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    La perte de Jérusalem

    On parle trop souvent de la Maison du Temple comme d'un bloc parfaitement homogène, dont la politique n'aurait jamais varié. Tout au contraire, on peut y retracer l'influence pour le bien ou le mal, de beaucoup de maîtres.
    La mort de Bertrand de Blancfort, le départ de Geoffroi Foucher, furent des pertes très sensibles pour le couvent. Les Templiers inclineront pendant quelque temps à élire pour maîtres des hommes qui auront rempli de hautes fonctions séculières plutôt que des chevaliers mûris au service de la Maison ; cette nouvelle orientation aura des suites funestes.

    Election de Philippe de Milly
    Pour succéder à Bertrand de Blancfort, on choisit Philippe de Milly élut maître en 1169, seigneur de Nablus. Le nouveau maître était d'une famille picarde établie en Syrie. Il assista comme chevalier séculier au siège de Damas en 1148, et son nom revient plusieurs fois dans les pages de Guillaume de Tyr. Il épousa l'héritière de la seigneurie d'Oultre Jourdain, et échangea ensuite ce fief trop exposé contre celui de Nablus près de Jérusalem (1) Philippe se fit Templier après la mort de sa femme, mais à ce qu'il paraît quelques jours seulement avant son élévation à la maîtrise. Le 13 août 1169, il atteste une charte du roi faite à Nablus, comme Philippe de Naplouse sans se qualifier de Templier, mais le 20 août il s'intitule Philippe, maître du Temple. Il se démit presque aussi vite de ses fonctions en 1171, pour accompagner Amaury dans son voyage à Constantinople en 1171, et nous le perdons désormais de vue. Il mourut le 3 avril, on ne sait plus de quelle année.
    1. — L'Art de vérifier les dates. — Ducange-Rey, Ligneages d'Outre-mer. — Guillaume de Tyr. Livre XVII, page 759 et 782, 796. Livre XVIII, page 841.

    Election d'Odon de Saint-Amand
    Nous ne connaissons guère son successeur Odon de Saint-Amand, que par la plume de Guillaume de Tyr, qui le détestait et ne s'en cachait pas. « C'était un homme ayant le souffle de la fureur en ses narines, ni craignant Dieu, ni respectant les hommes », écrit l'archevêque. Mais on n'a pas toujours tenu suffisamment compte des préventions de cet historien. Il se méfie, non sans raison, de l'indépendance arrogante des Templiers, qui commençaient à se croire tout permis ; cependant il exprime aussi les doléances épiscopales, voire les jalousies suscitées par les faveurs insignes accordées par Rome à l'Ordre presque depuis ses débuts. Et plus d'une fois, en ce qui concerne les Templiers, la version française de « l'Estoire d'Eracles » renchérit haineusement sur le texte latin de « l'Historia Sacra. » Néanmoins il est difficile d'écarter l'impression qu'à partir de la maîtrise de frère Odon, les Templiers se rendirent insupportables aux autorités civiles et religieuses à la fois.
    Odon de Saint-Amand avait été maréchal de Jérusalem, puis grand échanson du Royaume (2). Cependant, une fois devenu maître, il lutta avec acharnement contre la puissance royale, d'une façon qui risquait d'entraîner des suites fâcheuses pour son ordre. Et nous mesurons, par l'intransigeance du maître, combien la Maison avait perdu de son intelligence diplomatique depuis quelques années.
    2. EUDES DE SAINT-AMAND [appelé ODON DE SAINT-OMER par Etienne de Lusignan] fut mareschal du royaume de Hiérusalem (Willemus de Tyr), sous le roy Baudouin III. Il souscrit, avec cette qualité, un titre du mesme roy, de l'an 1155 (cartulaire du Saint-Sepulcre). [Dans cet acte, il n'est que baron du roi, sans aucune qualification ; c'est dans un autre acte du même roi, 7 juin 1156, qu'il est nommé avec le titre de cette dignité.] Il la quitta pour prendre celle [de châtelain ou vicomte de Jérusalem (cartulaire du Saint Sepulcre), puis] de grand bouteiller (Willemus de Tyr), et fut depuis grand maistre du Temple. BNF

    Meurtre des émissaires du Vieux de la Montagne par les Templiers
    En 1172, le Vieux de la Montagne, chef de la secte mystérieuse des Ismaéliens, niché dans les contreforts du « Lébanon », envoya ses émissaires au roi de Jérusalem pour lui offrir une alliance contre les Sarrasins ; il proposa encore de se faire chrétien avec tous ses zélateurs. Les Musulmans autant que les Francs craignaient le Vieux de la Montagne, les allées et venues de ses assassins invisibles, les dagues empoisonnées qui tranchaient ses querelles. Les Templiers et les Hospitaliers seuls se montraient insouciants. « A quoi bon tuer leur maître, disaient les Ismaéliens, puisqu'ils ne feront que mettre un autre à sa place ? » (3). Et lorsqu'Amaury accepta sans hésitation les propositions du Vieux, et renvoya ses émissaires avec des lettres et des présents pour leur scheik, les Templiers alors leur tombèrent dessus en cours de route et les égorgèrent.
    3. — Joinville, éditions Wailly, page 161

