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Première Croisade par Robert de Moine

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Histoire de la première croisade - Livre Cinquième

I

Tandis que ces vicissitudes se pressaient avec rapidité, un homme vint au camp annonçant pour le lendemain l'arrivée des envoyés du prince de Babylone et demandant pour eux aux chefs des sûretés afin qu'ils les vinssent trouver. Ils les leur accordèrent volontiers et les mirent par de solennelles assurances hors de toute crainte, ils parèrent leurs tentes de divers ornements, attachèrent des écus à des pieux fixés en terre pour s'y exercer le lendemain au jeu de la quintaine, [Le jeu de la quintaine se jouait en courant à cheval sur une figure d'homme armé, tenant à la main gauche un bouclier, à la droite une épée ou un bâton. Il fallait que le chevalier frappât de la lance la poitrine de ce mannequin; si le coup portait ailleurs, le mannequin, placé sur un pivot, tournait et frappait le maladroit de son bâton ou de son bouclier.] c'est-à-dire à la course à cheval. Ils ne manquèrent point de préparer des dés et des échecs, se livrèrent à la course de leurs chevaux agiles, qu'ils faisaient voltiger en tournoyant, et à des attaques simulées, courant avec leurs lances les uns sur les autres; toutes actions faites pour montrer que des gens qui s'occupaient ainsi n'avaient aucune peur. Tels étaient les exercices de la jeunesse ; les hommes plus mûrs par l'âge et le sens, assis ensemble, s'entretenaient des choses que demandaient la sagesse et la prudence. Lorsqu'en rapprochant les envoyés babyloniens aperçurent ces jeunes gens qui se divertissaient avec tant de gaîté, ils furent saisis d'étonnement, car le bruit avait couru jusques à Babylone qu'ils étaient tourmentés par la faim et consternés de frayeur. Conduits devant les chefs, les envoyés exposèrent leur mission en ces mots : « Notre maître l'émir de Babylone nous a chargés de vous porter à vous, chefs des Francs, salut et amitié si vous voulez obéir à sa volonté; un nombreux conseil s'est rassemblé à cause de vous à la cour du roi des Persans, notre maître; ils ont délibéré pendant sept jours sur ce qu'ils avaient à faire; ils s'étonnent que vous veniez ainsi armés chercher le sépulcre de votre Dieu, chassant les peuples de notre roi des pays qu'ils ont possédés si longtemps; bien plus, ce qui est mal séant à des pèlerins, les passant au fil de l'épée : si dorénavant vous y voulez venir avec le bâton et la besace, on vous y fera passer avec de grands honneurs et abondance de toutes choses. Les gens de pied deviendront cavaliers, les pauvres ne souffriront de la faim ni dans a le chemin, ni dans le retour, et s'il vous plaît de séjourner un mois au sépulcre il ne vous y manquera aucune chose; on vous accordera la liberté d'aller dans toute la ville de Jérusalem, afin que vous y puissiez honorer à votre gré, et de la manière qu'il vous plaira, le temple et le sépulcre. Que si vous méprisez les choses qu'on veut bien vous accorder, et vous confiez en vos armes et dans la grandeur de votre courage, voyez à quels périls vous allez vous exposer. C'est à nos yeux une étrange témérité, à quelque puissance humaine que ce puisse être, de s'attaquer aux Babyloniens et au roi des Persans : dites-nous maintenant ce qui vous convient dans ces propositions, et faites-nous connaître ce qui vous en peut déplaire. » Les princes répondirent d'un commun accord : « Aucun de ceux qui savent les choses ne peuvent s'étonner si nous venons en armes au sépulcre de Nôtre-Seigneur, et si nous chassons vos peuples de ces frontières, car ceux des nôtres qui y sont venus jusqu'à ce jour avec le bâton et la besace ont été ignominieusement insultés, et après avoir souffert la honte et les outrages ont été enfin mis à mort; cette terre n'appartient point aux peuples qui l'habitent, quoiqu'ils l'aient possédée durant de longues années; nos ancêtres l'ont tenue dans les temps anciens; elle leur a été enlevée par la méchanceté et l'injustice de vos peuples ; vous n'y avez donc pas droit parce que vous l'habitez depuis longtemps; l'arrêt du ciel dans sa miséricorde est qu'aujourd'hui soit rendu aux fils ce qui fut injustement enlevé aux pères. Que votre nation ne s'enorgueillisse pas d'avoir vaincu les Grecs efféminés, car, par l'ordre de la divine puissance, le glaive des Francs va vous payer, sur vos têtes, le prix de cette victoire; c'est ce que peuvent savoir ceux qui n'ignorent point qu'il appartient, non aux hommes, mais à celui par qui règnent les rois, de renverser les royaumes. Ils disent qu'ils veulent bien nous permettre de passer, si cela nous convient, au sépulcre avec le bâton et la besace : qu'ils reprennent leur indulgence, car, soit qu'ils le veuillent ou non, leurs trésors enrichiront ou banniront notre misère: Dieu nous a accordé Jérusalem ; ni pourra nous l'enlever ? Il n'est pas de courage humain qui puisse nous effrayer, car mourir, pour nous c'est naître, et en perdant la vie temporelle nous en acquérons une éternelle. Allez donc rapporter à ceux qui vous ont envoyés que, même Jérusalem en notre puissance, nous ne déposerons pas les armes que nous avons prises dans notre pays; nous nous confions en celui qui a instruit notre main à combattre et rend notre bras ferme comme un arc d'airain ; le chemin s'ouvrira à nos épées, les scandales seront effacés, et Jérusalem sera prise; elle nous appartiendra alors, non par la bonté des hommes, mais par le décret de la justice céleste, car c'est de la face de Dieu qu'émane cet arrêt qui va nous donner Jérusalem. »

