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Saladin, le plus Pur Héros de l'Islam

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    Des bords de l'Euphrate aux bords du Jourdain

    Euphrate aux bords du Jourdain En sortant de la principauté d'Antioche, au nord-ouest, on trouvait la Petite Arménie dont le prince Roupèn III, « qui avait rétabli l'alliance traditionnelle entre les Francs et les Arméniens par son mariage avec Isabelle, fille d'Onfroi III de Toron et d'Étiennette de Milly » cherchait noise à son puissant voisin Qilidj Arslan, cinquième sultan Seldjoukides installé en Asie Mineure. Il haïssait ces Seldjoukides turcs dont les ancêtres avaient porté un coup mortel à la vie politique et intellectuelle des Arméniens dans leur propre patrie. Il se souvenait qu'un siècle à peine avant son arrivée au pouvoir les fanatiques et impitoyables Turcs Seldjoukides avaient contraint son peuple à fuir vers l'ouest pour échapper à l'oppression des envahisseurs. La Cilicie, difficilement accessible, leur parut un lieu propre à l'établissement et à la création d'un royaume national. Les Arméniens, ennemis héréditaires des Turcs, se trouvèrent être nécessairement les alliés des princes francs qui fondèrent des États chrétiens dans la Syrie du Nord et ils s'unirent d'autant plus étroitement avec eux qu'ils comprirent que leur existence, face à un Islam militant, était solidaire de celle des États francs de Syrie. Ils constituaient le prolongement de ce barrage que les chrétiens opposaient à ces vagues de fond musulmanes qui, plus d'une fois, faillirent submerger le vieux monde, encore mal équilibré après les rudes chocs des invasions barbares.

    Roupèn III avait envahi le sultanat d'Iconium et s'était emparé de quelques hameaux turcs. Qilidj Arslan demanda assistance à Saladin afin de chasser les envahisseurs de ses terres. Celui-ci, en politique avisé, se garda bien de travailler pour le compte d'autrui et il préféra entreprendre à son profit une campagne contre le roi de Petite Arménie, coupable d'entretenir des relations cordiales avec les ennemis de l'Islam. Il envahit son royaume, écrasa ses troupes, assiégea sa capitale, la prit d'assaut, la pilla et imposa ses conditions de paix. Roupèn III dut consentir à rendre ce qu'il avait pris, libérer les prisonniers turcs qu'il détenait et payer en sus les frais de la guerre. Le sultan d'Iconium remercia avec effusion Saladin et il le pria, au nom de tous les petits États de ces régions, d'être dorénavant le médiateur de leurs intérêts en facilitant la conclusion d'une paix générale dont il serait en quelque sorte l'éminent protecteur. Saladin devenait ainsi l'arbitre des conflits éventuels qui pouvaient opposer, au détriment de l'unité des peuples de confession musulmane, les nombreux princes de cette partie de l'Asie Mineure. Son autorité sur le monde musulman s'en trouvait considérablement accrue et il allait pouvoir, en s'appuyant sur le Caire, Damas, Alep et sur ses nouveaux alliés mésopotamiens heureux de graviter autour de lui, servir une politique à la fois habile et grandiose. Le 20 octobre 1180, sur les bords de l'Euphrate, près de Djérablous, un pacte d'amitié « de non-agression, dirait-on aujourd'hui », fut solennellement signé entre lui et Qilidj, les sultans d'Iconium, du Sindjar, d'Arbela, de Mârdîn, de Diarbékir et Roupèn III, roi de Petite Arménie, le dernier vaincu du grand soldat kurde. Dans toutes les tribus de Mésopotamie on égorgea des moutons pour fêter cette paix générale. Et Saladin, après avoir donné congé à ses troupes, retourna en Egypte, chanté par les poètes qui racontaient déjà l'étonnante légende de ce nouveau et redoutable cavalier d'Allah.

    1180. Cette année-là fut funeste à de nombreux souverains: la France perdit Louis VII ; Rome, le pape Alexandre III ; Byzance, Manuel Comnène ; Bagdad le calife abbasside Al Mustadî ; Mossoul, Saïf ed-Dîn Ghâzî. Philippe Auguste succéda à Louis VII, Lucius III au pape Alexandre III, Alexis II à Manuel Comnène ; Al Nasîr au calife Al Mustadî. Dès que le nouveau commandeur des croyants eût reçu le manteau et le bâton du Prophète, il se hâta d'envoyer à Saladin des lettres patentes confirmant les titres que son prédécesseur lui avait donnés.