    Les motifs du meurtre ne nous sont pas connus. Mais les conditions posées par le Vieux comprenaient l'abandon par les Templiers d'un tribut qu'ils levaient sur les territoires des Ismaéliens. Amaury donna son assentiment et promit d'indemniser les chevaliers. Mais on peut se demander si les démarches du Vieux avaient d'autre but que de faire cesser ce tribut, quitte à berner le roi par quelques promesses illusoires. Il est difficile d'envisager la conversion en masse du scheik et de ses Haschichins fanatiques et les Templiers ressentirent probablement tout autant de scepticisme que nous.
    Amaury, indigné et alarmé, fit des excuses au Vieux qui oublia ses projets d'alliance et sa conversion tout ensemble et somma le maître du Temple de lui livrer le coupable. Odon répondit que le meurtrier était un certain frère Gautier du Mesnil, chevalier borgne et stupide, qui serait jugé par son chapitre, mais qu'il refusait de livrer à la justice royale. Là dessus Amaury assembla quelques troupes, fit le siège de la commanderie de Sidon et se saisit de la personne de frère Gautier. Le roi confia en même temps à Guillaume de Tyr qu'il avait l'intention de dompter l'ordre du Temple, dont l'indépendance devenait une menace pour le royaume ; seule sa mort subite empêcha l'affaire d'avoir des conséquences très graves pour la Maison (Historiens occidentaux des Croisades).
    En refusant de livrer le meurtrier, frère Odon couvrait probablement celui qui n'avait fait qu'obéir à ses ordres. Mais en même temps, le maître du Temple entrait dans la lutte qui divisait les pouvoirs spirituel et temporel dans toute l'Europe, à propos des clercs criminels. Le cas d'un clerc coupable de meurtre ou de vol relevait-il ou non uniquement des cours ecclésiastiques ? Ce fut là la cause profonde et irréductible de la dispute entre Henri II d'Angleterre et Thomas Becket, qui se termina par l'assassinat de l'archevêque sur les marches de l'autel de Canterbury, pendant cette même année de 1172. Lorsque Odon de Saint-Amand ferma les portes de ses commanderies à la justice royale, il agissait dans le même esprit que Becket ; néanmoins les privilèges ecclésiastiques et la puissance militaire du Temple se complétaient les uns les autres de façon inquiétante, et un maître plus avisé que Saint-Amand se serait gardé de précipiter un conflit où la Maison avait tout à perdre.
    Ce fut encore sous la maîtrise d'Odon de Saint-Amand que les chevaliers du Temple et de l'Hôpital, toujours très jaloux les uns des autres, arrivèrent à la rixe ouverte. Mais il paraît que les deux maîtres comprirent combien ces luttes étaient malséantes, puisque frère Odon d'un côté, Roger des Moulins de l'autre élaborèrent des accords qui allaient régler les différends entre leurs maisons. Les querelles devaient être arbitrées premièrement par trois frères de chaque ordre, choisis par les commandeurs des Maisons ou des Provinces intéressées ; s'ils n'arrivaient pas à s'entendre, on devait faire appel aux amis communs, et finalement aux maîtres, auxquels on adresserait des lettres expliquant le fond de la dispute. « Et si aucun frère — dont Dieu les garde — briserait cet accord et cette paix, sachez qu'il enfreindrait les commandements des Maisons et des Chapitres de Jérusalem, et ne pourrait en faire amende sans venir par devant son maître et son chapitre en Jérusalem. » Alexandre III ratifia le traité le 2 août 1179.

    Mort d'Amaury Ier, 1174
    Les événements qui suivirent la mort d'Amaury Ier, en 1174, se déroulèrent selon le mode d'un roman de chevalerie. La perte de la Ville sainte inspira des récits contemporains nombreux et dramatiques, et l'oeuvre des chroniqueurs a suscité de multiples commentaires. Nous n'avons ici qu'à déterminer les responsabilités des Templiers, et à décrire leur part dans le désastre.
    Amaury laissa comme héritier un garçon de treize ans, déjà atteint d'une maladie mortelle, la lèpre, et deux petites filles. La régence fut dévolue au comte Raymond de Tripoli, cousin du feu roi par sa mère. Puisque, en Terre sainte, les filles héritaient, Raymond pouvait se considérer comme successeur éventuel du royaume. Amaury en avait été peut-être jaloux, puisqu'il le laissa se morfondre dans les cachots d'Alep pendant huit ans après la défaite de Harim (1164). Le comte de Tripoli avait profité de sa captivité pour s'instruire, parlait couramment l'arabe et lisait le latin. Dès son retour en chrétienté, il épousa la princesse Eschive de Galilée, qui lui apporta en dot son fief, l'un des plus importants de la Terre sainte, avec son château de Tibériade sur le lac de Génésareth.
    Vers cette époque, un chevalier errant de famille flamande, nommé Gérard de Ridfort, vint en Palestine chercher fortune. Il s'attira l'attention du comte Raymond qui le prit en amitié et le nomma maréchal de Jérusalem. Le comte promit même de lui faire épouser la première héritière qui serait à marier. Mais quand le seigneur de Botron décéda quelque temps après, laissant une fille unique, Lucie, qui hérita du fief, Raymond se laissa tenter par les offres très avantageuses d'un certain Plivain de Pise. Le Pisan proposa de lui verser le poids en or de la jeune fille en échange de sa main. « On mit la demoiselle dans une balance, et les pièces d'or dans l'autre, écrit le chroniqueur de l'Estoire d'Eracles, qui ajoute avec hauteur : Les Français ne tiennent jamais les Italiens pour gentilshommes, aussi riches ni preux qu'ils soient. »
    Qu'en pensa Lucie dans son château de Botron sur la côte libanaise ? Aimait-elle déjà son prétendant flamand ? Et lui, Gérard, fut-il l'amant désespéré ou simplement l'ambitieux déçu ? Il tomba malade de fièvre, et peut-être de dépit, et se fit soigner dans l'infirmerie du Temple à Jérusalem où, dès sa guérison, il prononça ses voeux comme frère de l'Ordre « Mais aux trois voeux il ajouta un quatrième, celui de vengeance sur le comte Raymond. »

