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Monuments des Croisés par M. Rey

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    Château de Montfort des Chevaliers Teutoniques (Kalaat-Kourein)

    Vers le point où les montagnes de la Galilée se rattachent aux premiers contreforts du Liban, elles sont coupées par une vallée abrupte nommée le Ouady-Korn. Au fond coule un ruisseau qui, descendu des flancs du Mont-Djarmak, va se jeter dans la Méditerranée un peu au nord d'Achzib. C'est vers ce point de la côte que le 3 mai 1232 eut lieu la bataille de Casal-Imbert. Sur une des collines placées à gauche de cette vallée et qu'isolent presque, en se réunissant, le Ouady-Korn et un de ses affluents, s'élève le Kalaat-Kourein, appelé Montfort au temps des croisades.

    Ce château avait été construit par les chevaliers Teutoniques dans le but d'y déposer le trésor et les archives de l'ordre. La plus grande partie des chartes qui les composaient sont parvenues jusqu'à nous et forment l'une des séries les plus précieuses du dépôt royal de Berlin. J'ai pu, grâce à elles, reconstituer les possessions de l'ordre en Orient (1), où les noms des casaux qui lui ont appartenu et sont mentionnés dans le chartrier s'identifient facilement avec ceux des villages arabes modernes qui les ont remplacés.

    Avant d'aller plus loin, je crois devoir esquisser en quelques lignes l'histoire des chevaliers de l'Hôpital de Notre-Dame-des-Allemands, plus connus sous le nom d'ordre Teutonique.
    Dès le commencement du XIIe siècle, la générosité d'un pèlerin allemand et de sa femme avait doté Jérusalem d'un hospice et d'une église, placée sous le vocable de la Vierge, que desservait une congrégation hospitalière de langue germanique (2). Deux bulles des papes Célestin II et Adrien IV étaient venues consacrer l'existence de cette maison déjà prospère. Mais, moins d'un siècle après sa fondation, elle disparut entraînée dans le désastre général, au moment de la prise de Jérusalem par Saladin.
    Ce ne fut qu'en 1190 que des bourgeois de Brème et de Lubeck, faisant partie de l'armée du comte de Holstein, fondèrent au camp devant Acre un hôpital pour les malades allemands. C'est là que se rallièrent les débris de la communauté dispersée par la perte de Jérusalem. Tel fut le point de départ de la reconstitution de l'ordre, effectuée dans une assemblée solennelle des princes et des prélats allemands, tenue le 19 novembre 1190. L'ordre demeura sous la protection spéciale de Frédéric, duc de Souabe.

    Sitôt après la prise d'Acre, un vaste terrain situé près de l'hôpital des Arméniens, et que dans le plan de Sanudo nous trouvons désigné sous le nom d'Alemani, fut attribué aux chevaliers Teutoniques. Ceux-ci y élevèrent une église et un hôpital, ainsi que des bâtiments nécessaires au logement des troupes entretenues par l'ordre, qui ne devint institution militaire qu'en 1199. Henri Walpot de Bassenheim en fut le premier grand maître (3).

    L'ordre, une fois constitué, se composa de trois classes : celle des chevaliers, celle des prêtres et celle des frères servants, dans laquelle étaient pris les écuyers qui accompagnaient les chevaliers.
    En campagne, chaque chevalier avait trois chevaux et un écuyer qui portait sa lance et son bouclier.
    Les coutumes de l'ordre nous apprennent que le grand maître, avec le concours du chapitre, en nommait les grands dignitaires (4), qui étaient le précepteur, le maréchal, l'hospitalier, le drapier et le trésorier. Ce dernier était en même temps châtelain-commandeur de la forteresse de Montfort, désignée par les archives de l'ordre sous le nom de Starkenberg.

