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Première Croisade par Robert de Moine

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Histoire de la première croisade - Livre Deuxième

I


Pendant que tout ceci se passait, le Seigneur fit venir du nord des pays éloignés de l'Occident deux comtes d'un même sang, portant le même nom, égaux en puissance, armes et courage, également illustres par le rang de comte, savoir les comtes de Normandie et de Flandre, auxquels se joignit Hugues le Grand, frère de Philippe, roi des Français, qui tenait alors la France sous son empire. Hugues, par l'honnêteté de ses moeurs, sa beauté et sa vaillance, honorait le sang royal dont il était sorti; ils étaient aussi accompagnés d'Etienne, comte de Chartres, qui, d'un bon commencement, fit ensuite sortir une mauvaise fin. Ah ! quelle foule innombrable de seigneurs et princes de moindre renom, tant de France que de la grande et la petite Bretagne, se joignit à ceux-ci ! Des contrées du midi partit l'armée de l'évêque du Puy et de Raimond, comte de Saint-Gilles, celui-ci, possédant de grandes richesses, et comblé de biens temporels, vendit tout son avoir, et se résolut au voyage du saint sépulcre. Et voilà que présentement nous avons vu se réaliser ce qu'autrefois le Seigneur a promis par la bouche du prophète Isaïe : « Ne craignez point, parce que je suis avec vous. J'amènerai des enfants de l'Orient, et je vous rassemblerai de l'Occident; je dirai à l'aquilon : Donnez-moi mes enfants, et au midi, ne les empêchez point de venir ; amenez mes fils des climats les plus éloignés, et mes filles des extrémités de la terre [Isaïe, 43, v. 5 et 6.].

Et maintenant nous voyons les fils et les filles de Dieu arriver à Jérusalem, des extrémités de la terre, et ni le vent du sud, ni l'aquilon, n'osent arrêter ses enfants. Le Seigneur en effet s'est levé maintenant sur l'Occident, car il repose dans l'esprit des Occidentaux. Maintenant l'Occident se prépare à éclairer l'Orient, et lui envoie de nouveaux astres dissiper la cécité sous laquelle il gémissait. Si les yeux pouvaient soutenir l'éclat terrible des armes qui brillent au milieu de toutes ces multitudes, ils y venaient reluire la splendeur des courages : ils marchent unanimement au combat, décidés, non à fuir, mais à mourir ou à vaincre; ils ne pensent pas que mourir soit perdre la vie, et vaincre sera pour eux proclamer le secours divin. Les princes dont nous avons parlé quittèrent dans le même temps leurs demeures; mais, traversant leur pays natal, ils passèrent les montagnes à des époques diverses et par divers chemins; ils prirent leur route par l'Italie, et sous la garde de Dieu, arrivèrent heureusement à Rome. O glorieuse milice du Christ, que ne put contenir cette ville si spacieuse dans l'intérieur de ses murs et les demeures de ses habitants ! Plusieurs donc de ces princes dressèrent leurs tentes hors de la ville; là, demeurant quelques jours, ils parcoururent selon la coutume tous les lieux consacrés par de saints pèlerinages, et se recommandèrent aux mérites et aux prières des maints apôtres et des autres saints. Après avoir reçu la bénédiction apostolique, ils quittèrent la ville, et dirigèrent leurs troupes par la Pouille :