Les envoyés ne trouvèrent rien à répondre, mais furent grandement scandalisés de ces paroles ; ils entrèrent dans Antioche, avec la permission des nôtres.

II

Le troisième jour après ce combat les Francs commencèrent à construire, auprès de la mahomerie, sur le cimetière, le fort dont nous avons parlé, qui devait commander l'entrée du pont et la porte de la ville. Ils détruisirent tous les tombeaux et en prirent les pierres pour élever le fort, de quoi on loua grandement l'illustre Raimond, comte de Saint-Gilles. Ce fort gêna beaucoup ceux qui étaient dans la ville et qui ne pouvaient sortir de ce côté ; les nôtres allaient en sûreté partout où il leur plaisait. Alors les grands de l'armée choisirent des hommes très courageux et les chevaux les plus agiles, et, passant le fleuve non loin de la ville, trouvèrent un grand butin de chevaux et de cavales, de mulets et de mules, d'ânes et de chameaux et autre bétail au nombre de cinq mille; ils menèrent au camp tout ce beau troupeau, et ce fut une grande réjouissance parmi les Chrétiens. Ce malheur consterna les gens de la ville, car cette abondance, qui fortifiait les nôtres, était pour eux une perte qui les affaiblissait. Là où avait été pris ce butin était un antique château tombé en ruine par l'effet de la vieillesse et du défaut d'entretien, un monastère y florissait encore; nos grands jugèrent à propos, pour gêner davantage les ennemis, de le rebâtir et de l'entourer de puissantes fortifications : cela fut bientôt fait et l'on chercha qui serait chargé de le défendre ; comme on délibérait sur ce point, et que plusieurs perdaient leurs paroles au vent, Tancrède, prince illustre et noble jeune homme, prompt en paroles comme en actions, se leva au milieu des autres, et dit :
« Je défendrai le château si l'on me paie convenablement le prix de la défense. » Ils convinrent tous ensemble du prix, et l'on donna à Tancrède quarante marcs d'argent. Il entra dans le château, qui fut encore plus fortifié par le courage de ce puissant chevalier et de ses fantassins, que par les autres remparts; et, Dieu aidant, il le tint avec grand bonheur, car le jour même où il y était entré les gens d'Arménie et Syrie arrivèrent à la ville, apportant aux citoyens des vivres abondants. Tancrède s'étant mis en embuscade les prit tous ; mais comme ils étaient Chrétiens, il ne voulut pas les tuer, et les conduisit avec leurs charges dans le château : il les laissa aller ensuite sans leur faire aucun mal, à condition qu'ils lui jureraient, foi de Chrétiens, d'apporter aux Chrétiens, pour un prix convenable, ce qui leur serait nécessaire jusqu'à ce qu'ils eussent pris Antioche, ce que les Arméniens accomplirent fidèlement, comme ils l'avaient promis.

