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Avènement du sultan al-Ashraf Khalil

Qalâwun, ayant terminé ses préparatifs, allait quitter l'Égypte pour la Syrie, quand la mort le surprit le 10 novembre 1290. Ce décès faillit sauver Acre, car la guerre civile fut sur le point d'éclater entre Mameluks. Un des émirs du défunt, le lieutenant général Turuniâi, avait formé un complot pour renverser le fils de Qalâwun, le jeune al-Ashraf Khalil. Mais al-Ashraf savait de naissance jouer le jeu mameluk. Il éventa le complot, fit arrêter l'émir, le tortura savamment et le fit exécuter. Après cette entrée en matière, nul ne s'avisa de lui disputer le trône et il reprit à pied d'oeuvre la campagne projetée contre Saint-Jean-d'Acre.

Les barons d'Acre essayèrent d'arrêter le sultan par une ambassade. Mais les ambassadeurs, Philippe Mainebeuf, chevalier d'Acre, « quy sa voit mout bien le lengage sarazinés », un Templier originaire de Chypre nommé Barthélémy Pizan, un Hospitalier et un scribe, furent jetés en prison sans avoir obtenu audience. Un envoyé du grand maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, reçut un meilleur accueil à cause des relations amicales que celui-ci avait généralement entretenues avec la cour du Caire. Mais ce fut pour s'entendre formuler un refus de causer définitif, bien qu'exprimé en termes courtois. Voici ce texte, traduit de l'arabe en vieux français par le « Templier de Tyr », tel qu'il le remit au grand maître et qu'il nous l'a laissé : « Le Soudan des soudans, le roy des roys, le seignor des seignors, Melec el-Esseraf, le puissant, le redouté, le chasteours des rebels, le chasseour des Frans et des Tatars et des Ermins, aracheour des chastiaus des mains des mescreans, seignor des II mers, serveour des II sains pelerinages, à vous le noble maistre dou Temple, le véritable et sage, salus et nostre boune volenté. Pour ce que vos avés esté home véritable, si vous mandons letres de nostre volenté, et vos faisons à saver que nous venons en vos parties por amender les tors fais, pour quey nos ne volons que lacomunauté d'Acre nous dée mander letres ny prézent, car nos ne le resevrons point (1). »
1. Traduction du Templier (ou prétendu tel), in Les Gestes des Chiprois, page 807.

Siège d'Acre par al-Ashraf

Le soin avec lequel la lutte avait été préparée du côté musulman, notamment en ce qui concerne les machines de siège, nous est exposé par l'historien Abu'l Fidâ qui, membre de la petite dynastie ayyûbide de Hamâ, nous raconte tout au long ce qui fut fait dans cette principauté sur les ordres d'al-Ashraf. « Al-Ashraf, se dirigeant vers Acre avec l'armée d'Egypte, envoya aux troupes de Syrie l'ordre de venir le rejoindre avec leurs catapultes. Mon cousin al-Muzaffar, prince de Hamâ (1) et mon père se mirent en marche avec toutes les troupes de la principauté de Hamâ, et, en passant par Hosn al-Akrâd, nous nous fîmes remettre une grande catapulte appelée la mansourienne qui formait la charge de cent chariots. On en distribua les pièces aux troupes de Hamâ. Je reçus pour ma part la charge d'un chariot, car j'étais alors émir de dix hommes. Notre marche avec les chariots eut lieu vers la fin de l'hiver. Depuis Hosn al-Akrâd jusqu'à Damas nous eûmes de la pluie et de la neige, de sorte que nous éprouvâmes beaucoup de difficulté à faire avancer les chariots, les boeufs n'ayant pas assez de force pour les traîner et une partie de ces animaux étant morts de froid. Nous mîmes, à cause des chariots, un mois à faire la route de Hosn al-Akrâd à Acre, alors qu'à cheval on met d'ordinaire huit jours. Le sultan avait également ordonné qu'on amenât de toutes les places fortes les catapultes et autres machines de siège, de manière qu'on vit arriver devant Acre un plus grand nombre de catapultes, grandes ou petites, qu'il ne s'en était jamais vu (2). »

L'armée musulmane s'élevait, d'après les estimations les plus plausibles, à soixante mille cavaliers et cent soixante mille fantassins environ.