    Les événements historiques de 1174-1187 en Terre sainte
    Les années de la régence du comte, de 1174 à 1177, furent les dernières à peu près paisibles dans l'histoire de la Terre sainte. Car désormais, en face des Francs affaiblis et désunis, se dresse la grande figure du sultan Saladin, qui réunit tout l'Islam et répond à la croisade par le Jihad.
    Tout ceci fournit une sorte de prologue. Le drame véritable commence le jour de Sainte-Catherine, le 25 novembre 1177. Raymond était parti pour Antioche, lorsqu'on sut brusquement que « les Sarrasins étaient dans le pays. » Saladin venait de passer la frontière de l'Egypte et s'avançait sur Jérusalem, après avoir menacé Gaza et Ascalon. Faisant preuve d'un sens stratégique et d'un sang-froid remarquables pour un garçon de dix-sept ans, le jeune Baudouin IV, qui se trouvait en Ascalon, fit une sortie derrière l'armée turque qu'il surprit à Lidda, entre Jérusalem et la côte. Il n'avait pour troupes que les levées de la Palestine du Sud et quelques seigneurs des environs. Le maître du Temple arriva de Gaza par marches forcées avec quatre-vingts chevaliers du Temple, ce qui porta les effectifs du roi à cinq cents chevaliers.
    « Ainsi comme ils s'en allaient tous en bataille, grande volonté avaient de venger les outrages que les mécréants avaient faits en ce pays. Grand courroux et grande hardiesse leur mettaient es coeurs le feu des villes qu'ils regardaient de toutes parts... »
    La bataille fut dure mais brève. Pour la dernière fois des milliers de Sarrasins prirent la fuite devant la charge d'une poignée de chevaliers. Saladin lui-même tourna bride et s'enfuit jusqu'en Egypte, tandis que Baudouin et ses compagnons d'armes rentraient à Jérusalem chargés de butin.
    Une paix très favorable aux Francs suivit la victoire de Lidda. La faction de la Cour qui s'opposait au comte de Tripoli, ayant à sa tête la mère du jeune roi, Agnès d'?desse, et son amant le patriarche Héraclius, profita des circonstances pour brouiller Baudouin avec son cousin. Raymond abandonna la régence et se retira à Tripoli, tandis que le maître du Temple le remplaçait comme conseiller militaire du roi.
    Odon de Saint-Amand fut d'avis de construire un château qui fermerait le Gué de Jacob, passage du Jourdain en amont du lac de Génésareth, par où les razzias sarrasines pénétraient en Galilée. Baudouin objecta qu'il n'en avait pas le droit, par les conditions mêmes du traité récent. (Il était toujours convenu entre Chrétiens et Sarrasins qu'on ne bâtirait pas de nouvelles forteresses sur la frontière en temps de trêve.) Odon répondit que lui n'avait pris aucun engagement, et que son ordre se chargerait de la construction. [Nous décelons encore ici l'aptitude des Templiers à se considérer hors de tous cadres, féodaux ou ecclésiastiques]. « Mais ensuite, ils firent tant qu'ils persuadèrent au roi de venir les garder avec l'ost tandis qu'ils se mettaient à l'oeuvre. » Le Châtelet fut bâti pendant l'hiver de 1178-1179 sous la surveillance du roi et de Saint-Amand, et reçut une garnison de soixante frères du Temple et de quinze cents mercenaires à la solde du roi. Baudouin et frère Odon y laissèrent le sénéchal du Temple, et remontèrent la frontière vers Banyas, le long des pâturages où les chevaux de la caravane profitaient de l'herbe printanière, jusqu'au casal de Mesaphat où Saladin les surprit.
    Le combat s'engagea mal pour les Francs « selon Guillaume de Tyr » par suite de l'impétuosité de frère Odon, qui se jeta, avec son couvent, à la rencontre des Turcs. Le maître et de nombreux chevaliers tombèrent aux mains du sultan, tandis que le roi lui-même ne dut son évasion qu'au dévouement des siens.
    Saladin brûla le Châtelet après quelques jours de siège, et coupa la tête à tous les Templiers de la garnison. Le Roi lépreux, dépourvu de troupes et très malade, dut se résigner à conclure une nouvelle trêve.
    Odon de Saint-Amand mourut en captivité le 9 octobre 1180. Il avait refusé de se laisser rançonner ou échanger : « Un Templier, disait-il, ne peut offrir comme rançon que sa ceinture et son couteau d'armes. » Il se peut qu'il n'ait pas voulu abandonner les frères du Temple qui partageaient sa prison, trop nombreux pour être rachetés.

