Saint-Bernard de Clairvaux
Saint-Bernard de Clairvaux et les Templiers
Bernard est né à Fontaine-lès-Dijon (à quelques kilomètres au nord de Dijon). Si son père est un chevalier de rang modeste, sa mère, Aleth de Montbard, est d'une lignée prestigieuse, tournée tant vers la Bourgogne que vers la Champagne. Troisième de sept enfants, il subit profondément dans son enfance l'influence de sa mère qu'il perd à l'âge de seize ou dix-sept ans. Destiné à être clerc, il reçoit une formation littéraire solide chez les chanoines séculiers de Châtillon-sur-Seine.
Vers l'âge de vingt ans, il décide d'entrer au monastère de Cîteaux, fondé en 1098 par Robert de Molesme au sud de Dijon et où se pratiquait l'ascèse monastique la plus rude, dans un strict retour à la Règle bénédictine, loin des agitations du monde. Il convainc ses frères et ses proches de se « convertir » avec lui. En avril 1112 (ou en mai 1113), Bernard arrive à Cîteaux avec trente compagnons. En juin 1115, il est envoyé fonder en Champagne, avec douze moines, l'abbaye de Clairvaux dans le Val d'Absinthe, au bord de l'Aube, non loin de Troyes. Attaché viscéralement à sa communauté, Bernard reste toute sa vie abbé de Clairvaux, refusant toute autre dignité dans l'Église. Pendant quinze ans, Bernard se consacre au développement de Clairvaux. A sa mort, l'ordre de Cîteaux compte 345 couvents, dont 167 dépendent de Clairvaux même.
Grâce à son charisme et à son prestige personnel, comme à son pouvoir de conviction et à son habileté rhétorique, plutôt qu'à l'importance de la charge qu'il exerce, il élargit son champ d'action : il arbitre des conflits entre seigneurs, s'oppose à l'intrusion de princes laïques (y compris le roi de France) dans les affaires de l'Église. Il soutient les premiers Templiers. Son rayonnement s'amplifie lors du schisme dit d'Anaclet. Contre ce dernier, Bernard choisit Innocent II qu'il juge être un meilleur pape. Pendant huit ans, de 1130 à 1138, l'abbé lutte pour l'imposer : il y parviendra, au prix d'incessants voyages et de multiples interventions. Ayant gagné en prestige et en autorité, Bernard se porte alors sur tous les fronts. Là où il pressent une faille dans l'Église, il se voit contraint d'intervenir : « Aucune des affaires de Dieu ne m'est étrangère », affirme-t-il (Lettre 20). Il en souffre : « Je suis la chimère de mon siècle, ni clerc, ni laïc. J'ai déjà abandonné la vie du moine, mais j'en porte encore l'habit... » (Lettre 250).
Il est soutenu par une énergie indéfectible, malgré une santé fragile, et par un caractère passionné, parfois véhément et autoritaire. Mais, passant des causes aux êtres, il sait être tendre : il recommande la douceur à la comtesse de Blois, qui l'interroge sur l'éducation de son fils. Il ne cesse d'intervenir à l'occasion de vacances et d'élections épiscopales pour appuyer le candidat qu'il considère comme ayant le meilleur niveau moral ; on compte 17 interventions de ce type dont nombre furent houleuses, comme à Langres (1137-1138), à York (1140-1147). Il n'hésite pas à donner des conseils aux prélats, les encourageant à remplir leurs obligations et critiquant le luxe de leur train de vie. L'essor des écoles urbaines où la logique est appliquée aux vérités révélées l'inquiète : quand il s'adresse aux étudiants parisiens en 1140, c'est pour les détourner de leurs études vers Clairvaux. Peu après, il fait condamner par Rome Abélard et son disciple Arnaud de Brescia. Ses tentatives ne sont pas toutes couronnées de succès : découvrant les progrès de l'hérésie manichéenne, il se rend en Languedoc, en 1145 : c'est un échec ; en 1148, il tente en vain d'obtenir la condamnation du théologien Gilbert de La Porrée. Bernard se rallie au projet d'une nouvelle croisade, occasion pour lui de pardon des péchés : il la prêche le 31 mars 1146 à Vézelay. Dans la vallée du Rhin, un moine déchaîne le peuple contre les communautés juives. Bernard se rend sur place et met fin aux massacres : pour lui, le peuple juif est porteur de l'humanité de Jésus. La déroute de la croisade (qu'il n'accompagne pas) l'affecte. Il se retire à Clairvaux et se consacre à l'écriture et à la mise en forme de ses oeuvres. Au printemps 1153, il part, malade, à Metz pour y rétablir la paix. Il meurt dans son abbaye le 20 août 1153, à l'âge de 63 ans. Canonisé en 1174, il sera proclamé docteur de l'Église en 1830.
Un Homme d'exception
Cet homme « tout-puissant malgré lui et condamné à gouverner l'Europe » (J. Michelet) est avant tout un moine porteur de farouches exigences. Luther l'en louera. Bernard veut revenir aux sources du monachisme, dans une quête incessante de pureté et de rigueur. D'où la volonté de libérer les couvents de son ordre du monde laïque et de les faire accéder à l'indépendance matérielle. D'où ce dépouillement novateur qui prévaut dans l'art cistercien, comme en témoigne la réussite architecturale des monastères. Bernard est aussi un théologien mystique d'importance. Ses écrits (lettres, parfois en forme de traités, sermons) découlent directement de son activité d'abbé et de pasteur ; en dehors des lettres dont les destinataires sont divers, Bernard écrit pour des moines.
Nourrie de culture biblique, patristique et classique, son oeuvre est parfois déroutante, et exige une lecture attentive. L'importance de l'Écriture se voit particulièrement dans ses sermons, destinés à commenter un texte biblique précis, comme en témoigne le magnifique ensemble des Sermons sur le Cantique des cantiques. Le style de Bernard est puissant et original (il sera d'ailleurs souvent copié), grâce à un mélange de spontanéité, de lyrisme et de réminiscences littéraires. La théologie mystique de Bernard s'applique d'abord au moine. La vie monastique a pour fin l'union à Dieu et l'extase ; et ce, par un parcours progressif passant par deux grandes étapes : la méditation ou considération, dans la recherche graduelle de la vérité (purification, examen de soi, lutte contre les péchés) ; puis la contemplation qui suppose le recueillement, la pureté, la prière et la possession de toutes les vertus. Dans cette quête s'imposent les thèmes de la connaissance de soi, en un véritable « socratisme chrétien » (Etienne Gilson), et de la responsabilité de l'homme dans ses actions. La doctrine de l'image et de la ressemblance est primordiale : Dieu a fait l'homme à son image et à sa ressemblance (Gn 1, 26), mais le péché, même si l'image reste la même, a installé l'homme dans une « région de dissemblance » ; la ressemblance peut toutefois être restaurée partiellement par l'homme — grâce à l'action du Christ — et le sera totalement au paradis. Si l'union de Dieu avec l'homme nécessite un intermédiaire, Jésus, et l'appui de l'Esprit-Saint, elle se fait dans l'amour de Dieu [« La raison d'aimer Dieu, c'est Dieu. La mesure de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure » (De diligendo Deo, I, 1)]. Si la Vierge occupe dans l'oeuvre de Bernard une place restreinte (le saint s'opposera même à l'institution à Lyon d'une fête en l'honneur de sa conception), elle est évoquée avec ferveur, comme en témoignera l'iconographie — notamment par le thème de la lactation.
