne soyez pas inexorable; en nous acculant au désespoir vous fortifierez notre détermination et les graves excès engendrent les pires cruautés. Nous ne désirons pas que Jérusalem disparaisse dans les flammes, ni que les mosquées les plus belles de l'Islam soient à jamais détruites en des combats malheureux. Que feriez-vous devant des ruines ?
    Où retrouveriez-vous la Qubbat al Sakhra, le Mesjid el Aqsâ et tant d'autres lieux saints de Jérusalem que vous vénérez et que nous respectons ?
    Croyez-vous qu'il ne soit point malséant de marchander de la sorte le sort d'une ville qui nous est chère à tous ?
    Si Dieu nous refuse présentement la victoire, nous savons cependant que Dieu nous accordera une mort glorieuse et le pardon de tant de fureurs sacrilèges en ces lieux. » Les chroniques rapportent que Saladin, bouleversé par ce tableau d'horreurs, pria les plénipotentiaires chrétiens de revenir le lendemain afin qu'il pût consulter les docteurs de la Loi.

    Ceux-ci décrétèrent que la foi du serment fait par Saladin « de pénétrer dans Jérusalem l'épée à la main » ne pourrait point être considérée comme étant violée si les chrétiens se rendaient à discrétion. Et comme il n'était point dans son naturel d'être violent, et afin d'épargner à Jérusalem les horreurs de la guerre — ce qui satisfaisait son désir secret — Saladin convint avec le gouverneur de Jérusalem que les communautés religieuses pourraient acheter leur liberté aux conditions suivantes:
    Les hommes paieraient dix dinars tyriens, les femmes cinq, les enfants deux.

    Pour les vingt mille pauvres qui ne pouvaient payer leur rançon, un prix forfaitaire de trente mille écus fut convenu. Ces articles furent signés le vendredi 27 de la lune de Redjeb, 583 de l'hégire. Les musulmans ne manquèrent pas de se souvenir de la prédiction faite autrefois par un poète à Saladin:
    « Vous avez soumis Alep. Mais vous ferez une conquête plus brillante dans la lune de Redjeb, celle de Jérusalem. » Cet événement glorieux dans les annales de l'islamisme fut d'autant plus considéré comme une preuve de la protection d'Allah qu'il coïncidait exactement avec l'anniversaire d'une fête célébrée le même jour, celle du voyage miraculeux que Mahomet fit dans une nuit de La Mecque à Jérusalem, et pendant lequel il vit les sept cieux de l'enfer et du paradis, et Allah derrière soixante-dix mille rideaux de lumière séparés chacun par cinq cents ans de distance.

    Et le 2 octobre 1187

    Sous le règne de Nasîr ed-Dîn, calife abbasside de Bagdad, d'Isaac l'Ange, empereur d'Orient, de Frédéric Barberousse, empereur d'Occident, de Philippe Auguste, roi de France, de Henri II, roi d'Angleterre, Saladin occupait la citadelle de Jérusalem, un peu avant la prière de midi. La joie des musulmans fut immense. Une multitude de cadis, de poètes, de juristes, de derviches, de fakirs accourut d'Egypte et de Syrie pour féliciter le plus illustre des sultans.

    Quant aux chrétiens, ils ressentirent douloureusement la perte des lieux saints

    La lettre que Thierry, Grand Précepteur de l'ordre des Templiers, adressa au roi d'Angleterre, le lendemain de la chute de Jérusalem, est éloquente:
    « Sachez, grand roi, que Saladin s'est rendu maître de la ville de Jérusalem et de la Tour de David; les chrétiens n'ont la garde du Saint-Sépulcre que jusqu'au quatrième jour après la fête de saint Michel prochain; il est permis aux frères Hospitaliers de rester encore un an dans leur maison pour prendre soin des malades; les chevaliers de cet ordre qui sont dans le château de Beauvoir se distinguent tous les jours par différentes entreprises qu'ils font contre les Sarrasins; ils viennent d'enlever deux caravanes aux Infidèles, et ils ont trouvé dans la première les armes et les munitions de guerre que les Turcomans transportaient de la forteresse de la Fère, après avoir détruit cette place. Carac, voisin de Montréal, le Montréal, Saphet, un autre Carac, et Margat, qui appartiennent aux Hospitaliers, Castel-Blanc, Tripoli et Antioche se maintiennent encore contre tous les efforts des Turcs. Saladin a fait abattre la grande croix qui était posée sur le dôme de l'église bâtie à la place du Temple de Salomon. Et pendant deux jours, la sainte croix a été traînée dans les rues, foulée aux pieds et couverte de boue. Par une sorte de purification, le sultan a fait laver d'eau de rosés par dedans et par dehors cette église, qui était l'ancienne mosquée édifiée par Omar, et il y a établi le culte musulman, en y proclamant à haute voix la loi de Mahomet. » « Jamais, les Francs, peut-on lire dans la Chronique de Moudjîr ed-Dîn qui vivait au XVe siècle, depuis le jour où ils étaient venus en Syrie, en l'an 1097 jusqu'à cette époque, n'avaient éprouvé un tel désastre.