Le jeudi 5 avril 1291 le sultan al-Ashraf vint s'établir devant Acre et investit complètement la place. Six jours après, ses machines, rapidement remontées, commençaient à battre la muraille. Ses grandes catapultes, » la Mansourienne », la « Furieuse », avaient chacune comme objectif une des principales tours du mur d'enceinte, sans parler des engins plus légers, « les taureaux noirs » (qara bugha) qui, par leur martelage incessant, faisaient encore plus de mal.
1. Muzaffar III Maftmûd, prince de Hama de 1284 à 1299. On se rappelle que la maison de Hamâ était la seule branche de la famille aiyûbide qui ait conservé son fief sous la suzeraineté mameluk. Elle devait le garder jusqu'en 1341.
2. Abu'l Fidâ, page 163.


Organisation de la défense d'Acre

En réunissant toutes les forces chrétiennes. Francs de Syrie et de Chypre, croisés et pèlerins nouveaux venus, marins italiens en escale, la place d'Acre comptait de 30 000 à 40 000 habitants, dont 800 chevaliers ou sergents montés et 14 000 combattants à pied, pèlerins compris (1). Les Ordres militaires dont la politique égoïste et les querelles étaient en grande partie responsables de l'effondrement de l'État franc, se retrouvèrent, à l'heure suprême, dignes de leurs origines. On pouvait beaucoup reprocher à ces hommes, mais ils surent noblement mourir. Il ne faut pas faire exception pour les Teutoniques, bien que leur grand maître, Burchard de Schwanden, ait, à peine arrivé, résigné ses fonctions, malgré les instances de ses chevaliers, au début de 1290, à la veille de la bataille (2); il fut brillamment remplacé par le commandeur de Franconie, Conrad de Feuchtwangen, qui montra la bravoure allemande traditionnelle (3).

Voici quelle fut la répartition des secteurs de défense. Les Templiers, sous leur grand maître Guillaume de Beaujeu, dont la conduite fut admirable, et les Hospitaliers, sous leur grand maître Jean de Villiers, non moins héroïque, assumèrent la défense de toute la partie septentrionale du rempart, c'est-à-dire du mur extérieur qui, au nord, couvrait le faubourg de Montmusart, les Templiers dans le secteur nord-ouest, depuis la mer, les Hospitaliers leur faisant suite jusqu'au saillant du double mur allant vers la Tour Maudite et vers la Tour Neuve du roi Henri II. Le frère du roi Henri II, Amaury, qui commandait les chevaliers de Syrie et de Chypre, avait comme secteur le saillant central que défendaient, pour le second rempart, la Tour Maudite, pour l'avant-mur la Tour Neuve du roi Henri II, tour ronde récemment construite à 80 mètres en avant de la précédente et, plus en avant encore, la Barbacane du roi Hugues, reliée à la Tour Neuve par un pont de fust (4). Le commandeur teutonique Conrad de Feuchtwangen se joignit aux chevaliers chypriotes pour la défense de ce secteur. Enfin la partie sud-est du mur qui se dirigeait en ligne droite, suivant une direction nord-sud, depuis la Tour Neuve et la Tour Maudite jusqu'au port, et qui était jalonnée par les Tours de Saint-Nicolas, des Bouchers, du Pont ou du Légat et du Patriarche, était défendue par Jean de Grailly, commandant des gens d'armes du roi de France, et par Otton de Grandson, commandant des gens d'armes du roi d'Angleterre qui avaient également avec eux les Croisés et pèlerins récemment arrivés et aussi les gens de la « commune d'Acre (5). » A l'exception des Génois, qu'on ne voit guère mentionnés (leur récent traité d'amitié avec le sultan explique peut-être cette absence), les communiers italiens participèrent vaillamment à la défense. Les Pisans avaient notamment construit près de la Rue des Allemands, c'est-à-dire au voisinage de la Tour Saint-Nicolas et de la Tour du Pont, une grande catapulte qui contrebattit efficacement les machines musulmanes.
1. Les Gestes des Chiprois, paragraphe 484. Cf. Mas Latrie, tome I, page 488.
2. « Lor maistre estoit partis, outre (contre) le gré des seignors d'Acre, et ala en Poille demourer » (Les Gestes des Chiprois, paragraphe 485).
3. Il n'apparaît avec le titre de grand maître qu'en avril 1292. Cf. Rohricht, Zusatze und Verbesserungen zu. Du Gange, page 13, n° 15, rectifiant du Cange-Rey, page 906.
4. Rey, Colonies franques, page 459.
5. Cf. Excidium Acconis, in Martène, Amplissima Collectio, tome V. col. 765-766; Mas Latrie, tome I, page 488-489.