Les siècles qui ont suivi la mort du saint ont retenu de lui le docteur mystique et le théologien de l'union à Dieu. Les réformateurs du XVIe siècle ont loué le moine rigoureux et ses critiques de la papauté. Au XVIIIe siècle, la veine mystique fut prolongée par une iconographie douceâtre sur le « Docteur melliflue » et le dévot de la Vierge ; d'autre part, les philosophes des Lumières le tinrent pour un fanatique lançant les hommes au massacre sur les routes de la croisade. Le XIXe siècle donna au personnage un aspect encore plus négatif : on retint l'ennemi de la raison, le bourreau d'Abélard. « Que fut donc l'oeuvre de saint Bernard ?
L'opposition d'un homme de génie aux courants qui entraînaient son siècle », écrit sévèrement en 1901 A. Luchaire dans l'Histoire de France de Lavisse. Si des travaux récents insistent encore sur le conservatisme de Bernard (« Patron de causes déjà perdues, écrit Jacques Le Goff en 1964, il a été le grand interprète spirituel de la féodalité »), son action et son oeuvre apparaissent comme de plus en plus complexes et exigent encore toute l'attention des historiens.
Sources : Jean-François Genest. Dictionnaire encyclopédique du Moyen-âge — Editions du Cerf — Paris, 1997. Dictionnaire
La vie
Né au château de Fontaine, près de Dijon, d'une famille de la noblesse, Bernard devient moine dans l'abbaye cistercienne de Cîteaux en 1113, petit village au sud de Dijon. Il fonde en 1115 l'abbaye de Clairvaux, au nord de Dijon, dans l'Aube, et en est le premier abbé. Sous sa direction, l'abbaye de Clairvaux se développe considérablement et devient l'abbaye la plus éminente de l'ordre cistercien, essaimant elle-même rapidement en cent soixante monastères. La rumeur selon laquelle Bernard accomplirait de nombreux miracles et ses sermons éloquents attirent de nombreux pèlerins. Sa personnalité et sa spiritualité influencent considérablement l'Occident chrétien. Il intervient dans les affaires publiques et conseille les princes, les évêques et les papes. Il aurait rédigé la règle de l'ordre des Templiers et, en 1128, il obtient des responsables ecclésiastiques la reconnaissance officielle de l'ordre. Dans la lutte pour la papauté entre le pape Innocent II et l'antipape Anaclet II, Bernard tranche, au concile d'Étampes en 1131, en faveur d'Innocent II. En 1146, à la demande du pape Eugène III, son disciple, Bernard commence à prêcher pour la deuxième croisade. Son sermon, prononcé à Vézelay, déchaîne l'enthousiasme en France. Il parcourt la Lorraine, les Flandres, la Rhénanie et participe activement à la formation des armées dans le nord de la France, dans les Flandres et en Allemagne. Louis VII, roi de France, est convaincu et se joint à la croisade. L'échec de la croisade est une grande déception pour Bernard. Il meurt à l'abbaye de Clairvaux le 20 août 1153. Il a été canonisé en 1174 et nommé docteur de l'Église en 1830. Sa fête est le 20 août dans l'Église catholique.
Œuvre spirituelle
Bernard a été un opposant résolu des hérésies et de la théologie rationaliste, et notamment de celle du philosophe et théologien français Pierre Abélard, dont il a obtenu la condamnation au concile de Sens en 1140. Il a soutenu des polémiques contre l'ordre de Cluny.
Il a écrit un grand nombre de sermons, de lettres et d'hymnes dont certains sont encore chantés dans les églises catholiques et protestantes. Bernard a écrit sur la vérité, la liberté, la volonté et la grâce. Il a combattu les théologies qui, selon lui, abusaient de la méthode spéculative.
Les degrés de la vérité sont, pour lui, l'humilité, la charité et la contemplation qu'il faut considérer respectivement comme vérité sévère, vérité miséricordieuse et vérité pure. Le premier degré est l'oeuvre du Fils, le deuxième celle de l'Esprit et le troisième est l'oeuvre du Père. Bernard distinguait trois libertés: le libre arbitre (liberté à l'égard de la nécessité) qui est l'image de Dieu en l'homme; la liberté de conseil (liberté à l'égard du péché) et la liberté de bon plaisir (liberté à l'égard de la misère) qui sont en l'homme la ressemblance à Dieu. Il considérait le monde comme énigme et manifestation visible du Dieu invisible. Il voulait que l'homme tende vers la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Parmi ses oeuvres importantes, on trouve De Diligendo Deo (De l'amour de Dieu, en 1126), un appel à aimer Dieu parce qu'il est Dieu, et De Consideratione (Considérations à Eugène III, en 1149).
Abbaye de Clairvaux
Clairvaux, monastère cistercien situé près de Bar-sur-Aube (Aube). En 1112, Saint Bernard, avec une vingtaine de compagnons, entra à Cîteaux, monastère créé en 1098 par Robert de Molesme. En 1115, il fonda Clairvaux.
A l'image des premières abbayes cisterciennes, et selon les prescriptions de l'ordre, l'église abbatiale de Clairvaux n'était qu'un modeste édifice dépourvu de tout décor. Mais, devant le succès rapide et l'accroissement des premières communautés cisterciennes, il fallut réédifier les bâtiments, devenus trop petits, dans des matériaux plus durables.
A Clairvaux, après une période d'hésitation, Saint Bernard autorisa l'ouverture d'un vaste chantier. Les bâtiments monastiques et plus particulièrement l'église furent reconstruits en pierre. La nouvelle abbatiale romane, entièrement voûtée, mesurait plus de 100 m de long.
Son édification débuta à partir de 1135. Le choeur et le chevet étaient achevés en 1145, lors de la première dédicace. Mais la nef était encore en chantier en 1158, alors qu'on s'occupait déjà d'agrandir le chevet en style gothique. L'ensemble des travaux était terminé lors de la seconde dédicace en 1174.
L'abbaye de Clairvaux
Troisième fille de Cîteaux, fondée le 25 juin 1115 par Bernard de Fontaines, alors âgé de 25 ans, sur des terres appartenant à sa famille et situées au diocèse de Langres, la communauté de Clairvaux connut un essor extrêmement rapide. Au modeste « monasterium » vêtus, dont la chapelle carrée fut conservée jusqu'à la Révolution française, succéda dès 1133-1135, malgré les réticences de saint Bernard, une grande abbaye située quelques centaines de mètres plus à l'est. L'église construite à cette occasion comprenait probablement un chevet plat ; il fut remplacé peu après la mort de saint Bernard (1153) par un vaste choeur à déambulatoire et chapelles rayonnantes.
