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Interrogatoires des Frères du Temple

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    7. — Complément d'Information

    Vaille que vaille, la Commission reprit donc ses travaux, errant d'un local à l'autre, là où l'on voulait bien d'elle. Elle allait siéger, sans discontinuer cette fois, du 18 décembre 1310 au 5 juin 1311, et ouïr encore un bon nombre de témoins, pour le mieux et pour le pis. Dans ces fourrés, elle cheminait prudemment. Et l'étonnant est bien qu'en dépit du coup de force perpétré par Mgr l'Archevêque de Sens et son synode, il se fût encore trouvé des Templiers pour accepter le risque de ne point trop accabler l'ordre, voire d'oser le défendre. La plupart des imputations, c'est un fait, s'effondraient l'une après l'autre, quels que pussent être les réticences feutrées des témoignages, leurs sous-entendus et les gestes évasifs dont on les assaisonnait. Dès le mois de janvier de cette année, la Commission abandonna l'inepte questionnaire, pour ne plus s'attacher qu'aux chefs principaux, les seuls troublants, de l'accusation ; quant aux autres, elle se contentait d'en résumer à grands traits la teneur, persuadée d'avance de l'inévitable dénégation. Un petit nombre d'énigmes irritantes subsistaient toutefois, celles que n'avaient pu résoudre les dépositions reçues parmi l'ambiance plus sereine qui avait précédé la suspension des séances : mystère de ces admissions clandestines de l'aube, du reniement, des crachats simples ou triples, voire du piétinement de la croix dont elles étaient, accompagnées ; recommandation par les précepteurs d'user, si l'on ressentait en soi quelque «  chaleur  » incoercible, de pratiques inavouables ; omission par les prêtres de l'ordre des paroles du Canon, «  per quae conficitur corpus Christi  » ; hétérodoxie et excès des pouvoirs disciplinaires du Maître séant en chapitre. Le lourd boulet que traînait l'ordre du Temple depuis ses accablants aveux et la boue de 1307 pouvait s'être allégé d'un ramassis de ragots populaires : un seul aveu précis, formel, apparemment sincère, et suffisamment général pour acquérir figure de preuve, l'alourdissait d'autant. Et tel était bien le drame dont la Commission devait s'employer désormais à démêler les nœuds.

    Reprise des Interrogatoires (88).

    Résumé de la déposition du Frère Etienne de Dijon

    Le frère Etienne de Dijon, interrogé le lundi avant la Noël, soit le 21 décembre, était originaire du diocèse de Langres (dont la ville de Dijon relevait), prêtre et précepteur du Temple de Dijon ; il était âgé, disait-il, de soixante-douze ans, et ne portait pas le manteau de l'ordre : «  Les gens du duc de Bourgogne me l'ont arraché quinze jours après mon arrestation, précisa-t-il.  » Il avait été reçu comme frère de l'ordre par le précepteur de Bure, Pierre de Sevrey, en la chapelle du Temple de «  Faverniacum  » (Fauvernay), dix-huit ans auparavant. Sur l'ordre du précepteur, il avait d'abord craché sur la croix, à contrecœur ; puis, en vertu de son serment d'obéissance, avait été requis de renier Dieu.
    — Sainte Vierge, s'était-il alors exclamé, comment oserais-je !
    — Il le faut, répondit le précepteur, vous m'avez juré l'obéissance.  »
    Le frère Etienne, alors, avait renié Dieu, de bouche et non de cœur ; il avoua aux Commissaires qu'il eût bien préféré être dehors, en liberté, dût-il en devenir manchot, que d'agir ainsi contre sa conscience.
    Parce qu'il était prêtre, on lui avait fait grâce des baisers impudiques, déclara-t-il, bien que ceux-ci fussent régle-mentaires, à ce qu'on lui assurait. Puis le précepteur lui dit que, lorsqu'il célébrerait la messe, il voulût bien omettre désormais quatre paroles du Canon. Le frère Guillaume de Beaune, qui se trouvait là et s'y entendait quelque peu en lettres, précisa qu'il s'agissait des mots : «  Hoc est enim Corpus meum.  » Le témoin répondit qu'il obéirait, mais se garda bien de les omettre en fait (89).


    Rétractation, par Jean de Pollencourt, d'une partie de sa déposition.

    Le témoin a été reçu au Temple de la Rozière, au diocèse d'Amiens. Interrogé le 8 janvier 1311, il affirme à plusieurs reprises qu'il ne veut pas revenir sur la déposition qu'il a passée naguère devant Mgr l'Evêque d'Amiens.
    Je persiste dans les aveux que j'ai faits, s'exclame-t-il d'emblée. J'ai avoué que j'avais renié Dieu lors de ma réception ! Oui, je l'ai avoué !

    Cependant, le témoin, livide, paraît frappé d'épouvante.

    Les Commissaires. Attention ! Dites bien la vérité pour le salut de votre âme, ce qui compte, ce ne sont pas vos aveux, s'ils ont été inexacts. Vous ne risquez rien à nous dire la vérité : nous garderons le secret, de même que les greffiers ici présents.

    Le témoin réfléchit, puis il déclare sous serment et au péril de son âme:
    Eh bien, non ! Je n'ai pas renié Dieu, ni Jésus, ni le Crucifié. Non, je n'ai pas baisé le Maître qui me recevait ni les autres assistants, sauf sur les lèvres ; personne ne m'en a requis. Je n'ai pas craché sur la croix, et personne ne m'en a requis davantage : reniement, baiser impur, on ne m'a rien demandé de tout ça.
    Oui, bien sûr, j'ai avoué par-devant l'Inquisiteur ; j'avais peur de la mort. Et le frère Gilles de «  Rontangi  » nous avait dit en pleurant, à la prison de Montreuil (diocèse d'Amiens), que nous perdrions la vie, si nous n'aidions pas à la ruine de l'ordre en reconnaissant le reniement de Dieu et le crachat sur la croix. Après, je m'en suis confessé à un frère Mineur que m'avait dépêché Mgr d'Amiens ; c'est à Monseigneur lui-même que j'aurais voulu me confesser; mais il me répondit qu'il ne pouvait m'entendre, qu'il avait à s'occuper des autres frères. Le moine me donna l'absolution, en me recommandant de ne plus faire de faux aveux.

    Or, le mardi qui suit cette audience, soit le 12 janvier 1311, le frère Jean revient, sur sa propre demande, devant la Commission. Il explique qu'il a menti dans sa déposition et qu'il s'est parjuré ; il demande grâce à genoux et les mains jointes.
    Les Commissaires, flairant quelque subornation, lui font prêter serment sur les saints Evangiles de dire la vérité.


    Les Commissaires. Vous êtes allé raconter à quelqu'un votre déposition, et l'on vous a induit à la rétracter ?
    Le frère Jean. Non. J'ai pensé que j'avais méfait, en mentant et en me parjurant. Alors, j'ai demandé aux gardiens et à Jean de Janville de me faire revenir devant vous, pour dire ce que j'avais omis.
    Je jure que, lors de ma réception, j'ai renié Dieu et craché sur une croix d'argent, au commandement de celui qui me recevait ; il m'avait dit que c'était le règlement ; je l'ai fait de bouche et non de cœur.
    Il me dit aussi que si l'un des frères voulait s'unir charnellement à moi et me le demandait, je devais le laisser faire : c'était le règlement.
    Il me dit que, selon le règlement, je devais l'embrasser par-derrière, sous la ceinture. Mais je ne m'exécutai pas, car il m'en fit grâce. Je crois que toutes ces erreurs avaient coins communément aux réceptions des Templiers ; cela, je l'ai appris depuis notre arrestation.
    Même si l'ordre devait survivre, je refuserais d'y rester, moi, car il est pervers.
    Exit le frère Jean, laissant la Commission perplexe.

    Importante déposition du Frère Géraud de Causse.

    Le frère Géraud de Causse, interrogé le mardi 12 janvier 1311, était un chevalier du diocèse de Rodez. Il ne portait pas le manteau de l'ordre, l'ayant abandonné, disait-il, au concile de la Province de Sens, en même temps que plusieurs autres frères ; ce même jour, il s'était fait couper la barbe. Il était âgé de quarante-huit ans environ. C'était un homme cultivé, «  in jure peritus.  »