    Quelques-uns d'entre eux s'enfuirent jusqu'au fond de l'Occident où ils représentèrent la figure du Messie et celle du Prophète; ce dernier, tenant un bâton à la main, poursuivait, pour le frapper, le Messie qui fuyait devant lui. Par ce spectacle, ils excitaient les peuples infidèles à s'unir pour envahir de nouveau les contrées de l'islamisme et faire la guerre à Saladin. » (Traduction de Henry Sauvaire.) « C'était un spectacle attendrissant, raconte encore un chroniqueur de l'époque, de voir les chrétiens s'embrasser les uns les autres, se demander pardon de leurs haines, de leurs divisions, lever les mains vers le ciel en gémissant, baiser avec respect les murailles des églises qu'ils ne devaient plus revoir, se tenir prosternés dans le Saint-Sépulcre le visage collé contre terre, et pleurer là où leur Sauveur était mort. »

    Le partage du butin et de Jérusalem

    Saladin ne voulut rien garder pour lui des richesses qui lui furent remises, et il les fit partager entre les émirs, les soldats et les juristes qui l'avaient accompagné à Jérusalem. En maintes occasions, il fit preuve de mansuétude à l'égard des chrétiens les plus humbles, cherchant à leur épargner les rigueurs de leur nouvel état. Il ordonna que les malades fussent laissés dans les hôpitaux où ils étaient soignés par les frères Hospitaliers. Il laissa l'église du Saint-Sépulcre aux Grecs et aux Syriens. Sur son ordre et sur celui de son frère Adel, quinze cents chrétiens pauvres furent dispensés de payer leur rançon. Lorsque les chrétiens quittèrent Jérusalem, il fit placer des corps de garde dans la ville afin qu'aucune violence ne se produisît. Il voulait ainsi interdire toute vengeance, et imposer aux siens la clémence après la victoire, la loyauté dans la guerre. Après avoir pris ces précautions pour protéger la sortie de ceux qui préférèrent partir, il fit fermer les portes de Jérusalem, moins celle de David, et le long cortège des vaincus passa devant lui. Héraclius, patriarche de Jérusalem, parut le premier, suivi du clergé séculier et régulier. Il emmenait avec lui les vases sacrés, les orfèvreries, les tissus, le trésor du Saint-Sépulcre. L'historien Al Imâd fit remarquer au sultan que ces richesses devaient être considérées comme biens immobiliers et, en vertu du traité, rester sur place car, à ce titre, elles appartenaient au vainqueur. Saladin en convint, mais il préféra ne point contester l'appartenance des biens du Saint-Sépulcre et il laissa passer le bagage « car il y a plus de pureté dans la vraie foi des croyants que dans l'or des vases sacrés. » Le gouverneur de Jérusalem venait ensuite, en tête de la noblesse syrienne et franque, et des notables de la ville. Des femmes se jetèrent aux pieds du sultan. « Nous avons tout perdu, lui dirent-elles, nos maisons, nos biens, notre patrie.

    Nous allons errer comme des malheureuses dans un pays qui nous est devenu étranger et hostile. Mais, Seigneur, vous pouvez adoucir nos maux en nous rendant nos maris, nos frères, nos enfants que vous retenez prisonniers. » Saladin fit rechercher parmi les captifs ceux que ces épouses réclamaient et il leur rendit la liberté. Il fit plus encore:
    Il combla ces femmes de présents et de provisions.