    Election à la Maîtirise d'Arnaud de la Tour Rouge
    Les Templiers choisirent son successeur avec le souci de redresser la politique de leur Maison par un vigoureux coup de barre ; leur choix se porta sur un maître qui paraissait en toutes choses l'opposé de Saint-Amand. Arnaud de la Tour Rouge était déjà vieux. Il avait servi la Maison depuis de longues années et rien ne le liait aux factions de la Terre sainte, puisqu'il avait été maître en Espagne depuis 1167. Nous pouvons supposer, cependant, que son élection déplut aux admirateurs de frère Odon, et que ceux-ci commencèrent à se grouper autour de Gérard de Ridfort, jadis maréchal de Jérusalem, comme Saint-Amand, et maintenant sénéchal du Temple.
    La mort du roi semblait proche. La succession revenait à sa soeur aînée, Sibylle, déjà veuve à seize ans et qui venait de se remarier avec un jeune croisé poitevin, Gui de Lusignan. En attendant de le faire roi « Si Guion est roi, je devrais être Dieu », disait son frère aîné Geoffroi de Lusignan, Sibylle lui donna son propre apanage de Jaffa et d'Ascalon, et persuada Baudoin de le nommer régent ou bayle du royaume.
    Pendant quatre ans encore, le Roi lépreux lutta avec le plus beau courage contre son atroce maladie et contre les attaques répétées de Saladin. Quand il ne put plus monter à cheval, il se fit porter en litière à la tête de ses troupes. Il ne résigna le pouvoir qu'en dernier lieu entre les mains de Lusignan. Celui-ci eut vite fait de montrer son incompétence ; il suscita l'hostilité de beaucoup de barons syriens, et finalement outragea le roi en refusant brutalement de lui céder la ville de Jaffa comme résidence d'été.
    Baudoin, aveugle et déjà mourant, imposa son autorité. Il réunit un parlement à Acre où il déclara Gui de Lusignan déchu de la régence et se réconcilia avec Raymond de Tripoli, auquel il confia la garde du royaume après sa mort. Il nomma comme successeur un enfant de cinq ans, fils de sa soeur Sibylle par son premier mari.
    Le parlement convint ensuite d'envoyer une ambassade en Europe pour faire connaître la situation désastreuse de la Terre sainte. On désigna comme ambassadeurs le patriarche, et les maîtres du Temple et de l'Hôpital ; ils devaient s'adresser tout particulièrement à Henri II d'Angleterre [qui était comme Baudoin IV petit-fils de Foulques d'Anjou], et même lui offrir la couronne de Jérusalem si la branche cadette venait à s'éteindre.
    Arnaud de Torroge mourut à Vérone en cours de route, le 30 septembre 1184 (5). Les deux autres émissaires trouvèrent les rois de France et d'Angleterre fort indifférents à toute croisade ; l'unique résultat de leur voyage fut l'imposition de la dîme de Saladin dont les Hospitaliers et les Templiers assurèrent la gérance — et la consécration, par le patriarche, de l'église ronde du Temple de Londres.

    1184, Election à la Maîtirise suprême de Gérard de Ridefort
    L'élection qui suivit la mort d'Arnaud de Torroge marque un des tournants de l'histoire du Temple. On décidait du choix d'un maître par la voix de treize grands électeurs ; leurs débats, comme tous les chapitres de l'Ordre, se déroulaient dans le plus profond secret — moins pour les cacher aux yeux du public que pour éviter des vendettas mortelles au sein même de la Maison. Sans en savoir rien de précis, nous pouvons penser qu'en 1184, les électeurs hésitèrent entre le sénéchal Gérard de Ridfort et Gilbert Erail, grand commandeur de Jérusalem et trésorier du Temple. Si la majorité eût donné sa voix à celui-ci, les péripéties des années suivantes auraient été profondément modifiées, car le grand commandeur possédait de sérieuses qualités de modération, d'habileté et de prévoyance. Mais quand les électeurs se présentèrent devant le couvent réuni dans la grand-salle du Temple de Salomon à Jérusalem, pour leur annoncer « Beaux seigneurs, rendez grâces et merci à Jésus-Christ... car nous avons de par Dieu et selon vos commandements élu le maître du Temple » le nom qu'ils livrèrent aux acclamations ou aux réticences des chevaliers fut celui de Gérard de Ridfort. Il fut le dernier maître proclamé dans la « Maison chêvetaine. »
    Le parti du Flamand triomphait, et Gilbert Erail fut éloigné de la Terre sainte pour remplir les fonctions de « maître en Provence et en Espagne » jusqu'en 1189, et de « maître en Occident » de 1190 à 1193. Un couvent assagi par les désastres le rappellera enfin en Terre sainte comme chef suprême de l'Ordre (6).
    6. — Léonard, Suite


    Il est difficile de parler avec modération de Gérard de Ridfort. Il avait été et demeura un aventurier. Il possédait, exagérés, les défauts de Saint-Amand, sans les qualités militaires ni l'intégrité personnelle, qui les compensaient chez celui-ci. Gérard ne présentait aucune capacité militaire ; au contraire, il fit preuve d'une volonté bien arrêtée de survivre à tous les désastres qu'il provoqua. Il semble que le maître du Temple aurait pu oublier les offenses faites au jeune chevalier errant d'autrefois ; mais Gérard subordonna tout à sa vengeance personnelle. Les pouvoirs du chapitre général et du maître se contrebalançaient assez savamment, mais rien n'était prévu pour le cas où le chef de l'Ordre manquerait de tout sentiment de responsabilité.
    Nous ne pouvons pas juger des réactions du couvent. Pendant les années critiques, le Temple se prêta docilement aux directives d'un énergumène. Les chevaliers se laissèrent-ils employer sans protestation ?
    Ou la situation de la Terre sainte était-elle si embrouillée que la politique casse-cou de Gérard leur parut la meilleure ?
    Il serait curieux de connaître les réflexions du vieux maître en Angleterre, Richard de Hastings, lorsqu'il débarqua en Palestine quelques mois après l'élection de Gérard de Ridfort...

