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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    La plus grande victoire de l'Islam sur la Chrétienté: Hattin

    La defaite de Hattin LA proclamation de la guerre sainte par le calife, délégué du Prophète de Dieu — khalifatu rasûli llah — déchaîna l'enthousiasme en Syrie. Les tribus se rassemblèrent, songeant au mirifique pillage de Jérusalem, aux butins ramassés le soir sur les champs de bataille; elles accoururent du fond des déserts se ranger sous les saintes bannières du « djihad » portées par les fanatiques « moudjahidin. »

    Des Bédouins, ces rapaces des steppes transjordaniennes, installés à proximité des sédentaires dont ils tiraient des ressources plus ou moins légitimes, descendirent en masse vers la Palestine; de tribu en tribu, de désert en désert, colportée par des poètes racontant sous les tentes, à l'heure des crépuscules, des récits d'épopée propres à échauffer l'imagination des cavaliers, la grande nouvelle courut jusqu'au fond de l'Arabie Heureuse, et les frontières galiléennes se couvrirent bientôt d'une nuée de caravanes, comme à l'époque des rassemblements nomades à la veille de la conquête de l'Orient byzantin et sassanide.

    En mars 1187, les troupes de Saladin se concentrèrent dans le nord du Hauran, sous les ordres d'El Melek el Afdal, chargé par son frère d'assurer les approvisionnements nécessaires à une longue campagne militaire. Les échos de ces préparatifs parvinrent à Jérusalem. Guy de Lusignan, prêchant l'union sacrée, réussit à se réconcilier avec son rival le comte de Tripoli et, après les embrassades rituelles, on tint conseil dans la capitale pour prendre les mesures propres à assurer la défense du royaume. L'opinion qui prévalut fut de réunir d'urgence les forces disponibles en Galilée et tous les hommes en état de porter les armes, les milices de turcopoles (Les turcopoles étaient nés de père musulman et de mère chrétienne.) furent convoqués; les barons furent sommés d'être présents au rendez-vous, les bourgeois furent mobilisés, les places fortes envoyèrent leurs garnisons et le roi de Jérusalem put ainsi rassembler 2.000 chevaliers et 18.000 piétons dans la plaine de Séphorie, ville natale de Joachim, père de la sainte Vierge, à 3 milles 1/2 au nord de Nazareth. Le patriarche de Jérusalem fut également prié de s'y rendre avec la vraie croix, dont la présence parmi les combattants devait inspirer le plus pur enthousiasme pour la défense du royaume dont l'existence était menacée par les Infidèles. Héraclius ne se sentait point autant de courage que ces moines hardis accourus du fond de leurs paisibles monastères pour revêtir la cuirasse et mourir pour leur foi. Il céda l'honneur de porter sur le champ de bataille l'étendard de la religion à deux de ses fils qu'il avait eus au cours de ses liaisons coupables. L'un était évêque de Lydda, l'autre de Saint-Jean-d'Acre. S'étant honteusement soustrait aux devoirs de sa charge, Héraclius songea aux moyens de se ménager un asile en Europe, pour y jouir de ses richesses en compagnie de nobles dames, si les affaires du royaume venaient à mal tourner.

    « Ce qu'il faut retenir de cette mobilisation précipitée des forces franques, c'est qu'il ne resta plus dans les villes et dans les forteresses de la Palestine que des non combattants:
    Femmes, enfants, vieillards. Certes, le roi de Jérusalem pouvait prétendre avoir réuni à Séphorie l'une des plus importantes armées de toutes les croisades. Mais, à l'arrière, il ne restait plus personne de valide pour barrer éventuellement la route au conquérant kurde s'il réussissait à vaincre le roi de Jérusalem. C'était, de la part de ce dernier, commettre une lourde faute que de ne point prévoir toutes les éventualités qui pouvaient se produire ; il était impardonnable de jouer sur un seul champ de bataille le sort de ce florissant royaume de la chrétienté orientale. »

    Avant de venir prendre le commandement de ses troupes, Saladin avait su se ménager des sympathies dans le camp adverse. Nous avons dit qu'il avait conclu un arrangement politique avec Bohémond III, garantissant ainsi la sécurité de ses frontières du nord de la Syrie. Il put donc porter toute son attention sur les affaires palestiniennes.

    Le 27 mai 1187

    Saladin, installa son ost près des sources d'Ashtara, à l'est du lac de Tibériade, et y attendit l'arrivée de ses auxiliaires mésopotamiens et égyptiens, commandés par une nuée de princes, toute l'élite de l'Orient. Lorsque ses troupes furent réunies, il les passa en revue. Parade éblouissante ! « Les vallons et les coteaux étaient couverts par les multitudes des cavaliers d'Allah, écrit l'historien Al Imâd; notre camp s'étendait sur plusieurs lieues. Soixante mille hommes, pendant une nuit d'orage, furent passés en revue par le sultan. »

    C'est alors que le comte de Tripoli Raymond III, qui, on ne l'a pas oublié, avait été sollicité par Saladin de se joindre à lui en échange du trône de Jérusalem, put mesurer avec effroi la profondeur du piège qui s'ouvrait sous ses pas, et, s'il lui restait encore quelque sentiment de l'honneur, maudire cette trêve de quatre ans qu'il avait signée afin de mettre à l'abri ses terres de Galilée. Saladin joua finement avec lui. Il sollicita la permission de traverser son territoire afin d'aller faire une simple démonstration, prétendait-il, en Terre Sainte. Raymond III, effrayé sur le tard par le déploiement des forces de son nouvel ami, fut bien obligé d'accorder ce passage, se contentant, pour la tranquillité de sa conscience, de faire promettre aux musulmans en armes de traverser sa frontière à l'aube et de la repasser le soir même. Marchandage dérisoire et inutile.

    « Saladin franchit le Jourdain et marcha vers Thabor et Nazareth. Un parti de cent cinquante Templiers, alertés par l'approche des musulmans, et ignorant les dispositions prises par le comte de Tripoli, commirent l'héroïque folie d'attaquer sept mille cavaliers infidèles. Conduits par le jeune chevalier flamand Gérard de Ridefort, ils allèrent au-devant de la mort avec une fougue qui força le respect de leurs ennemis. Les chroniqueurs ont célébré ces héros qui se firent tuer sur place dans d'implacables corps à corps. Un nom mérita de passer à la postérité:
    Celui de Jacquellin de Maillé, maréchal de l'ordre des Templiers, né au château de Maillé, en Touraine. Après avoir vu massacrer ses compagnons autour de lui, il resta parmi les morts sur le champ de bataille et il réussit à se défendre avec une telle fureur que ses ennemis hésitaient à s'approcher de lui pour l'achever. Ils lui crient de se rendre, lui promettant vie sauve et liberté. Mais, fidèle aux traditions de son ordre, il refuse. Blessé, il tombe au milieu de ses camarades déjà morts. Hurlants de joie les Infidèles l'achèvent, chacun voulant tremper son épée dans le sang du héros. Le courage de Jacquellin de Maillé leur avait paru surnaturel et comme ils avaient entendu les chrétiens prétendre que saint Georges combattait dans leurs rangs, monté sur un cheval blanc, et que le cheval de Maillé était de cette couleur, ils se persuadèrent qu'ils avaient tué le saint guerrier protecteur des chrétiens. Ils se disputèrent les lambeaux de ses vêtements, ils recueillirent ses armes et la poussière du sol où son sang s'était coagulé, convaincus que ces précieuses reliques leur communiqueraient ce courage dont ils avaient été les témoins. Lorsque les musulmans repassèrent le Jourdain au crépuscule ils portaient au bout de leurs lances, attachées par leur chevelure sanglante, les têtes des chevaliers dont ils venaient de faire un si grand carnage. »