    Je crois, déclare-t-il, qu'il y avait certains mauvais frères qui faisaient les réceptions de la manière dont je l'ai subie moi-même, et d'autres, les bons, qui procédaient autrement.
    Moi, j'ai été reçu dans l'ordre, il y aura douze ou treize ans à la prochaine Saint-Pierre et Saint-Paul (29 juin). C'était au Temple de Cahors, le matin après la grand'messe, sous la présidence de feu le frère Guigues Adémar, chevalier et précepteur de la Province, et en présence du frère Raymond de la Côte, prêtre, Raymond Robert, qui était à l'époque précepteur du «  Bastit (?)  », Pierre, précepteur du Temple de Cahors, dont j'ignore le nom, et de quelques sergents au service du frère Guigues ; je n'ai plus leurs noms présents à la mémoire. Il y avait là également les frères Ger. Barasci et Bertrand de Longeval, chevaliers, qui furent reçus en même temps que moi de la manière suivante. L'un et l'autre avaient été faits chevaliers cinq jours auparavant; moi, le jour même. Nous nous trouvions dans une pièce attenant à la chapelle du Temple, quand survinrent le frère Raymond Robert et un autre, chevalier, je crois, que je ne connaissais pas. Ils nous dirent :
    — Requérez-vous d'être admis dans l'ordre du Temple et associés à ses bénéfices spirituels et temporels ?
    — Oui, répondîmes-nous.
    — C'est une grande chose que vous demandez là ! Vous ne connaissez pas les préceptes les plus rigoureux de notre ordre... Vous nous voyez de l'extérieur, bien vêtus, bien équipés et de belle apparence, mais vous ne pouvez connaître l'austérité de nos règlements. Souhaiteriez-vous de rester par-deçà la mer ? vous irez outre-mer, et inversement. Voudrez-vous dormir ? il vous faudra veiller. Manger ? vous aurez à endurer la faim... Etes-vous prêts à supporter tout cela pour l'honneur de Dieu et le salut de vos âmes ?
    — Oui, s'il plaît à Dieu.
    — Nous vous demanderons donc si vous êtes libres de certaines contingences. «  Primo  »:
    croyez-vous bien à la foi catholique selon l'Eglise Romaine ? Etes-vous consacrés par le sacrement de l'ordre ou liés par les liens du mariage, astreints par quelque vœu à entrer dans une autre «  religion  » ? Nés de race chevalière et de légitime mariage ? Avez-vous été excommuniés pour faute personnelle ou par la faute d'autrui ? Avez-vous fait promesse ou cadeau à quelque frère de l'ordre du Temple ou à d'autres pour y être admis ?
    Souffrez-vous d'une infirmité secrète qui vous rende inapte au service domestique et à l'exercice des armes ? Vous êtes-vous obligés, pour vous-mêmes ou pour d'autres, de manière telle que vous ne puissiez-vous libérer sans faire appel aux biens de l'ordre ?
    — Nous sommes bons chrétiens, libres, nobles, physique-ment aptes, nés de mariages légitimes ; il n'existe en nous aucun de ces empêchements.
    — Alors, tournez-vous vers la chapelle, et priez Dieu, la Bienheureuse Vierge et tous les Saints que si votre admission vous est inspirée par le salut de vos âmes, l'honneur de vos personnes et de vos amis, Dieu daigne exaucer votre prière et votre intention.
    Nous obéîmes. Les deux frères se retirèrent, afin, je pense, de rendre compte au frère Guigues de nos réponses. Quelques instants plus tard, ils revinrent, et de nouveau nous demandèrent :
    — Avez-vous bien réfléchi ? Persistez-vous dans votre intention ?
    — Oui, répondîmes-nous. Alors, ils repartirent, toujours pour rendre compte, je pense. A leur retour, ils nous firent ôter de nos têtes nos capuchons et nos coiffes, et nous dirent de nous présenter, mains jointes, devant le frère Guigues, de nous agenouiller devant lui, et de lui faire la requête suivante : «  Messire, nous venons à vous et à vos frères qui sont avec vous ; nous requérons d'être admis dans l'ordre et de participer à ses bénéfices spirituels et temporels ; nous voulons être à jamais serfs et esclaves de l'ordre et abandonner notre vouloir propre pour celui d'autrui.  »
    — C'est une grande chose que vous demandez là, répondit le frère Guigues, en répétant les paroles qu'avaient prononcées les deux autres. Et comme nous jurions devant lui, sur un livre, que nous ne pâtissions d'aucun des empêchements ci-dessus énumérés, il nous dit :
    — Entendez bien ce que nous allons vous dire ; quant à vous, vous jurez et promettez à Dieu et à Notre-Dame de toujours obéir au Maître du Temple, comme à n'importe lequel de vos Supérieurs dans l'ordre ; d'observer la chasteté, les bons us et coutumes de l'ordre, la pauvreté personnelle (sauf autorisation de votre Supérieur) ; de toujours, selon votre pouvoir, aider à la conservation des terres acquises du royaume de Jérusalem, et à la conquête de celles qui ne le sont pas encore ; de ne jamais vous trouver en occasion telle que, par votre faute, un Chrétien ou une Chrétienne soient tués ou injustement dépouillés de leur patrimoine ; si des biens du Temple vous sont confiés, de rendre d'eux un compte sincère et loyal au bénéfice de la Terre Sainte ; de ne point abandonner votre «  religion  » pour une meilleure ou une pire sans le congé de votre Supérieur.  »
    Nous prêtâmes serment, et il dit encore :
    — Nous vous admettons, vous, votre père et votre mère, avec ceux de vos amis que vous en aurez estimés dignes, aux bienfaits spirituels de l'ordre, tels qu'ils existent depuis ses origines et existeront jusqu'à la fin.
    Après quoi, il nous revêtit du manteau, cependant que le frère Raymond de la Côte, qui était prêtre, chantait le psaume : «  Ecce quam bonum et quam jocundum habitare fratres in unum  », avec les versets : «  Mitte eis auxilium de Sancto, et nichil proficiat inimicus in eis  » (90), et l'oraison : «  Deus, qui corda fidelium...  »
    Alors, nous relevant de la main, le Maître nous baisa sur la bouche, et pareillement, si je me rappelle bien, le prêtre et toute l'assistance des chevaliers. Puis il alla s'asseoir et nous fit asseoir nous-mêmes à ses pieds ; les autres frères en firent autant, et il nous adressa cette homélie :
    — Heureux devez-vous être, car le Seigneur vous a conduits à cette si noble religion qu'est le Temple ! Prenez garde de ne point commettre quelque méfait qui vous en prive, car ce serait le déplaisir de Dieu. Il existe des cas qui entraînent la radiation de l'ordre, d'autres la perte de l'habit, d'autres des peines diverses : pour certains, je vous les exposerai moi-même, car je les ai présents à l'esprit ; quant au reste, vous les demanderez aux frères de l'ordre. Entre autres, vous serez chassé de la maison si c'est par simonie que vous y êtes entré ; si vous révélez à quiconque, frère ou non frère, les secrets des chapitres auxquels vous aurez pris part ; si vous êtes convaincu d'avoir assassiné un chrétien ou une chrétienne — et ce crime-là vous vaudra la prison perpétuelle ; si vous êtes convaincu de brigandages, tels que sortir des commanderies autrement que par la porte ou posséder des contre-clefs, ou bien du crime de sodomie 91, qui vous vaudra la prison perpétuelle ; si vous vous mettez à deux, trois ou plusieurs, pour dénoncer à tort l'un de vos frères et en êtes convaincu par vos aveux, non moins que par deux membres au moins de l'ordre ou par ses «  donnés  » ; si vous désertez chez les Sarrasins avec vœu de demeurer parmi eux (et même au cas où vous reviendriez ensuite et en feriez pénitence) ; si vous êtes convaincu de ne pas croire en la foi catholique ainsi qu'il est convenable ; si, étant sous les armes, vous prenez la fuite devant les ennemis de la foi, après avoir abandonné votre bannière ou votre capitaine; si vous vous faites promouvoir aux ordres sacrés sans le congé de vos Supérieurs.
    Quant à l'habit de religion, vous le perdrez, si vous refusez d'obéir à vos Supérieurs et vous rebellez contre eux : au cas où vous persisteriez dans la rébellion, on vous jetterait aux fers ; de même, vous perdrez l'habit si vous frappez méchamment l'un de vos frères jusqu'à le faire trébucher : au cas où il y aurait effusion de sang, vous pourrez être mis en prison ; si vous frappez un Chrétien, une Chrétienne avec une pierre, un bâton ou un morceau de fer quelconque, de telle manière qu'un coup suffise à les mutiler ou blesser gravement ; si vous vous unissez à une femme par les liens de la chair, ou avez été trouvé avec elle en un heu suspect ; si vous formulez contre d'autres frères une accusation susceptible de leur faire perdre l'habit et que vous ne soyez pas en mesure de fournir la preuve ; si vous vous imputez mensongèrement à vous-mêmes des forfaits qui entraîneraient votre expulsion de l'ordre ; si vous dites à d'autres frères, par exemple sous le coup de la colère, que vous allez passer chez les Sarrasins (et même si vous ne le faites pas) ; si, en campagne, chargé de la bannière, vous combattez avec elle sans le congé de vos Supérieurs et que d'autres vous suivent ; si vous en abandonnez la garde et que dommage s'ensuive, vous pourrez être jeté en prison ; si vous montez à l'attaque sans ordre de votre capitaine, à moins qu'il ne s'agisse de porter secours à un chrétien ou à une chrétienne ; si vous recevez indûment l'argent d'autrui, et frustrez les seigneurs temporels des péages qui leur reviennent; si vous leur refusez de même le cens ou des services auxquels vous seriez tenu ; si vous refusez l'hospitalité à un frère de passage dans votre maison ; si vous admettez quelqu'un dans l'ordre sans l'autorité et la présence du chapitre ou de vos Supérieurs, ou bien si vous procédez à cette admission autrement qu'il n'est dû ; si vous recevez dans l'ordre un non-noble ; si vous ouvrez une lettre que le Maître destinait à d'autres, et brisez son sceau par malice ; si, de même, vous brisez la serrure ou fermeture des sacs dans lesquels on transporte l'argent ou autre, et s'il s'ensuit quelque dommage, vous serez tenu pour coupable de brigandage ; si vous faites donation de biens de l'ordre qui ne vous ont pas été confiés, ou que vous dissipiez ceux dont vous avez la garde, ou encore en prêtiez dans des conditions telles qu'ils risquent d'être perdus, ou enfin que vous fassiez don d'une bête quelconque apparte-nant à l'ordre, chien et chat exceptés, sans en avoir le droit ; si, en chassant, vous perdez une monture ou portez un préjudice quelconque à l'ordre ; si, en voulant éprouver une arme sans le congé de vos supérieurs, vous la brisez ; si vous portez à votre maison un dommage supérieur à quatre deniers.
    Si, dans l'intention d'abandonner l'ordre, vous découchez une nuit seulement, ou, dans tout autre cas, deux nuits et plus, vous ne pourrez recouvrer votre habit avant un an ; de même, si, devant vos frères et sous le coup de la colère, vous faites fi de votre habit et, sourd aux prières, exhortations et requêtes des assistants, refusez de le reprendre immédiatement ; ou bien encore si, à un frère qui jette son manteau par terre et refuse de le reprendre, vous le lui remettez sur le cou à la prière, ou à la requête des assistants (92) ; dans ces trois derniers cas, vous ne pourrez recouvrer l'habit avant un délai d'un an ; dans les autres, la reprise d'habit sera laissée à la discrétion du Maître et des frères de l'ordre.  »
    Le précepteur qui nous recevait nous dit encore qu'il nous apprendrait comment nous devrions nous comporter à l'église et à table.
    — Quand on sonnera pour les Matines, vous vous lèverez, et en entrant dans l'église, avec componction, vous direz vingt-huit «  Pater Noster  », quatorze pour les Heures du Jour et quatorze pour celles de Notre-Dame; vous garderez le silence du moment où vous serez levés jusqu'après Prime ; pour chaque Heure du Jour, vous devrez dire quatorze «  Pater Noster  » : sept pour les Heures du Jour et sept pour celles de Notre-Dame, et vous assisterez, là où faire se peut, à l'église, aux offices de Matines, Prime, Tierce, Midi93 et la messe ; dès que sonnera la cloche, vous devrez venir à table ; s'il se trouve parmi vous un frère prêtre, vous attendrez avant de vous asseoir qu'il ait prononcé la bénédiction, et chacun des frères n'en dira pas moins un «  Pater Noster  » ; avant de vous asseoir encore, vous vérifierez qu'il y a bien sur la table le pain et le sel, le vin, et là où il n'y aurait pas de vin, l'eau ; vous parlerez peu à table ; après le repas, vous retournerez à l'église, si elle ne se trouve pas loin de là, afin de rendre grâces : ce que le prêtre fait en disant les oraisons et le psaume Miserere mei, et les frères, un Pater Noster. Si l'église manque ou qu'elle soit trop loin, on fait cela au réfectoire ou dans la maison elle-même où l'on se trouve : debout, pas assis. Quand on sonnera None, vous rentrerez à l'église, et direz quatorze «  Pater Noster  » ; dix-huit pour les Vêpres. Toutefois, vous ne serez pas tenus de réciter le nombre convenu de «  Pater Noster  » pour chacune des Heures, si vous participez à l'office célébré en l'église : la chose est laissée à votre gré ; mais vous commencerez chacune des Heures par un «  Pater Noster  » remplaçant les Heures de Notre-Dame. Pour Complies seulement, on dit ces «  Pater Noster  » à la fin, signifiant par-là, nous disait le précepteur, qu'en l'honneur de Notre-Dame avait été le commencement de notre ordre, et qu'en Son honneur serait sa fin, quand il plairait à Dieu que ce fût. Chaque jour, avant le repas, vous direz soixante «  Pater Noster  », trente pour les vivants, afin que Dieu les guide à une bonne fin, et leur assure le salut, et trente pour les défunts ; ce sont là, nous dit le précepteur, règlements généraux de l'ordre. A la collation que vous prendrez avant Complies, vous devrez vous comporter comme au repas principal ; vous visiterez vos chevaux, et en campagne, inspecterez les harnais, puis vous irez vous coucher, avec draps et chausses de lin ; vous vous ceindrez de cordes, en signe de vie chaste et de mortification de la chair (91) ; la nuit, vous garderez de la lumière là où vous coucherez, afin que l'ennemi ne profite pas de l'obscurité pour vous inciter au mal ; de même à l'écurie, si vous le pouvez.
    Il vous est interdit de devenir compères (95) d'avoir des femmes à votre service personnel, sauf en cas de maladie, où d'autres serviteurs viendraient à manquer : mais il vous faudra l'autorisation de votre Supérieur. Vous n'embrasserez aucune femme, même de votre sang 96. Vous ne direz rien de malhonnête à personne, ne rapporterez pas de propos grivois, ne jurerez pas le nom de Dieu : toutes convenances vous sont autorisées, et toutes inconvenances défendues.
    Il nous dit encore : «  Allez, que Dieu fasse de vous des prud'hommes.  » Puis il s'en alla.
    Alors, quatre ou cinq frères sergents de l'ordre, qui étaient demeurés avec nous, fermèrent avec une barre ou un nœud la porte de la salle, et exhibèrent une croix de bois longue d'une main et demie ; je ne les avais point vus auparavant, et ne les revis plus par la suite, pour autant qu'il m'en souvienne. Sur la croix, il n'y avait, que je sache, aucune image du Crucifié. Ils nous dirent, en nous montrant la croix :
    «  Reniez Dieu !  »
    Nous, stupéfaits et terrifiés, nous refusâmes, bien sûr.
    «  Il le faut !  » (Et ils dégainèrent leurs épées.)
    Alors, sous le coup de la terreur, nous qui ne portions pas d'armes, nous reniâmes Dieu. Je le fis, de bouche et non de cœur ; les deux autres aussi, je pense.
    «  Crachez sur la croix  », nous ordonnèrent ensuite les sergents.
    Comme nous refusions, ils nous dirent qu'ils nous en faisaient grâce, à condition que nous le gardions pour nous et n'allions pas les dénoncer. Puis, l'un d'eux nous dit que, si nous ressentions quelque chaleur naturelle, nous pouvions toujours nous unir entre nous ; cela valait mieux, pour le bon renom de l'ordre, que d'aller chercher des femmes. Je dois dire que jamais je ne l'ai fait, n'y ai seulement songé, ni n'en fus requis ; jamais je n'ai entendu dire que personne de l'ordre eût commis pareil forfait, sauf trois dont j'ai oublié les noms, et qui furent, disait-on, mis en prison pour ce motif à Château-Pèlerin, au temps où le frère Thomas Bérard était Maître du Temple. Je l'ai vu écrit quelque part aussi.
    Les sergents se retirèrent aussitôt après, nous nous habillâmes et allâmes déjeuner ; le même jour, on nous répartit entre divers endroits.