    1185, Mort de Baudoin IV
    Baudoin IV mourut en 1185. Son héritier, le petit « Baudouinet » ne lui survécut qu'un an à peine, et le problème de la succession se posa de nouveau. A la rigueur, on pouvait hésiter entre les deux soeurs du Roi lépreux, car Sibylle, quoique l'aînée, était la fille d'une mère divorcée, et qui ne fut que comtesse d'Ascalon ; tandis que la légitimité de sa demi-soeur Isabelle, fille de la reine Marie, n'admettait pas de doute. Mais le choix concernait moins les deux princesses que Gui de Lusignan et Raymond de Tripoli.
    On porta le petit corps à Jérusalem pour l'enterrer à côté de ses aïeux dans l'église du Saint-Sépulcre. Sibylle et Gui assistèrent aux funérailles, Raymond commit la maladresse de s'absenter. Ses ennemis personnels Gérard, le patriarche Héraclius, Renaud de Châtillon, seigneur d'Oultre Jourdain, saisirent l'opportunité inespérée de sacrer Sibylle reine selon les rites traditionnels. Pour parfaire la cérémonie, il fallait avoir accès au trésor, où la couronne royale était déposée sous trois serrures ; l'une des clefs appartenait déjà au patriarche, l'autre au maître du Temple. Il ne restait qu'à s'assurer de la troisième, confiée au maître de Saint-Jean, et Gérard et Héraclius se rendirent à l'Hôpital. Le maître, Roger des Moulins, persista longtemps dans son refus, mais enfin, sous la menace d'une émeute, « il jeta la clef au milieu de la pièce, et s'en alla. » Dans la rue, la foule bigarrée chantait : Malgré les poulains Aurons-nous roi poitevin en l'honneur de Gui de Lusignan.
    On se dirigea en toute hâte vers la basilique du Saint-Sépulcre, où Héraclius posa le diadème sur la tête de la jeune femme, qui couronna ensuite son mari. Et Gérard de Ridfort s'écria à haute voix, en guise de bénédiction : « Cette couronne vaut bien le mariage de Botron. »
    Raymond de Tripoli s'était arrêté à Nablus, chez Balian d'Ibelin, deuxième mari de la reine douairière Marie Comnène, et ainsi beau-père de la princesse Isabelle. Ils y rassemblaient un parlement pour traiter de la succession, lorsqu'ils reçurent les nouvelles du sacre de Sibylle et de Gui. Les partisans du comte de Tripoli procédèrent néanmoins à l'élection d'Isabelle et de son jeune mari Honfroi de Toron, lorsque celui-ci, qui ne briguait nullement la couronne, s'enfuit de Nablus et alla rejoindre sa belle-soeur à Jérusalem. Dès lors, ses électeurs n'avaient qu'à se disperser. Le comte de Tripoli se rendit à son château de Tibériade auprès de sa femme et de ses quatre beaux-fils. Raymond craignait pour sa propre sécurité et entama des pourparlers avec Saladin afin de se ménager un allié contre Lusignan qui menaçait de venir l'attaquer. Il avait toujours pratiqué une politique de bonne entente avec l'Islam et comptait des amis parmi les émirs ; mais ses négociations actuelles frisaient la trahison.
    Le caractère de Raymond de Tripoli reste ténébreux. Deux hommes en qui nous pouvons avoir confiance, Guillaume de Tyr et Balian d'Ibelin sont de ses amis. L'archevêque l'admire sincèrement et en parle avec affection ; la chronique d'Ernoul, écrite par un écuyer de Balian d'Ibelin, le ménage autant que possible et témoigne de beaucoup de sympathie pour lui. Pourtant, il faut lui reconnaître une sorte d'inefficacité ; sa politique est négative, et il ne semble pas inspirer plus de confiance aux poulains que « le roi Guion » qui est incompétent mais au fond brave homme. Dans les circonstances où se trouvait la Terre sainte, Raymond commettait une faute très grave en mêlant les Sarrasins à une guerre civile. Les esprits modérés, tels que Balian d'Ibelin, Roger des Moulins, maître de l'Hôpital, et l'archevêque de Tyr se rendirent compte qu'une réconciliation s'imposait. Gui ne s'y refusa pas ; très faible de caractère, il prenait l'avis de tout le monde. Raymond de son côté devait la souhaiter. Balian d'Ibelin, et Roger des Moulins se chargèrent donc de la mission et persuadèrent Gérard de Ridfort de les accompagner. Ils comprenaient qu'il importait surtout de réconcilier ce dernier avec Raymond de Tripoli.
    Les émissaires partirent de Jérusalem le dernier jour d'avril 1187, avec une escorte de dix chevaliers de l'Hôpital. Mais lorsqu'il traversa son fief de Nablus, Balian s'arrêta pour y passer la journée et dit aux deux maîtres qu'il les rejoindrait au château de la Fève, la nuit suivante. Le sort de la Terre sainte se joua cette nuit-là et un simple hasard décida de sa perte. En parcourant la ville de Sabas, vers minuit, sur les traces de ses compagnons de route, Balian se rappela que le lendemain serait la fête des saint apôtres Philippe et Jacques ; et comme il désirait entendre la messe, il se détourna de son chemin pour aller frapper à la porte de l'évêché. Ce visiteur nocturne dut apporter un certain émoi ; on s'imagine les valets accourant, encore mal réveillés et l'évêque qui se lève en maugréant contre les chevaliers errants. Il s'habilla et vint tenir compagnie au seigneur d'Ibelin, qui causa avec lui jusqu'à ce que le guet annonçât le jour, et l'évêque envoya chercher son chapelain pour dire la messe.
    Balian reprit son chemin à l'aube avec ses sergents et ses écuyers. Quand il approcha du château de la Fève, sur la plaine d'Esdralon, le lendemain matin, il s'aperçut qu'un escadron de Templiers avait dressé ses tentes sous les murs du château ; mais les tentes étaient vides et le château abandonné. Son écuyer pénétra dans le donjon, monta aux étages et fouilla partout ; il ne trouva que deux hommes malades qui ne pouvaient rien lui dire.
    Balian, très inquiet, allait rebrousser chemin, quand un Templier survint huchant et criant, qui lui raconta quel désastre était arrivé.
    Saladin entreprenait une attaque sur la Palestine pour venger des caravanes égyptiennes pillées par les Francs en pleine trêve. Raymond, pris à son propre jeu, temporisa comme il put, mais il lui fallut permettre aux avant-gardes turques de faire une reconnaissance sur ses terres, à condition de se retirer au-delà du Jourdain le soir. Il fit proclamer la nouvelle dans tout son fief, en conseillant aux habitants de rester chez eux, car ils n'auraient rien à craindre des Sarrasins.
    Encore une fois, un hasard voulut que cette chevauchée eût lieu le 1er mai, et que les deux maîtres en eussent intelligence au château de la Fève. Le maréchal du Temple, Jacques de Mailly, se trouvait au casal de Kakoun, à sept ou huit kilomètres de distance, avec quatre-vingt-dix chevaliers du couvent, et Gérard lui « envoya battant » ses ordres, « que tantôt qu'il aurait vu son commandement montassent et vinssent à lui. » Le couvent arriva à minuit et logea devant le château. Le lendemain à l'aube, les deux maîtres avec les cent chevaliers du Temple et de l'Hôpital passèrent par Nazareth où ils rassemblèrent encore quarante chevaliers séculiers, et s'avancèrent jusqu'à la Fontaine de Cresson... Sept mille Mameluks abreuvaient leurs chevaux au bercail.
    Les chevaliers, qui débouchaient sur les hauteurs, avaient l'avantage du terrain, et le temps de considérer ce qu'il fallait faire. Gérard de Ridfort aurait chargé les infidèles aveuglément et sans hésiter, mais l'écart de nombre était tel que le maître de l'Hôpital et le maréchal du Temple lui conseillèrent la retraite. Se retenant d'insulter Roger des Moulins, Gérard se tourna contre Jacques de Mailly : « Vous parlez comme un homme qui voudrait fuir ; trop aimez-vous cette tête blonde que si bien la voudrez garder. Je mourrai face à l'ennemi comme un homme de bien, lui répondit frère Jacques. C'est vous qui tournerez bride comme un traître. » Il disait vrai ; à la fin de la bataille, seuls trois Templiers s'échappèrent, dont l'un fut Gérard de Ridfort, Lui tierce de chevaliers.
    Jacques de Mailly aux cheveux blonds, portant une armure blanchie et monté sur un cheval blanc, combattit avec un courage admirable, fauchant comme blé ses ennemis tout autour de lui. Il refusa de se rendre, malgré les instances de ses adversaires et tomba transpercé de flèches d'arbalète.
    Gérard s'enfuit à bride abattue jusqu'à Nazareth, où Balian le rejoignit. Nous ne savons pas quelles réflexions, quels reproches le seigneur d'Ibelin adressa au maître. Le lendemain ils partirent ensemble pour Tibériade, mais les blessures et peut-être la honte de Gérard furent trop cuisantes ; il s'arrêta en route, laissant son compagnon continuer sans lui. A Tibériade, Balian trouva le comte de Tripoli au désespoir ; les Turcs étaient passés à côté du château, leurs lances ornées des têtes des Templiers.
    Raymond rentra à Jérusalem se réconcilier avec le roi, qui le reçut très amicalement. Gui servait sans cesse de cible « ou d'instrument » à la haine des autres, mais personnellement il ne gardait jamais rancune. On décida de rassembler le ban et l'arrière-ban du Royaume, et de mener toute la chevalerie de la Terre sainte contre le sultan.