    Le temps de la croisade de l'empereur Frédéric II, qui se trouva coïncider avec la grande maîtrise d'Herman de Salza, fut celui où l'ordre atteignit son plus grand développement en Terre Sainte. En l'année 1226 (5), ce prince confirma à l'ordre la possession d'une série de casaux ainsi que du château du roi. Puis en 1229 le grand maître, par un traité avec les sires de Mandelée, acquit les ruines de la forteresse de Montfort, dont la réédification fut commencée dès le mois de mars de la même année.

    Nous trouvons dans les archives de l'ordre Teutonique une charte de Bohémond IV (6), prince d'Antioche et comte de Tripoli, datée du commencement de juin 1228, attribuant en ces termes à l'ordre, pour l'aider dans cette construction, une rente de cent besants prise sur la fonde de la chaîne d'Acre : « A tei, freire Herman, maistre de la chavalerie de la sainte maison de Nostre Dame de l'hospital des Alamans, et a freires de la meismes maison, et en aide deu labor deu chastel, que vos fermes per doner force a la cristiante encontre les Sarrazins, -c- bisances en assisa chascun an pardurablement. »

    Plus tard, le 4 janvier 1257 (7), Julien, prince de Sajette et de Beaufort, fit don à Anno de Sangerhausen et à ses chevaliers de la seigneurie du Souf et de Gezïn, ainsi que des casaux qui en dépendaient au nombre de quarante-deux et que j'ai réussi, pour la plupart du moins, à identifier avec des villages modernes du district de Schouf. Ce canton formait alors un des principaux fiefs de la principauté de Sajette, et appartenait à une famille franque, qui était représentée, au moment de la cession à l'ordre Teutonique, par messire Jean, fils de sire André du Souf (8).

    J'ai dit plus haut que ce château s'élève au sommet d'une colline commandant le Ouady-Korn, au point où il reçoit un de ses affluents. Son assiette a été choisie d'après le même principe et dans les mêmes conditions défensives que celles de la plupart des châteaux que j'ai décrits, c'est-à-dire que la colline formant promontoire est presque isolée par la réunion des deux vallées et ne se trouve reliée aux montagnes voisines que par une étroite crête rocheuse.

    Le site est grandiose; les flancs des deux vallées présentent un mélange d'escarpements abrupts et de pentes boisées de l'aspect le plus pittoresque. Sur le bord du ruisseau qui coule dans la vallée formée par le Ouady-Korn, au pied de la colline que couronne le château, se dressent les ruines encore bien conservées d'un vaste édifice gothique. L'abbé Mariti, puis plus tard Van de Velde, et ensuite M. Renan, ont cru y reconnaître les restes d'une église. Pour moi, j'avoue que je suis fort embarrassé, et je crois que nous devons y voir plutôt un logis dépendant du château. Autant que j'ai pu en juger par ce qui reste en place, ainsi que par les arcs-doubleaux et les arcs ogives qui supportaient les voûtes, nous devons, je pense, attribuer cette construction à la seconde moitié du XIIIe siècle. Des fenêtres à linteaux carrés avec arcs de décharge éclairaient l'édifice, qui n'a jamais pu avoir aucune destination militaire.

    Si j'émets une opinion contraire à celle des savants que je viens de citer, c'est que je me base sur l'absence d'abside et le défaut d'orientation régulière qui existent dans ce petit monument. Il paraît, du reste, avoir été divisé primitivement par des murs de refend, aujourd'hui écroulés.

    Montfort fut la seule forteresse construite en Syrie par les chevaliers Teutoniques, et l'on reconnaît facilement que, d'importation récente en Orient, ils y ont apporté les traditions de leur pays et n'ont pas séjourné assez longtemps en Terre Sainte pour avoir subi l'influence orientale dont j'ai signalé l'existence dans les monuments militaires des ordres du Temple et des Hospitaliers de Saint-Jean.

    Ce château est aujourd'hui tout à fait ruiné; cependant il en subsiste encore assez pour qu'il soit possible de retrouver la plupart des détails principaux de son plan. Il diffère complètement des forteresses dont j'ai parlé dans les chapitres précédents, pour se rapprocher du type, si bien décrit par le comte de Krieg, des châteaux bâtis sur les bords du Rhin du Xe au XIIIe siècle (9).