    Saladin passa la nuit du 26 au 27 juin à Khisfin

    Il campa cinq jours dans la plaine située près du lieu où le Jourdain sort du lac de Tibériade. Le mercredi 30 juin, il s'installa sur une colline d'où il pouvait apercevoir cette opulente Tibériade, capitale de l'ancienne Jordanie, bâtie par Hérode Antipas en l'honneur de Tibère, célèbre pour son école rabbinique d'où sortit le Talmud de Jérusalem et la Masora destinée à conserver le texte hébreu de la Bible d'après les manuscrits authentiques. Devenue la capitale de la princesse de Galilée, enrichie par le trafic des caravanes se rendant de Damas à Acre, recevant en partage la moitié des revenus des districts environnants, son importance économique ne cessa de croître sous l'administration chrétienne. On y trouvait, à quelque distance, le fameux village d'Emmaüs, réputé pour ses bains chauds connus sous le nom de Thermes de Tibère, temple magnifique dans le vestibule duquel jaillissaient douze fontaines, propre chacune à guérir quelque maladie. Saladin s'empara de Tibériade en une heure. Ses mameluks pillèrent et incendièrent la ville. A la lueur de l'incendie qui dévorait les quartiers périphériques, Saladin s'acharna en vain contre la forteresse qui tenait toujours, défendue par la femme de Raymond de Tripoli qui refusait de se rendre et réussit à faire passer un courrier pour demander un prompt secours au roi de Jérusalem. Les chrétiens s'étaient concentrés près des Fontaines de Séphorie, au nombre d'environ vingt mille combattants. En apprenant le drame de Tibériade, le roi tint conseil.
    La réunion fut orageuse. Renaud de Châtillon voulait partir immédiatement pour délivrer Tibériade.
    Raymond de Tripoli, plus prudent dans ses réactions parce que Tibériade était son fief, improvisa un appel pathétique à la sagesse qui commandait de ne point abandonner la région des sources au moment des chaleurs torrides de l'été, de ne point faire traverser un désert sans eau à une armée qui serait rapidement accablée par la soif.
    « Je vous en prie, conclut-il, gardez-vous d'abandonner en ce moment les Sources de Séphorie. Faites confiance en la témérité des musulmans qui, aveuglés par leurs succès faciles, viendront jusqu'ici. Et c'est ce que nous devons souhaiter, car tandis que nous serons frais et dispos pour les recevoir, ils auront traversé le désert qui nous sépare d'eux et ils arriveront diminués par la soif, exténués par la marche. Nous les attaquerons sans leur laisser le temps de se désaltérer et, fussent-ils innombrables, nous écraserons sans peine ces maudits qui ruinent nos terres et brûlent nos cités. »

    Renaud de Châtillon, dont les parjures et les brigandages avaient plus d'une fois mis en péril la chrétienté, ne partageait pas ce sentiment.

    Il osa accuser Raymond de Tripoli de lâcheté:
    « Tu as parlé longtemps pour nous faire peur, lui dit-il. Sans doute, tu dois posséder au fond de ton cœur un peu d'amitié pour eux, et c'est pourquoi tu veux nous empêcher d'aller les combattre. »

    Bientôt le ton monta. Les barons s'invectivèrent, sans égard pour le roi qui n'osait prendre une décision. Un Templier reprocha durement à Raymond de Tripoli son manque d'enthousiasme ; il l'accusa d'intelligence avec l'ennemi.

    Mais le comte de Tripoli s'entêta, prédit de terribles malheurs, adjura le roi de ne point quitter les Sources de Séphorie, de ne pas précipiter l'armée chrétienne vers un désastre certain.

    « Tibériade m'appartient, s'écria-t-il. Ma femme est encore enfermée dans la citadelle. Que m'importe que Saladin prenne cette ville, pourvu qu'il disparaisse de la Terre Sainte. En vérité, je vous le crie, j'ai déjà vu de nombreuses armées musulmanes, mais jamais encore je n'en ai vu de pareille à celle qui accompagne aujourd'hui le sultan. Si vous allez à Tibériade ; le royaume de Jérusalem est perdu. »

    Et il quitta le conseil de guerre et se retira sous sa tente. La sincérité de ses propos avait bouleversé la plupart des barons présents. Le roi, toujours indécis, s'en remettait au soin de la Providence pour arranger ses affaires. Il voulait attendre quelques jours avant de choisir le parti qu'il convenait de prendre. Il était minuit. Chacun regagna sa tente. Mais le Grand Maître de l'ordre des Templiers, Gérard de Ridefort, celui-là même qui s'était si vaillamment battu quelques jours plus tôt en compagnie de Jacquellin de Maillé, voyant une humiliation personnelle dans le fait que le roi s'était rangé en fin de compte à l'avis de son ennemi Raymond III, alla, seul, surprendre Guy de Lusignan, et s'employa à le faire revenir sur sa décision.

    « Ne me tenez pas rancune, dit-il au roi, de vous entretenir avec franchise. Le comte de Tripoli est un traître. Vous régnez depuis peu de temps et vous possédez une belle armée. Quelle honte pour vous si vous laissez prendre, sans tenter de la secourir, une cité chrétienne ! Comment pourriez-vous justifier un pareil abandon ?
    Pour nous. Templiers, notre choix est fait. Nous mettrons bas nos blancs manteaux et nous vendrons nos biens plutôt que de souffrir l'opprobre que l'on veut faire subir au peuple de Jésus-Christ. Sire, faites crier par l'ost que chacun se tienne prêt à partir à l'aube et suive le gonfanon de la sainte croix ! »

    Le roi céda. Quelques heures plus tard, à la pointe du jour, l'armée chrétienne quittait les Sources de Séphorie. La marche à la mort commençait.

    En assiégeant la citadelle de Tibériade, Saladin voulait contraindre les chrétiens à abandonner la région riche en sources et en pâturages de Seffuriah, leur interdire l'accès du lac de Tibériade, les fixer dans une région de sols brûlés où ils ne pourraient reconnaître aucun point d'eau. Le 1er juillet, les deux armées furent en présence.

    « Allah me les livre ! » s'exclama Saladin en voyant le roi de Jérusalem arriver sur le terrain qu'il avait choisi pour combattre. Le lendemain eut lieu la première escarmouche près de Lubiya, à neuf milles à l'est des fontaines de Séphorie. On se montra impitoyable de part et d'autre.

    « Jamais, écrit Beha ed-Dîn, dans l'histoire des générations qui nous ont précédés, n'ont été relatés des faits d'armes tels que ceux dont on fut le témoin ce jour-là. »

    La nuit venue, chacun demeura sous les armes dans son camp. Pour les chrétiens, la situation devenait dramatique. Hommes et bêtes commençaient à souffrir de la soif. La journée avait été torride et les provisions d'eau étaient à peu près épuisées. Lorsque l'aube suivante parut les chrétiens n'avaient plus qu'un espoir:
    S'ouvrir un passage à travers l'armée musulmane, forcer coûte que coûte son impitoyable étreinte. Mais les mameluks, à leur aise dans cet enfer de soleil et de sable, ne leur laissèrent aucun répit. Toute la journée, dans les nuages de poussière, leurs charges se succédèrent. « Dieu emplit le cœur des Infidèles de terreur », ajoute Beha ed-Dîn. De toutes parts l'armée franque était prise dans un cercle qui se rétrécissait inexorablement sur elle.