    Début de la bataille de Tibériade et de la défaite de Hattin
    Les Templiers se donnèrent joyeusement à la préparation de la guerre ; ils brûlaient de venger leurs morts du 1er mai. Gérard versa à Lusignan le trésor déposé à la banque du Temple par Henri II et destiné à défrayer une croisade anglaise, cette croisade qu'on attendait toujours. Les plus optimistes parmi eux ont pu croire que tout allait bien. Le roi devenait leur obligé pour la vie ; le comte de Tripoli s'était rendu à merci ; la plus belle armée qu'on eût vue en Terre sainte et la mieux équipée dressait ses tentes autour de la fontaine de Séphorie en Galilée. Le patriarche montrait un visage plus soucieux ; à la veille du départ il se déclara malade, et confia aux Templiers la Sainte Croix, au lieu de la porter lui-même au-devant des infidèles.
    Tous les seigneurs de la Terre se rassemblèrent au rendez-vous : Raymond avec ses quatre beaux-fils, Hugues, Guillaume, Odon et Raoul ; Balian d'Ibelin et Renaud de Sidon, Renaud de Châtillon et le jeune Honfroi de Toron, mari de la petite Isabelle. Les Hospitaliers arrivèrent sous la conduite de leur nouveau maître. Le couvent du Temple, fort de deux cent cinquante chevaliers d'élite « les pertes subies à Cresson laissaient des vides dans leurs rangs » s'augmentait des escadrons de frères sergents, de sergents à solde et de turcopoles. Ils avaient laissé en place les garnissons de Safet, de Tortose et de Gaza, mais à Jérusalem la « Maison chêvetaine » était vide.
    L'armée chrétienne se trouvait à peine rassemblée lorsqu'on apprit que Saladin assiégeait en personne le château de Tibériade, que défendait la vaillante princesse Eschive en l'absence de son mari et de ses fils.
    Dans un conseil de guerre convoqué sous la tente du roi, Hugues de Tibériade, l'aîné des beaux-fils du comte, prit la parole pour supplier avec des larmes qu'on portât secours à sa mère. Ce fut Raymond lui-même qui s'y opposa. « Tabarie est à moi, dit-il, ainsi que ma femme et mes biens, et nul ne perdrait autant que moi si elle est perdue. Et s'ils prennent ma femme et mes hommes et mon bien, et s'ils abattent ma cité, je les recouvrerai quand je pourrai, et je rebâtirai ma cité quand je pourrai, car j'aime mieux que Tabarie soit abattue, plutôt que voir toute la Terre perdue. » Et il évoqua le danger qu'il y aurait à avancer dans les collines arides, sans eau ni ombre, qui séparaient l'armée franque de la mer de Génésareth. On était à la veille de « Saint-Martin le Bouillant, le 4 juillet » et le pays se desséchait sous un ciel torride.
    Les barons et le roi se laissèrent toucher par tant d'abnégation. Seul le maître du Temple demeurait irréductible. « Je vois le poil du loup », ricana-t-il. Le conseil néanmoins adopta l'avis du comte et se décida à attendre l'attaque de Saladin auprès des eaux-vives de Séphorie.
    Mais à minuit, lorsque Lusignan se trouva seul dans sa tente, le maître du Temple pénétra chez lui et s'écria : Sire, croyez-vous ce traître qui tel conseil vous a donné ? C'est pour vous honnir qu'il vous l'a donné. Car grande honte aurez-vous et grands reproches... si vous laissez à six lieues près de vous prendre une cité... Et sachez bien pour voire que les Templiers mettraient leurs blancs manteaux jus [les déposeraient] et vendraient et engageraient tous ce qu'ils ont, que la honte ne fut vengée que les Sarrasins nous ont fait. Allez, dit-il, faites crier par l'ost qu'ils s'arment tous et vont chacun en sa bataille [division], et suivent le gonfanon de la Sainte Croix.
    Gui eut la faiblesse de l'écouter et donna l'ordre de plier bagage et de se mettre en route au milieu de la nuit. L'étonnement, la confusion qui suivit ce revirement inattendu ne furent pas dissipés par le refus du roi de s'expliquer aux barons accourus à sa tente. Mais déjà la nuit était pleine de présages. On disait que les chevaux refusaient de boire, qu'une vieille sorcière faisait le tour du camp en y jetant des maléfices.
    Les croisés se mirent en marche avant l'aube. Ils avancèrent vers l'est par une longue vallée aride qui montait entre des collines plus arides encore, jusqu'aux « Cornes de Hattin » ; sur l'autre versant, la route redescendait aux bords du lac de Tibériade. La distance à franchir n'était pas grande « une vingtaine de kilomètres de Séphorie à Tibériade » mais la longue caravane traînait au pas des piétons.
    Raymond et ses beaux-fils commandaient à l'avant, comme seigneurs du fief. Le roi les suivait avec le gros de l'armée. Les Templiers fermaient la marche. Les troupes légères de Saladin ne tardèrent pas à repérer la colonne chrétienne, trahie dès le lever du soleil par l'éclat des caparaçons de fer, et les Sarrasins la harcelèrent toute la journée par des attaques brusques et des traits d'arbalète lancés par des cavaliers au galop. Les Francs et leurs chevaux mouraient de soif et de chaleur sous un soleil implacable.
    Les Turcs employèrent leur stratégie accoutumée, concentrant leurs assauts sur l'arrière-garde de l'armée et visant les chevaux autant que les hommes. Les Templiers et leurs montures succombaient sous des flèches décochées par des adversaires beaucoup plus rapides et qu'ils ne pouvaient atteindre. La seule espérance eût été de dépasser Hattin et de déboucher sur le lac. Mais vers le soir, « soit que Gérard de Ridfort envoyât dire au roi que ses chevaliers n'en pouvaient plus, soit que le comte de Tripoli lui conseillât de s'arrêter au casal de Marescalcia où l'on trouverait de l'eau » Gui fit halte.
    Au casal, les puits étaient à sec. Les Sarrasins approchaient, cernant les Francs de si près qu'un chat n'aurait pu s'échapper de l'ost sans être vu. Lorsque la tombée de la nuit apporta un peu de fraîcheur, ils mirent feu aux broussailles autour du village, et les chrétiens étouffèrent sous l'acre fumée. Cette nuit-là, un Templier enfouit la Sainte Croix dans les sables pour la soustraire aux mains infidèles.
    Le lendemain à l'aube, des sergents à pied, mourant de soif, s'enfuirent vers la montagne à la recherche de sources et les chevaliers formèrent leurs escadrons pour livrer bataille. Raymond et ses beaux-fils fournirent la pointe en attaquant à la tête des troupes de Galilée. Mais lorsque les Turcs ouvrirent leurs rangs pour les laisser passer ? tactique habituelle des troupes légères musulmanes « le comte et ses hommes s'enfuirent jusqu'à la côte. »
    Tous les autres tombèrent aux mains de Saladin, qui les reçut avec une courtoisie exquise. Il fit exception, cependant, pour Renaud de Châtillon, pillard des caravanes, et les frères du Temple et de l'Hôpital, que le sultan considérait comme les ennemis jurés de l'Islam. Châtillon eut tout de suite la tête tranchée, peut-être par Saladin lui-même. On livra les moines-soldats aux derviches et aux ulémas, bourreaux malhabiles, qui martyrisèrent chacun des chevaliers attachés au poteau. Avant le supplice, le sultan leur offrait la vie, à condition de « lever le doigt et crier la Loi », « se faire musulmans. » Sur deux cent trente Templiers, pas un ne faiblit (7). Pour une raison inconnue on épargna Gérard de Ridfort...