    L'année suivante, le 18 novembre 1181, le fils de Nûr ed-Dîn tomba malade et, quatre jours plus tard, son état devenait si sérieux que les portes de la citadelle d'Alep où il agonisait furent fermées. Ayant convoqué ses émirs, il leur fit jurer de se débarrasser de la tutelle de Saladin et de demeurer fidèles au sultan de Mossoul qu'il leur désignait en qualité de successeur. C'était rompre le traité qu'il avait autrefois signé avec Saladin et réserver à Alep de cruels mécomptes. Dès qu'il fut enterré le sultan de Mossoul se rendit à Alep mais, peut-être par crainte des difficultés qu'il allait connaître avec les Ayyubides et sur le conseil de son vizir qui se rendit insupportable par ses excès d'honnêteté, il préféra troquer avec son frère Imad ed-Dîn le gouvernement d'Alep contre le sultanat de Sindjar certainement moins brillant mais beaucoup plus tranquille. Imad ed-Dîn accepta cet échange et, en s'installant à Alep, le 19 mai 1182, il prit le titre de sultan de Syrie. Ainsi Alep allait redevenir un foyer d'agitation.

    Tandis que tout était remis en question dans le Nord de la Syrie, Saladin recommençait la conquête du Yémen. Nos lecteurs se souviendront que Saladin avait fait reconnaître dans ces régions lointaines le pouvoir de son frère Turân Shah et qu'il l'avait chargé de les administrer. Mais Turân Shah ne se plaisait jamais là où il se trouvait. Il était revenu en Syrie, avait obtenu le poste recherché de Damas, puis celui de Baalbek, enfin celui d'Alexandrie où il devait peu glorieusement mourir des suites de ses excès de table et de harem. Les quelques émirs auxquels il avait abandonné le Yémen refusèrent, après sa mort, de continuer à envoyer à Saladin les tributs prescrits. Ils s'enfermèrent chacun chez soi et firent la sourde oreille lorsque les trésoriers du Caire leur rappelèrent énergiquement que les impôts ne rentraient pas. Saladin destitua les émirs récalcitrants et nomma à leur place Séif el Islam. Celui-ci se rendit au Yémen avec des troupes, guerroya quelque temps contre les rebelles, les chassa et paya régulièrement les redevances à l'administration centrale de l'Egypte.