    Saladin ne faisait pas encore donner toutes ses forces. Il réservait l'action générale pour le moment où ses ennemis seraient épuisés par la soif. Ses archers harcelaient tantôt les ailes de l'adversaire, tantôt le centre. Ses tireurs habiles faisaient de terribles ravages. Et les Francs perdirent courage. Un de leurs corps, cherchant à fuir, fut littéralement haché. Ce qui restait alors de la brillante armée chrétienne escalada en désordre la colline de Hattin, près de laquelle se trouve la tombe du saint patriarche Neby Shu'aîb. Le roi de Jérusalem tenta de regrouper ses troupes. En vain. Ses meilleurs soldats perdaient confiance et ils s'accrochaient à cette colline sans penser qu'ils y seraient assiégés jusqu'à ce qu'ils meurent tous de faim, de soif et de chaleur. Seul, Guy de Lusignan commanda une charge désespérée avec une poignée de chevaliers déterminés. Cet acte d'héroïsme faillit un instant changer le sort des armes. « Je regardais mon père, raconta par la suite le fils de Saladin, Afdal, et je vis qu'il était tourmenté. » Il avait subitement changé de couleur et s'avançait en criant:
    « Que le démon soit convaincu de mensonge. » Les nôtres retournèrent alors à la charge contre les Francs qui, après avoir déjà percé nos rangs, furent refoulés, battirent en retraite et regrimpèrent sur la colline. Quand je vis qu'ils se retiraient et que nous les poursuivions, je m'écriai:
    « Nous les avons mis en déroute ! » Mais les Francs revinrent et chargèrent plus fougueusement que la première fois. Ils nous rejetèrent jusqu'à l'endroit où se tenait mon père. Comme ils reculaient de nouveau, je pensais qu'ils étaient définitivement battus, mais Saladin me cria ; « Tais-toi. » Nous ne les aurons pas vaincus tant que le pavillon de Guy de Lusignan ne sera pas tombé. Voici un récit qui confirme la tentative désespérée du roi de Jérusalem qui, par deux fois, essaya de forcer les lignes musulmanes. N'ayant pas réussi, il forma à la hâte le camp. Il fit planter la croix en haut de la colline et il pria ses soldats de se ranger autour du saint étendard pour entendre la messe et prier avec ferveur. Quel moment pathétique que cet office parmi les morts, sur cette colline désolée qui semblait surgir, en ce crépuscule torride du 3 juillet 1187, comme un rocher rouge au-dessus d'une immense mer de troupes musulmanes. Les malheureux chrétiens commençaient à subir les hallucinants tourments de la soif.
    Bien peu d'entre eux dormirent cette nuit-là, car Saladin les tint en alarme jusqu'à l'aube. Enfin parut

    Le jour du 4 juillet 1187 si funeste à la chrétienté

    Le sultan attendit, pour attaquer les Francs, qu'un vent torride, soufflant de Tibériade, permît à ses soldats d'incendier le sol couvert de bruyères et d'herbes desséchées. Autour de la colline le feu se propagea avec rapidité et, écrit Imad ed-Dîn, « les chrétiens trinitaires subirent le feu du ciel, le feu de la terre, le feu des blessures. » Les flammes, chassées par le vent, pénétrèrent dans le camp chrétien jusque sous les pieds des hommes et des chevaux. A la faveur de l'inégal combat qui s'engagea dans de telles conditions, le comte Raymond III de Tripoli réussit à fuir avec la chevalerie tripolitaine.

    Que se passa-t-il exactement ?
    On ne sait. Était-il d'accord avec Saladin qui lui fit secrètement ouvrir un passage dans les rangs de son armée ?
    Réussit-il à s'ouvrir le passage et à fuir ?

    C'est peu probable car on conçoit alors difficilement qu'une meilleure cavalerie que la sienne ne soit pas parvenue à le rejoindre. Quoi qu'il en soit une ombre lourde pèse sur la mémoire du comte de Tripoli. Il se réfugia à Tyr où il devait être assassiné quelques jours plus tard par les fanatiques Ismaéliens. Et tandis que les infortunés chrétiens, épuisés par les combats de la veille, par une nuit d'insomnie, étouffés par la fumée, brûlés par le soleil, gémissaient et priaient, les charges de cavalerie se succédèrent à une cadence accélérée. Les mameluks apparurent de toutes parts « parmi les vapeurs flottantes du mirage, les tortures de la soif, l'incendie de l'atmosphère », lit-on dans le Livre des Deux Jardins. Et l'auteur arabe ajoute méchamment:
    « Ces chiens de chrétiens tiraient leurs langues desséchées et hurlaient de douleur. Ils espéraient atteindre l'eau, mais ils avaient tout autour d'eux l'enfer et ses flammes. » Bientôt les Francs n'eurent même plus le courage de se défendre. Jamais déroute ne fut plus complète ni plus désastreuse. Le soir de la bataille trente mille chrétiens gisaient sur les cendres encore chaudes de cette terre hostile.

    Ils moururent héroïquement, lavant par leur sang la faute impardonnable de Guy de Lusignan qui, par faiblesse, les avait conduits à ce massacre.

    Le récit d'un pèlerin, présent lors de cette mémorable bataille, confirme la narration que nous venons de faire sur cette journée de Hattin qui fut le plus grand triomphe de Saladin. Nous croyons utile de le reproduire:
    « L'armée quitta le camp de Seffuriah dans la matinée du 3 juillet. Le comte de Tripoli marchait en tête avec ses troupes ; à la droite et à gauche de l'armée se trouvaient plusieurs corps commandés par les barons et seigneurs de la Terre Sainte ; une troupe d'élite portait la vraie croix au centre. Le roi de Jérusalem, entouré de ses chevaliers, les frères du Temple et de l'Hôpital, commandait l'arrière-garde de l'armée. Les chrétiens, marchant droit à Tibériade, arrivèrent à un village situé à trois milles de la cité. Là, ils rencontrèrent les Sarrasins, et commencèrent à souffrir de la soif et de la chaleur. Comme il allait franchir des défilés étroits et des lieux couverts de rochers pour arriver à la mer de Galilée, le comte de Tripoli fit dire au roi de se hâter et de traverser ce village sans s'arrêter afin de pouvoir atteindre les bords du lac. Lusignan répondit qu'il allait suivre le comte. Cependant, les Turcs se précipitèrent tout à coup sur les derrières de l'armée, de telle manière que les Templiers et les Hospitaliers en furent ébranlés. Alors, le roi, n'osant plus avancer et ne sachant que faire, donna l'ordre de dresser les tentes. On l'entendit en même temps s'écrier:
    « Hélas, tout est fini pour nous ; nous serons morts demain et le royaume sera perdu ! »
    On lui obéit avec désespoir. Quelle nuit l'armée allait passer en ce lieu ! Les Turcs se pressèrent en foule autour du peuple de Dieu et incendièrent la plaine. Les chrétiens furent toute la nuit tourmentés par la flamme et la fumée, par une nuée de flèches, par la faim et par la soif. Le lendemain, au lever du jour, le sultan sortit de Tibériade, et vint harceler les Francs. Les bataillons de la croix s'apprêtaient à traverser les défilés et les hauteurs escarpées qui les séparaient de la mer de Galilée, car, disaient-ils, « là nous trouverons de l'eau et nous pourrons nous servir de nos épées. » Déjà l'avant-garde du comte Raymond se dirigeait vers une colline que les Turcs avaient commencé à occuper. Des gens de pied devaient défendre les chevaliers contre les archers ennemis, et les chevaliers devaient protéger les gens de pied. Cette règle de salut ne fut point suivie. A l'approche des Sarrasins, l'infanterie chrétienne se forma en coin, et courut pour gagner le sommet de la colline, abandonnant ainsi la cavalerie. Le roi, les évêques et les principaux chefs, voyant les fantassins s'éloigner, leur envoyèrent dire de revenir pour défendre la vraie croix.
    « Nous ne pouvons aller, répondirent-ils, parce que nous sommes accablés par la soif, et que nous n'avons plus la force de combattre. »
    On leur expédia un nouveau message et ils refusèrent encore de venir, parce qu'ils n'en pouvaient plus.

    Les frères du Temple et de l'Hôpital se battaient vigoureusement sans pouvoir prendre le moindre avantage sur les ennemis dont le nombre s'accroissait d'heure en heure, et qui semaient partout la mort. Accablés par la multitude de Sarrasins, ils appelèrent le roi à leur secours, disant qu'ils ne pouvaient plus soutenir le poids du combat. Mais le roi, voyant que ses gens de pied ne voulaient pas revenir, et que lui-même par là restait sans défense contre les archers turcs, s'abandonna à la grâce de Dieu, et fit de nouveau dresser les tentes pour arrêter, s'il le pouvait, les charges impétueuses de l'ennemi. Ainsi, les bataillons se réunirent autour de la croix, confondus et mêlés ensemble. Lorsque le comte de Tripoli s'aperçut que le roi, les Templiers, les Hospitaliers et toute l'armée chrétienne ne présentaient plus qu'une multitude confuse ; lorsqu'il vit qu'une nuée de barbares se portait de tous les côtés et qu'il se trouvait séparé des autres corps, il s'ouvrit un chemin à travers les rangs ennemis et se retira avec son avant-garde. De partout il arrivait des milliers de Sarrasins qui massacraient les chrétiens. L'évêque de Saint-Jean-d'Acre, qui portait la croix du Sauveur, reçut une blessure mortelle et laissa le bois sacré à l'évêque de Lydda.
    Alors, les gens de pied qui avaient fui sur la colline virent se précipiter sur eux les Sarrasins, et furent tués ou faits prisonniers.
    Balian de Naplouse et ceux qui purent échapper à la mort passèrent, pour s'enfuir, sur un pont de cadavres. Toute l'armée turque accourut au lieu où se trouvaient la vraie croix et le roi de Jérusalem. Il est plus facile de s'exprimer par des sanglots que de raconter en détail ce qui se passa à la fin de cette journée.