    Les Commissaires. Y eut-il, lors de votre réception, d'autres pratiques déshonnêtes ?
    Le frère Géraud. Non.
    Les Commissaires. Ces sergents, agissaient-ils en toute connaissance de cause, sur l'ordre du précepteur lui-même ?
    Le frère Géraud. Je crois que oui ; d'eux-mêmes, jamais ils n'auraient osé. Un mois après, encore tout éprouvé, j'allai trouver Mgr Sicard, évêque de Cahors, en son château de Mercoeur, et lui confessai ces abominations ; il en fut stupéfait et me donna l'absolution, avec, comme pénitence, de porter par-dessus ma chemise, pour un temps déterminé, une cotte de fer ; de jeûner, certains jours, au pain et à l'eau ; de vouer à la rémission de mes péchés tout le bien que je pourrais faire ; enfin, de passer le plus tôt possible outre-mer. Tout cela, je l'ai accompli.
    Les Commissaires. Pourquoi ne l'avez-vous point révélé avant votre arrestation, et vous êtes-vous même, depuis lors, laissé torturer avant de faire ces révélations ?
    Le frère Géraud. J'avais peur de la mort. Je ne voyais pas comment je pourrais échapper à la main des Templiers. Quand nous fûmes tous arrêtés et qu'on m'interrogea, je ne pouvais croire encore que nous allions demeurer si longtemps prisonniers et que l'affaire prendrait de telles proportions. Si j'avais fait mes révélations avant d'être arrêté, jamais mes amis ni les autres ne m'auraient prêté foi, et c'est moi qu'on aurait soupçonné plutôt que l'ordre ; retournant dans le monde, je n'aurais pas eu de quoi y vivre honorablement, car mon frère aîné, de par ma volonté, avait hérité de tous nos biens paternels et maternels.

    Dans cet ordre du Temple, on observait d'autres usages contraires au droit écrit : dès le premier jour, on était tenu pour profès, astreint par serment à la profession, et l'on jurait également de ne pas quitter l'ordre : pratique contraire, ce me semble, au premier ou au deuxième chapitre de la Règle, selon lequel on devait avant tout lire aux postulants tous les chapitres de celle-ci, et vérifier, selon les enseignements de l'Apôtre, s'ils étaient bien animés de l'esprit de Dieu. Pour ma réception, non plus que pour les autres, que je sache, on ne le fit.

    Ce cérémonial de réception n'était pas moins contraire à un privilège apostolique, «  Omne datum optimum  », par lequel le pape concédait aux Templiers d'avoir des prêtres et des clercs qui ne soient animés que de bon esprit. En fait, on ne l'observait pas : prêtres et clercs étaient reçus exactement de la même manière, et sur-le-champ tenus pour profès. D'autres pratiques portaient préjudice à l'Eglise de Rome, celle par exemple de ne pouvoir en appeler d'aucune peine portée par l'ordre ; le Grand-Maître n'était pas confirmé par le Siège Apostolique, mais son élection à elle seule lui assurait plein droit d'exercice. D'autres enfin étaient contraires à la Règle elle-même : d'après elle, la justice contre les frères délinquants d'outre-mer devait être rendue selon le conseil du Patriarche de Jérusalem, de telle manière que la peine fût proportionnée à la faute. Or c'était plutôt le contraire. Le Maître et les Précepteurs des Provinces ne souffraient pas que les frères de l'ordre eussent par écrit et conservassent par-devers eux un exemplaire de la Règle ou des statuts postérieurs, sans leur congé. Il me semble que c'était là méfait et prétexte à soupçon : outre-mer, j'ai vu une fois ou deux le Maître actuel de l'ordre prier les frères qui détiendraient des livres se rapportant à la Règle, aux statuts et aux règlements de l'ordre, de les lui remettre ; j'ai ouï dire, et je le crois de même, que le Maître en faisait brûler certains, en rendait d'autres aux plus anciens de l'ordre, et gardait le reste pour lui. Ainsi, je lui remis un texte de Saint Bernard, par lequel le Saint Abbé prodiguait ses encouragements aux frères de l'ordre, et il me le rendit aussitôt ; les anciens disaient que les Maîtres Guillaume de Beaujeu et Thomas Bérard avaient agi de la même manière, et ils se rapportaient de l'un à l'autre que l'ordre n'avait pas fait son profit d'avoir eu en son sein des gens cultivés.

    Je me trouvais à Toulouse quand le frère Guigues reçut un prêtre, dont j'ignore le nom, comme frère de l'ordre. Cela se passait dans la grande salle du Temple ; on lui fit les mêmes exhortations que pour moi-même ; après quoi, certains frères de l'assistance, que je ne connaissais pas, prirent le prêtre à part, dans un coin de la salle, en tournant le dos aux autres ; j'ai l'impression qu'ils lui firent renier Dieu, mais ne remarquai pas s'il y avait une croix ; je pense que les choses se passèrent comme pour moi-même et les deux autres qui avaient été reçus en même temps que moi. Je ne me rappelle plus à quelle époque c'était.

    J'ai reçu moi-même le frère Raymond Bornarelli, sergent, de Gourdon (diocèse de Cahors), un an et demi avant notre arrestation. C'était dans une pièce du Temple du «  Bastre  » (Le Bastit), dont j'étais précepteur, en présence des frères Guillaume «  Fabri  », prêtre, Gaucelin de Saint-Jeoire, chevalier, Guillaume Labbé, chambrier de la maison, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Je n'y fis rien de mal, ni personne d'autre de par moi ; rien ne s'y passa d'illicite ou de déshonnête ; j'observai le cérémonial de ma propre réception, à ceci près qu'il n'y eut ni reniement, ni pratiques coupables du genre de celles que les sergents nous avaient ordonnées, et qui sont abominables, contraires à Dieu et à la nature.

    Six mois environ avant l'arrestation des Templiers, le frère Jean de Pronay, chevalier de Paris, fut reçu au Temple, dans une pièce près du cimetière, par le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de France ; Monseigneur le Roi de France se trouvait précisément au Temple. Rien ne se passa de déshonnête ; j'assistais à la cérémonie avec les frères Olivier de «  Penna  », chevalier et chambrier de Mgr le Pape, Guillaume d'Arblay, aumônier de Mgr le Roi, Thierry de Reims, sergent, et plusieurs autres dont les noms m'échappent. Cette réception se fit toutefois à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre.

    Les Commissaires. Aviez-vous à l'époque quelque soupçon quant au procès qui se préparait contre l'ordre ?
    Le frère Géraud. Les autres, je n'en sais rien. Moi, en tout cas, je n'en avais aucun.

    Suite de l'interrogatoire.

    5 à 15 (enseignements hérétiques, piétinement de la croix ; le chat). Je ne sais rien de plus que ce que je viens de dire, et ne crois pas qu'il y ait eu autre chose. Le Vendredi Saint, sans coiffes, capuchons ni souliers (97), les Templiers vénéraient dévotement la croix.

    16 et 17 (sacrements, autorité du Maître, baisers impudiques). Je crois que les prêtres de l'ordre confessaient normalement et que l'ensemble des frères croyait aux sacrements de l'Eglise. Moi, j'y ai toujours cru et continue d'y croire. Je ne sache pas que les laïcs aient pouvoir d'absoudre les péchés, mais bien au contraire : ils n'en ont pas reçu les clés. A la fin des chapitres, le Maître ou le président du chapitre se levait et, debout, de même que le prêtre qui l'assistait, devant le reste de l'assemblée à genoux qui attendait, mains jointes pour la prière, que le prêtre donnât l'absolution, il prononçait ces paroles : «  Frères : nous pouvons maintenant nous retirer ; la règle de notre chapitre est que le frère qui gérerait autrement qu'il n'est convenable les biens de la maison, les aumônes ou les dépenses n'aurait nulle part aux bénéfices de ce chapitre ni de l'ordre en général ; toutefois, de toutes les fautes que vous auriez omis de nous avouer «  par honte de la chair  »98 ou crainte de la justice de l'ordre, nous vous faisons la grâce qui est en notre pouvoir.  »

    Le Maître récitait ensuite les prières pour la paix, le Pape, les cardinaux et les autres prélats, l'Eglise, la Terre Sainte ; pour ceux qui sont en mer, les religieux, les Rois de France et d'Angleterre, nommément désignés, et pour tous les autres rois de la Chrétienté, afin que Dieu daignât leur accorder la paix, la concorde et la volonté de secourir rapidement la Terre Sainte ; pour leurs bienfaiteurs en pèlerinage99 ; pour leurs parents et les confrères de l'ordre vivants et défunts. Pour tous les autres fidèles décédés enfin. Il demandait à chacun des frères présents de dire une fois le Notre-Père. Il annonçait ensuite que le prêtre allait donner l'absolution, pour lui-même et pour toute l'assistance ; alors, il s'agenouillait comme les autres dans la posture de la prière, et le frère prêtre prenait la parole : «  Répétez ce que je vais dire : «  Confiteor Omnipotenti Deo  », etc.  », comme à l'église pour une confession générale ; chacun le répétait pour soi-même en se frappant la poitrine ; le prêtre disait alors, comme à l'église : «  Misereatur vestri, etc. Que le Dieu Tout-Puissant et Tout-Miséricordieux vous accorde l'absolution et la rémission de vos péchés.  » Après quoi, la séance était levée.

    Les Commissaires. Pensez-vous que les membres présents s'estimaient absous des péchés de la chair ou du même genre, dont ils auraient été incités à ne pas se confesser par les paroles du président du chapitre, un laïc ?
    Le frère Géraud. Les idiots ou les simples, oui, peut-être. Moi, sûrement pas ; cette absolution et cette forme de confession générale ne pouvaient nous absoudre des péchés mortels. Des baisers impudiques, je ne sais rien.

    32 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre, clandestinité des réceptions, etc.). Je crois que c'est exact.

    40 à 45 (crime sodomitique) ; 46 et les trente articles suivants. Le témoin n'a rien à ajouter à ses précédentes déclarations.

    73 à la fin. Voici seulement ce que je sais : nous ne pouvions sans congé nous confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre. Nos Supérieurs furent négligents en ne redressant pas ces déviations, et en ne les dénonçant pas à l'Eglise ; les inférieurs, eux, n'auraient jamais osé le faire, vu le péril de mort qu'ils eussent encouru. En certains endroits, les aumônes et l'hospitalité étaient décemment observées, et en d'autres, non. On nous recommandait de ne rien acquérir illicitement. Les chapitres se tenaient en secret ; avant les chapitres généraux, on célébrait la messe du Saint-Esprit, et un religieux faisait un sermon ; des perquisitions étaient opérées dans les locaux, afin qu'aucun étranger à l'ordre ne pût avoir connaissance des chapitres. Les ordonnances prises par le Maître et le Couvent outre-mer étaient observées par-deçà ; je ne pense pas qu'un homme encore vivant soit responsable des erreurs introduites dans l'ordre ; je crois que ç'a été l'origine de grands scandales. Quant aux pratiques déshonnêtes, elles étaient bien connues de quelques grands de l'ordre, mais pas de tous, et pas davantage hors de l'ordre. Je crois que le Grand-Maître et les autres ont reconnu ce que les lettres de Mgr le Pape disent qu'ils ont reconnu...

    Extraits de la déposition du Frère Raoul de Gisy.

    Précepteur des Temples de Lagny-le-Sec et de Sommereux (diocèse de Beauvais),
    Receveur de Champagne, interrogé le 15 janvier 1311.


    Le témoin déclare d'emblée qu'il n'entend pas revenir sur la déposition qu'il a faite par-devant Mgr l'Evêque de Paris, qui a procédé à sa réconciliation canonique. Il confirme, en donnant quelques détails complémentaires, celle qu'avait de même recueillie de sa bouche, le 9 novembre 1307, Mgr l'Inquisiteur de France 10º. Il a présidé, pour sa part, à un certain nombre de réceptions de frères Templiers, en observant le même cérémonial, «  car il devait ainsi procéder selon les règlements de l'ordre, mais bien à contrecœur. Après la réception, il prenait à part le nouveau profès pour lui dire de se garder de commettre le péché de chair avec un autre, encore qu'il vînt de lui dire le contraire  ». Il a assisté à d'autres réceptions, présidées par les frères Hugues de Pairaud et Géraud de Villiers, Précepteur de France ; il a l'impression que ces fâcheux usages, qu'il a partout pu constater, ne pouvaient être modifiés sans le congé du Grand-Maître et du Couvent d'outre-mer.

    Réponse fournie aux articles 46 à 57 concernant les idoles. J'ai assisté, à Paris, à un chapitre général qu'y tenait le frère Géraud de Villiers, il y aura neuf ou dix ans après la Saint-Pierre et Saint-Paul prochaine ; à la fin du chapitre, au moment de l'agenouillement des frères, un sergent, qui demeurait avec le frère Géraud, alors Précepteur de France, et qui devait être, si je ne m'abuse, le frère Hugues de Besançon, apporta une espèce d'idole en forme de tête, et l'installa sur un banc à côté de l'endroit où se trouvait le frère Géraud ; ayant jeté les yeux sur elle, j'en fus à ce point épouvanté que je ne savais plus où j'étais ; je baissai la tête et sortis tout de suite, sans attendre l'absolution : si bien que je ne sais pas ce qui a pu se passer alors.

    Les Commissaires. A quoi ressemblait-elle, cette idole ?
    Le frère Raoul. Je n'en sais rien du tout. J'étais tellement effrayé que je ne pus observer son visage ni la matière dont elle était faite !
    Les Commissaires. En aviez-vous entendu parler auparavant dans l'ordre ?
    Le frère Raoul. Non.
    Les Commissaires. Pensez-vous que cette tête soit bonne ou méchante chose ?
    Le frère Raoul. Méchante, méchante, certainement.
    Les Commissaires. Quand vous avez quitté le chapitre, comment se fait-il que personne ne vous ait fait d'observations ?
    Le frère Raoul. C'est que, remplaçant alors le Receveur Général, j'avais le droit d'entrer et de sortir comme je l'en-tendais.
    Les Commissaires. N'avez-vous point demandé à ceux qui étaient restés ce qui s'était passé avec cette tête ?
    Le frère Raoul. Ma foi non.
    Les Commissaires. Pouvez-vous citer des noms de Templiers qui auraient pris part à ce chapitre ?
    Le frère Raoul. Je n'en ai pas mémoire, sauf des frères Géraud de Villiers et Hugues, son sergent.