    Soudain, comme un coup de tonnerre, une nouvelle stupéfiante parcourut l'Orient. Renaud de Châtillon s'apprêtait à frapper l'Islam dans ce qu'il avait de plus sacré, La Mecque ; profaner le tombeau du Prophète à Médine ; terrifier les Infidèles par cette entreprise inouïe, sans précédent dans l'Histoire. Il voulait faire disparaître la Kaaba dans les flammes, saccager Médine « l'Illuminée » et La Mecque, la ville sainte entre toutes, vers laquelle, cinq fois par jour, s'élevaient deux cents millions de prières, grouillante de multitude venues de tous les continents se prosterner devant la fameuse « pierre noire » sertie dans sa gaine d'argent, paradis des croyants et des banquiers millionnaires. La Mecque... Pour voir s'élever de l'horizon sa mosquée sacrée, pour fouler son sol brûlé par l'implacable soleil d'Arabie, pour l'atteindre à l'époque de la lune de ramadan « neuvième mois du calendrier Musulman », pour écouter ses poètes inspirés par des djinns (L'Islam admet l'existence des djinns, esprits invisibles, qui, comme les hommes, ont été créés pour adorer Dieu) mercantiles, pour revêtir le manteau pénitentiel, combien de pèlerins accomplirent d'interminables voyages à travers les solitudes hostiles de l'Arabie Heureuse ?
    Pendant des mois, ils avaient tout supporté, fatigues, privations, fièvres, ils avaient bu l'eau des puits encombrée de déchets, ils avaient vu mourir à leurs côtés des pèlerins par centaines, ils avaient été dépouillés par les tribus du Hedjaz (Hedjaz — une région côtière de la péninsule Arabe occidentale encadrant à la mer rouge; inclut Mecca et Medina ; autrefois un royaume indépendant jusqu'à ce qu'il ait uni à Nejd pour former le royaume de l'Arabie Saoudite), ils avaient traversé des fournaises et des marécages pour pouvoir se couvrir devant la sainte Kaaba du pur manteau de laine blanche. Sous cet habit rituel le pèlerin devait éloigner les tentations du monde, s'abîmer dans la méditation et les prières afin de connaître cet état de grâce qui resterait le plus merveilleux souvenir de sa vie. Il devait se livrer à son dieu comme une âme nue et fragile. Chaque soir, depuis qu'il était parti, il n'avait pas manqué de réciter, dans cette profonde paix du désert où l'âme et le ciel et la terre ont une résonance si prolongée, la dernière prière du jour, la plus belle, celle qui rappelle au croyant que Moïse, poursuivi par la haine d'un roi, inquiet du sort de sa femme et de ses enfants, avait été délivré de ses cauchemars par les anges du Seigneur: « Mon Dieu ! c'est ici ta région sainte. J'ai prononcé les paroles de ton culte et ta parole est la vérité même. Celui qui entre dans ton temple y trouve son salut. 0 mon Dieu, préserve du feu ma chair et mon sang, et sauve-moi au jour de la résurrection de tes serviteurs. » Et sa prière s'ajoutait à dix mille autres prières qui montaient doucement dans le silence de la nuit. Et chaque pèlerin répétait le cri d'adoration échappé autrefois des lèvres du Prophète: « Me voici, mon Dieu, toujours présent à ton appel. Tu n'as pas d'autre associé en ton pouvoir. Me voici. » Le lendemain, sitôt après la prière matinale, conduit par l'imam, le pèlerin quitte La Mecque pour se rendre en cortège dans la vallée de Mina. Il y passe la journée et la nuit, implorant le pardon de ses fautes, accomplissant les rites prescrits. Puis, il gagne le mont Arafat. Il attend que le soleil ait disparu derrière les monts de Mouzdalifa (1) pour ramasser sept petites pierres qu'il jettera ensuite autour de lui afin de commémorer, comme le feront ses fils et les fils de ses fils jusqu'à l'extinction des siècles, le geste d'Abraham qui, traversant les mêmes lieux pour aller immoler son fils, repoussa le diable avec des cailloux. Mais le diable est toujours là et ses malédictions pèsent sur le dur paysage du mont Arafât. Est-ce lui qui a emprunté la forme de ces ombres déchiquetées qui s'animent sous la lune comme des bêtes primitives ?
    Est-ce sa voix que le vent porte ou bien l'appel des morts qui dorment dans les sables ?
    Et ce sloughi qui hurle à la lune, est-ce lui ?

    Et le pèlerin murmure une prière pour se protéger contre les maléfices, les mauvais sorts qui sont jetés par des nuits semblables par les djinns que le Malin a séduits: « Me voici, mon Dieu, toujours présent à ton appel. Tu n'as point d'autre associé en ton pouvoir. Me voici. » Enfin, l'aube le délivre de ses hantises. Et le soleil montant rapidement derrière les montagnes maudites va rendre aux êtres humains et aux choses leurs apparences ordinaires. La dixième journée du pèlerinage commence. C'est le jour de Beïram pendant lequel sont ordonnés les sacrifices. Des brebis, des chameaux sont égorgés sur place et la terre boit leur sang avec avidité. De toutes parts, les fidèles allument des feux de bois et les nomades accourent des environs pour recevoir leur part des entrailles des bêtes immolées. Puis le pèlerin reprend le chemin de La Mecque. Il peut alors quitter son manteau rituel.