    Saladin, qui haïssait particulièrement les chevaliers du Temple et de l'Hôpital — il se souvenait que le Grand Maître des Templiers, Arnold de Torroge, avait été l'un des artisans de la dernière Croisade — le soir même de cette bataille de Hattin, en fit décapiter deux cent trente, après leur avoir proposé d'abjurer le christianisme. Tous ceux qui avaient tenté de fuir après les derniers combats furent rattrapés. Un seul soldat musulman put en ramener trente attachés par une corde. La vraie croix fut remise à son neveu Taki ed-Dîn.
    « Ainsi, écrit un historien latin de l'époque, la croix de notre salut fut perdue dans un lieu qu'aimait à fréquenter le Christ et sur la colline même où il choisit ses apôtres. »
    Et lorsque Taki ed-Dîn Omar montra la précieuse relique à Saladin, celui-ci lui dit:
    « Il paraît, par la désolation des Francs, que ce bois n'est pas le moindre fruit de notre victoire. »

    Aux approches de la nuit, tandis que les mameluks sabraient les derniers fuyards, le carnage des chrétiens continuait. Il y avait, dans l'entourage du sultan, un groupe de volontaires, gens de mœurs pieuses et austères, dévots sûfis, hommes de loi, savants initiés à tous les degrés de la connaissance. Chacun d'eux demanda la faveur d'exécuter un prisonnier, dégaina son sabre et retroussa ses manches. Le cimeterre des uns décapita proprement, mais d'autres firent une véritable boucherie en s'y reprenant à plusieurs fois. La maladresse et la férocité de certains de ses soldats furent telles que Saladin dut, dit-on, faire cesser ce carnage.
    Le sultan fit dresser sa tente de campagne au milieu du champ de bataille et il se fit amener les prisonniers de marque. Parmi eux se trouvaient Guy de Lusignan, les seigneurs de Giblet, du Boutron, de Maraclée, Gérard de Ridefort, Onfroi IV de Toron, le vieux marquis Guillaume III de Montferrat, le connétable Amaury de Lusignan, le fils de Raymond de Tripoli. Saladin les reçut sous sa tente, sur laquelle flottait un drapeau noir avec inscription brodée de fils d'or:
    « Saladin, le Roi des Rois, le vainqueur des vainqueurs est, comme les autres hommes, l'esclave de la mort. »
    Il reçut le malheureux roi de Jérusalem avec égards ; il le consola de la perte de son royaume, le fit asseoir à sa droite et s'entretint avec lui. Il lui fit offrir un sorbet de neige de l'Hermon et d'eau de rosé. Après avoir bu quelques gorgées, Guy de Lusignan tendit la coupe à Renaud de Châtillon. Saladin, s'adressant alors à son interprète, lui dit:
    « Dites au roi que c'est lui et non pas moi qui donne à boire à cet homme » (c'est une noble coutume des Arabes qu'un captif ait la vit sauve s'il a reçu pour boire la coupe des mains de son vainqueur), et se tournant vers Renaud de Châtillon, il lui reprocha en termes véhéments d'avoir maintes fois manqué à la parole jurée et violé les trêves par esprit de cupidité. « Le ciel vengeur des attentats, lui jeta-t-il à la face, t'a mis en ma puissance. Souviens-toi de tes trahisons, des cruautés que tu as exercées sur la personne des musulmans en temps de paix ; souviens-toi, malheureux sire, des brigandages et des viols que tu as commis, des blasphèmes que tu as proférés contre notre Prophète — qu'Allah te maudisse ! —; souviens-toi en ta dernière heure de tes entreprises sacrilèges contre les villes très saintes de La Mecque et de Médine. Il est juste de punir trop de crimes et d'accomplir mon serment. Je l'ai juré, tu recevras la mort de ma main. » Tirant son épée, il frappa Renaud de Châtillon, lui détachant le bras de l'épaule.

    Les quelques officiers présents à cette scène achevèrent le blessé aux pieds du roi de Jérusalem qui tremblait de terreur. Le corps du supplicié fut ensuite jeté dehors. S'adressant alors à Guy de Lusignan qui se demandait s'il n'allait pas subir le même sort, Saladin lui dit:
    « Un roi ne tue pas un roi. Mais cet homme avait dépassé les limites de l'insolence et de la perfidie. C'est pourquoi je l'ai traité comme je l'ai fait. »

    Nous l'avons dit, deux cent trente chevaliers du Temple et de l'Hôpital furent égorgés par les cruels mameluks. Leurs têtes sanglantes furent piquées dans le fer des lances et promenées toute la nuit par une soldatesque effrénée qui hurlait des imprécations et des injures de faubourg à l'adresse des chrétiens. Ainsi périrent ces moines-soldats réputés pour leur prudhomie et vaillance, héritiers spirituels des André de Montbard, des Gondemare, des Rossai, des Godefroy de Saint-Omer, des Hugues de Payen, des Montdésir, des Archambauld de Saint-Agnan, des Bernard de Clervaux dévoré de divine ardeur et de phtisie qui, selon les titres quelquefois adoptés par les Églises des Gaules, avaient prononcé les trois vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance uniquement pour bien servir Jésus. Ils avaient vécu d'aumônes, revêtu la bure du serf ; ils avaient été calomniés par les princes jaloux de leur gloire d'imagerie populaire ; ils avaient accepté le combat contre les Infidèles, toute volonté tendue vers le sacrifice et jurant de ne jamais abaisser leur bannière. Dans cette sorte de Légion étrangère du moyen âge dans laquelle tout criminel ou tout excommunié pouvait se refaire une vie pour l'offrir, toute pure, à Dieu, ils avaient concouru à racheter l'homme, ils s'étaient associés pour l'élever et l'offrir au Sauveur, très humblement, avec ferveur. Ils avaient dominé la chrétienté avide de pouvoirs, de richesses, sur cette terre d'Orient qui faisait alors tourner toutes les têtes et suscitait de violents désirs de domination et de lucre dans l'immense bouillonnement féodal du moyen âge. Dans les rangs de leur sainte milice, ces serviteurs d'élite de Dieu, au crâne tondu, hirsutes, négligés, cuirassés, avaient combattu l'Islam avec fureur, non pour l'amour de la gloire et de ses artifices, mais par passion pour Celui qui était mort sur la croix en suppliant tous les hommes de devenir des frères. Ils avaient été l'âme pure de la guerre sainte, son flamboiement au-dessus des carnages, ils avaient réalisé l'idéal d'une croisade permanente, ne se réclamant d'aucune nation, mais désirant appartenir à toutes ensemble. Saladin, en les laissant massacrer, en a fait des martyrs. Il ne put, dit-on, supporter la vue des têtes des Templiers balancées au bout des lances, et il injuria les responsables qui avaient failli à l'honneur des armes. Mais sa victoire sera toujours ternie par ce drame inutile.