Tentatives de sortie des défenseurs d'Acre

Pendant la nuit du 15 avril, — nuit où « la lune luyseit come le jour » — le grand maître du Temple Guillaume de Beaujeu, aidé par Otton de Grandson, tenta une sortie par la porte Saint-Lazare, c'est-à-dire dans le secteur des Templiers, à l'extrême nord du faubourg de Montmusart, près de la mer. Avec 300 chevaliers, il surprit le contingent de Hamâ qui campait en face. Les Templiers massacrèrent les veilleurs, enlevèrent les avant-postes et parvinrent jusqu'aux tentes ennemies, mais leurs chevaux s'embarrassèrent dans les cordages des tentes, l'éveil fut donné, et Guillaume de Beaujeu, accablé sous le nombre (il y avait 2 000 cavaliers dans le camp de Hamâ), dut rentrer dans Acre sans avoir pu incendier les machines adverses (1). Pendant ce même mois d'avril les Francs tentèrent une autre sortie, mais, cette fois, en profitant au contraire d'une nuit obscure. On avait choisi pour cette nouvelle tentative le secteur de la Porte Saint-Antoine, à l'angle sud-est du quartier de Montmusart (2). « Encore fu ordené que tous les seignors et le poier d'Acre à cheveu deussent yssir à demy nuit de la Porte Saint-Antoine et férir subitement sur les Sarazins, et fu ce fait ordené si privéement que nul ne le sot tant que l'on coumanda : Montés à chevau ! » Et la lune à sele oure ne rayeit mie, ains estoit mout escure (3). »

Mais les Musulmans étaient sur leurs gardes. Ils « firent un si grant luminaire de fanons quy sembloit estre jour entre yaus. » Dix mille Mameluks montaient en selle. Il fallut rentrer précipitamment dans Acre sous une furieuse charge ennemie.

Le 4 mai le roi Henri II arriva de Chypre avec 200 chevaliers et 500 fantassins et un ravitaillement considérable. On n'a pas assez signalé combien la venue de ce malheureux épileptique au milieu des secousses du bombardement était en soi méritoire et héroïque (4). Du reste, sa présence rendit courage aux défenseurs (5). Il essaya aussitôt de la diplomatie et envoya à al-Ashraf le chevalier Guillaume de Villiers et le Templier Guillaume de Cafran pour essayer d'obtenir la paix. Mais al-Ashraf fut intraitable : « M'avez-vous apporté les clés de la ville ? » Il ajouta seulement que, par pitié pour la jeunesse et la maladie de Hugues II, il consentirait à accorder la libre sortie de toute la population avec tous ses biens (6).
1. Chiproit, paragraphe 491 ; Abu'l Fidâ, page 164.
2. « La porte Saint-Antoine s'ouvrait dans l'angle rentrant formé par le point de jonction du quartier de Montmusart avec le mur de la ville proprement dite. » Rey, Colonies franques, page 460.
3. Les Gestes des Chiprois, tome I page 492.
4. Comme le signale Rohricht (G. K. J., page 1016 et 1018), les attaques contre la conduite d'Henri II, sur son prétendu départ précipité en Chypre le 15 mai (Excidium Acconis, 770) et contre la tenue sous les armes de son frère Amaury sont de simples calomnies.
5. « Fu grant confort à la gent sa venue » (Les Gestes des Chiprois, paragraphe 493).
6. Les Gestes des Chiprois, paragraphe 493.


