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Interrogatoires des Frères du Temple

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    5. — Les Intérogatoires

    Le samedi avant les Ramaeaux, 11 avril, en la chapelle

    Comparution par-devant la Commission des premiers témoins. Ceux-ci prêtent serment, en présence des quatre frères défenseurs de leur ordre et procureurs de facto : vingt Templiers, quatre témoins laïcs. Parmi les frères du Temple, Jean Taillefer, Hugues de Bure, Geoffroy Thantan et Jean l'Anglais, tous quatre barbus selon l'usage de leur ordre 22, s'empressent de jeter bas leurs manteaux blancs qu'ils tenaient à la main.

    Les quatre frères. Nous ne voulons plus porter l'habit des Templiers !

    Les Commissaires. Hé ! Vous n'avez pas à les abandonner ici ! Dehors, vous ferez ce que vous voudrez (53).

    On passe aussitôt après aux interrogatoires.

    Me Raoul de Prelles
    Me Raoul de Prelles, du diocèse de Laon, expert en droit, avocat à la Cour du Roi, premier témoin laïc, dépose ainsi qu'il suit :
    Quand j'habitais Laon, un de mes bons amis qui était Templier et recteur du Temple de Laon, le frère Gervais de Beauvais, m'avait dit je ne sais combien de fois en présence de bien des témoins — plus de cent fois en tout, quatre, cinq ou six années durant avant l'arrestation des Templiers, — qu'il y avait dans cet ordre un règlement si extraordinaire, et sur lequel un secret tel devait être observé, qu'il aurait préféré se faire couper la tête que de devoir le révéler : du moins, qu'on pût jamais apprendre qu'il l'avait trahi. Au chapitre général, me dit-il, il y avait une pratique tellement secrète que, supposé que par malheur j'en fusse le témoin, supposé même que ce fût le Roi de France en personne ! eh bien ! Les membres du chapitre, sans craindre aucun châtiment, tueraient le témoin, et n'auraient pas le moindre égard à sa qualité. Il m'avoua qu'il possédait un livret des statuts de l'ordre qu'il montrait volontiers, mais qu'il en détenait un autre, plus secret, que pour tout l'or du monde il ne montrerait à personne. Il me pria de le recommander aux dignitaires de l'ordre, afin qu'il lui fût possible d'assister au chapitre général : alors, assurait-il, il ne doutait pas de devenir bientôt Grand-Maître. J'y parvins ; après sa sortie, je le vis revêtu d'une grande autorité ; les autres dignitaires et puissants de l'ordre l'entouraient de considération, ainsi qu'il l'avait prédit.

    Sur le questionnaire lui-même, je ne sais rien, sauf là où il est question de la contrainte que les Templiers réservaient à qui refusait d'obéir à leurs ordres ; plusieurs fois, le frère Gervais, et d'autres aussi, me dirent qu'il n'existait sans doute pas de prison plus atroce que celles de cet ordre ; tout commandement des précepteurs devait être exécuté : celui qui résistait se voyait inhumainement jeté en prison, quelquefois jusqu'à sa mort.

    Les Commissaires. Qui assistait à ces conversations ?
    Me Raoul. Me Jacques de Neuilly, Nicolas Symon, Adam de Chalandry, tous trois clercs de Laon.
    Les Commissaires. Où cela se passait-il ?
    Me Raoul. A Laon. Tantôt au Temple. Tantôt chez moi. Sur tout le questionnaire, je ne savais rien de plus avant l'arrestation des Templiers.
    Les Commissaires. Quel âge avez-vous ?
    Me Raoul. Quarante ans environ.
    Les Commissaires. Votre témoignage est-il extorqué par prière, corruption, crainte, amour ou haine ?
    Me Raoul. Non.

    Nicolas Symon

    Nicolas Symon Damoiseau, du diocèse de Sens, prévôt du couvent de Saint-Maur-des-Fossés. Sait lire et écrire. Quarante ans environ.