II

comme ils y entraient, le bruit d'une si grande armée parvint aux oreilles d'un certain prince de cette terre, Boémond, alors au siège d'Amalfi, située sur le rivage de la mer. Il fit demander par quel chef était commandée une si grande armée, de quelles armes elle était munie, dans quel ordre elle marchait, et si elle venait piller ou acheter les choses dont elle avait besoin. Ceux qu'il avait chargés de ses demandes lui rapportèrent que Hugues le Grand, frère de Philippe, roi des Français, était à la tête de toutes ces troupes, qui avaient pour chefs et seigneurs Robert, comte de Normandie; Robert, comte de Flandre; Etienne, comte de Chartres; Raimond, comte de Saint-Gilles, et l'évêque du Puy. Cette armée marchait avec tant de dévotion et de gravité, que nul ne se pouvait trouver à qui elle eût fait tort. Les armes étaient dignes des chevaliers, ainsi qu'il convenait, en une si grande entreprise, à la milice du Seigneur. Quel oeil mortel aurait pu, à l'éclat du soleil, soutenir la vue de tant de cuirasses, de tant de casques, de tant de boucliers, de tant de lances ? Les fantassins étaient fournis d'armes, de traits de toutes les sortes, afin de frapper de terreur tout l'Orient, s'il venait à leur rencontre ; et, pourvus de tant de traits et d'armes, ils achetaient, comme de faibles pèlerins, toutes les choses dont ils avaient besoin. Lorsqu'il eut entendu ceci, cet homme, sage et très opulent en richesses, prononça devant tous les paroles suivantes : « Nous devons tous rendre grâces à Dieu, qui tient les coeurs en sa puissance, et les incline du côté qu'il lui plaît. Comment tant de princes et de peuples se seraient-ils réunis, s'il n'eût lui-même dirigé leur volonté ? » Ayant demandé quel signe portaient les pèlerins, on lui dit qu'ils portaient sur le front ou sur l'épaule droite l'image de la sainte croix ; et que lorsque, s'exerçant dans les champs aux travaux de la guerre, ils couraient, par jeu, les uns contre les autres, en vibrant leurs lances, tous d'une voix s'écriaient : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Lorsque cet homme prudent et de grand esprit entendit encore ce cri, il loua Dieu de plus en plus, car il comprit que tout cela n'était pas seulement l'oeuvre de l'homme ; et aussitôt, enflammé d'une dévotion pareille, il se fit apporter deux manteaux précieux, et, les faisant couper en lanières, ordonna qu'on en formât des croix; puis il dit à tous ses hommes, tant, piétons que chevaliers : « Si quelqu'un appartient au Seigneur, qu'il se joigne à moi. O vous, mes chevaliers, soyez les chevaliers de Dieu, et prenez avec moi la route du saint sépulcre, et servez-vous de tout ce qui m'appartient comme de votre bien ! ne sommes nous pas de race française ? nos pères ne sont-ils pas venus de France, et ne se sont-ils pas rendus maîtres de cette terre à main armée ? O honte ! nos parents et frères iraient sans nous au martyre, sans nous au paradis ! Si cette divine milice va combattre sans nous, nous et nos enfants serons à juste titre accusés dans tous les siècles à venir d'avoir rétrogradé et défailli du courage de nos ancêtres. » Lorsque le vaillant chevalier eut fini ce discours, et encore quelques autres semblables, tous ceux qui étaient présents s'écrièrent et dirent : « Nous irons avec toi, et promettons irrévocablement de faire le voyage du saint sépulcre. » Alors cet homme sage et habile ordonna d'apporter les croix qu'il avait fait faire; et lorsqu'elles furent apportées, dit : « Si vous voulez joindre les faits à vos paroles, prenez chacun une de ces croix, et prendre une croix sera s'engager à faire le pèlerinage. » Alors tous vinrent en foule pour en prendre; et tant en voulurent que les croix manquèrent. Les grands de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, apprenant que Boémond avait pris la croix pour aller au saint sépulcre, affluèrent tous autour de lui; et, tant petits que grands, vieux que jeunes, serfs que seigneurs, promirent de faire le pèlerinage du saint sépulcre. Mais le duc de la Pouille, voyant et entendant ces choses, fut grandement attristé, car il craignit de rester seul dans son duché avec les femmes et les petits enfants. Ce duc était frère de Boémond, et tous deux fils de Robert Guiscard.