A cette date, la lignée de Clairvaux était déjà la plus importante de l'ordre cistercien : environ 175 maisons, dont 90 en France et une cinquantaine dans les îles Britanniques, sur un total de 345 à 350. L'essor continua dans la seconde moitié du siècle, surtout à l'étranger. Jusqu'au XIIIe siècle, le recrutement fut largement international (Flandre, Angleterre). Clairvaux fournit d'ailleurs à l'Église des évêques et des cardinaux.
La première communauté avait vécu dans une stricte pauvreté, mais l'abondance des donations, l'exploitation rationnelle des ressources (troupeaux, moulins, forges, bois), enfin une politique délibérée d'achats, et même l'acquisition de serfs, l'entraînèrent dans la voie de la richesse. La crise économique et démographique du XIVe siècle ainsi que les guerres portèrent ensuite un coup sensible à cette prospérité.
Cette politique de prestige et de puissance ne doit pas faire oublier que Clairvaux fut aussi un foyer de vie spirituelle et intellectuelle, comme en témoigne sa bibliothèque, l'une des plus importantes de la Chrétienté. Dès le XIIe siècle, l'abbaye s'était constituée un précieux fonds de textes patristiques (environ 300 volumes), parmi lesquels, fait rarissime pour l'époque, l'intégralité des oeuvres de saint Augustin. Plus tard, sous l'impulsion de l'abbé Etienne de Lexington (1242-1255), Clairvaux joua un rôle décisif dans l'ouverture de l'ordre cistercien à la culture universitaire (fondation du collège Saint-Bernard à Paris en 1245). Le monumental catalogue de la bibliothèque, rédigé en 1472 à l'entrée en fonctions de l'abbé Pierre de Virey, offre un reflet très précis de ces richesses intellectuelles. Aujourd'hui encore, avec plus de 1 400 manuscrits subsistants, conservés pour la plupart à Troyes, le fonds de Clairvaux est le plus abondant de tous les fonds médiévaux français.
Saint-Bernard — La croisade
Au XIIe siècle, les hommes ne tiennent pas compte des frontières des peuples, la vie spirituelle n'ayant pas de patrie ; il convient seulement de distinguer la chrétienté du monde non chrétien ; le latin des écoles permet l'enseignement loin de son pays : un maître n'appartient pas à sa nation d'origine, mais à ceux qui désirent profiter de son savoir.
C'est ainsi qu'un Anselme, Italien de naissance, devient successivement abbé du Bec en Normandie, puis archevêque de Cantorbéry ; qu'un Jean de Salisbury, Anglais, est évêque de Chartres. Les exemples à cet égard sont nombreux. La croisade n'est autre qu'une guerre de chrétienté contre les infidèles. La république romaine faisait la guerre aux barbares ; « la respublica romana » étant morte, la république chrétienne (christianitas) livre bataille aux païens dans le dessein — suivant l'expression de la Chanson de Roland — d'essaucier sainte cretiente (Chanson de Roland, vers 88).
Le paradoxe d'ailleurs ne manque point ! Théoriquement, l'Eglise abandonne la guerre aux puissances du siècle, ses intérêts ne sont pas d'ordre temporel ; les termes de « miles Christi, militia Christi, bellum Domini » désignent toujours les combats spirituels entrepris par les justes contre le démon et le péché. Le port des armes est interdit aux clercs, aux pénitents et aux pèlerins (Gratien, Caustan 33). Pratiquement, l'Église du Moyen Age est propriétaire de biens qu'elle doit défendre, de plus elle doit susciter la conversion des païens considérés comme les ennemis de la foi (Les Templiers sont voués à combattre « contra inimicos fidei », [Contre les ennemis de la foi]
Ainsi les clercs prêchent la croisade et bénissent les armes ; il s'agit aussi de défendre les intérêts de Dieu et de l'Église dans les lieux saints dont la vénération est devenue impossible aux pèlerins non armés ; le Christ a été crucifié une seconde fois à Jérusalem. Tout cela légitime la croisade. On aimerait souvent un moindre souci de conquêtes et l'emploi d'armes plus pacifiques, mais la croisade est une guerre qualifiée non seulement de juste mais de sainte (à ce sujet voir Michel Villey), le pape en est le chef, les biens conquis appartiennent aux vainqueurs sous la suzeraineté du pape. Durant son absence les possessions du croisé sont protégées par l'Église, et le croisé — en raison même de son départ — fait pénitence de ses fautes. Et saint Bernard se réjouit de voir partir des hommes abandonnés aux vices, car il leur est ainsi permis de conquérir leur salut. (De laude novae militiae, V, 10, C. 928 ; Epist. CCCLIII, 4. Au IXe siècle, le pape Léon IV, invitant les chrétiens à la lutte contre l'islam, leur déclare que, s'ils meurent au combat, la possession du royaume céleste leur est assurée. Ce texte sera d'ailleurs inséré dans les collections canoniques. Ep. Leonis M. G..., Épist. V, 601. Gratien, Causa XXIII, VIII, 9.) Une pénitence en même temps qu'une guerre, disait très justement Georges Goyau.
Selon saint Bernard, seuls les Templiers sont voués à la guerre sainte4 ; quant auxautrës, ils doivent~seulement engager des combats quand les guerres sont justes et inévitables5 ; mais « la mort » qu'on donne ou qu'on endure pour le Christ n'est pas coupable et mérite une grande gloire... Jésus-Christ agrée volontiers la mort de son ennemi dont on tire juste vengeance et se donne plus volontiers à son soldat, comme une consolation. Le soldat de Jésus-Christ tue donc avec sécurité et il meurt avec plus de sécurité encore quand il ôte la vie d'un méchant, il n'est pas homicide, mais « malicide », il est le vengeur du Christ sur ceux qui agissent mal et le défenseur des chrétiens... le chrétien se glorifie de la mort d'un païen parce que Jésus-Christ lui-même en est glorifié (De laude novae militiae).