Cependant Tancrède fermait tellement les routes et les passages à ceux qui étaient dans la ville, qu'aucun n'osait plus sortir. Ils demandèrent donc une trêve, disant que, pendant le temps de sa durée, on traiterait des conditions pour qu'ils se rendissent aux Chrétiens, eux et la ville. Les chefs se fièrent à ce qu'ils leur disaient; on dressa les articles, on régla le temps, et on se fit mutuellement serment d'observer la trêve. Les portes de la cité furent ouvertes, et les gens des deux partis eurent réciproquement la liberté d'aller se trouver les uns les autres. Les Francs parcouraient sans obstacle l'intérieur des murs, et se tenaient avec les citoyens sur les remparts, les citoyens prenaient plaisir à venir au camp.

III

Cependant le temps de la trêve écoulé, et le jour où elle devait expirer, un chevalier chrétien nommé Walon, et renommé entre les premiers, se fiant à cette nation perfide, se promenait parmi les buissons, et repaissait ses regards de l'agrément de ces lieux, voilà que ces chiens viennent armés contre lui qui était sans armes, le mettent en pièces, et le déchirent misérablement. Hélas ! hélas ! par la mort de Walon, la paix fut rompue, la foi des serments violée, les portes de la ville furent fermées, et les perfides Gentils se cachèrent de nouveau dans le fond de leurs remparts et de leurs tours. Il y eut un grand deuil dans le camp; tous, hommes et femmes, déplorèrent avec beaucoup de sanglots la mort de Walon ; et ce qui excitait les larmes générales, c'était sa femme, qui se déchirait le corps avec une violence extraordinaire ; et l'on ne pouvait, sans être ému de douleur, entendre ses soupirs et ses sanglots si pressés qu'ils ne lui permettaient de parler ni de crier. Elle était née d'un seigneur de très haute noblesse, et, selon la faiblesse de la chair, belle au dessus de toutes les autres. On la voyait immobile comme une colonne de marbre, en telle sorte que plus d'une fois on l'aurait crue morte, si l'on n'eût senti son sein palpitant animé encore d'une chaleur vitale. On sentait aussi battre une veine cachée sous cette peau dégarnie de poil qui recouvre l'intervalle des deux sourcils.

Lorsqu'elle recommença à respirer, oubliant la pudeur de son sexe, elle se roulait par terre, se déchirait le visage avec les ongles, et arrachait sa chevelure dorée; les autres matrones accourent, l'empêchent de se traiter de la sorte, et veillent pieusement autour d'elle. Dès qu'elle put parler, elle éclata en ces mots :
« Roi des cieux, qui es un en trois personnes, aie pitié de Walon, et donne-lui la vie éternelle, toi qui es un seul Dieu. Comment Walon a-t-il pu mériter de mourir sans combat ? Vierge, mère des hommes, purge Walon de ses fautes ; tu l'as arraché à tous les hasards de la guerre, et cependant tu as permis qu'il subît le martyre.

Hélas ! combien il avait désiré voir ton sépulcre : il a pour cela méprisé tout ce qu'il possédait et sa propre personne. Par quelle cruelle infortune s'est-il trouvé séparé de son épée, qu'il portait toujours à son côté ? Oh ! que j'eusse été heureuse si j'eusse pu, à son dernier soupir, lui fermer les yeux, laver ses blessures de mes larmes, en baigner ses mains et ses vêtements, et confier au sépulcre ses membres chéris ! » Son frère, Everard, vint s'unir à ses plaintes, et la calma autant que le permettait la violence de sa douleur.