Lorsque Boémond eut préparé les choses nécessaires au voyage, les Francs se rendirent dans les ports de mer. Les uns s'embarquèrent à Brindes, les autres à Bari, les autres à Otrante. Hugues le Grand et Guillaume, fils du Marquis, se mirent en mer dans le port de Bari, et naviguèrent jusqu'à Durazzo. Le gouverneur de ce lieu, apprenant leur arrivée, conçut un inique dessein; il ordonna de les saisir incontinent, et de les envoyer à Constantinople, car l'artificieux empereur avait donné ordre que tous les pèlerins de Jérusalem fussent pris et envoyés vers lui à Constantinople, voulant que tous lui fissent serment de fidélité, et tinssent pour sien tout ce qu'ils acquerraient par les armes. Mais lorsque les prisonniers arrivèrent à Constantinople, ils y trouvèrent un grand sujet de joie, car le duc Godefroi y était arrivé avec une grosse armée. Qui aurait vu Hugues le Grand et le duc Godefroi s'embrasser et baiser à l'envi, en eût pu pleurer de joie. Hugues le Grand se réjouissait de sa captivité, parce qu'elle lui avait été l'occasion de venir trouver le duc Godefroi ; et le duc était joyeux d'embrasser son cousin et ami de coeur, et un noble homme tout généreux ; et tous deux se félicitaient ensemble de renouveler les liens de leur amitié et de cette ancienne intimité qu'avait entre eux formée l'insigne éclat de leur vertu. Ce fut à l'égard de ces deux hommes que se laissa voir d'abord la fourberie de l'empereur telle qu'il la manifesta par la suite. Le duc Godefroi, qui avait pris son chemin directement par la Hongrie, arriva, de tous les chefs des Francs, le premier à Constantinople. Il y parvint deux jours avant la nativité du Seigneur, et voulut demeurer hors de la ville. Mais le rusé empereur le reçut dans l'enceinte des murs; le duc espérait cependant y pouvoir demeurer en sûreté jusqu'à l'arrivée des bataillons des Francs, et comme il commença à envoyer chaque jour ses compagnons pour acheter les choses dont il avait besoin, le fourbe empereur ordonna à ses Turcopoles et à ses Pincenates de se mettre en embuscade pour les attaquer et les tuer. Mais Baudouin, frère du duc, ayant connu leur perfidie, se cacha, et prévint leurs embûches; car, comme ils suivaient les siens pour les tuer, il les attaqua avec un grand courage et une mâle vigueur, et Dieu aidant, les vainquit, tua plusieurs d'entre eux, et en amena d'autres captifs au duc, son frère. L'empereur ayant appris ceci, fut en colère, parce qu'il vit que ses fourberies et ses embûches étaient dévoilées aux Francs. Lors le duc, connaissant que l'empereur était irrité contre lui et les siens, sortit des murs, et dressa ses tentes hors de la ville. Au soleil couchant, lorsque la nuit commença à couvrir la face de la terre, les satellites de l'empereur osèrent assaillir le duc; mais, par le secours de la grâce divine, ce fut à leur grand dommage, et à peine purent-ils échapper à son bras. Ils se jetèrent les uns sur les autres, mais les uns l'emportèrent sur les autres. Le duc, suivi des siens, semblable à un lion rugissant, les dissipa du premier coup, en tua sept, et poursuivit les autres jusqu'à la porte de la cité. Le duc revint à ses tentes, où, de ce moment, il demeura tranquille. L'empereur, par ses envoyés, lui demanda la paix et l'obtint, et permit à lui et à ses gens d'acheter dans la ville ce qui leur était nécessaire.

Cependant commencèrent à s'approcher de la cité royale les gens venus de France, l'évêque du Puy, le comte de Saint-Gilles, et aussi les comtes de Normandie, de Flandre, et Etienne, comte de Chartres.