    Seul, Gérard de Ridefort fut épargné. Pourquoi ?
    On ne sait et toutes les hypothèses sont permises. Dans la confusion qui régnait en Orient, imputable à la complexité et à l'antagonisme des intérêts matériels et spirituels, tant musulmans que chrétiens, le rôle politique des grands ordres religieux apparaît quelquefois obscur et l'historien ne doit pas se laisser uniquement séduire par l'apparat de leur présence matérielle, mais rechercher quelles furent les composantes occultes de leur force, les thèmes secrets de leurs triomphes. Il est vraisemblable que les chefs des ordres religieux, tels ceux des Templiers et de l'Hôpital, en contact quotidien avec les musulmans, furent plus sensibles à l'influence d'une civilisation, dont les valeurs ne leur échappaient point, que ne l'étaient les barons ou seigneurs de moindre lignée hauts en couleur et en verve accourus d'Occident pour pourfendre les Sarrasins. Les problèmes de stratégie politique doivent être discutés en conseils secrets, à l'abri des murailles des forteresses, entre les initiés, comme le faisaient les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital. Nul scribe n'a jamais enregistré pour l'Histoire le compte rendu de leurs délibérations et c'est peut-être là l'une des accusations les plus graves qui fut portée contre leurs ordres, en particulier contre celui des Templiers. On leur reprocha leur collusion avec les Infidèles et le scandale fit sensation. Il ne dut pas y avoir — les règles de l'ordre étant formelles — de collaboration avec les musulmans. Mais, tandis que les armées se combattaient, il est certain que les chefs religieux, dans les deux camps, durent bien souvent souhaiter que se réalisât une politique de compréhension entre l'islamisme et le christianisme, que s'établît une paix durable entre eux. Cette puissance occulte des ordres des Templiers et des Hospitaliers se manifesta plus d'une fois et s'opposa, quelquefois même violemment, aux directives ou aux volontés du pouvoir séculaire.

    Sur cette terre d'Orient où les princes étaient sensibles aux subtilités de mille jeux politiques, les grands dignitaires des ordres religieux n'ont pas mésestimé leurs adversaires, comme le faisaient les fanatiques ou la piétaille. Ils connaissaient aussi bien leur manière de combattre que leur façon de penser. Bien souvent, ils surent être les arbitres habiles entre le califat fatimide du Caire et les royaumes seldjoukides du Nord de la Syrie. C'est le Grand Maître des Templiers qui, en 1118 incite Beaudouin II, roi de Jérusalem, à composer avec Aboul Fewa. Pendant presque un siècle, ils ont entretenu des relations étroites avec les chefs de la secte des Ismaéliens. D'ailleurs, cette tolérance réciproque, cette estime partagée gagna les armées. Que de fois, après le combat, vit-on sans en être surpris les chrétiens et les musulmans fraternisés à l'ombre des gonfanons et des bannières musulmanes ! D'un ost à l'autre on échangeait des mots aimables, on chantait et on dansait de compagnie. Les poésies galantes des troubadours cuirassés succédait aux gazzels des lauréats des écoles du Caire et l'on se complimentait pour une rime heureuse aussi bien que pour une tête bien coupée. Le climat n'était plus celui de la Première Croisade. Les dogmes fondamentaux demeuraient intangibles mais cela n'empêchait point un original, tel ce bienheureux franciscain Raymond Luile, scolastique excentrique et vénéré de fréquenter assidûment les musulmans, d'être accessible à l'influence des sûfis. Cette interpénétration devait forcément porter ses fruits et ils ne furent pas tous amers. Ces grands ordres religieux et militaires, après plus d'un siècle de relations avec le monde musulman et ses sectes innombrables, ne pouvaient ignorer certaines originalités, telle celle du Grand Maître des Assassins qui voulait, pour l'éternité, assurer le triomphe d'une confrérie armée qui fût au-dessus des États. Ils ne demeurèrent pas indifférents au rêve du Vieux de la Montagne dont les missionnaires extrémistes professaient que Dieu, inaccessible à la pensée, ne peut se manifester que par la raison universelle. La théorie gnostique de l'émanation n'a pas dû être perdue pour les Templiers, associée pour les tâches quotidiennes avec les disciplines d'un compagnonnage militant, possédant, eux aussi, ses sept degrés d'initiation. Ils furent à ce point séduits par la hiérarchie spirituelle de l'ordre occulte et terrifiant du Vieux de la Montagne qu'ils n'hésitèrent pas à copier le cérémonial initiatique du Maître des Enchantés, perdu dans les neiges de sa montagne libanaise. Ont-ils rêvé, eux aussi, dans le calme de leurs chapelles fortifiées, à un empire religieux universel, à une société des nations chrétiennes, dont Jérusalem serait la capitale, régénérée par une haute discipline morale, acceptée par les peuples et leurs princes, par tous les peuples et par tous les princes ! Exaltés par leur militante spiritualité, ont-ils poursuivi ce décevant rêve de paix dans les conciles secrets ; ont-ils emprunté les thèmes de cet universalisme aux Fatimides du Caire, comme ceux-ci les avaient empruntés aux archives du pharaon Aménophis IV ?
    Ces rêveurs en armes ont-ils poursuivi l'éternelle chimère de l'humanité ; ont-ils vraiment voulu jeter, dans cette Europe en pleine croissance du moyen âge, les fondations d'un empire dont les frontières eussent été indéfiniment reculées jusqu'aux extrêmes limites d'une fraternelle spiritualité humaine, dont l'éclatant foyer eût été cette Jérusalem nouvelle prophétisée par l'Apocalypse, jaillie de la Terre Sainte avec cette splendeur des cathédrales édifiées par centaines dans tous les royaumes de l'Occident...

    Après leur victoire de Hattin les vainqueurs passèrent la nuit en réjouissances. Chaque soldat chanta les louanges de Dieu et, de tous les côtés, sur l'immense champ de bataille où agonisaient tant de chrétiens, s'élevèrent jusqu'à l'aube les cris de:
    Allah akbar ! La ilaha il' Allah!

    Le roi de Jérusalem et les prisonniers graciés furent envoyés à Damas. Il y eut une telle abondance d'esclaves francs en Syrie, conséquence inattendue de cette journée, que leur cours baissa verticalement. « L'homme, la femme et les enfants, lisons-nous dans le Livre des Deux Jardins, se vendirent à la criée en un seul lot. Le taux d'un prisonnier tomba à trois dinars à Damas. La dépréciation était telle qu'un fakir pût échanger un captif contre une paire de sandales. » Dans tous les harems d'Orient, sans nouvelles de leur mari, séparées de leurs enfants, les femmes franques, emmenées par troupeaux par les mameluks au cours de la conquête de la Palestine, allaient connaître un sort plus terrible que la mort. Car désormais, toutes les routes étaient libres devant Saladin. A Jérusalem, il restait deux chevaliers !

    Il nous paraît opportun de revenir sur le cas de Raymond de Tripoli, de réunir les pièces contradictoires de son dossier, d'ouvrir un débat sur l'une des affaires les plus troubles des Croisades: la trahison du comte de Tripoli précipita-t-elle la chute du royaume de Jérusalem ?
    Certains actes de sa vie, s'ils ont été fidèlement rapportés, sont accablants pour ce haut prince franc qui, trop tard, au cours de ce conseil historique qui précéda Hattin, sut tout de même mettre en garde le roi de Jérusalem contre la folie que voulaient lui faire commettre ses propres ennemis. S'est-il ligué secrètement avec Saladin et consacra-t-il cette alliance en buvant du sang humain ?
    A-t-il tué de sa main, alors qu'il combattait avec les musulmans, le grand maître de Moulins ?
    (Albéric de Troisfont)
    S'est-il réconcilié avec Guy de Lusignan pour pouvoir le tromper, en conseillant à Saladin d'attaquer Tibériade afin d'attirer l'armée franque dans un guet-apens puisqu'il savait qu'il lui suffirait ensuite de déconseiller aux chrétiens de se rendre à Tibériade dans un pays hostile et au plus fort moment des chaleurs pour que ses ennemis, les Renaud de Châtillon, les Gérard de Ridefort, s'empressassent aussitôt de convaincre le roi par un avis contraire ?
    A-t-il, puisqu'il avait pris la tête de l'avant-garde de l'armée dans sa marche vers Hattin, délibérément conduit cette dernière dans des défilés qu'il savait être impraticable et dépourvus d'eau ?
    Est-il vrai que peu de temps avant les derniers combats, les mameluks avaient reçu l'ordre de le laisser passer et de refermée leurs rangs derrière lui ?
    Enfin, est-il vrai qu'il se serait fait musulman comme on l'a affirmé ?
    Beha ed-Dîn, dont les renseignements sont généralement exacts, écrit que le comte de Tripoli mourut d'une pleurésie. Le Continuateur de Guillaume de Tyr, auquel il ne faut pas toujours se fier, prétend qu'il fut assassiné par des Ismaéliens sur l'ordre de Saladin. Ce dernier préféra-t-il ainsi se débarrasser de son encombrant allié auquel il aurait promis le royaume de Jérusalem ?