    Les chrétiens furent accompagnés par les musulmans jusque sur les terres de Bohémond d'Antioche. On raconta que les chrétiens d'Antioche et les chevaliers du comte de Tripoli accueillirent sans enthousiasme leurs frères de Jérusalem; certains chroniqueurs prétendent qu'ils les firent occire à l'occasion, qu'ils les dépouillèrent autant qu'ils le purent, et leur interdirent de pénétrer dans leurs villes. Existèrent-ils vraiment, ces misérables qui accablèrent de maux ceux que le plus grand ennemi de leur race et de leur religion traita avec tant d'humanité ?
    Repoussés du comté de Tripoli et de la principauté d'Antioche, les malheureux refluèrent vers le sud. Saladin leur fit distribuer des tentes et nourrir gratuitement jusqu'à ce qu'ils pussent s'embarquer pour l'Occident. Il en fit conduire un grand nombre à Alexandrie dans l'espoir que leur retour serait hâté. Mais, là aussi, ils connurent toutes sortes de difficultés. En effet, les commandants des flottes génoise, pisane ou vénitienne ne voulaient prendre à leur bord pour les ramener en Europe que ceux qui pouvaient leur payer le prix du voyage et se pourvoir avant d'embarquer des nourritures nécessaires pour toute la durée du séjour à bord. Lorsque les commandants des vaisseaux venaient, selon l'usage, demander au gouverneur du port de leur rendre leur gouvernail et que ce dernier s'étonnait d'apprendre qu'ils embarquaient si peu de chrétiens de Jérusalem parmi ceux qui devaient être rapatriés, et qui attendaient depuis des mois de pouvoir quitter l'Orient, les marins osaient répondre que ceux qu'ils laissaient à terre étaient de pauvres gens et qu'ils ne pouvaient pas les transporter gratuitement. Évidemment, le moindre ballot d'épices faisait mieux leur affaire. Les fonctionnaires musulmans durent assurer le ravitaillement des chrétiens qui eurent la chance de trouver une place; ils durent en outre faire promettre aux commandants des vaisseaux de ne point débarquer les chrétiens qu'ils prenaient en charge, et qui devenaient des « protégés musulmans », ailleurs que dans des ports de France ou d'Italie sous peine d'encourir la juste colère de Saladin.

    Lorsque les chrétiens eurent quitté Jérusalem, Saladin y fit son entrée officielle. De toutes les parties de l'Orient, des ambassadeurs accoururent pour le féliciter de sa victoire sur la chrétienté et saluer en lui « l'épée de l'Islam. » Après les cérémonies et les festivités, il restaura l'autorité des musulmans à Jérusalem. Les chrétiens ayant opté pour demeurer dans la ville sainte payèrent une taxe de capitation qui assurait leur sécurité. Le célèbre jurisconsulte Isa régla, la situation des diverses minorités catholiques. Quatre prêtres de l'église de la Résurrection furent autorisés à résider à Jérusalem et exemptés de tout impôt.