Tandis que se passaient les choses que nous venons de raconter, Boémond de la Pouille, après avoir préparé à ses frais toutes les choses nécessaires à un tel voyage, entra en mer, et navigua heureusement jusqu'au pays de Bulgarie ; avec lui étaient de nobles seigneurs, à savoir Tancrède, son neveu et fils du Marquis, le prince Richard, et tous les grands de ce pays, qui trouvèrent en Bulgarie une grande abondance de vivres, car le froment, le vin et l'huile y croissent à foison. De là, ils descendirent dans la vallée d'Andrinople, ils s'y reposèrent quelque temps, jusqu'à ce que tous eussent passé la mer. Boémond, homme prudent, défendit à son armée que personne prît violemment le bien d'autrui, et ordonna que chacun achetât ce qui lui était nécessaire. Tous ayant traversé la mer, ils entrèrent dans un pays très abondant en toutes sortes de biens; et, passant de village en village, de château en château, de ville en ville, ils arrivèrent à Castorée, où ils célébrèrent la fête de la Nativité du Christ, et séjournèrent plusieurs jours. Lorsqu'ils demandaient aux gens du pays à acheter des denrées, ils n'en pouvaient rien obtenir, car tous pensaient que les nôtres venaient pour piller et dévaster toutes leurs terres. Les nôtres furent donc forcés, par disette d'aliments, de ravir et enlever les brebis, les boeufs, les béliers, les boucs, les porcs, et toutes les choses bonnes à leur nourriture. Sortis de Castorée, ils vinrent au pays de Pélagonie, et y trouvèrent un certain château d'hérétiques, qu'ils attaquèrent au son des trompettes ; aussitôt volèrent les traits et les flèches ; ils le prirent, enlevèrent tout ce qui s'y trouvait, et le brûlèrent avec ses habitants. Et cela ne leur fut pas imputé à tort, car la détestable parole de ces gens-là gagnait comme le chancre; déjà ils avaient rallié à leurs dogmes pervers les pays circonvoisins, et les enlevaient à la véritable foi, pour les attacher à leurs doctrines corrompues. Le jour suivant, les nôtres étant venus à la rivière de Bardarius, plusieurs la passèrent le même jour; d'autres, qui ne le purent avant le coucher du soleil, demeurèrent en arrière. Le lendemain, au point du jour, comme déjà reluisait l'aurore, l'armée de l'empereur attaqua ceux qui étaient demeurés de l'autre côté de la rivière; tandis qu'ils se défendaient courageusement, le bruit du combat parvint aux oreilles de Boémond et de Tancrède. Tancrède ne pouvant souffrir un seul instant l'outrage fait aux siens, vola vers le fleuve, de toute la vitesse de son cheval, s'y élança avec son cheval et ses armes, et fut suivi de deux mille chevaliers. Abordant aussitôt, ils trouvèrent les Turcopoles et les Pincenates aux mains avec nos gens; et, se jetant tout-à-coup sur eux comme des furieux, en tuèrent un grand nombre, en prirent et lièrent plusieurs, et les amenèrent à Boémond, ainsi chargés de liens. En les voyant, il rendit grâces à Dieu; et souriant d'un visage joyeux, il leur dit par interprète : « Gens de peu de sens, pourquoi cherchez-vous à tuer nos hommes, qui sont aussi ceux de Dieu ? nous sommes compagnons et serviteurs de la foi chrétienne et chevaliers pèlerins du saint sépulcre, nous ne cherchons aucunement à vous faire dommage, et n'avons point dessein de rien enlever à votre empereur. » A cela ils lui répondirent : « Seigneur, nous sommes des hommes d'armes à la solde de l'empereur, et voulons gagner notre paie, nous allons où il lui plaît, faisons ce qu'il ordonne, et lui obéissons plus qu'à Dieu ; nous reconnaissons bien cependant qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ; notre empereur redoute plus vos armées que la foudre du ciel, car il est persuadé que vous avez plutôt intention de le priver de son royaume que volonté d'aller en pèlerinage; et partant, il ne cesse de machiner pour vous faire quelque dommage; mais, pour l'amour de Dieu, dont vous êtes les pèlerins et les chevaliers, daignez nous prendre en miséricorde. » Cet homme excellent, touché de compassion à ces paroles, leur donna la vie, et les laissa aller sans leur faire de mal.

Pendant qu'il s'avançait ainsi par une marche prospère, l'armée des Francs se rassemblait de tous côtés à Constantinople, et attendait son arrivée car on avait appris qu'il s'approchait. L'empereur voyant une telle affluence dans le camp du Seigneur, et l'armée qu'il avait envoyée contre Boémond ainsi dispersée, son esprit commença à s'agiter de soucis, et il roula dans son coeur des desseins de trahison. Cependant il dissimula sa pensée ; et comme s'il eût été réjoui de l'arrivée de Boémond, il envoya au devant de lui des gens pour le recevoir gracieusement dans ses villes et ses châteaux, et le conduire vers lui avec de grands honneurs. Mais les nôtres avaient reconnu qu'il n'agissait point ainsi pour lui rendre un service d'amitié, mais pour cacher les sentiments de son coeur.

Cependant les habitants du pays venaient en foule, par l'ordre de l'empereur, apportera Boémond les vivres nécessaires, et les lui vendaient à haut prix. En arrivant à la ville appelée Suze, Boémond se sépara de son armée, et vint à Constantinople, accompagné d'un petit nombre de gens, pour conférer avec l'empereur. Tancrède demeura chef et chargé de l'armée ; il ne voulut pas s'arrêter plus longtemps à Suze, parce qu'il n'y trouvait à manger que des aliments auxquels il n'était pas accoutumé, et qu'il lui fallait acheter; il conduisit son armée dans une vallée très abondante en toutes sortes de biens et riche d'aliments propres à la nourriture du corps.