    Renaud de Châtillon se mit en campagne. Son premier objectif était Médine, où le tombeau de Mahomet rappelle aux foules venues s'y presser de toutes les parties du monde les temps légendaires de l'Islam. Après une course fantastique à travers le désert de près de huit cents kilomètres, il pénétra dans le Hedjaz, incendia les cités de Tabouk et de Taïma laquelle est ainsi que l'écrivait Saladin au calife de Bagdad, « le vestibule de Médine. » Il se dirigea ensuite vers la ville sainte de Médine. Mais le gouverneur de Damas, alarmé, pénétra dans les territoires de Kérak et de Montréal et, par sa prompte manœuvre, contraignit Renaud de Châtillon à remettre à plus tard l'exécution de ses projets. En revenant à marches forcées vers la Galilée, Renaud de Châtillon s'empara d'une richissime caravane sacrée qui, descendant de Damas, se rendait à La Mecque avec ses apothicaires, ses oculistes, ses orthopédistes, ses laveurs de cadavres, son Mahmal (La caravane officielle du mahmal (couverture de la Kaaba qui était fabriquée et ornée en Egypte et transportée ensuite vers La Mecque lors d'une grande célébration) syrien, baldaquin pyramidal recouvert de drap vert brodé d'or. Cette bagatelle lui rapporta deux cent mille besants d'or et des ennuis dont il se moquait. Mais si Renaud de Châtillon se souciait peu des suites politiques de cette affaire, il n'en fut point de même à la cour de Jérusalem. En effet, cette caravane de pèlerins, confiants dans la trêve en vigueur entre Baudouin IV et Saladin, n'avait point hésité à traverser les terres chrétiennes. En emmenant les pèlerins en captivité dans sa forteresse de Kérak et en s'appropriant leurs richesses et les offrandes destinées à la Kaaba, Renaud de Châtillon avait trahi la parole de son roi et cette violation pouvait entraîner la rupture de la trêve. Saladin protesta énergiquement auprès du roi de Jérusalem, exigeant la libération immédiate des Damascènes et le remboursement des dromadaires perdus, des tapis, de l'or et des vingt-cinq quintaux de chandelles volés. Baudouin IV, indigné par l'attitude de son vassal, lui dépêcha des chevaliers du Temple et de l'Hôpital pour lui reprocher son attitude déloyale et l'inviter à restituer ce qu'il avait pris. Le soudard ne voulut rien entendre. Il répondit avec insolence aux religieux chargés de le chapitrer que « bien ne faisait mie quand il faisait le roi parjurer » ; méconnaissant l'autorité de son souverain affaibli par sa cruelle maladie, Renaud de Châtillon, grand seigneur placé sur l'un des points les plus sensibles de la frontière conventionnelle qui séparait l'Islam de la chrétienté, n'hésitait pas à entrer en conflit avec le pouvoir royal dont la carence momentanée lui permettait toutes les audaces. Le roi lépreux s'excusa auprès de Saladin. A ce moment, une tempête rejeta sur la côte égyptienne un vaisseau chrétien de haut bord, venu d'Apulie avec deux mille cinq cents passagers. Saladin fit enchaîner les chrétiens que le ciel lui livrait et il prit les dispositions nécessaires pour attaquer le royaume de Jérusalem. Le 11 mai 1182, il quitta une fois de plus Le Caire, fit halte en son nouveau château de Sadr et arriva six jours après à Ailat. Le roi de Jérusalem convoqua un conseil de guerre qui décida que toutes les troupes disponibles en Palestine se concentreraient à Kérak pour barrer la route à Saladin. Mais les Francs ne réussirent pas à joindre l'armée musulmane qui, partant du fond du golfe d'Aqaba, suivirent le Derb el Hadj, grande voie des caravanes se rendant d'Egypte en Syrie, parallèle à l'ancienne route romaine, campèrent à El Hesa, puis à Djerba. Parvenue près le Montréal la cavalerie de Saladin brûla toutes les récoltes et arracha les vignes. « Votre serviteur, mandait alors Saladin au calife de Bagdad, est arrivé dans ces parages. Le feu a consumé le sang des palmiers et la justice du glaive s'est exercée de proche en proche. » Saladin obliqua ensuite vers l'est et par El Azrak et Bosra, dans le Djebel Hauran, célèbre par le souvenir de Judas Macchabée qui, après s'être emparé de cette ville, fit passer les mâles au fil de l'épée. Il arriva à Damas au mois de juin. Tandis qu'il remontait vers la capitale syrienne, son neveu envahissait la Galilée et s'emparait de la forteresse, qui passait pour être inexpugnable, d'EL Habis Djal Djaldak. Dominant au sud-est du lac de Tibériade la rive méridionale du Yarmouk, surveillant la « terre de Suete », dépendance de la Principauté de Galilée, cette forteresse commandée par Foulque de Tibériade était taillée dans le roc et comprenait trois étages d'habitations superposées qui communiquaient entre elles par d'étroits couloirs creusés dans le rocher. Son seul accès était un sentier étroit longeant des précipices qu'un seul homme pouvait suivre, non sans danger. Il ne fallut que cinq jours aux musulmans pour s'en emparer. La chute de cette place forte fut commentée sans bienveillance à Jérusalem. On chuchota même que Foulque de Tibériade avait vendu la forteresse aux Infidèles. A la vérité, la garnison ne comptait qu'un petit nombre de chevaliers et de sergents chrétiens qui encadraient des mercenaires indigènes à la solde du royaume. Après cette incursion rapide en terre ennemie, le neveu de Saladin reprit le chemin de Damas, traînant à sa suite mille captifs qui furent vendus sur les marchés d'esclaves et vingt mille têtes de bétail. De son côté, Saladin, après un repos de quelques semaines à Damas, était reparti en campagne. Il voulait envahir la Samarie et la Galilée, mais n'ayant pu forcer les défenses des chrétiens qui se couvrirent de gloire à Afrabala (?), au sud-est de Nazareth, et se firent tuer sur place plutôt que d'abandonner le terrain, il remonta vers le nord, rejoignit le gros de ses troupes qui l'attendaient entre Rayak (?) et Jubb-Jenîn (?), traversa le Liban et parut devant Beyrouth. Trois jours durant la ville fut attaquée. Les assauts se succédèrent à une telle cadence que les assiégés ne trouvèrent même pas le temps de dormir et de manger. En dépit de son opiniâtreté, Saladin ne parvint pas à pénétrer dans le grand port libanais. Cet échec suffirait à prouver qu'en dépit d'une situation alarmante le royaume de Jérusalem était encore capable de tenir tête à l'ennemi et de lui prouver qu'il ne devait pas croire qu'il lui suffirait de quelques promenades militaires pour en venir à bout. La volonté de résistance de Baudouin IV et de ses vassaux fidèles était évidente. Même représentée par un malheureux adolescent lépreux, la dynastie angevine de Jérusalem remplissait avec vigilance son rôle de protecteur des États francs de Syrie.