    En vérité, je ne sais rien du questionnaire, mais je soupçonne que la religion du Temple n'est point bonne.

    Les Commissaires. Et pourquoi donc ?
    Nicolas. Il y a de cela vingt-cinq ans environ, mon oncle Jeannot, dit «  du Temple  », s'en était venu d'Aragon avec un chevalier de l'ordre, le frère Arnoul de «  Visinalla.  » On persuada alors mon oncle, qui avait été élevé dans l'ordre du Temple, d'y entrer lui-même. Il refusa.

    Ensuite, j'ai su qu'un Templier, le frère Gervais — celui dont a déposé Maître Raoul de Prelles, — détenait un livre de statuts de l'ordre. Ceux-ci me paraissaient assez convenables; mais Gervais me dit : «  Il y a dans notre ordre d'autres statuts que ceux-ci.  » Avec des gémissements qui étaient très sincères, il disait qu'il existait certains règlements, qu'il n'oserait révéler à personne ; le ferait-il qu'il aurait beaucoup à en souffrir.
    Les Commissaires. Où cela se passait-il ?
    Nicolas. A Laon. Au Temple.
    Les Commissaires. Quand ?
    Nicolas. Deux ans à peu près avant l'arrestation des Templiers.
    Les Commissaires. Y avait-il des témoins ?
    Nicolas. Tantôt j'étais seul avec lui ; tantôt il y avait Mes Raoul de Prelles et Jacques de Neuilly, tous deux clercs de Laon.
    Mes soupçons proviennent encore du fait qu'il y a quatre ans, à la mort de ma femme, je me proposais d'entrer dans l'ordre du Temple et d'avoir une maison de l'ordre voisine de celle que tenait le frère Gervais ; je le priai de me l'obtenir, car je ne manquais pas d'argent, et ce serait un bien pour nous deux. Gervais me répondit : «  Ah ! Ah ! Il y aurait trop à faire !  » C'est tout ce que j'ai à dire.

    Le lundi 13 avril

    La Commission se transporte d'urgence à Saint-Cloud, en la demeure de l'évêque, pour recueillir la déposition du frère Jean de Saint-Benoit, précepteur de l'importante Commanderie de l'Ile-Bouchard, au diocèse de Tours : celui-ci, qui est âgé de soixante ans environ, a été en effet, depuis son transfert, atteint d'une maladie qui laisse redouter qu'il ne trépasse à brève échéance ; il reçoit les Commissaires à son chevet.

    Premiers articles du questionnaire (du reniement aux crachats)
    *.Il y a bien quarante ans que j'ai été reçu au Temple de La Rochelle par le frère P. de Légion qui était le précepteur de cette maison. Il est mort aujourd'hui.

    Il me dit, lors de ma réception, qu'il fallait renier Notre-Seigneur. Je ne me souviens plus s'il le nomma Jésus, le Christ ou le Crucifié. Il me dit que c'était tout un ; je répondis que si je Le reniais, je renierais de bouche et non de cœur, et ainsi fis-je.

    * Nous résumons entre parenthèses la teneur de l'article quand elle est indispensable à l'intelligence de la réponse qui y est donnée.

    Les Commissaires. Est-ce que cela se passait toujours de la même manière, ou bien seulement dans la majorité des cas ?
    Le frère Jean. J'en ai reçu beaucoup sans jamais le leur faire observer; jamais je ne l'ai vu faire à d'autres qu'à moi-même. Je ne sache ni ne crois que d'autres l'aient fait.

    (Des crachats sur la croix à l'article relatif au chat.) Le frère P., qui me recevait, me dit de cracher sur une petite croix qu'il y avait là, et je le fis sur son ordre. Mais à côté de la croix : pas dessus. Le frère P. m'avait emmené à part des autres.
    Les Commissaires. Cette pratique était-elle observée, dans l'ordre, d'une manière générale ?
    Le frère Jean. Moi, en tout cas, je ne l'ai pas fait observer. Je ne crois pas que d'autres l'aient observée. Je ne l'ai vu faire que pour ma réception. Quant au chat, je n'en sais absolument rien.