III

Cependant Boémond arrivant à Constantinople, une grande partie de l'armée des Francs vint à sa rencontre, et tous le reçurent comme une mère reçoit son fils unique. Boémond voyant tous ces princes, tous ces chefs, tous ces grands, venir au devant de lui, leva les mains au ciel ; et la joie faisant couler ses larmes, il pleura abondamment. Après en avoir embrassé plusieurs, pouvant à peine contenir ses sanglots, dès qu'il fut en état de parler, il s'exprima en ces mots, d'un son de voix encore mâle de larmes : « O guerriers de Dieu, infatigables pèlerins du saint sépulcre, qui vous a amenés en ces terres étrangères, si ce n'est celui qui conduisit à pieds secs, à travers la mer Rouge, les fils d'Israël sortant d'Egypte ? Quel autre a pu mettre en vous la volonté de quitter ainsi vos biens et votre sol natal ? Vous avez abandonné vos parents et vos alliés, vos femmes et vos enfants ; vous avez renoncé à toutes les délices corporelles; vous êtes maintenant régénérés de nouveau par la confession et par la pénitence qu'attestent chaque jour vos rudes travaux. O heureux ceux qui mourront au milieu d'une telle oeuvre, ils verront le paradis avant de revoir leur patrie ! O ordre de chevalerie maintenant trois et quatre fois heureux ! qui, jusqu'à présent, souillé d'un sang homicide, aujourd'hui participant des sueurs des saints, êtes couronné de lauriers comme les martyrs ! Vous fûtes jusqu'à ce jour aux yeux de Dieu un sujet de colère; aujourd'hui vous réconciliez le monde à sa grâce, et devenez le rempart de sa foi; c'est pourquoi, invincibles chevaliers, maintenant que nous commençons à combattre pour lui, ne nous glorifions plus de nos forces et de nos armes, mais glorifions le nom tout-puissant de Dieu, car c'est lui-même qui combat pour nous, et c'est lui qui soumet les peuples. » Boémond, par ce discours et plusieurs autres de même sorte, se concilia les esprits de ceux qui l'entendirent, et trouva faveur aux yeux de tous. Tous allèrent avec lui à Constantinople, et le conduisirent à la maison que l'empereur avait ordonné de lui préparer hors de la ville. L'empereur donc voyant s'accroître et augmenter de jour en jour le camp du Seigneur, faible en courage, pauvre de sens, et dénué de sagesse, commença à s'enflammer d'une violente colère ; il ne savait que faire, où se tourner, où fuir, si la nécessité l'exigeait ; il craignait que cette puissante et redoutable armée ne s'élevât contre lui, car l'esprit rempli de fraude est toujours agité d'inquiétude et de soucis ; et ce qu'il machine contre les autres, il craint toujours qu'on ne le machine contre lui; mais les nôtres n'y songeaient aucunement, car ils ne voulaient pas combattre contre des Chrétiens. Cependant il fit appeler vers lui Boémond, et tint en cette sorte conseil avec lui et avec ses Grecs. Il requit les chefs des nôtres de lui prêter hommage, c'est-à-dire de faire serment qu'ils lui garderaient la paix, et promit de leur faire conduire, à travers les régions désertes dans lesquelles ils allaient entrer, des vendeurs de toutes denrées, et il leur assura la présence et le secours des siens dans leurs opérations militaires, il jura aussi de leur fournir tout ce qui leur manquait en armes et vêtements, et de ne plus faire dommage à aucun pèlerin du saint sépulcre, ni souffrir qu'on leur en fît. Cette intention, lorsqu'il l'eut fait connaître, plut sincèrement à tous, car plusieurs souffraient grande disette des choses temporelles. Ils lui prêtèrent donc hommage sous serment, à cette condition de le tenir tant qu'il garderait lui-même son serment et sa promesse. Mais le comte de Saint-Gilles, lorsqu'il fut requis de faire hommage, ne le voulut point; et si on l'eût cru, on aurait détruit toute cette ville avec ses habitants et son empereur. Mais ce n'était pas raison que de détruire une tant royale cité, tant de saintes églises de Dieu, et de brûler tant de corps saints, ou de les enlever des lieux de leur résidence. Le comte de Saint-Gilles, vaincu par les raisonnements de ses compagnons, consentit à faire comme eux, et promit fidélité en ces termes : « Je jure à l'empereur Alexis qu'il ne perdra, par moi ou les miens, ni la vie, ni l'honneur, ni rien de ce qu'il possède aujourd'hui, justement ou injustement. » Ce fut ainsi qu'il fit sa promesse, et l'empereur consentit à la recevoir. L'empereur jura ensuite en ces termes : « Moi, l'empereur Alexis, je jure à Hugues le Grand et au duc Godefroi, et aux autres chefs francs ici présents, que jamais de ma vie je ne porterai préjudice à nul pèlerin du saint sépulcre, et ne permettrai qu'il leur en soit porté aucun, et que je me joindrai à eux pour faire la guerre, et autant que je le pourrai, leur ferai trouver partout les denrées dont ils ont besoin. » Que personne ne s'étonne si tant et de si nobles Francs prêtèrent ainsi hommage presque forcément, car, en examinant la chose au poids de la raison, on verra ce qui les y contraignit. Ils avaient à entrer dans une terre déserte, sans routes, et entièrement dénuée de toutes sortes de productions ; et ils savaient que celui à qui manque la nourriture quotidienne ne peut suffire au travail journalier. Ce fut cette nécessité qui les obligea à accepter la condition de l'hommage; mais dans l'esprit de l'empereur demeurèrent toujours des pensées de fraude. S'il eût de son coté gardé la foi promise, le pacte fait entre eux eût été suffisant, mais il manqua à tout ce qu'il avait stipulé en paroles, et il aima mieux encourir les dangers du parjure que de ne pas éloigner de ses frontières la nation des Francs.