    L'année qui précéda, ou qui suivit ce chapitre, je vis apporter la même tête lors d'une autre assemblée, que tenaient, à Paris toujours, les frères Géraud ou Hugues de Pairaud ; le premier plutôt, je crois. Qui l'apporta ? Je l'ignore, car, sur-le-champ, dès que j'eus aperçu la tête, je me précipitai dehors. J'ignore ce qui se passa ensuite, et ne connais pas davantage les noms des membres de ce chapitre (101).

    Les Commissaires. Le Président, et l'assistance, se levèrent-ils, firent-ils quelque révérence à l'idole, quand celle-ci fut apportée ?
    Le frère Raoul. Non.
    Les Commissaires. Dans quoi l'apporta-t-on ?
    Le frère Raoul. Je ne me souviens pas bien : dans un petit sac, il me semble. Etait-elle de la grandeur d'une tête humaine ? En métal ? En bois ? Etait-ce le chef d'un mort ? Je l'ignore, faute de l'avoir gravé dans mon souvenir.

    Extraits ou résumés des dépositions de plusieurs autres Templiers.

    Le frère Hugues de Chaumont, chevalier du diocèse de Rodez, interrogé le 16 janvier, apporte d'intéressantes précisions sur le mystérieux reniement. Trois années environ après sa réception, il s'en confessa au frère Raymond Rigaud, o. m. et maître en théologie, qui était de sa parenté. Le frère Raymond lui répondit qu'il avait déjà entendu plusieurs confessions de frères de l'ordre, émanées par exemple de Templiers à l'article de la mort, et n'avait jamais rien entendu de tel ; il pensait toutefois qu'il s'agissait d'une épreuve destinée à savoir si le postulant, au cas où il serait pris outre-mer par les Sarrasins, accepterait de renier Dieu...

    Le frère Pierre de «  Bocli (?)  » chevalier du diocèse de Noyon et compagnon du Visiteur Hugues de Pairaud, rapporte qu'il fut reçu dans l'ordre par ledit frère Hugues, et qu'il ne constata rien de mal. Ce n'est que le jeudi suivant que deux frères sergents le hélèrent et le firent entrer dans une pièce de la maison du Temple dont ils fermèrent les portes, et lui ordonnèrent de renier Dieu.

    Eh ! répondit-il, comment pourrais-je renier Dieu, qui m'a créé et qui est mort pour moi ? Je crois en Lui ! Les deux sergents assurèrent que c'était indispensable. Alors, il jura, de bouche et non de cœur. Les sergents lui dirent qu'un autre jour, on le ferait cracher sur la croix ; on ne lui en reparla cependant jamais plus, et pas davantage du baiser impudique ni du crime sodomitique.

    Le frère Guy Dauphin, chevalier du diocèse de Clermont, est âgé de quarante et un ans environ. Il y a environ trente ans qu'il a été reçu dans l'ordre du Temple. Quand on lui a demandé ce qu'il y venait chercher, il n'a su que répondre, «  du fait, précise-t-il, de son très jeune âge  ». Alors, on lui a dit : «  Vous voulez être frère du Temple ?... Vous êtes noble et riche, vous avez de la terre en suffisance, et vous croyez peut-être que, dans l'ordre, ce sera mieux pour vous ? Que vous pourrez aller à cheval quand vous voudrez et posséder ce qui vous plaira ? Eh bien ! Non. Il vous faudra endurer de sévères renoncements, vous trouver outre-mer quand vous auriez préféré être ici, veiller quand vous auriez voulu dormir, etc.  »

    Après l'imposition du manteau et les cérémonies traditionnelles de l'investiture, l'un des chevaliers présents le conduisit derrière l'autel et le pria de renier Dieu.

    «  Jamais  », répondit-il. Alors, le chevalier lui dit de renier «  la propheta  ». Il répliqua qu'il ne savait pas ce que c'était ; si c'était le diable, il le reniait bien volontiers, lui et ses œuvres. Puis le chevalier lui enjoignit de cracher sur une croix de bois ou de métal qu'il y avait près de l'autel. Il refusa ; comme l'autre insistait, il l'avertit que si on ne le laissait pas tranquille, lui, le frère Guy, crierait si fort que son père, le seigneur de Mercœur, qui venait de le faire chevalier, avant la messe, et bien d'autres nobles, qui attendaient à l'extérieur de la chapelle, l'entendraient et accourraient ; le chevalier lui suggéra alors de cracher seulement à côté de la croix. Ce qu'il fit.

    Le frère Guy n'a mémoire d'aucune autre pratique déshonnête qui lui aurait été commandée. Quant aux cordelettes, il assure qu'on les portait en signe de chasteté et d'humilité ; «  la mienne, dit-il, avait touché un pilier qui se trouvait à Nazareth, au lieu même de l'Annonciation, et d'autres reliques que les Templiers possédaient outremer, celles des saints Polycarpe et Euphémie.  »

    Extraits des dépositions de trois Templiers éminents.

    I. Le frère Raynaud du Tremblay : au sujet des réceptions, des coulpes publiques et des professions immédiates.

    Le frère Raynaud, curé de l'église du Temple de Paris, interrogé le 20 janvier, entend ne pas s'écarter de la déposition qu'il a faite par-devant Mgr l'Evêque de Paris, grâce à quoi il a été absous et réconcilié.

    On lui lit avec diligence les quatre premiers articles du questionnaire. Il répond : «  Quand je devrais souffrir dans mon corps quelque peine que ce soit, je ne m'écarterai pas de la vérité !  » Puis il s'abîme dans ses réflexions sans proférer un seul mot.


    Les Commissaires. Voulez-vous que nous vous offrions un délai avant de répondre ? Vous auriez ainsi tout le loisir de méditer... On vous donnerait copie du questionnaire.
    Le frère Raynaud. Je n'en ai cure ! Et quant à ces quatre articles, je déclare qu'on n'a pas coutume d'observer dans l'ordre du Temple de pareilles cérémonies, je n'ai jamais rien vu pratiquer de tel.
    Les Commissaires. Avez-vous assisté à des réceptions ?
    Le frère Raynaud. Oui, bien des fois à Paris. J'ai vu recevoir, par le frère Hugues de Pairaud, il y a sept ans environ, le frère Etienne du Tour, prêtre du diocèse de Paris, qui vit encore. De même, le frère Jean de Folhay, que reçut, il y a sept ans également, le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris. Ce dernier vit encore, lui aussi. Assistaient à la cérémonie le frère Pierre, précepteur du Temple de Paris, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Je ne constatai rien d'illicite ou de déshonnête. Après leurs réceptions toutefois, les nouveaux profès étaient emmenés dans des salles où ils enlevaient leurs habits civils pour revêtir ceux de l'ordre ; là, j'ignore s'ils reniaient le Christ ou crachaient sur la croix, se donnaient des baisers impudiques ou commettaient ensemble le péché de la chair, ou d'autres pratiques coupables encore. Je n'en sais absolument rien.

    Lors de sa propre réception, que présidait le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris (celui qui est mort aujourd'hui), le témoin avait prêté les vœux habituels ; ses frères lui donnèrent sur les lèvres le baiser de paix, tandis que le prêtre chantait le psaume «  Ecce quant bonum...  » et l'aspergeait d'eau bénite.

    «  Après quoi, ajoute-t-il, le frère Jean me dit qu'il me faudrait coucher en chausses et sous-vêtements de Un, et nouer par-dessus mes vêtements une cordelette de chasteté, qu'on pouvait prendre où l'on voulait. Puis, incontinent, il m'enjoignit de renier Dieu et de cracher sur la croix du manteau. Je le fis, de bouche et non de cœur, et crachai à terre : pas sur la croix du manteau. Il ne me parla point de baiser impudique ni du crime sodomitique ; non plus que des paroles du Canon qu'il y aurait à omettre : jamais je ne les ai omises, et fréquemment, j'ai entendu les prêtres qui célébraient au Temple les prononcer sans faute, ainsi que d'autres pouvaient les ouïr de ma bouche. Je suis sûr que les prêtres et les autres croyaient aux sacrements de l'Eglise.  »

    (Les confessions publiques). Le Vendredi Saint, les Templiers adoraient publiquement la croix au chapitre, avec révérence et dévotion ; le président du chapitre imposait les peines temporelles pour les fautes confessées au cours de la réunion, ainsi que le prévoyaient les statuts ; à la fin du chapitre, on récitait plusieurs prières selon l'usage de l'Eglise, puis le président, qui était un laïc, prononçait ces paroles : «  Des fautes que vous auriez omis d'avouer, par honte de la chair ou crainte de la justice de l'ordre, nous allons vous accorder le pardon, ainsi que nous en avons le pouvoir ; notre prêtre, ici présent, va vous donner l'absolution.  » Alors, le chapelain récitait le Confiteor en français et Misereatur nostri, comme on fait à l'église. Moi, je m'en moquais fort en moi-même, de voir ainsi des laïcs prononcer pareilles paroles et promettre le pardon.

    Les Commissaires. Et les autres frères de l'ordre, pensaient-ils être pour autant absous de leurs péchés ?
    Le frère Raynaud. Mais non, puisqu'ils s'en confessaient ensuite.

    (Les professions immédiates). Cela, c'était contraire au droit, me semble-t-il, et à notre privilège «  Omne datum optimum  » ; avec le frère Jean de Folhay, nous en avions causé en ce sens avec d'autres frères ; ceux qui l'apprirent s'en offusquèrent, et nous accablèrent de reproches injurieux, spécialement le frère Jean le Duc, du diocèse de Paris.

    II. Le frère Albert de «  Canellis  »;, chevalier, précepteur de la baylie de l'île de Sicile : au sujet de sa réception dans l'ordre.

    Le témoin a été reçu au Temple d'Asti par le frère Guillaume de Canellis, précepteur de Lombardie, il y a neuf ans environ. Il est, depuis lors, devenu maître-ostiaire (huissier) de Mgr le Pape Benoît XI.

    Le jour de sa réception, l'un des assistants, le frère Garin, chevalier, lui déclara, en montrant la croix de son manteau, que celui-là qui avait été mis en croix n'était qu'un faux prophète, qu'il ne fallait pas croire en lui, n'avoir en lui ni foi ni espoir ; il le requit, en signe de mépris, de cracher sur la croix de son manteau. «  Jamais  », répondit le témoin, qui se mit à pleurer. Alors, le frère Garin mit la main à un couteau d'armes qu'il portait, et l'autre main sur l'épaule du témoin.

    «  Si tu ne t'exécutes pas, s'exclama-t-il, je t'étrangle et je te jette dans cette latrine qu'il y a là à côté !  » Alors, le témoin, par peur de la mort, dit incontinent : «  Soit ! J'y consens.  » C'était, précise-t-il, «  de bouche  », et pour le satisfaire. Pas «  de cœur  ». Et il cracha par terre à côté de la croix de son manteau. Pas dessus.

    Le frère Garin lui dit ensuite de le baiser dans le dos, par-derrière, et au nombril : «  Ça n'est pas pour méfaire ; c'est l'habitude dans l'ordre.  » Le témoin, tout en larmes, ayant refusé, un autre Templier, le frère Georges, dit à Garin : «  Laissez-le. Il fera ce que je voudrai.  » Il entraîna le témoin dans un coin de la pièce, souleva un peu son manteau et sa tunique, et lui suggéra de faire semblant de l'embrasser puis de dire désormais qu'il s'était bel et bien exécuté.


    III. Le frère Guillaume d'Arblay, aumônier du Roi, précepteur du Temple de Soisy (diocèse de Meaux) : au sujet du reniement, du vice sodomitique, du baiser obscène et de l'idole.

    Le témoin, âgé de quarante-cinq ans environ, est interrogé le 5 février. Il a été précédemment condamné par le synode de la Province ecclésiastique de Sens à la prison perpétuelle, avec réduction éventuelle de la peine si son comportement s'avérait satisfaisant.
    Il proteste d'abord qu'il n'entend pas s'écarter de la déposition recueillie de sa bouche par Mgr l'Evêque de Paris, qui l'a absous et réconcilié. On passe ensuite à l'interrogatoire sur les articles.