    Pendant que l'évêque Eudes chassait les musulmans du littoral libanais, Renaud de Châtillon, qui n'avait point abandonné ses projets ambitieux de réduire en poussière la Kaaba et La Mecque et de faire trembler l'Islam en s'emparant de la dépouille sacrée de son Prophète, réunissait dans son orgueilleuse citadelle les compagnons promis à cette épopée, séduits non seulement par le côté idéologique de cette aventure sans pareille, mais aussi, et surtout, par l'appât des trésors entassés depuis des siècles dans l'opulente cité sainte. Il fallait à Renaud de Châtillon des hommes de sa trempe, durs, valeureux, malhonnêtes. Il en trouva. Barons en quête de principautés, francs soudards titrés sans peur et non sans reproches, sachant braver Dieu et diable, le roi et ses confesseurs, malchanceux que les Croisades n'avaient point enrichi ni doté de terres, simples sergents portant la croix comme une épée, tous ils accoururent se mettre au service de ce providentiel Renaud de Châtillon qui leur promettait d'être les héros et les associés de son triomphe. Ayant réuni ses gens, le maître de Kérak quitta son fief. Comme il avait échoué dans sa tentative d'atteindre Médine par le désert, il résolut d'attaquer les sanctuaires de l'Islam par la côte arabique en lançant une flotte sur la mer Rouge. Ainsi le coureur de grands chemins qui avait mené d'interminables chevauchées en Cilicie et en Mésopotamie, en Palestine et dans les steppes de l'Ouadi-Araba (Piste des caravane qui passait par la vallée d'Ouadi Araba vers la Mer Rouge), n'allait point hésiter à transformer ses cavaliers en corsaires et les jeter à l'abordage des vaisseaux musulmans sillonnant la mer Rouge, interrompre leur trafic, couper la grande route des pèlerinages entre l'Asie et l'Afrique, courir d'une rive à l'autre, incendier les ports, enfin débarquer en un point choisi et se précipiter sur La Mecque paralysée par le bruit de ses exploits. Et cette expédition, qui devait laisser rêveurs les plus timorés, fut sur le point de réussir. Ibn Djobair (auteur du moyen-âge) prétend que Renaud de Châtillon voulait s'emparer du corps de Mahomet et le transporter sur ses terres pour que le monde arabe vînt en pèlerinage chez lui et lui payât un droit de passage et de protection !.