IV

On ne doit point omettre ce qui s'était passé avant la mort de Walon ou durant le temps où la trêve avait été fidèlement respectée. Il y avait dans la ville un émir, turc de naissance, avec lequel Boémond avait eu pendant cette suspension d'armes plusieurs conférences particulières; celui-ci lui demanda un jour entre autres choses où était placé le camp de ces innombrables guerriers vêtus de blanc, qui, dans tous les combats, venaient leur porter secours; il lui dit que les siens ne pouvaient jamais soutenir l'approche de ces nouveaux combattants, et qu'aussitôt qu'ils les voyaient, ils se sentaient saisis de frayeur, car ils les renversaient comme un tourbillon de vent, ou les accablaient de blessures, écrasaient les uns, et tuaient les autres : sur quoi Boémond lui dit :
« Crois-tu donc que ce soit une autre armée que celle que tu vois ici ?
- Oui, répondit l'autre, je te le jure par notre docteur Mahomet, car, s'ils étaient tous ici, toutes ces plaines ne les pourraient contenir; ils ont tous des chevaux blancs d'une merveilleuse vitesse, leurs vêtements, leurs écus, leurs bannières, sont de la même couleur; peut-être se cachent-ils ainsi pour ne pas nous faire connaître toutes vos forces; mais par ta foi en Jésus, dis-moi, je t'en conjure, où est leur camp. »