« La mort du païen glorifie le Christ et empêche la propagation de l'erreur »
« La question des Templiers est particulièrement importante à étudier chez saint Bernard ; celui-ci leur attribue le double fleuron de la vie religieuse et de la mort pour le Christ ; ils sont essentiellement consacrés à la guerre sainte. Cf. De laude novae militiae, III, 4, c. 924. »
« Pour connaître la position de saint Bernard à propos de la guerre religieuse, il convient de lire la correspondance entre Bernard et Alphonse de Portugal. Cf. Épist. CDLXX, CDLXIII, etc. »
Lors de la croisade, les païens qui veulent se convertir sont épargnés. Et Bernard de dire dans sa ettre adressée à tous les fidèles : « Le démon a suscité une race maudite de païens, ces enfants pervers que, soit dit sans vous offenser, le courage des chrétiens a trop longtemps supportés, en se dissimulant leurs perfidies, leurs embûches, au lieu d'écraser du talon la bête venimeuse ». L'initiative de la deuxième croisade revient au roi Louis VII; Le pape Eugène III agréa la demande du roi, formula la bulle « Quantum Praedecessores. »
lettre
(Bernard s'appuie constamment sur le texte de cette bulle, il le faisait lire aux assemblées des croisés, à la diète de Francfort et à Vézelay), et prit la direction de la croisade dont Bernard devait être le grand prédicateur. Or, prêcher la croisade, c'est prêcher la croix : praedicare crucem. Bernard prononce de nombreux discours, envoie des lettres, exhorte les croisés, réprime le soulèvement des populations rhénanes dirigées par le moine Raoul, qui groupe ses adeptes dans un mouvement autonome. Il exhorte une foule bigarrée, car, en dépit des protestations de Rutebeuf, laïcs et clercs vont à la croisade. « Le service de Dieu passe avant tout autre service », ainsi que le dit le Roman du Renard. Clercs et laïcs, enfants et vieilles femmes (telle la reine Aliénor), femmes de baron et leurs chambrières partent à la seconde croisade. Bernard déclare non sans exagération que « dans cette affluence qui se dirige vers les lieux saints, on ne rencontre guère que des scélérats, des impies, des voleurs, des sacrilèges et des parjures » (De lande novae militiae, V, 10, c. 928b). L'échec de la croisade sera d'ailleurs en partie attribué à ces armées venant de France, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie, et traînant derrière elles une suite encombrante et indisciplinée.
Sans l'activité de Bernard et son éloquence à Vézelay le 31 mars 1146, puis à Spire le 27 décembre de la même année, les seigneurs français et allemands seraient demeurés dans leurs domaines respectifs, car il faut bien avouer que la détresse des Latins d'Orient ne trouvait pas d'écho en Occident, d'autant plus que la ferveur qui avait suscité la première croisade s'était tarie. Grâce à saint Bernard les scènes d'enthousiasme qui s'étaient déroulées à Clermont lors de la première se reproduisirent à Vézelay ; c'est ainsi que Bernard peut écrire au pape au lendemain de l'assemblée : « J'ai ouvert la bouche, j'ai parlé, et aussitôt les croisés se sont multipliés à l'infini. Les villages et les bourgs sont déserts. Vous trouveriez difficilement un homme contre sept femmes. On ne voit partout que des veuves dont les maris sont encore vivants ».
Bernard, dont l'éloquence est persuasive, peut vaincre les résistances des féodaux ; l'Europe entière se dirige vers l'Orient ; l'islamisme est attaqué à l'est par les Français et les Allemands et à l'ouest par la flotte anglaise et les Flamands ; de leur côté, les Allemands combattent le paganisme slave. C'est en raison de la prédication, des lettres et des circulaires de saint Bernard que la chrétienté se dirige non seulement vers la Terre sainte mais contre les Slaves le long de l'Elbe, et contre les musulmans au Portugal.
Lors du départ des croisés, Bernard écrivait : « Le monde tremble et s'agite parce que le roi du ciel a perdu sa terre, la terre où jadis ses pieds se sont posés ! Les ennemis de la croix se disposent à profaner les lieux consacrés par le sang du Christ ; ils lèvent les mains vers la montagne de Sion, et si le Seigneur ne veille, le jour est proche où ils se précipiteront sur la cité du Dieu vivant ».
L'échec de la croisade fit suspecter la mission de Bernard et un instant ébranla sa popularité : « Je reçois volontiers — dit saint Bernard — les coups de langue de la médisance et les traits empoisonnés du blasphème, afin qu'ils n'arrivent pas jusqu'à Dieu » (De consideratione).
Cependant l'effondrement de la croisade scandalisait le peuple et Bernard lui-même en était ému : « Il semble que le Seigneur, provoqué par nos péchés, ait oublié sa miséricorde et soit venu juger la terre avant le temps marqué. Il n'a pas épargné son peuple ; il n'a pas épargné son nom, et les gentils s'écrient : où est le Dieu des chrétiens ? Les enfants de l'Église ont péri dans le désert frappés par le glaive ou consumés par la faim. L'esprit de division s'est répandu parmi les princes, et le Seigneur les a égarés dans les chemins impraticables. Nous annoncions la paix, et il n'y a pas de paix. Nous promettions le succès, et voici la désolation... Ah ! Certes, les jugements de Dieu sont équitables, mais celui-ci est un grand abîme, et je puis déclarer bienheureux quiconque n'en sera pas scandalisé ». (De consideratione)
La majorité des historiens de la deuxième croisade attribuèrent son désastre aux fautes des croisés, à la désunion des chefs, à la perfidie des Grecs et à la trahison des chrétiens de Syrie. Avec Bernard, Otton de Freisingen se consolera en disant que la croisade a exercé sur les âmes une grande bienfaisance.
L'activité réformatrice de saint Bernard dépasse le schisme, les admonitions des clercs, les mouvements de la chrétienté tels que les croisades ; elle s'étend sur un plan plus abstrait, celui des idées. Bernard est à la fois le défenseur de la doctrine chrétienne, le juge des hérétiques et des hétérodoxes.
Les hérétiques et les hétérodoxes
Commentant le texte du Cantique des Cantiques « Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car les vignes sont en fleur (II, 15) », Bernard explique à ses auditeurs que les vignes signifient l'Église et les renards les hérétiques. Mais ces renards qui symbolisent les hérétiques, comment convient-il de les prendre ? Non par les armes, mais par des arguments qui réfutent leurs erreurs et permettent de les réconcilier — si cela est possible — avec l'Eglise catholique, afin de les ramener à la vraie foi1. L'hérétique doit reconnaître son erreur; mais, s'il ne veut pas l'admettre, il subira deux monitions ; s'il n'en tient aucun compte, l'anathème sera prononcé contre lui.
Ici, la pensée de Bernard est modérée ; elle ne le demeure pas toujours. En voici un exemple : près de Cologne, l'issue d'une grave affaire concernant des hérétiques avait été tragique ; la foule, s'emparant de deux d'entre eux, les avait jetés et brûlés dans un feu allumé de ses propres mains. Faisant allusion à ce drame, Bernard écrit : « Ces gens-là [les hérétiques] on ne les convainc pas par des raisonnements, car ils ne les comprennent pas ; on ne les corrige pas par des autorités, car ils ne les acceptent point ; on ne peut les fléchir par la persuasion, car ils sont endurcis. La preuve est faite, ils aiment mieux mourir que de se convertir ; ce qui les attend, c'est le bûcher... »
« Mieux vaut contraindre les hérétiques par le glaive... que de tolérer leurs ravages ».