    D'après Abou Horayrah, le Prophète a dit:
    « Parmi toutes les villes, Allah en a choisi quatre de préférence; ce sont La Mecque qui est el baldeh, « la ville par excellence » ; Médine qui est en nakhiet, « la ville du dattier » ; Damas qui est et tyn, « la ville du figuier » ; enfin Jérusalem qui est ez zeytouneh, « la ville de l'olivier. » D'après Khaled ibn Ma'dan, le Prophète a dit:
    « L'eau du puits de Zem-Zem qui se trouve à La Mecque, et la Fontaine de Siloé, qui se trouve à Jérusalem, sont des sources du paradis. » Le cadi Moudjîr ed-Dîn, qui mourut en 1521, rédigea un important travail consacré à la topographie de Jérusalem et à son histoire depuis Abraham jusqu'au XVe siècle de l'ère chrétienne, et sa Chronique est souvent citée par Reinaud dans sa Bibliothèque des Croisades. Nous lui devons la description de ce qu'était Jérusalem à l'époque de Saladin:
    « Jérusalem est une cité immense et solidement bâtie. On y trouve dans le sous-sol d'un grand nombre de monuments des constructions très anciennes; les maisons sont entassées dans les vallées et sur les collines; si on pouvait les espacer, les embellir avec des patios et des jardins, comme cela se fait dans la plupart des villes de l'Islam, Jérusalem serait deux ou trois fois plus étendue qu'elle ne l'est actuellement. Il s'y trouve de nombreuses citernes préparées pour recevoir l'eau, car l'eau qui sert à l'alimentation des habitants se recueille des pluies. Dans la citadelle de David, on y bat chaque soir le tambour, une heure après le coucher du soleil. Les constructions de Jérusalem sont extrêmement solides, toutes en quartiers de pierre de taille et voûtées; il n'entre pas une brique dans la bâtisse ni une pièce de bois dans les toitures. Les voyageurs prétendent qu'il n'y a pas, dans tout l'empire de l'Islam, une autre ville dont les constructions soient plus solides, et dont l'aspect soit aussi agréable que celui de Jérusalem, car le spectacle qu'offre de loin cette sainte cité, au milieu de son éclat éblouissant, est absolument unique. La vision la plus inoubliable est celle dont on jouit du côté de l'Orient, quand on se trouve sur le mont des Oliviers. Il faut six journées de marche, au pas des bêtes de charge, pour faire le tour des collines escarpées et pierreuses sur lesquelles Jérusalem est bâtie. Lorsqu'Allah accorde au pèlerin la grâce de parvenir, par la rue de la Vallée-des-Moulins, jusqu'au seuil de l'auguste Mesjed el Aqsâ, ou au Maqâm vénéré d'Abraham, celui-ci éprouve alors un pur sentiment de joie et de ferveur, et il oublie les peines et les fatigues qu'il a endurées lorsqu'il aperçoit ces glorieux sanctuaires et la merveilleuse coupole de la mosquée d'Omar, resplendissante dans la lumière. Il ressentira dans son cœur l'allégresse des vrais croyants en ces lieux qui virent en des temps déjà si lointains Salomon se tenir debout, lorsque après avoir achevé la construction du Temple; il adressa au Dieu d'Israël une ardente prière... Il ira se prosterner et méditer, en homme juste et pieux, devant « l'Empreinte du Pied de Mahomet », empreinte que le Prophète laissa sur une roche de la Grotte des Esprits lorsqu'il s'éleva vers le ciel, en cette fameuse nuit de Jérusalem, sur sa jument El Boraq, pour visiter le paradis, et pendant laquelle il vit les houris de Mahomet avec les yeux de la chair...

    Saladin se fit raconter l'histoire des musulmans célèbres qui séjournèrent dans la ville sainte, tels que celle de Mohammed ibn Karrâm, le théologien scolastique, qui créa la secte des Karrâmites et qui était enterré auprès des tombeaux des prophètes, près de l'ancienne Porte de Jéricho; celle de Sâieh ibn Yousef Abou Cho'Ayb, qui fit quatre-vingt-dix fois le pèlerinage de La Mecque à pied.

    Il fit découvrir le Mihrâb que les Templiers avaient muré. Son prédécesseur, Nûr ed-Dîn le Martyr, avait conçu le projet de reprendre Jérusalem aux chrétiens et, dans cette pieuse pensée, il avait fait faire à Alep une chaire incrustée d'ivoire et d'ébène qu'il destinait à la plus belle mosquée de la ville sainte. Mais la mort le surprit et la prise de Jérusalem s'accomplit par « celui qu'Al-lah avait choisi, le sultan Saladin », qui fit apporter la précieuse chaire de Nûr ed-Dîn et la déposa dans la mosquée El Aqsâ, où elle se trouve toujours. Saladin installa un imam habile dans la lecture du Coran dans l'église construite sur la Roche par les chrétiens et il le dota, à titre de waqf, d'une maison et d'une terre. Il y fit aussi déposer des exemplaires du Coran avec leurs étuis. Après avoir consulté les ulémas de sa maison sur l'établissement d'un collège pour les jurisconsultes chaféites et d'un hospice pour héberger les pauvres et vertueux personnages de l'ordre des sûfis, Saladin choisit pour les recevoir l'Église Sainte-Anne, située près de la Porte des Tribus, et le palais de l'ancien patriarche de Jérusalem qui se trouvait près du Saint-Sépulcre. Il ne voulut tenir aucun compte de la stupéfiante supplique que devait lui adresser le roi d'Angleterre qui le priait « d'interdire aux chrétiens, de passage à Jérusalem, la visite des lieux saints à ceux qui se présenteraient sans être munis d'une lettre portant son sceau » ! L'historien arabe Imad ed-Dîn relate que, quelques zélés musulmans ayant conseillé à Saladin de détruire le Saint-Sépulcre en prétendant qu'une fois que le tombeau du Messie serait comblé et que la charrue aurait bouleversé cette terre sacrée, il n'y aurait plus aucun motif pour les « Infidèles » d'y venir en pèlerinage, Saladin répondit qu'il était convenable d'épargner ce monument religieux. Il ajouta que ce n'était pas l'église, mais le calvaire et le tombeau de Jésus-Christ qui étaient l'objet de la dévotion des chrétiens et que, « lors même que la terre eût été jointe aux cieux », les nations chrétiennes n'auraient point cessé d'affluer à Jérusalem. Il fit également observer que, lorsque le calife Omar, dans le premier siècle de l'islamisme, se rendit maître de la ville sainte, il permit aux chrétiens d'y demeurer et il respecta leurs églises quoiqu'il eût trouvé la Sakhra couverte d'une épaisse quantité d'immondices que les Grecs y avaient déposées parce qu'ils haïssaient les musulmans.