    La forme du Kalaat-Kourein est à peu près celle d'un rectangle, orienté de l'est à l'ouest. Les côtés sont brisés et suivent les contours de la montagne sur laquelle cette forteresse est assise.

    Elle était composée de deux enceintes et d'un donjon s'élevant à cheval sur la crête qui relie la colline à la chaîne de montagnes dont elle dépend.

    La première enceinte est formée par une muraille flanquée de tourelles carrées, comme on en voit dans beaucoup de châteaux allemands du moyen âge, et ne présentant que des flanquements de peu de valeur. Cette première ligne de défense, qui est presque partout dérasée à quelques mètres au-dessus du niveau du sol, tirait à peu près toute sa force de l'escarpement des flancs de la colline au sommet de laquelle s'élève la forteresse.

    Les bâtiments du château proprement dit, groupés en une seule masse, devaient former, alors qu'ils étaient intacts, la seconde ligne de défense. En Allemagne ce ne fut qu'à la suite des croisades qu'on vit apparaître le système des doubles enceintes, qui depuis cette époque y fut désigné sous le nom de zwinger (10).

    La terrasse « A » règne à l'extrémité de cette partie du château. Il ne reste plus que des arasements des constructions qui s'y élevaient. Seule une petite cour carrée, située au nord, est demeurée intacte; elle est ouverte vers l'intérieur de la forteresse et percée d'une meurtrière de grande dimension, destinée, selon toute apparence, à recevoir un engin.

    En « B » se voient les débris d'une vaste pièce carrée, composée de quatre travées voûtées en arc surbaissé avec doubleaux et arcs ogives. Au milieu est un énorme pilier octogone dont le fût ne présente guère en développement plus de la moitié de la hauteur totale et semble écrasé entre la base et le gigantesque chapiteau monolithe qui supportait la voûte. Des colonnettes engagées dans les murs, et dont il ne reste plus que des fragments, recevaient les retombées des doubleaux et des nervures.

    Comme dispositions générales, cette salle présente une grande analogie avec celle dont les ruines se trouvent encore à Margat; mais elle en diffère par le style, qui se rapproche beaucoup plus du roman. Quelle fut sa destination ? Pour une grand-salle devant servir à la tenue des chapitres, cette pièce semble avoir dû être bien faiblement éclairée. D'ailleurs, les assemblées des chevaliers devaient plutôt avoir lieu à la maison d'Acre, qui était peu éloignée et où résidaient la plupart des grands dignitaires de l'ordre.

    En considérant la destination toute spéciale que les Hospitaliers Teutoniques avaient attribuée à la forteresse de Montfort, il n'y aurait rien de téméraire à penser que cette salle servit de dépôt, pendant quarante ans, au trésor de l'ordre et aux archives que nous possédons encore.

    Les noms de quatre des grands trésoriers de l'ordre, qui occupaient en même temps la charge de châtelains de Montfort, nous sont seuls parvenus.
    Helmerieh --------------- 1223 (11)
    Conrad ------------------ 1240 (12)
    Jean de Nifland (13) ---- 1244 (14)
    Jean de Saxe ------------ 1270 à 1272 (15)

    Le logis des chevaliers, ainsi que les dépendances, devait être renfermé dans cette partie du château s'étendant en « C », et dont les traces sont encore reconnaissables dans les restes d'une double ligne de salles voûtées avec arcs ogives.

    En avant sont les arasements d'autres édifices, mais leur plan est rendu informe par les débris qui jonchent le sol.

    Sous tout l'ensemble des bâtiments que je viens de décrire règnent des citernes et de vastes magasins dont les voûtes, effondrées en maints endroits, rendent fort difficile l'étude de cette partie des ruines.