Prise de la Tour du roi Henri par les Mameluks

Le travail des mineurs musulmans portait principalement sur les défenses du saillant confié aux chevaliers de Syrie et de Chypre. D'après Bar Hebraeus, al-Ashraf avait assigné à la destruction de chaque tour une équipe de mille sapeurs se relayant sans cesse (1). Le 8 mai, d'après Sanudo, les chevaliers chypriotes incendièrent eux-mêmes la barbacane du roi Hugue, ouvrage avancé devenu intenable (2). Les mineurs ennemis concentrèrent alors leur effort sur la Tour Neuve du roi Henri II, dont, le 15 mai, tout un pan de façade s'écroula dans le fossé (3). Le lendemain matin mercredi 16 les Mameluks s'emparèrent de la tour. Ils commençaient à combler le fossé et à escalader le mur, à la faveur d'une forte brèche, devant la Porte Saint-Antoine, quand les Templiers accourent au secours du secteur attaqué. De son côté le maréchal de l'Hôpital Matthieu de Clermont fit des prodiges de valeur, rendit courage aux siens et empêcha, pour ce jour-là, la prise de la ville (4).
1. Bar Hebraeus, in Reinaud, page 370.
2. Rey, Colonies Franques, page 459.
3. Les Gestes des Chiprois, paragraphe 494.
4. Exeidium Acconis, pages 770-773.


Mort héroïque de Guillaume de Beaujeu

Le vendredi 18 mai à l'aube, al-Ashraf lança l'assaut final. « Et quant vint le jour dou vendredy, avant jour, une grande nacare (batterie de cymbales) souna mout fort, et au son de celle nacare quy avoit mout oryble vois, les Sarazins assaillièrent la cité d'Acre de toutes pars (1). » Les Mameluks, s'avançant à pied, en colonnes profondes, submergèrent tout. Pénétrant, grâce à la possession de la Tour du roi Henri, entre le mur extérieur et le mur intérieur (2), ils occupèrent d'un seul élan la fameuse Tour Maudite qui leur livrait le saillant le plus redoutable du mur intérieur (3). De là une partie d'entre eux s'élancèrent vers la Porte Saint-Antoine, au rentrant formé par l'intersection du mur de Montmusart et du mur intérieur. Ce fut ici que se concentra la suprême résistance. Le maréchal de l'Hôpital Matthieu de Clermont y fit un instant reculer l'ennemi (4). Les Templiers, eux aussi, tinrent dans la tempête. Le bon chroniqueur, qui fut un des héros de cette journée terrible, nous montre leur grand maître Guillaume de Beaujeu courant avec une douzaine des siens et le grand maître de l'Hôpital arrêter les milliers d'assaillants : « Le maistre dou Temple prit X ou XII frères et sa mehnée et vint vers la Porte de Saint-Antoine tout par entre les deux murs et passa par la garde de l'Ospitale et mena le maistre de l'Ospitau o (= avec) luy, lequel mena aucuns (= quelques-uns) de ses frères et vindrent à la Porte de Saint-Antoine et trouvèrent les Sarazins venant à pié... (5) »

N'est-elle pas digne de l'épopée chrétienne qu'elle va clore, cette démarche du vieux grand maître qui à l'heure suprême, en une réconciliation bientôt scellée par leur sang, vient chercher le chef de l'Ordre ennemi — deux siècles de politique adverse, de passions rivales, de haine — pour, tous deux, aller ensemble à la mort ?

Ce que cette poignée d'hommes de fer voulaient, c'était aveugler la voie entre les deux enceintes, sauver l'enceinte intérieure, reconquérir la Tour Maudite.

Mais devant les masses musulmanes sans cesse déferlantes, « riens ne valut », les deux héros semblaient « férir sur un mur de pierre. » Aveuglés par la fumée du feu grégeois, ils ne se voyaient plus l'un l'autre. Tels, dans ces tourbillons et ces jets de flamme, au milieu de la pluie de carreaux d'arbalètes, tout le reste des Francs ayant cédé, eux, pied à pied, résistaient encore. Il était trois heures quand le grand maître du Temple reçut le coup mortel.

A ce moment il levait le bras gauche. L'arme lui entra sous l'aisselle, profondément. « Et quant il se senty féru à mort, si se mist à aler, et l'on cuyda que il s'en alast volentiers pour soy sauver; et XX des Crussés d'Espolète (vingt Croisés de Spolète) li vindrent devant et ly distrent : « Pour Dieu, sire, ne vous partés, car la ville sera tant tost perdue ! » Et il lor respondy hautement, que chacun l'oy : « Seignors, je ne peus plus, car je suy mort : vées le cop ! » Et adons veymes le pilet clavé (= le trait fiché) en son cors. » Ses fidèles le portèrent au Temple où il expira (1).