    (Du sacrement de l'autel jusqu'à l'absolution par le Grand-Maître.) Je crois, et déjà je croyais alors, à tous les sacrements de l'Eglise ; je pense que l'ordre y croyait aussi ; les prêtres de l'ordre, dans leurs messes, prononçaient bel et bien les paroles de la Consécration.

    (De l'absolution par le Grand-Maître et les autres précepteurs, etc., jusqu'au baiser.) Quant à l'absolution, je n'ai jamais ouï dire et ne pense pas qu'ils aient eu ce pouvoir, à moins d'être prêtres. Je n'en sais pas plus.

    Quant au baiser, lors des réceptions, nous nous embrassions sur les lèvres ; je n'ai rien constaté d'autre, et ne crois pas qu'on ait observé d'autre rite.

    (Du serment de ne pas quitter l'ordre à la sodomie.) On faisait jurer aux postulants de ne pas abandonner l'ordre, pour un meilleur ou un pire, sans le congé du Maître. Dès la réception, ils étaient tenus pour profès. Les réceptions se faisaient à huis clos, personne n'y assistait que les frères de l'ordre. Je crois que c'est de là que proviennent les soupçons contre l'ordre. On l'a observé communément, et j'en avais fait la remarque moi-même.

    (De la sodomie jusqu'à l'idole.) Jamais je n'ai appris, ni vu, ni su, ni cru qu'un tel vice eût été conseillé ou commis dans notre ordre. L'idole ? Jamais de ma vie je n'ai vu chez nous la moindre idole ; je n'en ai pas eu connaissance, n'en ai point adoré ; personne ne m'en a jamais parlé avant notre arrestation. Je ne crois pas qu'il y ait eu chez nous d'idole, tête d'idole ou vénération d'idole. Je sais seulement que chacun recevait lors de sa réception une cordelette qu'on ceignait jour et nuit sur sa chemise ; cette pratique s'observait dans tout l'ordre. Quant au reste, j'ignore tout ; je n'en avais pas entendu parler avant l'arrestation.

    (Les confessions réservées aux seuls prêtres de l'ordre.) Oui, on nous défendait de nous confesser à d'autres qu'aux chapelains de l'ordre, pour autant qu'il s'en pût trouver ; nos prêtres avaient le privilège d'absoudre, comme les archevêques et évêques le possèdent sur leurs ouailles (54).

    De la négligence des Templiers à redresser les erreurs, etc., jusqu'aux aumônes.) Je ne sais que ce que je viens de déclarer ; ni outre-mer, ni par-deçà, je n'ai assisté aux chapitres généraux des Templiers, sauf une fois à Montpellier ; je n'y ait rien vu dire ou pratiquer de semblable.

    (Des aumônes jusqu'à l'article concernant les chapitres secrets.) Au contraire, les aumônes étaient bien faites et l'hospitalité bien pratiquée dans l'ordre; je les appliquais scrupuleusement dans ma Commanderie ; je n'ai jamais su qu'on eût recommandé dans l'ordre ce qui s'y trouve reproché, mais je crois qu'il y avait des étrangers pour nous en accuser. Bien sûr, je sais qu'acquérir injustement est péché.

    (Des chapitres, etc., et la suite.) Les chapitres, je l'ai constaté, avaient heu tantôt de jour, et tantôt de nuit; de jour, il y avait parfois un religieux étranger à l'ordre, qui faisait une prédication ; après quoi, on faisait sortir le prédicateur, son collègue et tous les autres, à l'exception des frères, et les affaires de l'ordre se traitaient à huis clos ; jamais toutefois, je n'ai vu ni su qu'il s'y traitât rien de mauvais. Je n'en sais pas plus.