    Quelques années auparavant, le gouvernement du Caire avait organisé une flottille de corsaires. Commandée par des officiers connaissant l'idiome des Latins et déguisés sous des habits francs, elle pénétra dans le port de Tyr, pilla et brûla quelques vaisseaux. Au retour, elle saisit des voiliers chargés de pèlerins qui furent vendus comme esclaves. Renaud de Châtillon imagina mieux. Il fit construire, sans doute à Kérak même, cinq grandes galères et des bâtiments légers et rapides dont les éléments furent transportés à dos de chameaux jusqu'aux rivages de la mer Rouge où les pièces furent assemblées, les navires chargés de vivres et armés. Et la fête commença. Pendant des mois, les pirates sillonnèrent la mer Rouge à bord de leur flotte fantôme, incendiant les ports du Hedjaz et du Yémen, les felouques musulmanes, entassant les butins, les offrandes destinées à La Mecque, massacrant les pèlerins surpris dans leur linceul qu'ils emportaient pour le faire bénir. On les vit le long de la côte nubienne. Ils débarquèrent à Aïdhab (port), port de transit des caravanes venues d'Assouan, d'Edfou et de Kous. Ils brûlèrent les « sambouks (embarcation) » qui s'y trouvaient pillèrent les stocks de vivres destinés au ravitaillement de Médine et de La Mecque. On les vit partout, écumant la mer, interrompant toute navigation, épouvantant les caravanes sacrées qui fuyaient les ports et les rivages hantés par la flotte chrétienne. Enfin, Renaud de Châtillon et ses gens débarquèrent entre Médine et La Mecque, à Rabeg et à El Haura. Il est à remarquer que le sire de Kérak connaissait admirablement la topographie de ces régions interdites aux non-musulmans. Il voulait emprunter la route de la Caravane sacrée qui, partant de Rabeg, traversait une vallée d'une stérilité désespérante, encaissée entre des montagnes de roches noires basaltiques, propices aux embuscades ; « route inspirée » tracée par des hécatombes d'ossements, qui conduisait aux lieux saints de l'Islam. Ils étaient parvenus à une journée de cheval de Médine et de son oasis. Des Bédouins impatients de piller, s'offrirent pour les guider, vers les villes sacrer « Nous ne semons ni le blé ni le mil, disaient-ils Notre récolte est le pèlerin. » L'Islam était terrorisé. Les habitants de La Mecque et de Médine s'attendaient à voir apparaître a tout moment les cavaliers maudits. Les historiens arabes ont raconté l'épouvante de l'Egypte et de l'Arabie entière. « Soudaine fut la terreur des habitants de ces contrées, écrit Abû Shâma, qui voyaient luire, comme de sinistres éclairs les conséquences de cette invasion surprenante. Jamais en terre d'Islam on n'avait oui pareille nouvelle ; jamais, de mémoire d'homme on n'avait vu de chrétiens dans ces parages. On crut partout que l'heure du jugement dernier était arrivée. » Cependant les contre-mesures ne se firent pas attendre. Au Caire le frère de Saladin, Malek el Adel prit des décisions énergiques, ordonnant de démanteler d'urgence les deux Vaisseaux qui protégeaient l'entrée du port de Damiette de les transporter par terre jusqu'à Qulzum ou ils furent remontes, armés et remis à flots. En même temps, il rassembla d'intrépides équipages de Maghrébins commandés par le chambellan Hûsan ed-Dîn Lû-Lû. Dès qu'elle fut prête la flotte Egyptienne appareilla et atteignit les vaisseaux chrétiens à El Haura. Les Francs opposèrent une résistance particulièrement opiniâtre mais ils furent obligés d'abandonner leurs navires et ils se réfugièrent dans les montagnes de la cote.