    Vers l'est, c'est-à-dire du seul côté vulnérable de la place, la crête dont j'ai parlé plus haut, et qui relie la colline du Kalaat-Kourein aux hauteurs voisines, est coupée par deux fossés isolant un massif de rochers qui sert de soubassement à une tour carrée. C'était l'ouvrage capital des défenses de la forteresse, que cette tour dominait et avec laquelle elle semble avoir communiqué jadis au moyen d'un pont en charpente jeté sur la coupure. Malheureusement il ne subsiste plus que les assises inférieures de ce donjon, qui était construit en blocs énormes, dont plusieurs mesurent de 3 à 5 mètres. Au centre on voit l'orifice d'une citerne. Vers l'est sa base était munie d'un grand talus de maçonnerie, tracé en forme d'arc, vers les dehors de la place. De la porte, qui s'ouvre à une certaine hauteur, un petit escalier conduisait au fond du fossé, qui sépare cette tour de l'ensemble du château.

    Dans la conception et le plan de ce donjon je crois encore retrouver une preuve manifeste de l'influence allemande que j'ai déjà signalée dans les autres parties de la forteresse, car nous voyons ici une de ces tours carrées avec socle, où l'on n'entrait que par une poterne s'ouvrant à une assez grande élévation au-dessus du sol. Dans les châteaux des bords du Rhin elles sont désignées, en allemand, sous le nom de hereh-frid : c'est en français le beffroi.

    Le sultan Malek-ed-Daher-Bybars vint attaquer Montfort en 1266, et après une tentative inutile il fut contraint d'en lever le siège et se porta sur Saphed, dont il se rendit maître.

    La forteresse des chevaliers Teutoniques fut de nouveau assaillie par les musulmans au mois de novembre 1271, à la suite de la prise du Krak. Dans la première enceinte, le flanc des courtines de la face sud conserve les traces des travaux de sape exécutés par les assiégeants.
    Ce sont des entailles longitudinales faites dans le mur, mais n'y ayant pas pénétré assez profondément pour en causer la chute.

    Dans la relation très-circonstanciée que nous a laissée de ce siège l'historien arabe Ibn-Ferat, nous lisons le passage suivant, qui est relatif à ces travaux : « Le premier jour du mois de djoulkadeh, le faubourg de Karïn fut pris, et le second, le baschouret (première enceinte) attaqué. On commença à faire des trous dans les murs. Le sultan promit mille direms aux sapeurs pour chaque pierre. Le combat devint furieux, etc. »
    La place capitula enfin, et il fut stipulé que les chevaliers pourraient se retirer à Acre.

    Bybars fit alors démolir Montfort, et c'est là ce qui explique l'état de ruines dans lequel nous trouvons ce château, qui par sa position isolée, devait échapper aux causes multipliées de destruction qui ont atteint ou qui menacent la plupart des monuments militaires laissés en Syrie par les croisés, causes que j'ai eu lieu de signaler plusieurs fois déjà dans le cours de cet ouvrage.

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    Notes Montfort

    1. Tabulae Ordinis Teutonici.
    2. Jacques de Vitry, Historiens Orientaux des Croisades, tome I, chapitre LXVI.
    3. Familles d'Outre-Mer, Ordre Teutonique, page 901.
    4. Familles d'Outre-Mer, Ordre Teutonique, page 899.
    5. Tabulae ordinis Teutonici, n° 58, page 47.
    6. Tabulae ordinis Teutonici, n° 64, page 53.
    7. Tabulae ordinis Teutonici, n° 108, pages 88-90.
    8. Voir à la fin de ce volume la notice géographique sur les possessions de l'ordre Teutonique en Terre Sainte, notice qui m'a semblé devoir être jointe à cette étude.
    9. Bulletin Monumental tome IX, page 146.
    10. Bulletin Monumental tome IX, page 246.
    11. Gruber, Origin. Livoniae, page 276.
    12. Cod. Ord. Teuton., page 32.
    13. Tabulae Ordinis Teutonici, page 71.
    14. Hartmann Heldringen, Bericht, pages 13 et 20.
    15. Muratori, tome XII, page 382.

    Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.

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