Et encore : « L'un et l'autre glaive appartiennent à l'Eglise, et le glaive spirituel et le glaive matériel ; l'un doit être tiré pour elle, l'autre par elle ; l'un par la main du prêtre, l'autre par la main du chevalier, mais sur la demande du prêtre et par ordre de l'empereur ». (Sur toute cette question, cf. H. Maisonneuve, Études sur les origines de l'Inquisition, Paris, 1942, p. 59).
Telle se présente la théorie fameuse des deux glaives que renouvelle saint Bernard (Cf. P. Leclerc, « L'argument des deux glaives », dans Recherches de sciences religieuses, XXI, 1931, p. 312-313), et qui affirme la possession par l'Église des deux glaives, l'un spirituel et l'autre temporel, l'un « ad usum », l'autre « ad nutum sacerdotis ». A l'égard des hérétiques, la pensée de saint Bernard se formule donc ainsi : l'Eglise doit commencer par infliger aux hérétiques des peines canoniques, mais si elles sont insuffisantes elle devra recourir à la force : le glaive matériel succède au glaive spirituel.
A cette époque, les hérésies populaires étaient nombreuses et Bernard avec tout son zèle essaya de les circonscrire ; elles n'étaient pas toujours doctrinales : des hommes se séparaient de l'Eglise parce qu'ils revendiquaient une Église dégagée des biens temporels, vivant dans une grande pauvreté comme l'Église primitive ; ils refusaient d'obéir aux clercs prévaricateurs. La répression générale était dure ; c'est ainsi que des chanoines accusés d'hérésie furent brûlés à Rouen.
Sources: Bernard de Clairvaux, de Marie-Madeleine Davy. Editions : Essai Editions du Félin.
De laude novæ militiæ
Quelques lettres de Saint-Bernard aux Templiers
Lettre XXXI
A Hugues, comte de Champagne, qui s'était fait Templiers en l'an 1125
Saint Bernard le félicite d'être entré dans un ordre militaire, et l'assure de son éternelle reconnaissance.
Si c'est pour Dieu que de comte vous vous êtes fait simple soldat, et pauvre, de riche que vous étiez, je vous en félicite de tout mon coeur, et j'en rends gloire à Dieu, parce que je suis convaincu que ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut. Je suis pourtant contraint de vous avouer que je ne puis facilement prendre mon parti d'être privé, par un ordre secret de Dieu, de votre aimable présence, et de ne plus jamais vous voir, vous avec qui j'aurais voulu passer ma vie entière, si cela eût été possible. Pourrais-je en effet oublier votre ancienne amitié, et les bienfaits dont vous avez si largement comblé notre maison ? Je prie Dieu dont l'amour vous a inspiré tant de munificentes pour nous, de vous en tenir un compte fidèle. Pour moi j'en conserverai une reconnaissance éternelle, je voudrais pouvoir vous en donner des preuves. Ah ! S'il m'avait été donné de vivre avec vous, avec quel empressement aurais-je pourvu aux nécessités de votre corps et aux besoins de votre âme. Mais puisque cela n'est pas possible, il ne me reste plus qu'à vous assurer que, malgré votre éloignement, vous ne cesserez d'être présent à mon esprit au milieu de mes prières.
(a) Fils de Thibaut III et différent de Hugues qui fut grand-maître des chevaliers du Temple, auquel saint Bernard a adressé son livre sur la gloire de cette nouvelle milice, tome III. Voir aux notes placées à la fin du volume.
Notes de Horstius et de Mabillon
23. Au comte de Champagne, Hugues. Fils de Thibaut III, également comte de Champagne, Hugues se montra d'une extrême munificence envers les maisons religieuses en général, mais particulièrement à l'égard des monastères de Moustier-Ramey et de Molesme ; il fut d'abord comte de Bar-sur-Aube, puis de Troyes après la mort de son frère Eudes ; mais ayant supprimé les noms de ces comtés en les réunissant sur sa tête, il fut cause que ses successeurs prirent le titre de comtes de Champagne au lieu de celui de comtes de Bar-sur-Aube et de Troyes; qu'ils avaient porté jusqu'alors séparément, comme le fait remarquer François Chifflet, dans sa dissertation sur l'origine illustre de saint Bernard. C'est à lui que fut adressée la deux cent quarante-cinquième lettre d'Yves de Chartres, dont les premières lignes nous font connaître le sujet: « Nous avons appris, dit l'évêque de Chartres, que vous vous êtes enrôlé dans l'armée du Christ pour aller en Palestine, et pour livrer ces combats de l'Evangile où dix mille combattants soutiennent avec avantage la lutte contre vingt mille ennemis qui fondent sur eux pour les accabler. » Et plus loin il ajoute : « Vous avez pris femme.... » Etc., et conclut en ces termes : « Vous devez donc accomplir vos projets de manière toutefois à ne pas manquer à vos derniers engagements et à ne point violer les droits légitimes de la nature. » Horstius pense qu'en cet endroit, Yves de Chartres veut détourner Hugues de se faire Templier, en lui remettant sous les yeux, les obligations qu'il a contractées par son mariage. Mais d'après Guillaume de Tyr à qui tous les autres écrivains se rallient, l'ordre des Templiers ayant commencé l'année 1118, et Yves de Chartres étant mort en 1115, il faut entendre ces paroles, soit de l'ordre des Hospitaliers, dans lequel le comte Hugues aurait eu le projet d'aller faire profession à Jérusalem, soit de la continence que, dans une pensée toute spirituelle et tout évangélique, il se serait proposé de garder, pendant son second voyage en terre sainte. Car il est certain, d'après Chifflet, qu'il fit trois fois ce pèlerinage : la première fois en 1113, la seconde en 1121, et la troisième quand il s'engagea dans l'ordre des Templiers, ce qui arriva en 1125, d'après un calcul très-savant d'Albéric dans sa Chronique.
Etant sur le point d'entreprendre le voyage d'outre-mer, s'il faut en croire Pierre Pithou, dit Chifflet, il vendit son comté à Thibaut, fils de son frère Etienne, déshérita son fils Eudes, et laissa grosse sa seconde femme ; qu'il avait épousée après avoir renvoyé, en 1104, Constance, fille du roi de France Philippe I, dont il était parent à un degré prohibé; il mourut en terre sainte le 14, et non pas le 21 juin, comme l'indique, par erreur, le Nécrologe de Saint-Claude. Tel est le récit de Chifflet. Ce comte Hugues n'est pas le grand-maître des chevaliers du temple à qui saint Bernard a adressé une exhortation pour les soldats de cet Ordre ; comme on peut le conclure du récit de Guillaume de Tyr dans son Histoire de la croisade, livre XII, chapitre VII, où il donne le surnom de des Païens au grand-maître du temple, qui paraît avoir eu Robert pour successeur. C'est du moins ce qui ressort du récit de Guillaume, livre XVII, chapitre I.