    (Le reniement). Après ma réception dans l'ordre, je me suis confessé au frère Jean de Meaux, gardien des frères mineurs de cette ville : six mois après environ. A l'énoncé des cérémonies que je lui décrivais, il m'imposa comme pénitence de ne plus assister désormais à des séances aussi déshonnêtes, et de jeûner tous les samedis pour le restant de mes jours. Ce que j'ai fait. Cette confession se déroulait dans une pièce de la maison de Soisy qui s'appelle «  les Cordeliers  ». Je m'abstins donc d'assister désormais aux réunions ; s'il m'advenait de me trouver présent aux vœux et à la tradition du manteau, je prétextais les devoirs de ma charge et me retirais ensuite : d'où je ne fus jamais témoin de telles pratiques, encore que j'eusse entendu dire qu'elles avaient quelquefois lieu : reniement de Dieu et autres, que j'avais moi-même dû exécuter. Je crois, selon certains aveux et propos recueillis de frères de l'ordre, que tout le monde était reçu comme, moi-même, je l'avais été par le frère Jean du Tour, trésorier de Paris, un certain vendredi entre moissons et vendanges ; il y aura vingt-sept ans cette année. C'était en la chapelle du Temple de Fourches, au diocèse de Sens.

    (Le crime sodomitique.) Le même jour, le frère Jean me déclara que, selon l'usage de l'ordre, il m'était loisible de m'unir charnellement à mes frères. Jamais toutefois je ne le fis ni n'en fus requis ; je ne sache pas que ce péché ait cours dans l'ordre.

    (Les baisers impudiques). Le frère Jean me dit ensuite que, toujours selon l'usage de l'ordre, il convenait de l'embrasser, lui ou son lieutenant, «  in ano.  » Il voulait bien m'en faire grâce, à condition que, si l'on me posait des questions là-dessus, je répondisse que je m'étais exécuté. Il n'y eut point d'autres pratiques coupables.

    (L'idole.) J'ai vu souvent sur l'autel une tête d'argent, qu'adoraient les dignitaires tenant chapitre. J'avais entendu dire que c'était celle d'une des Onze Mille Vierges, et, avant notre arrestation, je le croyais ; mais maintenant que je suis au courant de cette affaire d'idoles, je soupçonne que c'en était une : figurez-vous qu'elle avait deux faces, un aspect terrible, et une barbe d'argent !...

    Les Commissaires. Est-ce qu'on l'exposait à la vénération du peuple lors des solennités ?
    Le frère Guillaume. Je serais assez porté à le croire, plutôt que le contraire : en même temps qu'on exposait d'autres reliques.
    Les Commissaires. La reconnaîtriez-vous si on vous la présentait ?
    Le frère Guillaume. Je crois que oui.

    Les Commissaires décident aussitôt de mander un émissaire au Temple, pour vérifier si l'idole en question ne s'y trouverait pas *.
    * Guillaume d'Arblay fut reconvoqué à ce propos.


    Extraits de plusieurs autres dépositions.

    Le frère Jean de Romprey, sergent, du diocèse de Langres.

    Quarante ans environ, interrogé le 6 février. Le témoin ne porte pas le manteau de l'ordre, car, au synode de la Province de Sens, on le lui a arraché du cou (il ne sait qui) et jeté par terre ; il s'est ensuite fait raser la barbe ; il a été absous et réconcilié par Mgr l'Evêque d'Orléans, durant la vacance du siège de Sens.

    Le témoin déclare qu'il n'a pas constaté par lui-même les faits délictueux du reniement, du crachat et autres, et n'en a jamais entendu parler. Il a reconnu ailleurs qu'il avait renié Dieu, mais c'est faux : la raison de ce mensonge est qu'il avait été passé trois fois à la question ; simple cultivateur, il n'a pris part à aucune réception, à aucun chapitre. Il a été reçu au Temple de Voulaines (diocèse de Langres), par le frère Pierre, précepteur de Bure.
    A la fin de sa déposition, le témoin répète une fois encore que, jamais au cours de sa réception, il n'a été question de reniement, crachat, baisers impudiques, crime de sodomie, etc. Il croit que tout le monde était admis dans l'ordre de la façon dont il l'a été lui-même.


    Le frère Jean de Buffavent
    Sergent du diocèse de Clermont, interrogé le même jour.

    Le témoin a été reçu au Temple de Champallement (diocèse de Nevers) par le précepteur Henri Dornarcan, il y aura douze ans à la Toussaint prochaine.

    Après la cérémonie, alors que nous nous trouvions à peu près au milieu de l'église, poursuit-il, le frère Henri me déclara qu'il avait encore quelque chose à me dire.
    — Quoi ? répondis-je.
    — Il te faut renier Dieu et cracher sur la croix.
    — Jamais !

    Alors, un des assistants, le frère Raynaud de Brinon, me dit en riant : «  N'en aie cure, ce n'est qu'une farce.  » Après avoir un peu hésité, parce que j'y répugnais, je finis par renier Dieu des lèvres, pas du cœur. Ensuite, le précepteur me fit cracher sur une croix de bois, qui n'était ni sculptée ni peinte, et se trouvait à une fenêtre ; je refusai de cracher dessus, et ne crachai qu'à côté. En sortant de la chapelle, je demandai au frère Raynaud si ce reniement et ce crachat procédaient de la règle; il me répondit : «  Non. Il t'a dit cela pour rire.  » S'il m'avait répondu que c'était la règle, mon intention était de m'en aller tout de suite et de quitter l'habit. Le même jour, je posai la même question au frère Laurent, qui me répondit : «  Tout ça, c'est des farces, n'en aie cure ; le précepteur n'est qu'un farceur, qui colle des farces aux gens (102).  » Il n'y eut, lors de ma réception, aucune autre pratique illicite ou déshonnête.

    Le frère Jean de Cormel
    Interrogé le 9 février.

    Le témoin a été reçu au Temple de Chevru (diocèse de Sens), par le frère Raoul de Gisy. Aux Commissaires qui l'interrogent sur les treize premiers articles du questionnaire, il refuse de répondre.

    Le frère Jean. Pourrais-je m'entretenir à part avec vous, séparément ?
    Les Commissaires. Ah ! Non, ce n'est pas possible (103).
    Le témoin, chacun est à même de le constater, paraît frappé de terreur ; il assure qu'il a été torturé à Paris et qu'il y a perdu quatre dents. Il finit par dire :


    Je ne me souviens plus très bien de ce que j'ai fait lors de ma réception ; je vous demande un délai de réflexion.

    Les Commissaires. Accordé. Revenez demain ; mais ne révélez à personne ce que vous venez de dire et ne demandez pas conseil autour de vous.
    Le frère Jean. Non. Dieu seul m'assistera.
    A son retour devant la Commission, le lendemain, le témoin déclare d'emblée qu'au cours de sa réception, il a renié Dieu et craché en direction de la croix.
    Les Commissaires. Si vous en étiez aussi sûr hier qu'aujour-d'hui, pourquoi l'avoir caché ?
    Le frère Jean. C'était trop honteux. Trop horrible. Je ne pouvais pas.
    Les Commissaires. Avez-vous demandé conseil à quelqu'un, depuis hier ?
    Le frère Jean. Non. J'ai seulement demandé au prêtre Robert, desservant du Temple de Paris, de dire une messe du Saint-Esprit, afin que Dieu m'assiste. Et je crois qu'il l'a fait.

    Le frère Jean de Vaubellant
    Sergent, du diocèse de Soissons. Quarante-deux ans environ, interrogé le lundi 15 février.

    Le témoin, qui a été absous et réconcilié par Mgr l'Evêque de Paris, confesse qu'il a renié Dieu de bouche et non de cœur, craché à côté de la croix, et baisé, par-dessus ses braies, «  prope anum  », celui qui le recevait. Il termine sa déposition par les précisions suivantes :
    Avec les autres, je me suis offert à défendre l'ordre. Deux années environ avant l'arrestation des Templiers, je l'avais quitté ; et c'est sous le coup de cette apostasie que j'avais déposé sur ces faits par-devant l'Inquisiteur, à Poissy. Cela, c'était avant l'arrestation, je le répète, et je l'avais fait de mon propre chef, pas en tant que prisonnier. Mais, peu de temps après, et toujours cependant avant l'arrestation collective, je précise bien, je repris l'habit, parce qu'on m'avait assuré que j'étais excommunié. Je me présentai au chapitre général de l'ordre, qui s'était tenu il y aura trois ans à la Saint-Jean-Baptiste (104), sous la présidence du Grand-Maître ; je fus réconcilié et on me remit le manteau, en m'imposant comme pénitence de manger par terre, sur mon manteau, pendant un an, et de jeûner au pain et à l'eau trois jours dans la semaine ; ce que je fis, en notre maison du Mont-de-Soissons, jusqu'à la Saint-Remi, époque vers laquelle nous fûmes arrêtés.

    Les Commissaires. A vos confrères de l'ordre, avez-vous, avant l'arrestation, révélé l'objet de l'enquête à laquelle vous aviez été soumis ?
    Le frère Jean. Non. J'ignorais qu'ils allaient être arrêtés ; je ne l'ai su que trois jours avant (105).

    Le frère Thomas Quintin
    Du diocèse de Bayeux : au sujet de la signification du reniement imposé.

    Le témoin, interrogé le 16 mars, a été reçu, il y a dix ans, au Temple de Bretteville-le-Rabet, par Philippe Agate, précepteur de la baylie de Normandie. Après la tradition du manteau, le frère Philippe le prit à part, non sans avoir fait préalablement sortir l'assistance, mais laissé les portes de la chapelle ouvertes. Puis il lui dit de renier Dieu trois fois. Les deux hommes étaient alors assez près de l'autel. — Jamais, répondit le témoin, qui se mit à pleurer.
    Alors le précepteur répliqua que cela n'avait aucune importance, qu'il pouvait bien le faire. Il n'avait qu'à s'en confesser ensuite, et Dieu lui pardonnerait bien ! Le témoin renia donc Dieu trois fois ; de bouche et non de cœur.


    Le frère Etienne de Domont
    Du diocèse de Paris, interrogé le même jour.

    On demande au témoin s'il a entendu parler de certaines erreurs qui auraient eu cours dans l'ordre.
    Le frère Etienne. Non.
    Les Commissaires. Quand vous avez été reçu, ne s'est-il rien passé de déshonnête ?
    Le frère Etienne. Rien que je me rappelle. Il y a bien des années de cela, et je ne me souviens plus guère.

    On lui expose alors l'objet des treize premiers articles. Il répond qu'en effet, sur l'ordre du précepteur, il a craché en direction de la croix et renié Dieu. Mais il le fait avec un accent tel, et il apparaît à ce point naïf et innocent, que les Commissaires ne croient pas devoir accorder grande créance à ses paroles : lui demande-t-on si le précepteur le démentirait ? il répond simplement que non. Il ajoute qu'il ne voit pas malice aux gestes qu'il croit avoir exécutés, puisqu'il les aurait faits des lèvres et non pas de cœur !
    D'autre part, le témoin paraît fort inquiet à propos des aveux qu'il avait passés par-devant Mgr l'Evêque de Paris : deux années et plus auparavant, il avait été mis à la question à Paris, assure-t-il. On l'interroge donc rapidement sur les principaux articles, et il termine en déclarant qu'il s'était naguère offert à la défense de l'ordre, puis y a renoncé (106).


    Le frère Jean de l'Aumône
    Sergent, du diocèse de Paris, interrogé le 20 février.

    Le frère Jean de l'Aumône a été reçu au Temple de Paris par le trésorier de cette maison, le frère Jean du Tour, il y a eu huit ans à la dernière Nativité de Saint-Jean-Baptiste. Il a subi l'épreuve du crachat, sur l'ordre du précepteur.

    J'étais jeune, j'avais peur de lui. Je crachai, non pas dessus la croix, mais à côté. Cela fait, il me dit:
    «  Crétin, va te confesser, maintenant !
     » Il ne m'ordonna aucune autre pratique qui ne fût pas licite, et ne me dit pas davantage que c'était le règlement ; huit jours après tout au plus, je m'en confessai au frère Garnier de Pontoise, o. m., en la chapelle du Temple de Soisy (diocèse de Meaux). Il me donna l'absolution et me dit que ç'avait été sans doute une épreuve, pour savoir si, dans le cas où je serais fait prisonnier par les Infidèles outre-mer, je renierais Dieu.

    Extraits de la déposition du Frère Jean du Tour.

    Trésorier du Temple de Paris.
    Soixante ans environ.
    Interrogé le 25 février.


    Le témoin proteste d'abord qu'il n'entend point s'écarter de la déposition précédemment faite par lui devant Mgr l'Evêque de Paris, qui l'a absous et réconcilié.

    Après le concile de la Province de Sens, déclare-t-il, je me suis confessé à un prêtre séculier, dont j'ignore les nom et prénom, et qui me recommanda, entre autres, de ne plus parler désormais des péchés que je venais de confesser; de ne plus récidiver d'autre part.

    Les Commissaires. Le pouvoir de Mgr le Pape, que nous représentons ici, de même que le jugement de l'Eglise, ne sont pas atteints par le for pénitenciel. Répondez donc.
    Le frère Jean. J'ai été reçu en la chapelle du Temple de Maurepas au diocèse de Chartres, par feu le frère Jean du Tour, trésorier du Temple de Paris, il y aura trente-trois ans à la Toussaint prochaine.