Récit saisissant d'un témoin oculaire où achève de se dessiner en traits inoubliables la physionomie de ce dur politique, si semblable à bien des égards à son cousin, le roi de France Philippe le Bel, et qui, à l'heure suprême, fut un des héros de notre race.
1. Les Gestes des Chiprois, paragraphe 496.
2. Ibid., paragraphe 497.
3. Rey, Colonies Franques, p. 460.
4. Exeidium Acconis, pages 777-779.
5. Le secrétaire de Guillaume de Beaujeu, dit le « Templier de Tyr », paragraphe 498.
6. Récit de son secrétaire, dit le Templier de Tyr, paragraphe 498.


Mort de Matthieu de Clermont

Le maréchal de l'Hôpital Matthieu de Clermont n'eut pas une fin moins belle. Après s'être couvert de gloire devant la Porte Saint-Antoine, il avait un instant trouvé refuge dans la maison-forteresse du Temple qui pouvait longtemps encore défier les assauts. Mais à peine y eut-il salué la dépouille de Guillaume de Beaujeu qu'il retourna au combat. « Et vy le maistre dou Temple qui estoit mort, et retourna à la bataille et mena o (= avec) luy tous ses frères, que nul ne le vost abandonner, et vindrent en la rue des Jenevés, et là se combaty vigoureuzement et osist (occit), luy et ses compagnons, mout de Sarazins, et en la fin il fu mort, luy et les autres, come chevaliers preus et hardis, bons crestiens, et Dieus ait l'arme de yaus (= leur âme ! (1). » Quand au grand maître de l'Hôpital, Jean de Villiers, il fut grièvement blessé, mais put être sauvé, par les siens.

Tandis que les Mameluks, malgré le sacrifice des Templiers et des Hospitaliers, s'engouffraient dans la ville par la Porte Saint-Antoine, Jean de Grailly et Otton de Grandson qui, avec les Français et les Anglais, avaient longtemps défendu la Porte Saint-Nicolas et la Tour du Pont ou Tour du Légat, finissaient par être écrasés sous le nombre. Jean de Grailly était grièvement blessé, et Grandson refoulé sur le port avec les survivants. De plus les bataillons mameluks qui avaient emporté la Tour Maudite se ruaient au coeur de la ville, dans le quartier des Allemands, la rue de Saint-Romain où ils s'emparaient des catapultes des Pisans, et le quartier Saint-Léonard, jusqu'au quartier génois où, comme on vient de le voir, ils arrêtaient le retour offensif du maréchal de l'Hôpital. Du moins Grandson réussissait-il à faire embarquer sur les vaisseaux vénitiens tout ce qu'il avait pu ramener de blessés, notamment Jean de Grailly qui, avec le grand maître de l'Hôpital, Jean de Villiers, fut conduit en sûreté à Chypre (2).
1. Ibid., page 816, paragraphe 505. Cf. Excidium Acconis, 772, 781.
2. Cf. Mas Latrie, tome I, page 495, d'après une lettre de Jean de Villiers, Hist. litt. de France, XX, page 94; Excidium Acconis, 781; A midi, page 192. Otton de Grandson résida un an à Chypre, puis il se rendit en Cilicie à l'appel du roi d'Arménie Thoros III. Il y collabora avec l'historien Hayton, seigneur de Gorigos, l'auteur de la Flor des Estoires d'Orient, à la réorganisation du royaume arménien, devenu désormais la seule base chrétienne sur le continent. En 1293 il rentra en Angleterre. Il semble qu'il soit l'auteur du Memoria terrae Sanctae, projet de nouvelle croisade envisageant le débarquement d'une armée occidentale en Cilicie et la coopération avec les Arméniens et les Mongols. C.f. Kohler, Deux projets de croisade. XIIIe XIVe siècles. Revue de l'Orient latin, 1903-1904, page 418-419, tenant compte des études de M. Bémont.