    Cela nous paraît peu probable car Saladin a toujours été fidèle à sa parole. Certes, ses relations avec le comte de Tripoli ne sont pas douteuses. « Raymond III envoya un messager à Saladin, écrit Ibn al Athir et entra en relations avec lui. Encouragé par le sultan, il lui demanda de l'assister pour atteindre son but. Saladin et les musulmans en furent joyeux. Le sultan promit au comte de le secourir, de l'appuyer dans tout ce qu'il entreprendrait et de l'établir souverain absolu des Francs. Il avait près de lui, parmi ses prisonniers, un certain nombre de chevaliers tripolitains. Il les libéra. Aussi Raymond III manifesta-t-il sa déférence à Saladin, de concert avec un certain nombre de Francs. La discorde s'introduisit alors parmi les chrétiens. Ce fut l'une des principales causes de la conquête de leur pays. » Al Imad est aussi formel:
    « Au nombre des événements décrétés par Allah en faveur de l'Islam se placent les faits suivants:
    Le comte de Tripoli désira entretenir des relations d'amitié avec le sultan et recourir à lui et à son alliance contre ses coreligionnaires... Le comte de Tripoli devint un partisan de Saladin. Le sultan, lui ayant rendu quelques-uns des siens qu'il avait fait prisonniers, le zèle du comte en faveur des musulmans ne fit que s'accroître. Il ne jurait que par la fortune et la puissance de Saladin. »

    Quels purent bien être les services rendus à Saladin par Raymond III pour payer cette alliance ?
    On conçoit pourtant difficilement quel était l'intérêt du comte de Tripoli de laisser réduire ses fiefs de Galilée en cendres par les troupes musulmanes. Pourquoi le vainqueur porta-t-il avec tant de rigueur le fer et la flamme dans les campagnes et dans les villes de son allié, le lendemain de Hattin ?

    Entrait-il dans les vues de Raymond III et de Saladin de rendre à ce point inhabitable une principauté qui appartenait au premier ?

    Le Grand Maître des Templiers, l'ennemi le plus acharné du comte de Tripoli, ne parle point de trahison, en relatant au Pape les détails de cette fatale journée:
    . ».. A peine, écrit-il, Raymond, le prince de Sidon et quelques autres se sauvèrent du malheur commun. »

    Les auteurs arabes, qui pourraient être suspects si vraiment Raymond III s'était converti à l'islamisme, prétendent que ses États furent ravagés pour le punir de ses infidélités à la cause de l'Islam. Ils dénoncent ses félonies et ses manquements à l'alliance qu'il avait contractée avec eux. Ils se félicitent sans équivoque de sa mort
    « Alors, s'écrient-ils, l'islamisme n'eut plus à redouter les artifices, la fraude et la malice de cet homme. »

    Dans tout ceci, où est la vérité ?

    Saladin ne perdit pas les fruits de sa victoire. Après avoir accordé un repos de vingt-quatre heures à ses troupes sur le champ de bataille et fait élever sur le sommet de la colline de Hattin une petite chapelle, nommée Kubbat al Nasr, pour rappeler son triomphe, il descendit vers Tibériade. Le 6 juillet, il entra dans la citadelle qui lui fut remise par la femme de Raymond III, la comtesse Échive de Tripoli. Elle obtint la permission de sortir librement avec ses bagages et ses gens et de se retirer dans les États de son mari. Le sultan la fit chevaleresquement escorter par un corps de cavalerie, par crainte qu'elle ne fût insultée au cours de son voyage par des partis bédouins qui couraient la campagne. Il détruisit presque toute ta ville et installa une garnison dans la citadelle. Ensuite, il retourna camper à Seffuriah et, le lendemain 8 juillet, il arriva devant Saint-Jean-d'Acre. Le jour suivant, il entra dans la ville. Les clés lui avaient immédiatement été remises par Joscelin III de Courtenay. Il laissa aux habitants le choix de rester à Acre ou d'en sortir, leur promettant toute sûreté dans l'un ou l'autre cas. Après avoir libéré quatre mille musulmans détenus à Acre, il plaça des postes de garde aux portes et sur les places publiques pour empêcher tout désordre et tout pillage ; mais après le départ des Francs préférant quitter la cité plutôt que vivre sous la domination du vainqueur, Saladin ne put empêcher ses soldats de se partager ce que les chrétiens, dans leur précipitation, n'avaient pu emporter. Ils trouvèrent dans les bazars de cette ville commerçante de grandes quantités d'or, des produits de toute l'Asie, de magnifiques soies damassées, des étoffes de Venise, des dépôts de sucre et des armes. Saladin confia à son fils Afdal le gouvernement d'Acre, convertit les églises en mosquées, établit des cadis et des imams et fit présent au savant docteur Isa des biens qui avaient appartenu aux chevaliers.

    Le sultan ne resta pas à Acre. Il fit dresser sa tente dans le voisinage et envoya ses émirs, à la tête de différents détachements, pour soumettre toute la côte et la Palestine. Ceux-ci se répandirent sur la Terre Sainte. Ils trouvèrent la plupart des places désertes, les autres ouvraient leurs portes et capitulaient sans condition.

    Moins humains que leur maître, ils détruisaient les villages, incendiaient les campagnes, massacraient les hommes. En quelques jours, ils prirent Nazareth, Caïffa, Césarée, Arsûf, Naim, Genim, Samarie, Naplouse, Jéricho et Fûieh, Maaischa, sur les bords du Jourdain, Sandelio, dont la forteresse avait été édifiée par Alexandre le Grand, Tibnîn, en Haute-Galilée, dont le château avait été bâti en 1107 par Hugues de Saint-Omer, seigneur de Tibériade.

    Seules, trois forteresses résistèrent longtemps en Galilée:
    Châteauneuf, Saphet et Belvoir. A Saphet, les chevaliers du Temple, à Belvoir ceux de l'Hôpital, s'accrochèrent à leur position pendant plus d'un an encore, malgré les efforts des troupes musulmanes. Quand les garnisons de ces trois citadelles, ravagées par la famine, se rendirent à Saladin, celui-ci, admirant leur ténacité et leur courage, leur laissa la liberté. En apprenant les succès de ses lieutenants qui saccageaient sans pitié le malheureux royaume de Jérusalem, Saladin alla assiéger Sidon. Cette ville célèbre dans l'histoire sacrée et profane était déchue de son antique splendeur. Elle possédait cependant des fortifications encore solides et un port qui l'enrichissait en favorisant son négoce. Les habitants n'osèrent pas soutenir un siège et se rendirent à discrétion. Le lendemain de son arrivée devant les remparts, Saladin entrait dans la ville. Après y avoir nommé un gouverneur et laissé une garnison, il remonta vers Beyrouth où il arriva le 30 juillet 1187. La grande cité libanaise résista pendant six jours aux assauts de Saladin. Mais ses murailles ayant été en partie minées, elle demanda une capitulation honorable et l'obtint. Le 6 août, le sultan y entrait, tandis qu'une partie de ses troupes prenait Jebeil, l'antique Byblos, quelques places voisines et poussait une pointe jusqu'aux environs de Tripoli.

    Tandis que cet incendie embrasait le nord de la côte libanaise, le midi n'était pas moins désolé. El Malek el Adel, frère de Saladin, arriva d'Egypte, acheva l'occupation de presque toute la Palestine, réduisant en cendres de nombreux villages jusqu'aux portes de Jérusalem. Après avoir pris Jaffa, il vint rejoindre le gros des forces musulmanes, traînant derrière lui un immense convoi de butin et de prisonniers.