Boémond, éclairé de l'esprit de Dieu, comprit que l'autre lui parlait d'une vision céleste qui lui était apparue, et qu'il ne l'interrogeait pas pour l'induire eu tentation, mais à bonne intention. Il lui répondit donc en ces paroles :
« Quoique tu sois étranger à notre loi, comme je te vois porté envers nous de bonne volonté et animé d'un bon esprit, je te découvrirai quelques-uns des mystères de notre foi si tu avais l'intelligence de ces choses profondes, tu devrais rendre grâces au Créateur de tous les hommes de ce qu'il t'a laissé voir cette blanche armée. Sache qu'elle n'habite pas sur la terre, mais a sa demeure dans les hautes régions du royaume céleste; ce sont ceux qui ont souffert le martyre pour la foi du Christ, et ont sur toute la terre combattu les incrédules. Les principaux d'entre eux, et qui portent les bannières, sont George, Maurice, Démétrius, qui, durant cette vie temporelle, menèrent une vie guerrière, et reçurent la mort pour la foi chrétienne. Toutes les fois que nous en avons besoin, ils viennent, par l'ordre de notre Seigneur Jésus-Christ, nous porter secours; et c'est par eux que nos ennemis sont vaincus. Et pour que tu saches que je t'ai dit la vérité, enquiers-toi aujourd'hui et demain, et le jour suivant, si dans tout le pays on pourra trouver leur camp : si on le trouve, accuse-moi en face de mensonge, et fais-moi rougir; et après que dans tout le pays tu n'auras pu le trouver, si demain nous en avons besoin, tu les verras arriver. D'où donc peuvent-ils venir si ce n'est des hautes régions qu'ils habitent ? »
A quoi Pyrrhus, c'était le nom de l'émir, répondit :
« Et, s'ils viennent du ciel, où ont-ils trouvé tant-de chevaux blancs, tant de boucliers, tant de bannières? - Tu me demandes, lui dit Boémond, de grandes choses et au-dessus de mon intelligence; mais si tu le veux, je ferai venir mon chapelain, qui te répondra là-dessus. »
Alors le chapelain lui dit :
« Lorsqu'il plaît au tout-puissant Créateur d'envoyer sur terre ses anges ou les esprits des justes, ils prennent des corps aériens, afin de se manifester à nos yeux, qui ne les pourraient apercevoir dans leur essence spirituelle. Ils nous apparaissent donc armés maintenant pour nous indiquer qu'ils viennent nous secourir dans le combat. Si nous les voyions vêtus en pèlerins ou comme des prêtres couverts d'étoles blanches, ils annonceraient, non la guerre, mais la paix. Lorsqu'ils ont fini l'affaire pour laquelle ils sont venus, ils retournent au séjour céleste d'où ils étaient descendus, et déposent, dans la matière où ils les ont puisés, les corps qu'ils avaient pris pour se rendre visibles à nos yeux. Et ne t'étonne pas si le Créateur tout-puissant, qui de rien a donné l'être à toutes choses, peut à son gré donner l'apparence qui lui plaît à la matière par lui créée. »
Alors Pyrrhus lui dit :
« Par ce Créateur que tu professes, tu me dis ici des choses merveilleuses et raisonnables, dont jusqu'ici nous n'avions pas ouï parler. »
Alors Boémond continua, et lui dit :
« O Pyrrhus, ne vois-tu pas qu'il y a là un grand miracle, et que notre Seigneur Jésus, en qui nous croyons, combat à notre aide ? car autant nous vous sommes inférieurs en nombre, autant nous sommes plus forts ; autant vous êtes plus nombreux que nous, autant vous êtes plus faibles ; à qui peux-tu attribuer une telle vertu, aux hommes ou à la Divinité ? L'homme ne s'appartient pas à lui-même, mais à son Créateur, de qui il tient l'être et la puissance; de là tu peux conjecturer d'où il vient qu'un même Créateur nous ayant formé vous et nous, il nous remplisse de sa vertu plus abondamment que vous; nous sommes certains que par sa vertu nous nous mettrons en possession, non seulement d'Antioche, mais encore de toute la Romanie, de la Syrie, et de Jérusalem même, car cela nous a été promis par Jésus le Tout-Puissant, Fils de Dieu. »
Pyrrhus comprit avec sagesse ces paroles de Boémond, et d'autres semblables, et Boémond l'attira à lui par une très vive affection. Lors donc qu'à l'instigation de l'ennemi du genre humain, il arriva qu'à cause de la mort de Walon, Pyrrhus perdit la liberté de s'entretenir avec son cher Boémond, il envoya secrètement des messagers lui dire ceci : « Je t'ai reconnu pour un noble homme et un fidèle chrétien; je me remets à ta foi, moi et ma maison, et je te livrerai, à toi et à ton peuple chrétien, trois tours et une porte d'Antioche confiées à ma garde ; et afin que tu ne croies pas ma promesse vaine, et n'en aies point de méfiance, je t'envoie mon fils unique, que j'aime uniquement, et le remets, ainsi que moi, à ta foi. » Ce qu'ayant vu et entendu, Boémond fut transporté d'une grande joie, et sentit un grand accroissement dans sa dévotion envers Dieu ; d'abondantes larmes coulèrent de ses yeux, et, rendant grâces à Dieu, il tendit les mains vers le ciel. Il convoqua sans retard les chefs de l'armée, leur parla ainsi, et leur dit :
« Illustres princes et hommes de guerre, vous savez tous les maux que nous avons eu à supporter durant ce siège, tout ce que nous avons souffert et souffrirons encore longtemps, si telle est la volonté de Dieu. Dans le cas où, par une invention quelconque, Dieu la ferait tomber entre les mains d'un de nous, dites si vous consentiriez à la lui céder. » Alors plusieurs s'écrièrent à la fois, et dirent : « Nous voulons la posséder tous ensemble, puisque tous nous avons eu part aux travaux et aux souffrances. »
Alors Boémond souriant légèrement leur dit :
« Malheur à la ville régie par tant de maîtres ! ne parlez pas ainsi, mes frères, mais soumettez-la à la domination de celui qui saura l'acquérir. »
Cependant, voyant que ses paroles ne servaient de rien, il retourna à son camp, et retint les messagers que lui avait envoyés Pyrrhus. Boémond parti, les chefs tinrent conseil entre eux, et dirent :
« Nous n'avons pas agi prudemment lorsque nous avons contredit les paroles de Boémond, cet homme si sage ; si dès le premier jour que nous vînmes ici telle chose avait pu arriver, il nous en serait revenu de grands avantages : aucun de nous n'a quitté son pays par ambition de conquérir la ville d'Antioche, qu'elle appartienne à qui Dieu la voudra a donner, et ne tendons qu'à une seule chose, la délivrance du saint sépulcre. »
Ce conseil plut à tous :
Boémond fut appelé, et tous, de bonne volonté, lui cédèrent Antioche, s'il pouvait s'en rendre maître. Alors Boémond, sans perdre de temps, renvoya à l'entrée de la nuit, vers son ami, des messagers fidèles, pour qu'il lui fît savoir par eux la manière et le moment d'exécuter ce dont ils étaient convenus. Pyrrhus lui fit dire d'éloigner le lendemain l'armée des Francs, comme si elle voulait aller butiner sur les terres des Sarrasins, et ensuite, lorsque la nuit commencerait à s'obscurcir, de la ramener au camp de ce côté de la ville, où je veillerai, dit-il, l'oreille attentive. Approchez des murs bien armés, ajouta-t-il, et ne craignez rien. Boémond confia le conseil qui lui était donné à quelques-uns de ses amis, Hugues le Grand, le duc Godefroi, l'évêque du Puy, et le comte Raimond, leur disant :
« Vienne la nuit, et avec l'aide de la grâce divine, Antioche nous sera livrée »; puis il leur exposa le message de Pyrrhus ; tous l'ayant entendu se félicitèrent et bénirent le Seigneur. Le lendemain ils assemblèrent les chefs de guerre et de grosses troupes de cavaliers, ainsi qu'un très grand nombre de gens de pied, et étant sortis du camp ils passèrent la montagne comme pour aller butiner sur les terres des Sarrasins ; mais la nuit arrivée, ils revinrent en grand silence et se préparèrent remplis d'espoir. Boémond cependant marcha avec ses hommes de guerre vers le lieu désigné par son ami, et demeurant à une certaine distance des murs, accompagné d'un petit nombre d'entre eux, il envoya les autres au pied de la muraille avec une échelle, laquelle pouvait, étant dressée, atteindre le haut des remparts. Lorsqu'elle fut dressée, il ne se trouva dans cette multitude nul qui osât monter le premier. Tandis que tous hésitaient, un chevalier nommé Foucher, natif de Chartres, dit :
« Au nom de Jésus-Christ, je vais monter le premier, prêt à recevoir ce que Dieu m'a destiné, ou le martyre ou la palme de la victoire »; lorsqu'il fut monté les autres le suivirent et parvinrent promptement au haut des murailles. Pyrrhus s'y tenait, attendant leur arrivée, et impatient de leur retard. Ne voyant point Boémond il demanda où il était, et comme on lui répondit qu'il était proche, Pyrrhus, vivement affligé de son absence, dit :
« Que fait ce paresseux, que tarde-t-il, qui l'arrête ? Envoyez quelqu'un qui lui dise de venir promptement; envoyez quelqu'un qui lui dise que la lumière du jour approche, et que le chant des oiseaux déjà plus vif annonce l'aurore. Choisissez un messager qui nous envoie Boémond. »