Les tentatives d'embarquement; massacre de la population d'Acre

Mais les bateaux disponibles étaient insuffisants. Plusieurs coulèrent à pic sous les grappes humaines qui les surchargeaient. Ce fut, d'après plusieurs sources, le cas du patriarche de Jérusalem, Nicolas de Hanapes. Ce vaillant prélat, dominicain du diocèse de Reims, après avoir, pendant le siège, soutenu avec un zèle admirable le courage des chrétiens, se dirigeait, blessé, vers le port. Ayant trouvé refuge sur un bateau, il voulut avec lui sauver le plus grand nombre possible de malheureux; mais il n'eut pas le courage de repousser les derniers arrivants, si bien que l'embarcation sombra avec tous ses occupants (1).

La masse de la population resta livrée aux fureurs des Mameluks. Dès la prise de la Tour Neuve du roi Henri par les troupes musulmanes, le mercredi 16, un grand nombre de femmes et d'enfants étaient montés à bord des navires en rade, mais le lendemain une tempête les obligeait à retourner dans leurs maisons, comme pour les livrer au massacre du 18. « Sachés que seluy jour fu oryble à veyr, écrit le Templier de Tyr, témoin oculaire, car les dames et les bourgoizes et damoizelles et autre menue gens aloyent, fouyant par les rues, lorenfans en lor bras, et estoient ploureuzes et esperdues et fouyéent as marines (= vers le port) pour yaus garantir de mort. Et quant Sarazins les encoutréent, l'un pernoit la mère et l'autre l'enfant, et les portoient de leuc en leuc, et les départoient l'un de l'autre; et tel fès estoit que il estoient en tenson (= querelle) l'un Sarazin et l'autre pour la feme, que elle estoit tuée par yaus; et aucunes fois (parfois) la femme estoit emmenée et l'anfant alaitant en estoit geté à terre, que chevaus le fouloient; et de dames avet qui estoient grosses et estoient si desreites en la presse qu'y moroient estaintes et la créature qui estoit en son cors aussi (2). »
1. Version acceptée par Mas Latrie, tome I, page 496, et Rey, in Du Cangk-Rey, page 733-734, d'après l'Excidium Acconis, page 782; Sanudo, page 231, et Jean d'Ypres, ap. Martène, Thes., anecd., III, 771. Les Gestes des Chiprois, page 815, donnent une version différente. « Le patriarche Nicole se recully sur une nave des Venessiens et un marenier le prist par la main et il eschappa et chay (= chut) en mer et fu néé. Or ne sait on pas si ce-luy qui le prist par la main le layssa aler pour ce que il avoit mis en sele nave son aver ou se il ly eschappa de main pour ce que il ne le post tenir. » Nicolas de Hanapes avait été nommé patriarche le 30 arril 1288.
2. Les Gestes des Chiprois, page 814.


Défense de la maison du Temple

Parmi les nombreuses maisons fortifiées et castilles dont Saint-Jean d'Acre était rempli, une seule pouvait tenir : la maison des Templiers, non seulement à cause de la puissance de ses murailles et de ses tours, mais parce que, située sur la pleine mer, dans la partie sud-ouest de la cité, elle formait comme une forteresse particulière en communication directe avec le large. Le soir de la prise des remparts et de la mort du grand maître, le Bourguignon Pierre de Sevry, maréchal du Temple, et le commandeur Thibaut Gaudin se barricadèrent dans ce réduit avec les chevaliers survivants, après avoir fait réunir sur le rivage, au pied des murailles, les embarcations disponibles, génoises, vénitiennes ou pontificales. Tout ce qui dans la population d'Acre, hommes et femmes, put se réfugier dans cette forteresse du Temple, y trouva le salut et, de là, avec le roi Henri II, s'embarqua pour Chypre. « Et quant tous ces leins (= navires légers) firent velles (= mirent à la voile), siaus du Temple qui là s'estoient recullis (dans leur forteresse, au bord de la mer) jetèrent un mout haut cry, et se partirent les vasiaus... »

Pendant plusieurs jours la forteresse du Temple défia toutes les attaques. Le sultan al-Ashraf offrit alors aux Templiers une capitulation honorable, avec autorisation de se retirer librement à Chypre, en emmenant toute la population réfugiée chez eux. L'accord fut conclu sur ces bases; les étendards sultaniens furent, en signe d'armistice, arborés sur la grande tour, tandis qu'un émir était admis dans la forteresse avec une centaine de mameluks, pour présider à l'embarquement des chrétiens (1). Mais dans l'ivresse de leur triomphe ces Mameluks se mirent à violenter les dames franques. A ce spectacle, les chevaliers se jettent sur eux, les exterminent, abattent le drapeau du sultan et ferment de nouveau les portes. Tandis que le commandeur Thibaut Gaudin s'embarque pour Sidon et de là pour Chypre avec le trésor et les reliques de l'Ordre, le maréchal Pierre de Sevry se prépare à soutenir jusqu'à la mort un nouveau siège.
1. Extidium Acconis, page 782.