    Prise de Jérusalem par Saladin
    Il ne demeurait plus de chevaliers pour la défense de la Ville sainte. Le patriarche, réveillé enfin de sa vie d'intrigue et de luxure, organisa la résistance au moyen des bourgeois, des vieillards et des enfants dont les pères étaient prisonniers. Quand Balian d'Ibelin se présenta dans la cité, avec un sauf-conduit du sultan, pour assurer la sécurité de sa femme et de ses enfants, la foule en larmes réclama sa présence, et il trahit sa parole pour prendre le commandement de la place ; Saladin comprit et l'excusa.
    Ce fut encore Balian qui traita la reddition de la ville après quelques semaines de siège. Elle était pleine de menues gens et d'enfants venus se réfugier des villages avoisinants. A force de démarches, Balian obtint que la cité ne serait pas mise à sac. « Il fut convenu, écrit Ibn Alathyr, témoin des événements, ... que chaque homme de la ville, riche ou pauvre, paierait pour sa rançon dix pièces d'or, les femmes cinq, et les enfants de l'un ou l'autre sexe, deux. Un délai de quarante jours fut accordé pour le paiement de ce tribut. Passé ce temps, tous ceux qui ne se seraient pas acquittés seraient considérés comme esclaves. Au contraire, en payant le tribut, on était, sur-le-champ, libre et l'on pouvait se retirer où l'on voudrait » (8). Saladin permit même aux habitants d'emporter leurs biens.
    A l'égard des pauvres, le sultan exigea une rançon collective de trente mille pièces d'or pour sept mille personnes. L'Hôpital versa cette somme sur des fonds anglais déposés dans ses coffres-forts. C'était la contrepartie de la subvention payée à Lusignan par le Temple pour équiper l'armée perdue à Hattin.
    Mais les pauvres se trouvaient beaucoup plus nombreux.
    Donc vint le patriarche et Balian, si mandèrent les Templiers et les Hospitaliers, et les bourgeois, et leur prièrent pour Dieu d'aider les pauvres gens qui étaient en Jérusalem demeurés. Ils y aidèrent, et les Templiers et les Hospitaliers aussi donnèrent, mais n'y donnèrent pas tant comme ils dussent... Car ils n'avaient mie peur que l'on leur tollît à force, puisque Saladin les avait assurés. Que s'ils cuidassent que l'en leur en dût faire force, ils eussent plus donné qu'ils ne donnèrent.
    Dans un accès de générosité, Saladin et son frère relâchèrent un grand nombre de pauvres sans rançon ; il en resta néanmoins onze mille qui ne furent ni rançonnés ni libérés.
    Avec le concours du sultan, on divisa les réfugiés en trois bandes, la première menée par les Templiers, la deuxième par les Hospitaliers, et la troisième par Balian et le patriarche. Saladin fit escorter chaque groupe de cinquante cavaliers sarrasins jusqu'à Tripoli. Il se montra plus généreux que le comte Raymond, qui ferma les portes de sa ville aux rescapés de Jérusalem et laissa ses hommes d'armes piller les biens que les Sarrasins avaient épargnés.