    (Pouvoir d'absoudre des dignitaires.) J'en ai déjà répondu. Non, je ne crois pas que le Grand-Maître ait eu pouvoir d'absoudre les péchés, mais seulement d'atténuer les peines dues pour infractions aux règlements de l'ordre.

    Sur les articles suivants, le témoin n'a rien à dire ; dans les ordonnances édictées par le Maître et le Couvent outremer, il n'a rien surpris d'hétérodoxe ou d'erroné.

    (Des déguerpissements, etc., jusqu'à la fin du questionnaire.) Oui, beaucoup ont quitté l'ordre ; pas à cause de son indignité ou de ses déviations, mais peut-être bien à cause des leurs propres ! Je n'ignore point que de gros scandales ont été suscités contre l'ordre, et qu'ils ont trouvé l'oreille de hauts personnages et des peuples, mais je n'en sais pas plus que ce que j'ai dit. Quant aux aveux que les grands de notre ordre auraient passés par-devant Mgr le Pape, les cardinaux et en consistoire, je n'en sais rien, je n'y étais pas. J'en connais seulement ce qui était contenu dans la lettre apostolique qui m'a été lue naguère.

    De retour à Paris, les Commissaires reprennent l'ordre du jour normal de leurs séances, qui prévoit l'audition, à la suite, de tous les témoins qui se présenteront à charge ou à décharge.

    Ainsi entendent-ils d'abord

    M. Guichard de Marchiaco, Marziaco ou Marchant.
    Messire Guichard de Marchiaco, chevalier. Cinquante ans et plus.
    Le témoin ne peut déposer que sur les articles qui suivent, ne sachant rien des autres.


    30 (baiser obscène). Eh oui ! j'en ai entendu parler. Il y a de cela quarante ans. J'en ai entendu parler cinq cents fois et plus, en divers endroits et de diverses bouches. C'était de notoriété publique que le reçu baisait le recevant à l'anus, à moins que ce ne fût le contraire. C'est pour ça, disait-on, que la réception se faisait secrètement et à huis clos.

    Les Commissaires. En quels lieux ? De quelles bouches ?
    Messire Guichard. Eh bien ! à Toulouse, à Lyon (mon pays), en un tas d'autres endroits, à Paris, dans les Pouilles, etc. Et de la bouche de chevaliers, bourgeois et autres, dans les réunions, quand on en venait à parler des frères de cet ordre-là : tant il y en avait que l'on disait communément que «  l'abondance rend pauvre  » (55) !
    Les Commissaires. Qu'entendez-vous par «  de notoriété publique  » ?
    Messire Guichard. Je veux désigner par là ce qui est publiquement rapporté, en plusieurs lieux et par plusieurs personnes.
    Les Commissaires. Connaissez-vous l'origine de ces bruits ?
    Messire Guichard. Non. Mais ceux qui me les ont rapportés étaient personnes sages et sérieuses.

    36 (réceptions clandestines). Messire Hugues de Marchant, du diocèse de Lyon, qui était de ma parenté et avait longtemps étudié le droit, fut à l'âge de quarante ans environ reçu par mes soins au Temple de Toulouse ; ce jour même, je le fis chevalier, je veux dire chevalier laïc, dans la grande salle de la Commanderie ; après quoi, les frères le firent entrer dans ma chambre, qui avoisinait cette salle, et de là dans une espèce de garde-robe ; ils fermèrent la porte de l'intérieur le plus solidement possible ; ils mirent devant la porte, toujours de l'intérieur, les courtines de mon lit, de façon qu'il ne fût pas possible de voir à travers les rais de la porte ce qui pourrait se passer. Ils s'enfermèrent avec Hugues si longtemps que tous ceux qui attendaient à l'extérieur en étaient écœurés ; puis ils rouvrirent la chambre et me ramenèrent Hugues, cette fois en habit de Templier. Lui, il était tout pâle, bouleversé et stupéfait ; j'en fus bien étonné, car Hugues avait beaucoup insisté auprès de moi pour entrer dans cet ordre et être fait chevalier par moi-même ; ce même jour, avant d'entrer dans la chambre, il était tout joyeux, fort et robuste.