24. Puis-je oublier votre ancienne amitié et vos bienfaits ? C'est, en effet, ce comte Hugues qui avait donné à saint Bernard et à ses religieux l'emplacement de Clairvaux avec ses dépendances, de sorte qu'il mérite d'en être appelé le fondateur. Comme cette particularité n'a été connue que de peu de personnes jusqu'à présent, nous allons donner la copie de la charte de donation, dont nous devons la publication à Chifflet, que nous avons eu déjà bien souvent occasion de citer. Il la fit entrer dans sa dissertation et l'avait copiée sur l'autographe de Clairvaux : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, commencement de la charte du comte Hugues. Qu'il soit connu à tous présents et à venir, que moi, comte de Troyes, je donne à Dieu, à la sainte vierge Marie et aux religieux de Clairvaux, l'endroit qui ponte ce nom, avec ses dépendances, champs, prés, vignes, bois et eaux, sans aucune réserve ni pour moi ni pour mes descendants. Ce dont sont témoins Acard de Reims, Pierre et Robert d'Orléans, hommes de guerre à mon service. Que l'on sache aussi que Geoffroy Félonia donne le droit de pâtis sur sa terre de Juvencourt, tant dans les bois que dans la plaine, en tout temps ; si les animaux desdits Pères causent quelques dégâts, les religieux n'en paieront que le montant, sans amende. J'ai fait toutes ces donations en présence des témoins susdits. Que l'on sache encore que le seigneur Jobert de la Ferté, surnommé le Roux, et le seigneur Reinaud de Perrecin ont donné, aux mêmes Pères, le droit de pâtis et l'usufruit sur toutes leurs terres, particulièrement sur les eaux, bois et prés du domaine de Perrecin : de cela sont témoins Acard de Reims et Robert, hommes de guerre à mon service. De plus, qu'il soit su encore que moi Hugues, comte de Troyes, je permets et concède auxdits Pères la libre et paisible possession de la terre et de la forêt d'Arétèle. Confirmé ces donations, par nous Joscern, évêque de Langres, et Hugues, comte de Troyes et scellé de notre sceau et de notre anneau. »
25. Pour la date de cette donation, qui n'est pas exprimée dans l'acte, Chifflet, d'après le Chronographe de saint Marien d'Auxerre, indique le mois de juin de l'année 1114; tout le monde est d'accord sur le mois, il n'en est pas de même pour l'année; les documents, tant ceux que nous trouvons chez nous que ceux qui nous viennent d'ailleurs, se contredisent ; mais ils nous a paru que nous devions préférer la date généralement acceptée depuis longtemps, et que l'Exorde de Cîteaux, dist. II, chap. I, ainsi que le tableau attaché au tombeau de saint Bernard, à l'année 1115 ; attendu que c'est à peine si saint Bernard avait fait profession au mois de juin de l'année 1114, et, d'un autre côté, le comte Hugues lui-même qui a fait la concession, était encore en terre sainte cette année-là. Clairvaux fut donc fondé par Hugues, comte de Champagne, et transféré en 1135 dans un endroit plus vaste, avec l'aide du comte Thibaut, fils et successeur de Hugues, et reconstruit à nouveau. C'est ce qui fit donner le nom de fondateur au comte Thibaut par plusieurs historiens qui ont confondu la translation avec la fondation de Clairvaux, comme le remarque Manrique dans ses Annales à l'année 1115, chap. I (Note de Mabillon).
A son oncle André, Chevalier du Temple
Saint Bernard déplore l'issue malheureuse de la croisade et témoigne à son oncle le désir de le voir.
l. J'étais malade au lit quand on me remit votre dernière lettre; je ne saurais vous dire avec quel empressement je la reçus, avec quel bonheur je la lus et relus; mais combien plus aurais-je été heureux de vous voir.
(a) On désigne le nom de sa prétendue victime par un G... dans la lettre soixantième. On incline à croire, d'après les notes de la lettre deux cent quatre-vingt-cinquième, qu'il s'agit d'un parent de l'abbé Suger. Vous-même ! Vous me témoignez le même désir, en me disant les craintes que vous inspirent l'état du pays que le Seigneur a honoré de sa présence, ainsi que les dangers qui menacent une ville arrosée de son sang. Oh ! Malheur à nos princes chrétiens ! Ils n'ont rien fait de bon dans la terre sainte, et ils ne se sont hâtés de revenir chez eux que pour se livrer à toutes sortes de désordres, insensibles à l'oppression de Joseph. Impuissants pour le bien, ils ne sont, hélas ! Que trop puissants pour le mal. Pourtant j'espère que le Seigneur ne rejettera pas son peuple et n'abandonnera pas son héritage à la merci de ses ennemis ; son bras est assez puissant pour le secourir et sa main toujours riche en merveilles ; l'univers reconnaîtra qu'il vaut mieux encore mettre sa confiance en Dieu que dans les princes de la terre. Vous avez bien raison de vous comparer à une fourmi ; que sommes-nous autre chose avec toute la peine et la fatigue que, pauvres humains, nous nous donnons pour des choses inutiles ou vaines ? Qu'est-ce que l'homme retire de tant de peines et de travaux à la face du soleil ? Portons nos visées dans les cieux, et que notre âme aille par avance là où notre corps doit la suivre un jour. C'est ce que vous faites, mon cher André, c'est là que sont le fruit et la récompense de vos travaux. Celui que vous servez sous le soleil habite plus haut que les cieux, et si le champ de bataille est ici-bas, la récompense du vainqueur est là-haut ; car ce n'est point sur cette terre qu'il faut chercher le prix de la victoire, il est plus haut que cela et la valeur en est supérieure à tout ce qui se rencontre dans les bornes de cet univers. Il n'y, a sous le soleil qu'indigence et pauvreté, là-haut seulement nous serons dans l'abondance et nous recevrons une mesure pleine, foulée, enfaîtée et surabondante due le Seigneur versera dans notre sein (Luc., VI, 38).