    Enfin, ils furent acculés dans l'un de ces défilés qui conduisait à La Mecque. Épuisés, privés d'eau, fiévreux, subissant les rigueurs d'un climat torride, pris à revers par les tribus bédouines — celles-là mêmes qui leur avaient offert de le conduire jusqu'à la Kaaba -, bousculés, sans vivres et sans ressources, ils furent pour la plupart massacrés ou fait prisonniers. Renaud de Châtillon parvint seul a s'enfuir, on n'a jamais su comment. Une partie des prisonniers furent conduits à El Mina pour être lapidés le jour du grand Bairam (Baïram ou Beïram. XVIe siècle. Emprunté du turc bayram, « fête, jour de réjouissance. » Nom donné chez les Ottomans à deux fêtes musulmanes. Le grand baïram. Le petit baïram marque la fin du ramadan). Les autres furent emmenés au Caire et à Alexandrie. Il est assez émouvant de lire le récit d'Ibn Djobair, relatant l'arrivée de ces prisonniers en Egypte: « Lorsqu'au mois d'avril 1183, nous nous trouvions à Alexandrie, nous fûmes témoins de la réunion d'une foule extraordinaire, venue pour voir des prisonniers chrétiens, qui devaient défiler en ville, installés à rebours sur des chameaux, au bruit des trompettes et des timbales. Sur des questions que nous posâmes, on nous fit un récit à la fois pitoyable et terrifiant. Un parti des chrétiens de Syrie avait construit, en un point de leurs domaines le plus proche de Kolzoum (La Création de la ville de Suez ne remonte qu'au XVe. siècle, elle succédait alors aux ports antiques de Heropolis et d'Arsinoë, ensablés dans l'isthme, et au vieux port disparu de Kolzoum), un certain nombre de vaisseaux lesquels, démontés, avaient été transportés à travers le désert par les Arabes de la région. Ces navires furent reconstruits sur le littoral, cloués et lancés. Cette escadre sillonna la mer Rouge et les chrétiens commirent des méfaits horribles, tels qu'on n'en avait jamais entendu conter depuis l'Islam. L'exploit le plus tragique qu'ils accomplirent, dont nos oreilles se refusaient presque à entendre le hideux récit, fut d'oser s'avancer sur La Mecque et Médine, dans le but, proclamé très haut, d'exhumer Mahomet de son tombeau. Après avoir été montrés au peuple, les compagnons de Renaud de Châtillon furent publiquement décapités le jour de la fête des Sacrifices afin, proclamait le jugement les condamnant, « qu'il n'en restât pas un seul qui pût montrer aux chrétiens, s'il leur prenait envie d'y revenir, les routes de la mer Rouge et des villes saintes. »

    Ainsi se termina cette aventure qui avait porté une troupe hardie de chrétiens jusqu'aux portes de La Mecque. Mais Renaud de Châtillon n'était pas mort. Désormais, Saladin n'allait pas avoir de plus tenace ennemi.

    De retour à Damas, Saladin apprit, non sans stupeur, que Mossoul négociait avec Jérusalem dans le but de coordonner leurs efforts et leur politique afin de débarrasser la Syrie des Ayyubides. « J'ai acquis la certitude, écrivit Saladin au calife de Bagdad, que les gens de Mossoul se sont liés avec les pires ennemis des vrais croyants. Ils ont vainement essayé de garder leurs tractations secrètes, mais les écrits des rebelles déposent contre eux, outre les témoignages de ceux qui ont assisté à la rédaction du traité. Le sultan de Mossoul a promis de livrer aux chrétiens les places fortes musulmanes de Tibnin et de Baniyas et de leur rendre les prisonniers francs qui se trouvent non seulement dans les villes en leur pouvoir, mais encore dans celles qu'ils espèrent reprendre avec l'aide du roi de Jérusalem. » Cette convention était valable pour onze ans. Ainsi le sultan de Mossoul proposait un pacte d'assistance mutuelle à Baudouin IV, car il s'inquiétait à son tour de l'emprise politique exercée par Saladin, protecteur, nous l'avons vu, des émirats secondaires de Mésopotamie. De son côté, le gouverneur d'Alep, dernier défenseur des intérêts zengîdes en Syrie, fidèle aux promesses faites devant le lit de mort du fils de Nûr ed-Dîn, rompait officiellement avec Damas et se met- tait à la disposition de cette surprenante coalition de musulmans et de chrétiens. L'intention des associés était claire: fondre en même temps sur Damas par les vallées de l'Oronte et du Jourdain.

    Sans attendre l'effet des négociations engagées par Mossoul, Alep et Jérusalem, Saladin frappa le premier ses adversaires. Il traversa la Mésopotamie, passa l'Euphrate à Biredjik, fut rejoint par quelques vassaux mésopotamiens demeurés fidèles à son sort, occupa Edesse, ancien pôle du système stratégique romain occupant, dans le bassin du Khabour, une position unique. Sans laisser de repos à ses troupes il prit Rakka, remonta l'Euphrate jusqu'au Khabour aux belles eaux claires, soumit Nissibin et Hassetché. Toute la fertile vallée du Khabour « cette région était le plus gros producteur de coton du moyen âge » qui garde dans son sol les vestiges de tant de civilisations disparues, était soumise. Saladin la divisa en fiefs militaires. Et, le 10 novembre 1182, il arriva devant Mossoul d'où l'on peut voir, du haut de sa citadelle, les ruines émouvantes de Ninive.