    Le témoin décrit la cérémonie : imposition du manteau par le frère Jean ; reniement et crachats sur la croix, imposés par l'un des assistants, le frère Guillaume Fabri.

    Les Commissaires. Quelle était cette croix ?
    Le frère Jean. Celle de mon manteau.

    Non, je me trompe ! Je crois plutôt que c'était une petite croix de bois, mais je ne m'en souviens plus guère. Après quoi, le frère Guillaume me pria de l'embrasser sur le sein, par-dessus ses vêtements. Je ne me souviens plus si c'était sur le sein gauche ou sur le droit. Je m'exécutai. On n'évoqua aucune autre pratique immorale ; la porte de la pièce où nous nous tenions n'était pas fermée ; mais nous étions alors seuls tous deux.
    Entre temps, tandis qu'on me conduisait de la chapelle à cette salle, le frère Guillaume me montra un tableau qui se trouvait à la chapelle, près du crucifix ; on y voyait, peinte, l'image d'un homme.
    «  Adorez-la  », me dit-il.
    Je répondis que je n'adorais que le Christ, mon Créateur ; j'adorai le Crucifix. Pas cette image-là.

    Les Commissaires. Que représentait-elle donc, cette image ? Un bon ou un méchant ?
    Le frère Jean. Un saint, je pense. Mais je ne le sais pas au juste, et le frère Guillaume ne me le dit pas.
    Les Commissaires. Quel habit portait ce saint ?
    Le frère Jean. Je n'en ai pas mémoire : sauf qu'il n'était pas en habit de Templier.
    Les Commissaires. Ce tableau venait-il d'être placé là, et y demeura-t-il après votre réception, les jours suivants ?
    Le frère Jean. Je l'ignore.
    Les Commissaires. Avez-vous eu quelque soupçon fâcheux quand on vous fit adorer cette image ?
    Le frère Jean. Non.
    Les Commissaires. Pensez-vous que Guillaume Fabri ait agi au su ou sur l'ordre du frère Jean, le trésorier ?
    Le frère Jean. Je n'en sais rien, mais serais plutôt porté à croire le contraire.

    Le frère termine son témoignage relatif aux réceptions en évoquant celles qu'il a dirigées lui-même, et qui furent, assure-t-il, exemptes de toute malhonnêteté.

    Les Commissaires. Mais est-ce qu'en votre absence, tel ou tel des frères de l'assistance, lors de la réception ou après, n'aurait point procédé ou fait procéder à quelque pratique immorale ?
    Le frère Jean. Je l'ignore. Peut-être certains des nouveaux profès furent-ils soumis aux mêmes épreuves que moi-même, et peut-être d'autres ne le furent-ils pas.

    Déposition écrite de maitre Antoine Sici de Verceil, Notaire,
    lue par la Commission en séance du 4 mars 1311.


    In Dei nomine. Amen (107).
    Quand j'étais outre-mer avec les Templiers (il y a de cela quarante ans à peu près), comme clerc et notaire de l'ordre, j'ai su de plusieurs dont les noms m'échappent, que la Milice du Temple avait été fondée par deux nobles chevaliers de Bourgogne sur les bases suivantes : ces deux chevaliers gardaient ensemble un certain pas qu'on appelle aujourd'hui «  Château-Pèlerin  » ; en ce temps-là, c'était le «  Chemin des Pèlerins  ». A ce passage, les voyageurs en route pour le Saint-Sépulcre de Jérusalem étaient fréquemment détroussés, voire assassinés par des brigands. Longtemps, les chevaliers en assurèrent la garde : près de neuf ans, et ils ne reçurent d'autre renfort que neuf compagnons. Alors, pour les pieux mérites qu'ils s'étaient acquis dans l'exercice de cette faction et les services qu'ils rendaient à la foi catholique et à la sécurité des pèlerins, le pape du moment confirma l'ordre avec l'habit qu'eux-mêmes avaient pris, et leur accorda tous les droits de relief108 des frères de la maison des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qu'il leur fit remettre pour subvenir au nouvel ordre, chargé de la défense et sauvegarde de la Terre Sainte. Très longtemps, ils montèrent ainsi la garde, ne recevant personne parmi eux qui ne fût de race noble ou chevalier. En ces temps-là, ils imposaient chacun de leurs écuyers ou sergents d'une certaine somme d'argent qui, outre les tributs perçus d'autre part, leur servait de solde ; cette pratique dura fort longtemps, et ils ne recevaient encore personne à leur service selon la procédure dernièrement en usage. Ce n'est que peu à peu, les sommes ainsi recueillies s'étant avérées insuffisantes à cet effet et aux autres dépenses d'administration dues à l'accroissement de l'ordre, qu'ils acceptèrent tout le monde sans différence. Selon les mêmes sources, le pape qui avait confirmé l'ordre leur donna une règle ou l'équivalent (elle a été par la suite concédée aux frères Mineurs) ; moi qui vous parle, je l'ai rédigée de ma propre main, outre-mer, à l'intention de certains des frères de l'ordre. Je n'y ai rien vu, ni découvert, ni lu, ni écrit, qui ne fût honnête et conforme aux plus saints des ordres religieux.

    Quant aux erreurs et aux hérésies, je dis qu'à l'époque, j'ai entendu plusieurs frères dont les noms m'échappent (c'est si vieux, ma mémoire me fait défaut) raconter qu'ils gardaient entre eux un secret fort répugnant qu'ils n'osaient révéler à personne sous peine de mort ou de prison. A l'époque où je me trouvais à Bari, en Apulie, avec le frère Pierre Greffier, chevalier d'Auvergne et Maître au royaume de Sicile, j'ai vu et entendu qu'un frère, nommé Jean de Regio, précepteur d'une maison de l'ordre, s'en était enfui:
    à moins qu'il n'en eût été expulsé pour des excès qu'il avait commis. Il s'était alors présenté à la porte du Temple de Bari, sans le manteau de l'ordre, et avait lié conversation avec le frère portier, un nommé Raymond d'Auvergne, autant qu'il m'en souvienne. Il lui demanda s'il obtiendrait sa paix du frère P. Greffier. Le portier lui répondit : «  Je crois que, s'il te tenait, il te flanquerait en prison, que tu n'y voies plus à ton gré le soleil ni la lune !  » Alors le frère Jean, d'une voix tonnante:
    «  Frère Raymond, frère Raymond, tu sais bien comme moi que, si je voulais parler, nous serions tous censurés !  » Moi qui vous parle, je lui répliquai : «  Maudit, pourquoi donc ne dis-tu pas ce que tu sais ? Tu devrais plutôt vouloir censurer, que d'être censuré toi-même ! Pardieu, il y a longtemps que j'ai ouï parler d'une histoire louche qu'il y a entre vous.  » Il répondit : «  Tellement louche que, si on la racontait, tous ceux de l'ordre en seraient châtiés. Moi, je préférerais avoir la tête coupée que de voir châtiés ou maltraités tant de nobles et prud'hommes de l'ordre !  »

    A la même époque, j'ai vu dans la même maison un clerc de la chapelle ou église de cette commanderie, un nommé Polin, qui était mon ami et mon compagnon particulier, et qui prit l'habit peu après. Plusieurs fois, je m'entretins avec lui de cette histoire, et le priai, en dissimulant quelque peu, de me la révéler. Il me répondit qu'il n'avait au monde ami si sûr ni si aimé qu'il ne la lui révélât : il préférerait mourir ! J'affirme donc que je ne sais rien de la plupart de ces errements.

    Quant à la consécration du Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, voici ce que j'ai à dire : quand j'étais outre-mer, dans une ville ou forteresse appelée Tortose, un chevalier allemand, le frère Pierre, qui en était le précepteur, me fit imposer la tonsure par l'évêque du heu. A la chapelle du Temple, j'ai servi plusieurs fois l'office divin pour les prêtres séculiers ou pour ceux de l'ordre, sans remarquer jamais qu'ils fissent autrement que font ou doivent faire les frères Prêcheurs ou Mineurs.

    Sur la tête d'idole, voici :
    plusieurs fois, à Sidon, j'ai ouï dire qu'un seigneur de cette ville avait aimé une dame noble d'Arménie, mais ne l'avait jamais connue charnellement durant sa vie ; morte, il la vint connaître dans son tombeau, en secret, la nuit où on l'enterra ; aussitôt après, il entendit une voix qui lui dit :
    «  Reviens quand sera venu le temps de l'enfantement ; tu trouveras ta progéniture, et ce sera un chef humain.  » Le terme s'étant écoulé, le chevalier revint au tombeau, et trouva une tête humaine entre les jambes de la dame ; il entendit pour la seconde fois la voix qui lui disait :
    «  Garde ce chef, il te portera bonheur.  » A cette époque-là, le précepteur de cette maison était un Picard, qu'on disait né en Picardie, le frère Mathieu dit le Sarmage ; on le disait frère du Soudan de Babylone, parce qu'ils avaient tous deux bu respectivement le sang de l'autre :
    aussi les appelait-on frères. Le précepteur des chevaliers était un certain frère Philippe, le gonfalonier un maître des sergents nommé Simon le Picard. De la même maison était Joffroi, qui allait devenir Maître de l'ordre ; il était l'ami du précepteur Mathieu. Il y avait aussi un frère Pierre des Fontaines, qui fut institué en ce temps-là Maître de l'ordre. J'ai vu aussi le frère Guillaume de Beaujeu qui, nommé au Couvent d'Acre, avait amené avec lui une nombreuse escorte de sergents venus de toutes parts ; je les ai vus crier très fort devant la façade de la maison du Temple, en réclamant qu'il leur payât leur solde, ainsi qu'il l'avait promis en France et ailleurs. Il répondit qu'il ne leur donnerait rien. Ils répliquèrent qu'il leur avait promis de les payer de trois mois en trois mois dans les forteresses de l'ordre, à la garde desquelles il avait l'intention de les affecter. Et lui :
    «  Pas du tout ! Il vous faut d'abord être au service de l'ordre et de ses personnes, et alors seulement nous vous affecterons à la garde des forteresses.  » Alors, ils se mirent à crier qu'il les avait trompés ; eh bien ! dans ces conditions, ils allaient renier le Christ et la foi catholique, et se faire Sarrasins ! Il répondit :
    «  Allez donc, avec notre malédiction !  » J'ai vu leur troupe se retirer, et dans les huit jours, j'appris que quatre cents s'étaient faits Sarrasins. Le patriarche de Jérusalem était alors le frère Thomas de «  Lentino  », de l'ordre des frères Prêcheurs.

    J'ai vu pareillement un prieur de la maison d'Acre appelé Antoine, qui était originaire de Syrie et se trouvait à demi paralysé des jambes et des pieds ; pour cette raison, les chapitres secrets des dignitaires avaient lieu dans sa chambre :
    Y prenaient part le frère Simon de la Tour, précepteur du royaume de Jérusalem, Thibaud dit Monnegand, précepteur d'Acre, Guillaume, drapier et grand-maréchal de l'ordre, dont je ne me rappelle plus le nom. Je savais que le frère Antoine était fort sage, et prenait des initiatives astucieuses, que je voyais interpréter tantôt en bien, tantôt en mal. J'ai vu plusieurs fois mettre des sergents et autres étrangers à la porte des locaux où se tenaient les chapitres, et cela, au matin. J'ai souvent vu une croix de cuivre, qui, au premier aspect, paraissait ne présenter aucune valeur ; mais on disait qu'elle provenait de la cuve où le Christ avait été baigné, et les frères la gardaient dans leur trésor ; quand survenait chaleur ou sécheresse excessives, la population d'Acre suppliait les frères du Temple de laisser le clergé de la ville la porter en procession. J'ai même vu de temps à autre le patriarche de Jérusalem prendre part à ces processions avec un des chevaliers du Temple, qui portait la croix avec la dévotion convenable. Et quand on avait fait ces processions, par l'ouvrage de la divine clémence, l'eau tombait du ciel arroser la terre et atténuer la chaleur de l'air. J'ai vu de même des malades en grand nombre, hommes et femmes, affligés de l'esprit malin, qu'on amenait en l'église du Temple ; tandis qu'on leur apportait la croix, et que les chapelains et les clercs leur adressaient des exhortations, ils s'exclamaient en langue vulgaire, ou même en latin, et répondaient parfois à ceux-ci : «  Comment parles-tu donc, toi, fils d'un tel ?  » Ou bien : «  Tu as commis tel crime ou délit ! » Au vu de la croix, ils se mettaient à crier : «  Voici la croix, voici la croix, nous ne pouvons plus longtemps demeurer là. Il faut nous sauver !  » Ainsi parlait en eux l'esprit malin ; enfin les malades eux-mêmes, gisant comme tout évanouis, les lèvres écumantes, se voyaient au prix de grandes souffrances délivrés de ces esprits.