2. Vous avez le plus grand désir de me voir, et vous ajoutez qu'il ne dépend que de moi que vous ayez ce bonheur, que je n'ai qu'un mot à dire pour que vous arriviez. Que vous dirai-je ? Je désire vous voir, mais j'ai peur en même temps que vous ne veniez s dans cette perplexité, je ne sais à quel parti m'arrêter. Si d'un côté je me sens porté à satisfaire votre désir et le mien, de l'autre je crains de vous enlever à un pays où, dit-on, votre présence est en ne peut plus nécessaire, et qui se trouverait par votre absence exposé aux plus grands périls. Je n'ose donc vous montrer le désir de mon âme, et pourtant combien serais-je heureux de vous revoir avant de mourir ! Vous êtes mieux en position que moi de voir et de juger si vous pouvez quitter ce pays sans inconvénient pour lui et sans scandale pour personne. Peut-être votre voyage en nos contrées ne serait-il pas inutile et il se pourrait, avec la grâce de Dieu, que vous ne retournassiez pas seul en Palestine ; vous êtes connu et aimé par ici et il ne manque pas de gens qui se mettraient avec vous au service de l'Eglise. En ce cas vous pourriez vous écrier avec le saint patriarche Jacob : « J'étais seul quand je passai le Jourdain, et maintenant je le repasse escorté de trois troupes (Gen., XXXIII, 10). » En tout cas, si vous devez venir me voir, que ce soit plus tôt que plus tard, de peur que vous ne trouviez plus personne, car je m'affaiblis beaucoup et je ne crois pas que mon pèlerinage se continue désormais bien longtemps sur la terre. Dieu veuille que j'aie la consolation de jouir de votre douce et aimable présence au moins pendant quelques instants avant que je m'en aille de ce monde ! J'ai écrit à la reine dans les termes que vous souhaitez, et je suis très-heureux de l'éloge que vous me faites de sa personne. Saluez de ma part votre grand maître et vos confrères, les chevaliers du Temple, ainsi que ceux de l'hôpital, comme je vous salue vous-même. Je vous prie de me recommander, à l'occasion, aux prières des reclus et des religieux qui m'ont fait saluer par vous. Veuillez être mon interprète auprès d'eux. Je salue aussi de toute l'affection de mon âme notre cher Girard (a) qui a demeuré quelque temps parmi nous et qui, dit-on, est maintenant évêque.
196. Malheur aux princes chrétiens ! Saint Bernard fait ici allusion à l'issue malheureuse de la croisade, dont l'ambition, la jalousie et les discordes des princes chrétiens compromirent le succès et paralysèrent les forces. Saint Bernard s'exprime encore en ce sens au livre II de la Considération, chapitre I.
Un témoin oculaire de cette expédition, Othon de Freisingen, après avoir rapporté tous les désastres de l'armée chrétienne, livre I des faits et gestes de l'empereur Frédéric, chapitre LXXVIII, ajoute : « Et néanmoins tant de revers ne leur fit rien rabattre du faste royal qu'ils déployaient entre eux. » Voir dans Emile, Histoire de Louis VII, le récit du siège de Damas que l'ambition des princes chrétiens ne permit pas de mener à bonne fin. Voir encore Cionio, Histoire de l'Italie, livre II. Plusieurs causes contribuèrent à l'insuccès de cette expédition, comme on peut le voir dans les notes du livre II de la Considération, chapitre I (Note de Horstius).
Lettre aux Barons de Bretagne
L'an 1146
Nicolas de Clairvaux au comte et aux barons de Bretagne, sur la croisade, de la part de Monseigneur l'Abbé de Clairvaux.
1. La terre entière est émue et s'agite parce que le Roi du ciel a perdu la patrie qu'il avait ici-bas, les contrées que ses pieds ont foulées. Les ennemis de sa croix se sont conjurés contre lui et, se montrant pleins d'audace et d'orgueil, ils se sont écriés tous : Emparons-nous de son sanctuaire. Ils en veulent aux saints lieux où s'est accompli notre salut, et menacent de souiller de leur présence les endroits arrosés du sang de notre Sauveur. Mais ce qu'ils ont plus particulièrement à Coeur de détruire, c'est le trésor insigne de la religion chrétienne, ce sépulcre où le corps du Sauveur a été déposé et sa face divine recouverte d'un suaire. Ils lèvent une main menaçante contre la montagne de Sion, et, si le Seigneur lui-même ne s'en fait le gardien, ils ne sauraient tarder à fondre sur la ville sainte de Jérusalem, la cité où le nom du Dieu vivant a jadis été invoqué. Les chrétiens sont ou jetés en prison ou cruellement massacrés comme des brebis sans défense. L'oeil de la Providence paraît fermé sur ces malheurs, mais ce n'est que pour mieux voir s'il se trouvera quelqu'un qui comprenne la volonté de Dieu et cherche à la faire, qui souffre de l'affront dont il est menacé et s'efforce de lui rendre son héritage. Quoiqu'il puisse tout ce qu'il veut et qu'il n'ait qu'à vouloir pour pouvoir, il veut que les chrétiens aient le mérite de la victoire, tout en se réservant de terrasser lui-même leurs ennemis.
2. Voilà pourquoi, nous rendant au pressant appel du roi notre maître, et à l'ordre du saint Siège, nous sommes venus en foule, le jour de Pâques à Vézelay, où le roi notre maître et sa cour s'étaient donné rendez-vous. Après avoir exposé à tous les yeux le triste état des choses, on lut du pape une lettre dont je vous envoie la copie. Le Saint-Esprit a touché les coeurs et le roi prit la croix avec une foule de peuple et une multitude de seigneurs : l'ardeur qui les transportait tous s'est répandue partout, et de toutes parts on voit accourir des gens empressés à placer le signe du salut sur leurs fronts et sur leurs épaules. Comme votre pays est rempli de vaillants guerriers et d'une jeunesse pleine de bravoure c'est à vous à vous enrôler des premiers avec ceux qui ont déjà donné leur nom pour l'expédition sainte et à prendre l'épée en main pour défendre la cause du Dieu vivant. Courage donc, généreux guerriers, revêtez-vous de vos armes et que celui qui n'a pas de glaive se hâte d'en acheter. Ne laissez pas seul le roi de France, votre roi; ce serait délaisser le Roi même des cieux pour lequel il entreprend une guerre si lointaine et si pénible. Vous ne tarderez pas à recevoir la visite d'un véritable homme de Dieu, monseigneur l'évêque de Chartres' ; il vous informera plus en détail de tout ce qui s'est dit et passé ici, et il vous montrera en même temps les indulgences considérables que le Pape accorde par sa lettre à ceux qui prendront la croix. Au nom de Celui qui a voulu mourir pour votre salut, volez à la défense des lieux où il est mort et dans lesquels il a consommé notre rédemption, si vous ne voulez que les païens ne nous disent bientôt : Où donc est votre Dieu ? Que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le fils de Marie, l'époux de l'Eglise, vous accorde la victoire sur la terre et la couronne de gloire dans les cieux
Lettre à Manuel Comnène
De Nicolas de Clairvaux, à Manuel Comnène, empereur de Constantinople, au nom de Monseigneur l'Abbé de Clairvaux.
Nicolas de Clairvaux prie l'empereur de Constantinople de faire chevalier le jeune fils de Thibaut, comte de Champagne.
Au grand et glorieux Manuel, empereur de Constantinople, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.
1. Si je me permets d'écrire à une Majesté telle que la vôtre, ne m'accusez ni de témérité ni d'audace, je ne cède, en le faisant, qu'à une inspiration de cette charité qui ne doute de rien. Car pour moi, qui suis-je et quel rang ma famille occupe-t-elle dans son pays pour que j'ose écrire à un aussi grand empereur ? Je suis pauvre et obscur, des contrées immenses et de vastes mers me séparent de votre sublime personne ; qu'est-ce donc qui pourrait rapprocher ma bassesse de votre grandeur, si je ne comptais pour cela sur l'humilité même de Jésus-Christ dont les rois et les peuples de la terre, les princes et les juges se glorifient? La renommée a porté jusqu'à nous le bruit de votre magnificence et la gloire de votre nom qui maintenant remplissent la terre entière. Voilà pourquoi je tombe aux pieds du Père des esprits, de celui d'où découle toute paternité dans le ciel et sur la terre, et le prie de ne vous faire quitter l'empire de la terre que pour vous donner le royaume des cieux, dont la durée est éternelle (Psalm. CXLIV).