    Ensuite, Saladin se rendit à Tyr

    Cette ville dont Ézéchiel a décrit l'hégémonie et l'opulence, fut fondée par une colonie égyptienne mille six cents ans avant l'ère chrétienne. Elle créa un empire africain autour de Carthage. Pendant cinq ans, Salmanazar l'assiégea en vain. Nabuchodonosor mit treize ans pour la réduire à merci. Chaque fois détruite et toujours obstinée, elle rebâtit ses temples et ses remparts, rétablit après chaque défaite sa puissance politique, envoya de nouveau ses flottes sur les routes maritimes, sans se soucier de la rivale qu'Alexandre le Grand lui donna:
    Alexandrie. Ses fortifications réputées inexpugnables étonnèrent les voyageurs qui la visitèrent au XIIe siècle. Ibn Djobair, qui y séjourna à la fin de 1184, nous en a laissé la description suivante:
    « Cette ville est si bien fortifiée que l'on dit proverbialement qu'elle refuse obéissance ou soumission à qui veut s'en emparer. Son inexpugnablilité consiste en ceci:
    Il n'y a que deux portes, l'une du côté de la terre ferme, l'autre ouvrant sur la mer, dont la ville est entourée, sauf d'un côté. On arrive à la première de ces portes après avoir passé quatre poternes flanquées de remparts; la porte qui donne accès dans le port est défendue par deux tours fortifiées. La situation du port est telle qu'on ne pourrait rien trouver de comparable dans les autres villes maritimes ; les murs de la ville l'enceignent de trois côtés et des voûtes de maçonnerie complètent l'enceinte en formant le quatrième côté, de sorte que c'est jusque sous les remparts que les bâtiments pénètrent et vont mouiller. On tend une chaîne entre les deux tours et alors toute sortie et toute entrée deviennent impossibles par mer. »

    Benjamin de Tudèle qui visita Tyr en 1173 confirme ce récit en citant:
    « Les énormes murailles de la Tyr nouvelle, d'où il a vu les palais, les tours et les places publiques de la Tyr égyptienne ensevelis sous les eaux. »
    On conçoit que ce n'est pas sans appréhension que Saladin dressa le camp devant les vieux et solides remparts de Tyr, tant de fois rasés et tant de fois reconstruits.

    Le comte Renaud de Sidon s'y était enfermé. Le sultan lui dépêcha un officier pour le sommer de se rendre. Les habitants, effrayés par l'arrivée des troupes musulmanes, souhaitaient que la place capitulât. Au moment où le gouverneur de Tyr nommait une délégation chargée d'offrir les clés de la cité à Saladin, un vaisseau battant pavillon franc apparut, cinglant à pleines voiles vers le port. A bord se trouvait un homme qui devait, au cours de cette histoire, être l'adversaire le plus coriace de Saladin:
    Conrad de Montferrat. De nombreux chevaliers l'accompagnaient. Cette arrivée providentielle allait avoir des conséquences inattendues.

    [Tyr n'est plus aujourd'hui qu'une bourgade sans importance. Au milieu du siècle dernier on y voyait encore les restes des tours et des murailles des Croisés. Ces constructions étaient en grand appareil à bossages semblable à celui que l'on voit encore aux murailles de Chastel Pèlerin et de Tortose. Le R. P. A. Poidebard a récemment révélé par un procédé de photographie aérienne l'ancien port de Tyr, disparu sous les eaux, et son procédé eut un énorme retentissement dans le monde savant].

    Conrad de Montferrat

    Conrad de Montferrat, marquis piémontais et beau-frère de l'empereur Isaac II, était un homme redoutable, « un démon, rapporte Ibn al Athir, prudent, vigilant et brave. » Après s'être battu en Italie contre un membre de sa famille pour le Pape, après avoir fait emprisonner l'archevêque de Mayence, il se croisa, s'embarqua avec des gaillards de son espèce et partit tenter sa chance en Orient. Il voulait aborder en Syrie. Une tempête jeta sa galère du côté de Constantinople où il débarqua en pleine révolution de palais. Son épée était à vendre. Il la prêta à Isaac l'Ange qui venait de s'approprier la couronne de l'empire en renversant la dynastie des Comnènes. Il fut dignement récompensé:
    Isaac lui donna sa sœur en mariage, le titre de César, le droit de porter des brodequins couleur de pourpre. Mais Conrad se languit au milieu des fastes et des moines de la cour de Byzance et, prétextant une promenade en mer, il appareilla, au cours de l'été de 1187, vers la Palestine en compagnie de quelques chevaliers et de quelques Grecs, abandonnant son beau-père et sa femme. Il ignorait les changements survenus dans la situation des chrétiens de Syrie, le désastre de Hattin anéantissant le royaume de Jérusalem huit jours avant son arrivée à Saint-Jean-d'Acre qu'il croyait toujours au pouvoir des Francs. Aussi fut-il surpris, alors qu'il pénétrait dans le port, de ne pas entendre le chant des cloches, comme c'était la coutume dès que paraissait un navire battant pavillon chrétien. Ses appréhensions furent vives lorsqu'il vit venir à lui une barque pleine de musulmans. Il cala promptement les voiles, mouilla dans la rade, cacha ses chevaliers, ordonna à l'équipage de rester sourd tandis qu'il répondrait à l'officier envoyé à son bord. Il ne s'étonna de rien, jura qu'il apportait des marchandises, et qu'il savait que Saladin n'avait pas l'habitude de gêner le commerce des nations de l'Europe avec ses peuples. Il demanda, avant d'entrer dans le port, une dispense particulière du gouverneur, qui était alors Malek el Afdel, pour ses marchandises, son vaisseau et ses gens. Tandis que les musulmans s'en retournaient en ville pour présenter cette requête, un vent heureux vint à souffler. Aussitôt, Conrad de Montferrat, voulant profiter de ce secours inattendu du ciel, leva l'ancré, prit le large, cingla vers Tyr où il débarqua dans les conditions que nous avons relatées, juste au moment où Renaud de Sidon négociait la reddition de la place.

    Naturellement, il fut reçu comme un sauveur. On lui proposa le commandement de la petite garnison de Tyr. L'os était maigre. Il exigea, moyennant le prêt de son épée, la souveraineté de la ville. Comme les habitants n'avaient, et pour cause, aucun secours à attendre du roi de Jérusalem, ils lui prêtèrent serment d'obéissance et de fidélité. Renaud de Sidon s'enfuit à Tripoli. Et Conrad de Montferrat, devenu marquis de Tyr, ne perdit pas son temps en lamentations. Il donna de la besogne à chacun, fit creuser des fossés, vérifier l'état des fortifications et se tint prêt à accueillir Saladin.

    Lorsque ce dernier parut, quelle ne fut pas sa surprise de trouver, à la place des portes ouvertes, des gens sur les murailles poussant des cris hostiles, brandissant leurs armes et paraissant faire preuve d'une confiance sans bornes. Ayant appris quelle était la cause de ce changement dans les dispositions des Francs, et désespérant de prendre la ville par les armes, il employa une autre méthode. Il tenait, dans ses cachots de Damas, le père de Conrad de Montferrat, Guillaume III de Montferrat. Ce vaillant chrétien s'était croisé à un âge où les hommes ont droit au repos et, ayant suivi les autres barons à la bataille de Tibériade, il fut fait prisonnier. Il avait quatre fils, tous célèbres:
    Boniface, qui fut roi de Thessalonique, Guillaume, dit Longue-Épée, qui épousa Sibylle et aurait certainement été roi de Jérusalem s'il avait vécu. Renier qui mourut au service de la religion, et Conrad. Saladin proposa à Conrad de Montferrat de libérer son père et de lui concéder un fief en Syrie s'il lui remettait Tyr. Conrad répondit fièrement qu'il méprisait les cadeaux des Infidèles et qu'il ne donnerait pas une seule pierre de Tyr pour sauver la vie de son père, ajoutant que la vie d'un vieillard ne pouvait être d'aucun secours pour la cause commune. Le sultan attaqua sans succès les défenses de Tyr, et dans la nuit du 1 au 2 janvier 1188, il leva le siège, remettant à plus tard le soin de prendre la place. Ce fut une lourde faute de sa part, car il aurait dû penser que Tyr était une porte ouverte à l'Occident et que, par là, des flottes venues de l'ouest pouvaient y amener des armées de renfort. Dernier port syrien au pouvoir des Francs, il aurait dû ne point ménager ses efforts pour s'en emparer tandis qu'il était stratégiquement sans importance de conquérir en Palestine les quelques places secondaires qu'il n'avait pas encore eu le temps de prendre. Ce fut une faute que l'Islam allait payer cher, car on peut affirmer que Tyr fut la solide base de départ de la reconquête franque. Conrad de Montferrat, lui, sut profiter du répit que lui laissaient les musulmans. Il fit de Tyr un rocher hérissé de forteresses.