    Saladin fit purifier toutes les mosquées de Jérusalem et, en particulier, il fit laver avec des eaux que l'on alla chercher à Damas la mosquée de Jacob. Le Templum Domini redevint la Qubbat el Sakhra et le palais de Salomon la mosquée El Aqsâ, illuminée par vingt mille lampes dans la nuit de cha'bân ! Allah est grand ! Après avoir été longtemps stable sous les califes aristocratiques de Bagdad, la puissance politique de l'Islam allait croître dangereusement et la chute de Jérusalem porter ses fruits amers. Pour tenter sans succès de reprendre la ville sainte, il faudra que l'Europe chrétienne unisse toutes ses forces et s'acharne à combattre. Jusqu'au fond des campagnes, dans les plus humbles bourgades, le nom de Saladin sera craint et maudit. Quel dommage peut-être, pour l'histoire des peuples musulmans, qu'un grand empire arabe ne se soit pas fondé sur les ruines du royaume franc de Jérusalem... Jusqu'alors le Kurde avait été partout victorieux certes, mais il était dans l'incapacité de mettre en place une sérieuse administration d'État sans laquelle les plus belles conquêtes militaires risquent de rester improductives. Il était entouré de valeureux compagnons d'armes, mais non pas de fonctionnaires habiles à exploiter la gloire des soldats et à préparer l'avenir. Après Jérusalem, Saladin se trouvait à la tête d'un empire immense qu'il ne pouvait ni administrer ni contrôler en ses contrées lointaines. Certes, son influence personnelle, le prestige de sa gloire adoucissaient l'humeur des ennemis qu'il pouvait avoir à Bagdad, à Damas ou au Caire, mais que deviendrait après lui cet empire diffus qu'il avait créé en compagnie des cavaliers du désert ?

    Est-il exact, ainsi que l'ont prétendu certains historiens, que les Juifs purent se réjouir du triomphe de l'Islam et de l'éviction des chrétiens dans le Proche-Orient ?
    Bénéficièrent-ils vraiment du désastre de la chrétienté comme ils avaient autrefois, en Espagne, trouvé quelque profit lors de la chute du royaume wisigoth de Tolède ?
    Le poète juif espagnol Jehuda al Harizî, qui visita Jérusalem en 1216, nous dit expressément que la reconquête de la ville sainte par les musulmans fut suivie d'une immigration juive, immigration sollicitée par Saladin en personne:
    « Le sage et vaillant chef d'Ismaël (Saladin), après avoir pris Jérusalem, fit proclamer par toute la contrée qu'il recevrait et accueillerait la race d'Éphraïm, de quelque part qu'elle vînt. Aussi, de tous les coins du monde, nous sommes venus y fixer notre séjour, et nous y demeurons heureux, à l'ombre de la paix. »

    Après la période des festivités et des purifications, après avoir écouté les discours des poètes évoquant avec lyrisme la fastueuse épopée et le nom du héros, Saladin se remit en campagne car il désirait harceler les chrétiens qui avaient encore en leur possession les principales villes de la côte. Il prépara l'investissement de la citadelle de Tyr dont la conquête, au point de vue de la conduite future de la guerre, était plus importante pour lui que celle de Jérusalem. Et comme l'hiver approchait, il se hâta de faire faire mouvement à ses troupes et il fit mettre en place les approvisionnements nécessaires.
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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