    Les erreurs et les responsabilités des Templiers
    Si les Templiers ne versèrent pas assez librement leur trésor pour la rançon des pauvres, leur faute peut s'expliquer, sinon s'excuser, par la situation interne du couvent. Le maître était prisonnier, tous les chevaliers morts. Il ne restait plus à la tête des affaires qu'un certain frère Thierry, qui échappa à la bataille, et qui s'intitule le plus pauvre de tous les frères de la très pauvre Maison du Temple, qu'on dit grand commandeur. Ce rang ne lui donnait aucun pouvoir, selon la Règle, sauf de tenir conseil sur aucune chose qui arriverait en la Terre sainte avant le retour du maître, et de distribuer les armes. Par contre, il risquait d'être ignominieusement chassé de l'Ordre, comme le plus humble des frères, s'il dissipait en quoi que ce fût les biens de la Maison ou les richesses commises à sa garde. Thierry n'eut pas le courage d'enfreindre la Règle, et ne trouva pas le moyen de la contourner. Plus tard, lorsqu'il s'agira de la rançon de Saint Louis, un autre grand bailli saura montrer plus d'imagination.
    A Thierry revint le pénible devoir d'annoncer le désastre aux frères de l'Occident et de réclamer des renforts pour le couvent anéanti. Il pleure deux cent trente chevaliers tués à Hattin, et soixante autres morts à Cresson. Lorsqu'il écrivait, Jérusalem, Ascalon, Tyr et Baruth résistaient encore, mais « les Turcs se répandaient comme des fourmis sur la Terre sainte. »
    Thierry ne parle pas des trois châteaux des Templiers, Safet, Tortose, Gaza ; il est probable qu'il n'en savait rien. Safet sera vite pris d'assaut. Tortose résistera victorieusement jusqu'au bout. Les chevaliers tiendront bon à Gaza pendant plusieurs mois ; c'est Gérard de Ridfort qui leur ordonnera de rendre les armes, condition de sa propre libération. On peut dire, pour l'excuser, que le château isolé au milieu du pays devait fatalement succomber à plus ou moins longue échéance ; mais sa reddition nuisit encore à la réputation des Templiers.
    L'Ordre pouvait refaire ses forces matérielles. Mais par son orgueil et sa folie, Gérard de Ridfort venait de donner un coup presque mortel à l'honneur du Temple. Désormais les manteaux blancs ne seront pas sans tache, et les chevaliers se verront livrés aux reproches et aux soupçons dont les chroniqueurs ne tariront plus.

    Notes
    4. — Guillaume Tyr, Livre XX, chapitre XXXII, page 997-999.
    5. — L'Art de vérifier Les dates. Books Google
    — Obituaire du Temple de Reims pour le jour. Suite
    6. — Léonard, Suite
    7. — Bullaire manuscrit du Temple, tome 1, page 406
    — Clément III, 4 mars 1188, Quamvis Omne Tempore.
    8. — Recueil des Historiens des Croisades, Occidentaux, tome II.
    — Estoire d'Eracles, Livre XXIII, chapitre LXI, page 93 et note.

    Sources: Marion Melville - La Vie des Templiers — Gallimard, Paris 1951. Librairie

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