Les funérailles des Templiers

Le château, avec ses défenseurs réduits au désespoir, semblait imprenable. Le sultan al-Ashraf recourut à une félonie. De nouveau il offrit à Pierre de Sevry une capitulation pleine d'honneur avec évacuation à Chypre. Pierre eut l'imprudence de se fier à de tels serments. Il se rendit auprès du sultan avec une partie des siens. A peine al-Ashraf les tint-il qu'il les fit tous décapiter. Alors ceux des Templiers qui étaient encore restés dans leur forteresse, les blessés, les malades, les vieillards, résolurent de résister jusqu'à la mort. Le sultan dut recommencer le siège de la forteresse à coups de mines. La base était sapée, des pans entiers du mur s'effondraient. Les Templiers résistaient toujours. Le 28 mai la brèche étant suffisamment large, al-Ashraf lança l'assaut final, mais le poids des masses ennemies fit céder les étançons des sapes et tout le bâtiment s'effondra, ensevelissant sous ses décombres, avec les derniers Templiers, les colonnes d'assaut mameloukes. Le « Temple de Jérusalem » eut pour ses funérailles deux mille cadavres turcs.

Evacuation des dernières places franques

La chute d'Acre provoqua l'abandon des places franques qui tenaient encore. Adam de Caffran, bailli de Tyr pour le roi Henri II, regagna précipitamment Chypre. La ville « qui estoit une des (plus) fortes cités dou monde » fut occupée sans opposition par les Mameluks le 19 mai (1). Les Templiers songèrent à défendre Sidon qui leur appartenait. Le commandeur du Temple Thibaut Gaudin s'y était réfugié avec le trésor de l'Ordre. Il y réunit les frères échappés au massacre et y fut élu grand maître à la place de Guillaume de Beaujeu. Sidon se composait de la ville de terre ferme et du château insulaire ou Qal'at al-Bahr. Quand arrivèrent les Mameluks, commandés par l'émir al-Shujâ'i, les habitants avaient évacué la ville et s'étaient réfugiés avec les Templiers dans le château, d'où ils gagnèrent Chypre. Thibaut Gaudin se rendit aussi à Chypre, promettant de ramener des secours. Mais là, soit inertie, soit mésentente avec les Templiers chypriotes, il ne fit rien pour les défenseurs du château de Sidon. Comme al-Shujâ'i construisait une chaussée entre la terre fermé et l'îlot, ceux-ci, par une nuit obscure, s'embarquèrent à leur tour pour Chypre. Les Mameluks occupèrent le château de Sidon qui fut détruit (14 juillet 1291) (2).

Les Francs de Beyrouth, se fiant à des trêves particulières avec les Mameluks et à la parole de l'émir Shujâ'i, sortirent, sur les conseils de ce dernier, pour venir le complimenter au passage. Il les fit tous prisonniers et occupa la ville (21 juillet) (3).

Le district franc de Caïffa fut de même occupé sans difficulté et les monastères du Carmel furent détruits (30 juillet). Restaient encore Tortose et Château-Pèlerin, possessions des Templiers. Ils évacuèrent Tortose le 3 août et Château-Pèlerin le 14 août. Les Templiers ne conservèrent (jusqu'en 1303) que l'îlot de Ruad, au sud de Tortose, par où un jour — en 1914 — les « Francs » devaient reprendre pied en Syrie.
1. La forteresse de Toron (Tibnîn), la seconde place du comté de Tyr, avait été conquise par les Mameluks (par Baibars) dès 1266.
2. Les Gestes des Chiprois, paragraphe 509-510, page 817.
3. Ibid., paragraphe 511.

Sources : René Grousset - Histoire des Croisades et du Royaume Franc de Jérusalem, tome III. Paris Perrin 1936

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