    Le sultan de Mossoul l'attendait. Il avait accumulé dans la cité célèbre pour ses « mosolins ou draps à or et à soie » des nourritures et des armes en quantités impressionnantes. Il pouvait, certes, tenir plus longtemps que Saladin éloigné de ses bases de ravitaillement et obligé de se contenter des maigres ressources agricoles de l'aride Djebel Sindjar. Il comptait bien, au surplus, épuiser son adversaire sans combat, le narguer à loisir derrière ses épaisses murailles, le voir dépérir et crier grâce. En effet, l'armée syrienne, fatiguée par une suite ininterrompue de marches à travers tant de déserts, fut effrayée de trouver à Mossoul un véritable camp retranché et des machines inquiétantes qui crachaient du pétrole par leurs gueules. Saladin ranima son courage entamé, rappela les victoires passées et surtout il ne manqua pas de promettre à ses compagnons le pillage des souks opulents de la ville Et les semaines s'ajoutèrent aux semaines. Une malencontreuse pantoufle, venue là par hasard, décida de l'issue de la lutte Un jour que Saladin inspectait les ouvrages fortifiés en compagnie de ses émirs et qu'il s'était aventuré assez près des murailles de la ville, un assiégé grincheux l'accabla d'injures et jeta dans son groupe sa sandale garnie de clous. Cette insolente savate frappa à l'estomac le cheik de la tribu des Assadides, tribu arabe réputée pour sa bravoure. Celui-ci ramassa l'objet et, le présentant à Saladin, il lui dit: « Voyez avec quelles armes ces gens prétendent nous repousser. Ils nous prennent apparemment pour une foule d'esclaves. Je ne suis point accoutumé à de semblables insultes. Menez-moi vers des ennemis dignes de mon courage ou je préfère me retirer. » Laissant là Saladin, il gagna sa tente et fit part de l'insupportable événement aux autres cheiks qui avaient suivi Saladin avec leurs tribus sous les murs de Mossoul. La sandale, passant de mains en mains, fut reçue un peu comme une insulte personnelle par chacun de ces chefs, braves assurément, mais encore plus sensibles à de telles offenses menaçant non seulement leur prestige mais encore celui de leurs ancêtres. Ils ne voulaient surtout pas que l'histoire, reprise et enjolivée par les poètes malicieux et nomades, fît le tour des tribus de Mésopotamie et de l'Arabie Heureuse et que son involontaire héros passât aux yeux de la postérité pour avoir été reçu, au siège de Mossoul, à coups de savates en compagnie de Saladin. A la suite de cette affaire, celui-ci leva le siège de Mossoul devant la menace de ses allies auxiliaires d'abandonner la place. Bénie soit cette pantoufle historique: elle a épargné des massacres, des incendies et peut-être la ruine de Mossoul.

    Après son échec devant Mossoul, Saladin reparut pour la cinquième fois sous les murs d'Alep afin de châtier son gouverneur pour sa déloyauté. La tâche lui fut aisée. Les négociants alépins étaient las de ces luttes intestines, de ces rivalités de sultans qui interrompaient le cours des affaires et faisaient tomber les cotes des soies et des épices du jour au lendemain. Et puis, la véritable personnalité de Saladin s'affirmait. Le fils de Nûr ed-Dîn était mort. Saladin n'était plus à leurs yeux le sujet ingrat et rebelle qui s'était approprié le sultanat de Damas aux dépens de son légitime possesseur zengî. Sa gloire grandissait en Orient. De la vallée du Nil à la vallée de l'Euphrate, des confins de la Nubie aux massifs arméniens, à Jérusalem surtout, personne ne pouvait nier sa puissance dont l'Islam devait être, en fin de compte, l'unique bénéficiaire. Jusqu'à présent la stérilité des querelles des vassaux pour la possession du pouvoir avaient nui à l'unité de l'islam syrien. Aussi les notables alépins firent-ils pression sur le gouverneur de leur ville qui comprit qu'il valait mieux céder la place, résolution d'autant plus sage que des émissaires secrets de Saladin avaient sondé la garnison et le peuple et en partie acheté leur soumission. Saladin fit dans Alep une entrée triomphale. La foule l'acclama, les poètes se mirent à l'ouvrage. L'un d'eux, Mohi ed-Dîn ben Ézéki, cadi de Damas, lui dédia des vers lyriques, lui déclarant entre autres choses agréables à l'oreille: « Sultan, votre sabre redoutable vous a soumis Alep pendant la lune de Sépher. Mon esprit, qui lit dans l'avenir, vous prédit une conquête plus brillante dans la lune de Red-jeb: la conquête de Jérusalem. »
    Sources: Saladin le plus pur Héros de l'Islam — d'Albert Champdor — Editions Albin Michel; 1956

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