IV

Mais, afin que nous ne paraissions pas avoir traversé en silence la ville royale, nous en dirons ici quelque chose, car cela ne nous semble pas étranger à notre récit.

Nous lisons dans une certaine histoire que l'empereur des Romains, Constantin, étant endormi dans la ville dite Byzance, eut une vision qui lui apparut en la manière suivante. Vers lui venait une vieille, dépouillée de vêtements, et ceinte d'une espèce de ceinture; elle lui demandait le secours de ses richesses; il lui fallait un habit pour se vêtir, un toit pour se mettre à l'abri, des aliments pour se nourrir ; elle lui promit qu'il deviendrait roi, et ne douta pas qu'il ne lui accordât ce qu'elle lui demandait. Ensuite la vision disparut. Alors cet homme puissant s'étant réveillé, roula en son esprit ce que pouvait être cette vision, et connut qu'elle lui venait du ciel, et que la ville qu'il habitait avait besoin de secours, et souhaitait qu'il la remît en meilleur état. Il la rebâtit donc depuis les fondements, et l'appela de son nom Constantinople, l'égala à Rome par la hauteur des murailles et la construction de nobles édifices, et la rendit aussi grande en gloire et honneurs terrestres, afin qu'ainsi que Rome est la capitale de l'Occident, cette ville fût celle de l'Orient. Elle est située entre la mer Adriatique et le détroit maintenant appelé le Bras-de-Saint-George, sur lequel sont bâtis les murs de la cité; elle est opulente par dessus toutes les autres villes par la fécondité de ses champs et toutes les richesses du commerce maritime. Nul donc ne saurait douter qu'elle n'ait été bâtie par l'ordre du ciel et parce que Dieu prévoyait les événements futurs que nous avons vu s'accomplir; et si en effet elle n'eût pas été construite, quel refuge auraient eu les Chrétiens d'Orient ? Là ont trouvé asile les très saintes reliques des saints prophètes et apôtres, et des innombrables saints martyrs transportés dans ce lieu, du séjour des païens. L'Asie et l'Afrique, aujourd'hui soumises au culte immonde des Gentils, furent autrefois chrétiennes. La ville royale de Constantinople a donc été élevée telle qu'elle est, afin de devenir, comme nous l'avons dit, la royale et sûre résidence des saintes reliques ; et par là elle devrait à juste titre être nommée l'égale de Rome en dignité sainte et majesté royale, n'était que Rome, élevée au dessus de toutes les autres par l'honneur suprême du pontificat, est ainsi la capitale et le chef de toute la chrétienté. Mais en voilà assez sur ce sujet.
Sources : Histoire de la première croisade par Robert le Moine - Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, Paris chez J.-L.-J. Brière, libraire - 1824.

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