    Avec son frère Malek el Afdel, Saladin retourna en Palestine

    Les unes après les autres, les villes tombèrent sans coup férir en son pouvoir. Il prit Lydda; Ramla, à huit lieues de Jérusalem et à quatre lieues de Jaffa ; Japhna où se réfugia le grand prêtre de Jérusalem après la destruction de la ville ; Bethléem, Hébron, où est vénérée la mémoire d'Abraham ; Khaleb ; Beit Jibrîn, fortifiée par le roi Foulque en 1134 ; Natrun, et il parut devant Ascalon. Cette ville, l'une des cinq villes royales des Philistins, fut prise et embellie tour à tour par Alexandre, les Ptolémées, les Séleucides. Témoin des luttes sanglantes entre les Juifs et les Romains, cette antique cité était sous la domination des califes fatimide lorsque les Croisés envahirent la Palestine. Godefroy de Bouillon y écrasa, le 12 août 1099, une armée égyptienne supérieure en nombre dont les émirs ne pensaient faire qu'une bouchée de ces Francs qu'ils s'imaginaient « pouvoir submerger sous les flots seuls de leur salive. »
    Baudouin III s'empara d'Ascalon après cinq mois de siège, dont il faut lire les détails dans les chroniques du temps, pour se faire une idée des maux de toutes sortes qu'endurèrent les chrétiens. Nous avons vu comment Saladin y fut défait en novembre 1177. Située au pied d'une colline, sur le rivage de la mer, la ville, « l'une des plus belles et des plus agréables de la côte », écrit Moudjir ed-Dîn dans sa Chronique possédait de bonnes murailles garnies de tours, une garnison assez considérable, des fossés à fond de cuve, des ouvrages avancés. Le gouverneur de la place refusant de se rendre, Saladin en commença le siège. Après s'être emparé des ouvrages avancés, il dressa dix balistes, combla les fossés, sapa les murailles. Les chrétiens opposèrent une résistance farouche. Saladin leur offrit d'honorables conditions de capitulation. Ils renvoyèrent ses députés, refusant de les entendre. Les attaques et contre-attaques se succédaient sans résultat. Les troupes musulmanes s'impatientaient car l'hiver approchait et les soldats avaient hâte de rentrer chacun chez soi pendant la saison des pluies, comme c'était l'habitude. Saladin fit une nouvelle tentative auprès des Ascalonais. Il chargea le roi de Jérusalem, qu'il traînait à sa suite, d'engager les assiégés à cesser le combat. Guy de Lusignan accepta cette peu glorieuse mission. Il prétexta qu'il était criminel de tout perdre par une opiniâtreté inutile ; que le bien de la chrétienté exigeait qu'ils profitassent de la bonne volonté du vainqueur; qu'en échange des clés de la ville, ils pouvaient exiger la liberté du roi de Jérusalem et celle des principaux barons qui gémissaient dans la servitude. Méprisant les propos tenus par le roi, mais comprenant qu'ils n'avaient rien à espérer, les notables d'Ascalon sollicitèrent une entrevue avec Saladin et lui dirent:
    « Dieu, seul maître des événements, vous a donné la victoire sur les infortunés chrétiens. Votre valeur, votre puissance, le nombre de vos soldats nous sont connus. Mais ils n'effrayent point des hommes déterminés à mourir. N'espérez pas prendre Ascalon à force ouverte. Vous n'y entrerez qu'après l'avoir réduite en cendres et tué tous ses défenseurs. Nous avions décidé de ne point laisser fléchir notre volonté de résistance et de nous défendre jusque dans nos foyers. Mais nous avons parmi nous un grand nombre de femmes et d'enfants dont le sort nous épouvante. Nous craignons que le soldat, moins humain que vous l'êtes, n'abuse de leur faiblesse pour les corrompre, et les faire renoncer à la religion de Jésus-Christ. Pour éviter ce malheur, nous consentons à nous soumettre aux conditions suivantes:
    Vous nous accorderez quarante jours pour mettre de l'ordre dans nos affaires. Après ce délai, vous nous ferez conduire avec nos biens dans un lieu sûr. Vous aurez soin de cent familles qui veulent rester dans la ville, et les protégerez contre tout outrage et toute violence. Vous rendrez la liberté à notre roi et à vingt des principaux prisonniers à notre choix. »

    Saladin qui ne tenait pas à immobiliser au seuil de l'hiver son armée devant les murs d'Ascalon, accepta ce marché. Il tint cependant à préciser que le roi et les vingt prisonniers de marque ne seraient libérés que dans le courant du printemps suivant. Et, le 5 septembre 1187, il entrait dans la ville. On peut déplorer que cette place forte fût ainsi abandonnée à Saladin. Sans être aussi inexpugnable que Tyr, elle pouvait retenir pendant longtemps le gros des troupes musulmanes. On peut également s'indigner de la faiblesse, de la trahison de Guy de Lusignan, recommandant aux défenseurs de se rendre pour plaire à Saladin et sauver quelques têtes titrées.

    Nous écrivons bien:
    « Trahison », sans laquelle jamais peut-être Saladin ne serait entré dans Jérusalem. Nous soutenons que Jérusalem n'aurait pas été prise pour les raisons suivantes:
    1. l'échec devant Tyr avait éprouvé le moral de l'armée musulmane ;
    2. décembre approchait. Si Saladin avait dû poursuivre seulement quinze jours à trois semaines de plus le siège d'Ascalon, il n'avait plus le temps d'aller à Jérusalem car la saison des pluies était proche. Certes, il pouvait remettre son expédition au printemps suivant. Mais au printemps suivant les choses ne se seraient point passées de la même manière. Guy de Lusignan a failli à ses devoirs. Il s'est honteusement compromis dans cette affaire d'Ascalon. Son attitude a été indigne de son rang. Il n'hésita pas à trahir, associant à de misérables marchandages le grand maître du Temple Gérard de Ridefort. « Par quelle étrange faveur de Saladin, s'écrie justement René Grousset, l'orgueilleux Grand Maître avait-il été épargné, alors que les autres Templiers faits prisonniers comme lui, le soir de Hattin, étaient impitoyablement exécutés ?
    On est en droit de se demander s'il n'avait pas acheté sa vie au prix de quelque trahison, quand on le voit maintenant s'associer à Guy de Lusignan pour conseiller aux Ascalonais une capitulation pure et simple. »

    Saladin s'empara de Gaza, qui appartenait aux Templiers et y laissa une garnison. Et tandis qu'il conduisait son armée devant Jérusalem, au Caire, le gouverneur de l'Egypte équipait une flotte afin de bloquer Tyr, de couper la route aux vaisseaux venus de l'Occident.

    Ainsi, de même que la bataille de Hama avait assuré la souveraineté de Saladin sur la Syrie, la bataille de Hattin lui livrait la Palestine. A part le formidable Crac des Chevaliers et Marqab, il ne restait plus aux chrétiens, de tant de conquêtes, que les villes de Jérusalem, de Tyr, de Tripoli et d'Antioche. Tout s'était écroulé en deux mois (Hattîn, 4 juillet ; Ascalon, 5 septembre). La royauté franque était brisée.

    Rien ne fera mieux connaître l'état déplorable de la chrétienté en Syrie en cette fin de 1187 que la lettre circulaire que le Grand Précepteur du Temple adressa à ses frères d'Occident, après le désastre de Hattin:
    « Nous ne pouvons trouver les mots nécessaires pour vous exprimer tous les malheurs que nos péchés ont attirés sur nos têtes. Les musulmans, cette nation barbare, ayant couvert la surface de la terre, nous nous approchâmes pour dégager le château de Tibériade que ces Infidèles assiégeaient. Mais nos troupes furent taillées en pièces. Trente mille hommes ont péri dans cette fatale journée ; le roi est prisonnier ; la vraie croix est entre les mains des Infidèles. Saladin est aujourd'hui maître des principales villes du royaume. »
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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