    J'ai vu encore un nommé Julien, qui avait succédé au seigneur de Sidon, et avait eu pour fils ce chef humain dont j'ai parlé; avant l'arrivée du frère Guillaume de Beaujeu, il remit la ville de Sidon et tous ses biens à l'ordre du Temple, et je l'ai vu ensuite dans cet ordre et sous l'habit de Templier ; mais il en fut exclu, et je le revis en tenue civile ; il devait d'ailleurs revenir, ainsi que deux chevaliers de l'Hôpital, au couvent des Templiers d'Acre, sans toutefois porter l'habit; ceux qui le voyaient disaient : «  Voici le frère Julien qui a quitté l'ordre.  » Il demanda à être reçu parmi les Hospitaliers, où je le vis sous le costume de cet ordre ; mais peu de temps après, il abandonna l'ordre et l'habit des Hospitaliers, et entra dans un couvent de Prémontrés, je crois, qu'on appelait Saint-Michel de la Cluse et qui était situé dans une île au bord de la mer, près de Bari (109) ; on dit qu'il y finit ses jours.

    Je ne sais rien, n'ai rien vu ni entendu des erreurs dénoncées par le questionnaire, sauf toutefois celles que les Templiers eux-mêmes, au moins leur majorité, ont reconnues dans leurs interrogatoires, spontanément et sur requête diligente, ou qu'ils ont révélées par-devant Révérends Pères in Xto Nosseigneurs par la grâce de Dieu les évêques de Paris et de Mende, et autres prud'hommes (110).

    Résumés ou extraits des dépositions de plusieurs templiers.

    Le frère Thomas de Pampelune
    Sergent, précepteur d'Averyns en Navarre (diocèse de Pampelune) et de Riba Forada (diocèse de Tarragone), âgé de soixante ans environ, interrogé le 9 mars.

    Le frère Thomas de Pampelune n'a jamais vu, jamais su, jamais entendu dire — sauf depuis l'arrestation générale des Templiers — que, lors des réceptions dans l'ordre, on eût procédé à des reniements, enseignements immoraux, sacrilèges sur la croix, baisers impudiques, crimes de sodomie et autres énormités. Le témoin s'enflamme, profère toutes sortes d'imprécations, et se voue à la malédiction et damnation de son âme et de son corps s'il ment. Sous la foi du serment, il atteste qu'il ne connaît pas de dévoiements dans l'ordre du Temple.

    Oui, bien sûr, à Saint-Jean d'Angély, après avoir enduré de fort nombreuses tortures, j'ai fait des aveux à ceux qui me tourmentaient : que je croyais à la sincérité des aveux passés par le Grand-Maître, que j'y adhérais; après une longue période vécue dans une prison rigoureuse, au pain et à l'eau, je confessai par-devant Mgr l'Evêque de Saintes que j'avais craché à côté de la croix, de bouche, et non de cœur, et embrassé sur le nombril, par-dessus ses vêtements, celui qui me recevait. Cette confession était fausse.

    Le témoin déclare ensuite qu'il a été reçu au Temple de Tripoli, il y aura trente ans à la Toussaint prochaine. Tout s'est passé de la façon la plus honnête, et pareillement lors des réceptions qu'il a présidées lui-même ou auxquelles il a assisté.
    Au sujet des absolutions publiques en chapitre, il répond aux Commissaires qui lui demandaient s'il s'estimait, de même que ses confrères, absous de ses péchés, véniels ou même mortels :
    «  Non, à moins de m'en confesser ensuite à un prêtre. Et je ne crois pas que les autres frères eussent pensé autrement.


    Les Commissaires. Qu'entendez-vous par ces mots : «  honte de la chair ou crainte de la justice de l'ordre  » (111) ?
    Le frère Thomas. Il y avait dans l'ordre neuf cas d'expulsion : en particulier, si l'on avait été convaincu de sodomie ; de même, il existait quelque trente et un cas qui faisaient priver du manteau ou jeter en prison : par exemple, la fornication ou tout autre péché de chair. J'en déduis que le président du chapitre entendait seulement les choses dans le sens suivant : si l'un des frères omettait, par honte de la chair ou crainte de la discipline, d'avouer l'un quelconque de ces quarante cas, il lui en faisait grâce selon son pouvoir.
    Les Commissaires. En sorte que, même après le chapitre, un frère aurait pu être accusé d'une faute commise avant ?
    Le frère Thomas. Oui.

    Le témoin qui succède, ce même jour, au frère Thomas, est le précepteur du Temple de Château-Bernard, au diocèse de Saintes, frère Pierre Thibaud, sergent. Il confirme quant à lui la précédente déposition, et atteste que son admission dans l'ordre fut exempte de toute pratique immorale : encore qu'il ait confessé le contraire par-devant Mgr l'Evêque de Saintes ; six mois auparavant, il avait subi la torture et des menaces, «  portées non pas par l'évêque, mais par d'autres  », que le témoin ne précise pas davantage. Il n'a rien constaté de mal lors des réceptions auxquelles il a pris part.

    Le frère Baudoin de Gisy
    Sergent du diocèse de Laon, interrogé le n mars.

    Le témoin a été reçu par son parent, Raoul de Gisy, en la chapelle du Temple de Lagny-le-Sec (diocèse de Meaux), il y a quatre ans. Après la tradition du manteau, le frère Raoul le prit à part vers l'autel et lui dit, croit se rappeler le témoin, de «  renier Dieu  ».

    Les Commissaires. Etes-vous bien sûr qu'il vous parla de renier quelqu'un ?
    Le frère Baudoin. Oui. Et je crois me rappeler qu'il s'agissait de renier Dieu ; il ne fit pas mention de Jésus-Christ...
    Au fait, non, je n'en suis plus si sûr. Parla-t-il de «  Dieu  », ou bien de «  Jésus-Christ  » ?... Mais je suis certain qu'il m'ordonna de renier l'un des deux ! Et comme je résistais, il me dit, en pleurant, qu'il le fallait, car c'était l'usage dans l'ordre. Alors, je reniai Dieu, ou le Christ, de bouche et non de cœur. Après quoi, il me fit cracher sur une croix de bois où il n'y avait aucune image du Crucifié.

    Le frère Jean de «  Baali (?)  »
    Précepteur du Temple de Bellinval (diocèse d'Amiens), interrogé le 13 mars.

    Le témoin dépose qu'il a été reçu en la chapelle du Temple de Bellinval, il y aura douze ans à l'octave de la Pentecôte prochaine, par le propre curé de cette maison, qui s'appelait le frère Pierre Minhot. Après la tradition du manteau, le frère Pierre Minhot le baisa sur les lèvres, ainsi que tous les assistants, et lui adressa une homélie, lui précisant combien de «  Pater Noster  » il devait dire pour ses Heures et comment il aurait à se gouverner. Après quoi, le frère Minhot le pria tout de go de renier Dieu ou Jésus : le témoin ne se rappelle plus lequel des deux.

    Moi, bien sûr, je refusai. Alors, il me dit que c'était le règlement, qu'il le fallait. Alors, tout dolent, je reniai Dieu ou le Christ, du bout des lèvres et non de cœur. Il me fit ensuite cracher sur une croix de bois où était l'image du Crucifié, en me disant : «  Crache sur le prophète.  » Je crachai à côté, pas dessus : il m'avait dit que c'était le règlement ; selon le même règlement, j'avais licence de m'unir charnellement aux frères de l'ordre, et eux à moi. Cependant, je ne le fis pas ; je ne pense pas que cela ait eu cours dans l'ordre.

    Ensuite, le frère Minhot me dit que, toujours selon le règlement, je devais l'embrasser «  in ano  », mais qu'il m'en faisait grâce, vu qu'il était prêtre.

    Cependant, le témoin déclare s'être ensuite confessé de ces pratiques déshonnêtes : mais il ne trouva mieux que de se confesser au même frère Pierre Minhot, qui l'avait reçu dans l'ordre ! Le confesseur lui dit gravement que, puisqu'il avait regret de ces choses, Dieu, dans Sa miséricorde, les lui pardonnerait... Il lui donna l'absolution, en lui recommandant de vouer le bien qu'il pourrait faire dans l'ordre à la rémission de ce péché, ainsi que de ses autres fautes.

    Les Commissaires. Quand eut Heu cette confession ? Où ?
    Le frère Jean. Dans le mois qui suivit ma réception, dans la chapelle.
    Les Commissaires. Et pourquoi n'avoir point choisi un autre confesseur que celui-là ?
    Le frère Jean. On m'avait dit que, sans congé de mes Supérieurs, je n'avais pas le droit de me confesser à d'autres qu'aux frères de l'ordre. C'était mon curé, je n'avais cure d'aller chercher un autre prêtre de notre ordre ou de lui en demander la permission !

    Le lundi après «  Laetare Jerusalem  », 22 mars, trois témoins, les frères Martin de Montrichard (diocèse de Tours), précepteur du Temple de Mauléon, Jean Durand, précepteur de Coudrie, et Jean de Ruivans, précepteur de la Lande-Blanche, au diocèse de Poitiers, refusent avec ensemble de reconnaître les accusations portées contre les Templiers, au moins en ce qui les concerne. «  En France, précise le premier, tout le monde est reçu de la même manière, honorablement ; ailleurs, quelques-uns peuvent l'avoir été selon le cérémonial avoué par le Grand-Maître.  » Le second témoin confirme qu'à sa connaissance, tous les frères n'étaient pas reçus de la même manière ; mais, avant l'arrestation des Templiers, il n'en savait rien. Le troisième tient un langage identique.
    Or, le mercredi suivant, 24 mars, tous trois, reconvoqués sur leur propre demande, reviennent en partie sur leurs dépositions. Ils reconnaissent à l'unanimité qu'ils ont renié le Christ, craché à côté de la croix, et qu'ainsi en est-il dans l'ordre en général.


    Les CommissairesMartin de Montrichard). Pourquoi ne l'avez-vous pas avoué tout de suite ?
    Le frère Martin. Sottise, ou ignorance !
    Les Commissaires. Vous en avez discuté avec un autre ?
    Le frère Martin. Non.
    Les Commissaires. On a vous incité à revenir sur vos déclarations ?
    Le frère Martin. Non. Je n'ai pas davantage été menacé.

    Les Commissaires (au frère Jean Durand). Et vous, pourquoi n'avez-vous pas dit tout cela dès votre première déposition ?

    Le frère Jean. Je pensais que cela dût suffire. J'avais fait ces aveux devant l'Official de Poitiers ; avant-hier, c'est bien par bêtise que je n'en ai pas parlé.
    Les Commissaires (au frère Jean de Ruans [sic]). Et vous, pourquoi nous l'avoir caché ?
    Le frère Jean de Ruans. Sottise !
    Les Commissaires. Vous avez révélé à d'autres la matière de votre témoignage ?
    Le frère Jean de Ruans. Non pas.
    Les Commissaires. On vous a suggéré de revenir sur lui ?
    Le frère Jean de Ruans. Non. Personne ne m'a menacé. Je suis revenu motu proprio, parce que j'ai vu que je m'étais trompé...

    Extraits de la déposition du Frère Jean Senand

    Frère Jean Senand
    Précepteur du Temple de La Fouilhouze au diocèse de Clermont, au sujet des baisers impudiques.

    Le témoin, qui est âgé de cinquante ans, est interrogé le 31 mars. Il a été reçu dans l'ordre au Temple de Montferrand ; il a renié la croix et craché à côté d'elle. A Sidon où il séjourna plusieurs années, il a vu plusieurs réceptions se dérouler selon le même cérémonial. A Nicosie, il a entendu l'actuel Maître du Temple dire qu'il se proposait d'extirper de l'ordre certains usages qui ne lui plaisaient guère : sinon, il craignait qu'il n'arrivât finalement malheur à l'ordre.

    Bien souvent, déclare-t-il, j'ai entendu des laïcs raconter que les Templiers s'embrassaient sur l'anus. Je n'en crois rien, mais voici l'explication que je donne : lors des chapitres, au moment des prières, toute l'assistance se prosternait, la tête et les mains inclinées à terre, les jambes et le dos plus haut qu'elles ; tous les frères étaient dans cette posture, l'un derrière l'autre ; je pense donc, moi, que des individus qui les auraient vus par hasard à travers les fentes et les trous des portes avaient pu supposer qu'ils se distribuaient mutuellement des baisers malhonnêtes ; et tout le monde dut accepter facilement cette explication, jusqu'à l'adopter...

    Extraits de deux dépositions touchant le reniement

    Le frère Renart de Bort
    Chevalier, interrogé le 2 avril, a été reçu dans l'ordre, au Temple de Belle-Chassagne, par son propre oncle Francon de Bort, qui le pria de cracher sur une croix de métal portant l'image du Crucifié.


    «  J'en fus tout stupéfait ; alors mon oncle me dit : «  Vas-y hardiment, cela n'a aucune importance.  » Et à voix basse :
    «  Crache à côté !  »
    Alors, je crachai non pas sur la croix, mais par terre, de côté  ».

    Le frère Raymond Amalvin, du diocèse de Rodez, interrogé le s avril, a, lui, reçu l'ordre de renier «  la propheta  ». Les Commissaires lui demandent ce qu'il entendait par là. Il répond :
    Je ne savais pas s'il s'agissait de Jésus ou d'un autre, car j'étais jeune. Je reniai donc le prophète de bouche et non de cœur, mais j'en eus du remords, car j'avais ouï dire que les Juifs appelaient notre Dieu «  prophète.  »

    Extrait de la déposition
    Frère Barthélemy Boucher
    Du diocèse de Chartres, touchant le chef humain (interrogatoire du 19 avril).