Ces paroles ayant été rapportées à Boémond, il accourut en hâte, mais en arrivant à l'échelle il la trouva rompue, cependant Foucher était monté avec soixante jeunes hommes armés, et après la tour de Pyrrhus il en avait emporté trois autres de vive force, et y avait tué deux frères de Pyrrhus. Pyrrhus, quoiqu'il ne l'ignorât point, ne fut point empêché par là de tenir ce qu'il avait promis, et lorsqu'il apprit que l'échelle était rompue, il ouvrit les portes à Boémond et à toute la multitude des Francs; et quoiqu'il poussât du fond de son coeur de douloureux gémissements et de longs soupirs, cependant l'injure qu'il avait soufferte ne le détourna point de la foi qu'il avait promise.

Lorsque Boémond entra, il le salua à la porte, la tête baissée, celui-ci le remercia du service qu'il lui rendait, mais apprenant la cause de ses gémissements, il en eut une grande douleur, et lui laissa une troupe fidèle de ses chevaliers pour garder ce qui lui appartenait. On ne doit pas oublier que cette nuit on vit briller au ciel, parmi les autres astres, les rayons rougeâtres d'une comète, présage de la chute des empires, et qu'entre le septentrion et l'orient le ciel était resplendissant de la couleur du feu, signes évidents qui éclataient dans le ciel. Lorsque l'aurore rapporta la lumière à la terre, l'armée du Seigneur entra dans les portes d'Antioche par la vertu de celui qui a mis en poudre les portes d'airain de l'enfer et a brisé leurs verrous de fer, et dont la puissance vit dans les siècles des siècles. Amen.
Sources : Histoire de la première croisade par Robert le Moine - Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, Paris chez J.-L.-J. Brière, libraire - 1824.

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