2. Je n'ai donc aucun titre pour présenter au pied du trône de votre gloire la personne chargée de vous remettre la présente ; c'est un jeune nomme de la plus grande noblesse, que ; je vous prie de faire chevalier et d'armer de l'épée contre les ennemis de la croix de Jésus-Christ et de tous ceux qui lèvent contre lui une tète orgueilleuse et menaçante. Ce jeune nomme louvait aspirer aux plus grands honneurs, mais suivant mon conseil il préfère l'éclat de votre empire et le glorieux souvenir qu'il emportera dans la tombe de la main qui l'aura fait chevalier. Je n'aurais pas osé vous prier de vous intéresser à ce jeune homme si Jésus n'était en cause, car c'est pour lui qu'il entreprend une expédition aussi longue et aussi laborieuse. Veuillez être persuadé que tout ce que vous ferez pour lui, je le tiendrai comme étant fait à moi-même.
3. C'est à vous maintenant, très-glorieux empereur, de montrer toute votre bonté et d'en multiplier les actes ; la terre tout entière est émue et s'agite parce que le Roi du ciel a perdu la patrie qu'il avait ici-bas, le pays que ses pieds ont foulé. Les ennemis du Seigneur s'apprêtent à fondre sur la Cité sainte et à détruire le sépulcre glorieux soit la fleur virginale issue de Marie fut déposée sous les bandelettes et les aromates, et d'où elle sortit bientôt plus grande et plus vivace pour briller sur notre pauvre terre. Voilà pourquoi, sur l'ordre du souverain Pontife et sur nos propres instances de si bas qu'elles partissent, le roi de France et, avec lui, une multitude de seigneurs, de chevaliers et de peuples se sont mis en marche pour la Terre sainte et se proposent de passer par les terres de votre empire pour aller au secours de la cité du Dieu vivant. C'est à vous de les recevoir avec honneur et de prendre dés maintenant toutes les mesures qu'on a lieu d'attendre de vous à raison du rang que vous occupez, dit pouvoir que vous avez entre les mains, de la dignité impériale dont vous êtes justement fier et des trésors que vous possédez. Vous ne pouvez d'ailleurs agir autrement que l'exigent la dignité de l'empire, l'honneur de votre personne et le salut éternel de votre âme. Je vous recommande entre tous et par-dessus tout le jeune fils de l'illustre comte Thibaut ; veuillez le traiter non pas seulement comme le mérite un prince de son rang, mais ayez pour lui des attentions particulières. C'est un tout jeune homme, mais il est d'une illustre famille, d'un naturel excellent, et il veut faire ses premières armes pour la cause de la justice et non de l'injustice. Il est d'ailleurs le fils d'un père que son équité et sa douceur placent au premier rang dans l'estime et dans l'affection des hommes. En retour de l'e ce que vous ferez pour ce jeune prince, je vous offre une part dans les mérites de toutes les bonnes couvres qui se font et se feront dans notre maison, afin que Notre-Seigneur Jésus-Christ le fils de Marie, l'époux de l'Eglise, vous accorde la victoire sur la terre et la couronne de gloire dans les cieux !
Au patriarche de Jérusalem
L'an 1135
Le patriarche de Jérusalem avait plusieurs fois écrit de saint Bernard des lettres pleines d'amitié ; celui-ci lui répond et lui recommande les chevaliers du Temple.
Après avoir reçu tant de lettres de Votre Grandeur patriarcale, je passerais pour un ingrat si je ne vous répondais pas. Mais en vous rendant le salut que vous m'avez donné, ai-je fait tout ce que je dois ? Vous m'avez prévenu par vos aimables procédés, vous avez daigné m'écrire lé premier d'au delà des mers, et me donner ainsi la preuve, de votre humilité autant que de votre amitié. Comment pourrai-je ni acquitter à votre égard ? Je ne sais absolument que faire pour vous payer convenablement de retour, surtout maintenant que vous m'avez donné une partie du plus grand trésor du monde en m'envoyant un fragment de la vraie croix (b) de Notre-Seigneur. Mais quoi ! Me dispenserai-je de répondre à ces avances du mieux que je le puis, si je ne peux le faire comme je le dois ? Je vous montrerai du moins les sentiments et les dispositions de mon coeur en répondant à vos lettres ; c'est la seule chose que je puisse faire, séparé de vous comme je le suis par un tel espace de terres et de mers, heureux si je trouve jamais une occasion de vous prouver que ce n'est pas seulement en paroles et sur le papier que je vous aime, mais effectivement et en réalité. Je vous prie de vous montrer favorable aux chevaliers du Temple, et d'ouvrir les entrailles de votre immense charité à ces intrépides défenseurs de l'Eglise. Vous ferez une oeuvre aussi agréable à Dieu que goûtée.
(a) C'était Guillaume, un Gallo-Belge, qui fut d'abord ermite à Tours, puis patriarche de Jérusalem de 1189 à 1145. II est fait mention de lui dans l'Histoire de la bienheureuse Marie de Fontaines, tome X du Spicilège, page 389, où il est question des reliques qu'il envoya à Fontaines par un ermite de cet endroit, nommé Lambert. Orderic en parle aussi en ces termes à la fin de son livre XIII : « L'an de Notre-Seigneur 1128, indiction VI, Germond, patriarche de Jérusalem, mourut ; il eut pour successeur Etienne de Chartres, qui gouverna la sainte Sion pendant deux ans ; à la mort de ce dernier, ce fat un Flamand nommé Guillaume qui lui succéda. » Le même auteur, page 912, à l'année 1187 ; Parle d'un certain Raoul, « évêque de Jérusalem », que Papebrock omet dans son Traité préliminaire du tome III, de mai. Mais il est certain, d'après Guillaume de Tyr, que Guillaume présida en 1142 à la cérémonie des funérailles du roi Baudoin, et qu'il eut Fulcher pour successeur en 1145. Y eut-il deux Guillaume, on bien Orderic s'est-il trompé en cette circonstance, c'est ce que je ne sais point. On trouvera plus loin une seconde lettre adressée au même Guillaume, c'est la trois cent quatre-vingt-treizième.
(b) On voyait encore du temps de Mabillon, cette relique insigne du bois de la vraie croix dans le trésor de Clairvaux.
Des hommes en protégeant ces guerriers courageux qui exposent leur vie pour le salut de leurs frères: Pour ce qui est du rendez-vous que vous me demandez, le frère André a vous fera connaître mes intentions.
Sources : Abbaye de Saint-Benoit