    Lors de sa réception au Temple de Paris, il y aura quarante et un an après la fête de Pâques prochaine, le témoin rapporte que le président lui montra une tête placée par il ne sait qui sur l'autel de la chapelle, et lui recommanda de l'invoquer dans ses nécessités.

    Les Commissaires. Qu'est-ce que c'était que cette tête ?

    Le frère Barthélémy. Cela ressemblait à une tête de Templier, avec un bonnet, une barbe blanche et longue ; je ne remarquai pas si elle était en métal, en bois, en os ou en chair humaine. Le président ne me dit pas qui elle représentait, et je ne la revis plus (jamais d'ailleurs, je ne l'avais vue aupa-ravant), bien que je fusse, depuis, passé cent fois dans cette chapelle.
    Les Commissaires. Est-ce que vous fûtes d'avis, à ce moment, que cette tête était de bon augure ?
    Le frère Barthélémy. Non ! Au contraire, je pensai qu'elle ne valait rien, et ne pouvait être d'aucune utilité.

    Le 11 mai suivant, la Commission convoqua Guillaume Pidoye, administrateur-gardien des biens du Temple, et, à ce titre, détenteur des reliques et châsses saisies lors de l'arrestation des Templiers de Paris. On le pria, de concert avec ses collègues Guillaume de Gisors et Raynier Bourdon, de présenter aux Commissaires toutes les figures de métal ou de bois qu'ils auraient pu recueillir lors de la confiscation. Il apporta un grand chef d'argent doré, fort beau, ayant figure de femme ; à l'intérieur étaient deux os de la tête, enveloppés et cousus dans un drap de lin blanc, avec, par-dessus, un autre drap rouge ; une cédule s'y trouvait cousue ; il y avait écrit : «  caput LVIII m  ». Ces os étaient ceux d'une femme assez petite ; certains disaient que c'était le chef d'une des Onze Mille Vierges. Guillaume Pidoye déclara n'en avoir point trouvé d'autre.
    La Commission fit alors venir le frère Guillaume d'Arblay, aumônier du Roi, qui dans sa déposition avait, ainsi qu'on le sait, évoqué certain chef barbu qu'on aurait vénéré lors des chapitres et qu'il prenait pour une idole. On lui présenta ce reliquaire, pour savoir s'il s'agissait du même objet.
    «  Non, répondit-il. D'ailleurs, ce chef humain, je ne suis pas certain de l'avoir vu au Temple de Paris.  »


    Déposition du Frère Pierre de La Palu.
    Dominicain du diocèse de Lyon, bachelier en théologie, interrogé le 19 avril sur le questionnaire au sujet duquel il déclare posséder quelques informations.

    J'ai assisté aux interrogatoires d'un grand nombre de Templiers. Les uns reconnaissaient la plupart des erreurs énumérées dans ce questionnaire ; quelques autres les niaient en bloc. Bien des indices me donnaient à penser qu'il fallait accorder plus de créance à ceux qui niaient qu'à ceux qui avouaient. De plusieurs enquêteurs, j'appris en outre une foule de renseignements sur ces aveux : j'ai la conviction que les pratiques déshonnêtes avaient bel et bien lieu lors des réceptions de quelques-uns des frères de cet ordre, ou après la cérémonie, mais que, pour les autres, il ne se passait rien de tel. J'ai ouï dire qu'aux commencements de l'ordre du Temple, il y avait deux cavaliers qui combattaient sur un même cheval, outre-mer. L'un d'eux se recommanda à Jésus-Christ, et fut blessé ; l'autre, par-derrière — je crois que c'était le diable qui avait pris figure humaine — dit que, lui, il se recommandait à qui pouvait le mieux l'assister. N'ayant pas été blessé, il accabla l'autre de reproches, pour s'être recommandé à Jésus-Christ. «  Si tu veux croire en moi, dit-il, l'ordre se multipliera et deviendra riche.  » J'ai su, je ne sais de qui, que le premier fut ainsi séduit par le diable à figure humaine, et c'est de là que naquirent les erreurs en question ; j'ai souvent vu en peinture deux barbus à cheval sur une seule monture : je crois qu'il s'agissait de ces deux-là (112).

    J'ai entendu raconter aussi, je ne sais plus par qui, qu'il y avait eu jadis un Maître du Temple qui était demeuré longtemps prisonnier du Soudan ; il avait fini par être libéré, à condition de jurer qu'il ferait adopter ces erreurs-là par l'ordre, ou un certain nombre d'entre elles. Le Soudan et ses successeurs tinrent désormais l'ordre en faveur, et allèrent jusqu'à l'assister dans ses besoins.
    Quant à savoir si ces histoires sont exactes, je l'ignore. En substance, je n'en sais pas davantage sur le questionnaire.

    Extrait de la déposition du Frère Hugues de Faure.
    Chevalier du diocèse de Limoges, touchant le chef humain.

    Le témoin, âgé de cinquante ans environ, est interrogé le mercredi 12 mai. Il a été reçu dans l'ordre au Temple de Belle-Chassagne (diocèse de Limoges), par le frère Francon de Bort. Il a passé quatorze années outre-mer. Il termine ainsi sa déposition :
    Après la prise et le sac d'Acre, alors que je me trouvais en Chypre, j'ai entendu Messire Jean de Tanid, chevalier laïc et bailli royal de la cité de «  Limasso  », raconter qu'il y avait une fois un noble qui avait aimé une damoiselle du château de Maraclée au comté de Tripoli, mais n'avait pu la posséder durant sa vie ; ayant appris sa mort, il la fit exhumer, gésit avec elle, et lui trancha la tête ensuite ; aussitôt, une voix résonna à ses oreilles, lui disant de bien garder cette tête : tout ce qui serait vu d'elle serait détruit et réduit en poussière. Il fit donc recouvrir la tête, qu'il mit dans un écrin. Ce seigneur avait en haine les «  Griffons  », qui demeuraient en Chypre et aux alentours ; il exposa la tête devant leurs cités et leurs châteaux, et tous furent anéantis sur-le-champ. Par la suite, la tête replacée dans son écrin, il lui advint de partir par mer pour Constantinople, qu'on allait assaillir ; sa vieille nourrice, en route, parvint à lui dérober les clés de l'écrin, dont elle désirait connaître le contenu si cher à son maître. Elle ouvrit l'écrin. La tête apparut. Une tempête s'éleva aussitôt ; le navire fut englouti avec tous ses passagers ; seuls, quelques matelots purent s'échapper par leurs propres moyens, et raconter la chose. Et l'on disait que, depuis lors, il n'y avait plus de poissons à cet endroit de la mer. Je n'ai pas entendu dire, toutefois, que cette tête ait fini par échoir à l'ordre des Templiers, non plus d'ailleurs que cette autre tête dont a parlé Maître Antoine Sici de Verceil.

    Extrait de la déposition du Frère Bosco de Masualier.
    Touchant les motifs du reniement.

    Le témoin est interrogé le 13 mai. Lors de sa réception au Temple de Paulhac (diocèse de Limoges), il a été contraint, déclare-t-il, de se soumettre aux pratiques illicites du reniement et du crachat.

    Il y a de cela vingt-deux ans : bien souvent, j'entendais chanter l'hymne «  Jésus Salvator Saeculi  » ; j'allai trouver en secret le frère P. Dalbo, qui était alors précepteur du Temple de l'Ormeteau, au diocèse de Bourges. C'était un patriarche. Je lin demandai pourquoi donc on recommandait aux frères de l'ordre de renier Jésus : c'était méfait, puisque l'hymne disait qu'il était «  le Sauveur du monde et le Fils de la Vierge Marie  ». Le frère Pierre me répondit de ne pas être trop curieux, car j'encourrais la colère des frères et des Supérieurs de l'ordre.
    «  Va-t'en à la soupe, me dit-il. On ne sait pas par où commencer... il s'agit d'un prophète... ce serait trop long à te raconter.  »
    Je sais en effet qu'il y a eu un prophète appelé Josué, mais je n'aurais jamais osé questionner là-dessus mes Supérieurs.

    Extraits des dépositions des trois derniers Templiers interrogés. Qui comparurent devant la Commission le mercredi 26 mai.

    Le frère Jean de Chaali. Trente ans.

    Le témoin croit se souvenir, assez vaguement toutefois, que, lors de sa réception, on l'invita à fouler la croix, mais qu'il refusa de le faire. Il entendit plusieurs frères de l'ordre, dont il ne se rappelle plus les noms, dire qu'on pouvait assez aisément passer outre à cet ordre : il suffisait de dire carrément non ; en fait, il n'y en avait pas un sur vingt qui se prêtât à pareil geste. Le frère Pierre de Modies. Quarante ans environ.

    Après l'imposition du manteau, le précepteur et les assistants me baisèrent sur les lèvres, et moi-même, j'embrassai le précepteur au nombril, sur la chair nue. Puis le précepteur alla chercher une croix de métal, avec l'image du Crucifié, qui était placée sur un escabeau et me demanda si je croyais en Celui qui était représenté là.
    — Oui, fis-je.
    Il me répondit de ne plus croire en Lui, mais de Le renier : c'était le règlement.
    Moi, je refusai. Alors, il me dit : «  Vas-y donc à coup sûr : le chapelain peut t'absoudre.  » Le frère Pierre de Châtillon, sergent, me persuada de même ; alors, je reniai Jésus de bouche et non de cœur ; mais je ne voulus pas cracher sur la croix, comme ils me le demandaient.

    Le frère Raynaud de Beau-Poil. Cinquante ans.

    Le témoin confesse le reniement de la croix, qu'il fit à la requête d'un prêtre qui assistait à la réception et avait, lui assura-t-il, pouvoir de l'absoudre par délégation du pape.

    Puis le précepteur me pria de fouler la croix aux pieds, et je refusai. Il n'y eut aucune autre pratique immorale, et j'ignore si, aux autres réceptions, celles-ci ou d'autres encore avaient cours. Je serais pourtant assez porté à le croire, encore que je n'aie rien constaté d'anormal, étant une fois survenu lors de la réception du frère Gérard de Virecourt, sergent de l'ordre, juste après la tradition du manteau : c'était au Temple de Virecourt, au diocèse de Toul, il y a neuf ans environ.

    Ainsi, depuis un an et demi, avait-on interrogé deux cent trente et un témoins, et les Commissaires estimaient qu'il était désormais possible de clore l'enquête, et de la remettre à Mgr le Pape. Mgr de Bayeux, qui se trouvait pour lors en Cour de Rome, fut par eux consulté à cette fin ; il répondit que Mgr le Pape était en effet d'avis de conclure : les informations déjà recueillies lui paraissaient amplement suffisantes, ainsi qu'aux Cardinaux chargés de l'affaire ; à moins toutefois qu'on ne fût en mesure d'obtenir d'autres renseignements encore sur les cérémonies de réception, telles qu'elles se déroulaient outre-mer. Là-dessus, Mgr de Bayeux revint en France, pour prendre part à un parlement royal qui se tenait à Pontoise ; comme Mgr de Narbonne y assistait également et qu'il n'était pas possible aux deux prélats d'abandonner le parlement pour venir spécialement à Paris terminer les travaux de la Commission, les Commissaires restants, soit Nosseigneurs les Evêques de Limoges et de Mende, Messires Mathieu de Naples et l'archidiacre de Trente décidèrent, à l'instance même du Roi, de se rendre en personne à Pontoise, pour y conférer, en l'abbaye royale du lieu, avec Mgr le Roi et les deux Commissaires. La réunion eut lieu le samedi après la Pentecôte, qui tombait le 5 juin. On considéra que, somme toute, les dépositions des témoins, dont plusieurs avaient fourni des renseignements très complets sur la procédure des réceptions effectuées outre-mer, constituaient à elles seules une masse largement suffisante ; personne, d'ailleurs, ne se présentait plus qui fût susceptible de les compléter. On fit valoir aussi que Révérend Père in Xto Mgr Etienne, cardinal du titre de Saint-Cyriace-aux-Termes, avait insisté de nouveau auprès de Nosseigneurs les évêques de Limoges et de Mende pour qu'on envoyât au plus tôt le compte rendu de l'enquête: la date fixée pour le Concile général approchait, et les volontés de Mgr le Pape et de Messire le Roi de France concordaient sur ce point.

    En conséquence, la Commission décida que ses sessions seraient closes à la date de ce jour, soit le 5 de juin 1311 (indiction 9). L'exemplaire original du procès-verbal, rédigé sur beau rouleau de vélin, fut porté au pape ; une copie sur papier fut d'autre part déposée au trésor de Notre-Dame de Paris, avec interdiction à quiconque d'en obtenir communication sans l'autorisation pontificale (113).

    Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre. Tournon 15 janvier 1955. Exemplaire nº 4402

    Le Dossier des Accusés



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