    Le lendemain, Hugues fut amené en ma maison de Toulouse ; je le pris à part et lui demandai s'il était consolé de sa réception, qu'il avait pourtant souhaitée si ardemment. «  Pourquoi, lui dis-je, étais-tu si bouleversé hier, et le parais-tu encore aujourd'hui ?  »

    Lui me répondit : «  Jamais plus, je ne pourrai être joyeux ni en paix avec moi-même.  » A ce moment, et bien des fois par la suite, je lui demandai la cause de son trouble ; jamais il ne voulut me l'avouer, et jamais plus je ne le vis joyeux ni de bon visage ; et pourtant, c'était auparavant un tempérament gai.

    Les Commissaires. A quelle époque cela se passait-il ?
    Le témoin. Il y a environ dix ans.
    Les Commissaires. Quels frères assistaient à la réception d'Hugues ?
    Le témoin. Le frère Guigues Adhémar, chevalier et précepteur de la province, qui le reçut, le frère Eudes «  Saumanda  », précepteur du Temple de Toulouse, et un frère chapelain, qui servait à la chapelle; plus un sergent qui demeurait avec le Maître de la province et à son service, et d'autres frères de l'ordre dont je n'ai plus les noms présents à la mémoire.
    Les Commissaires. Qui fut témoin des paroles d'Hugues ?
    Le témoin. Personne, je crois. Cette fois-là, et bien souvent par la suite, je lui fis redemander par mon frère Hugues de Marchiaco, chanoine de Lyon, ainsi que par Lancelot de «  Paspretes  », chanoine du Puy, et par d'autres encore, la raison de son tourment ; jamais il ne voulut l'avouer. Cette même semaine, Lancelot m'apprit que le frère Hugues s'était fait faire un sceau ; sur la légende était gravé : «  Sigillum Hugonis Perditi — sceau d'Hugues le Perdu.  » Il me dit que le frère Hugues était quasi désespéré. Je le mandai spécialement, lui reprochai d'avoir fait faire ce sceau et le priai de me le remettre ; il fit une empreinte de cire rouge, si je ne me trompe, et me la donna ; mais il refusa de me remettre la matrice, car je lui avais dit que je la voulais briser. Sur l'empreinte, il y avait bien, selon les experts qui me la déchiffrèrent : «  Sceau d'Hugues le Perdu.  » Bien des fois, je reprochai au frère Hugues d'avoir choisi pareil sceau, et m'employai à le lui faire briser ; je ne pus jamais l'obtenir, ni connaître la raison pour laquelle il se désignait lui-même par «  le Perdu  ».

    Après deux mois passés dans l'ordre, je ne me souviens plus très bien, le frère Hugues revint dans ma famille où il demeura près d'un an, partageant son temps entre elle et moi ; puis la maladie le prit à Lyon, il se confessa aux frères Mineurs que j'avais mandés auprès de lui, reçut les sacrements avec une grande piété apparente et rendit l'esprit.

    Le mardi 14 avril

    Suite de la déposition du frère Guichard.

    Les Commissaires. Pourquoi pensez-vous que le frère Hugues se surnommait lui-même «  le Perdu  » ? Avait-il à l'esprit la perdition de son âme ? Ou bien le disait-il parce qu'il avait quitté le siècle ?
    Le témoin. Si j'en crois ce qu'on dit contre l'ordre, il s'agissait de la perdition de son âme. Etant alors sénéchal de Toulouse, je l'avais fait chevalier, avec cheval, armes et équipement complet, fastueusement ; je l'avais établi dans l'ordre du Temple en pensant lui faire honneur ; sur le moment, je pensais que cette épithète de «  Perdu  » lui avait été suggérée par les austérités que l'ordre du Temple observait alors (du moins le disait-on) dans sa conduite.
    Les Commissaires. Avez-vous souvenance de ceux qui vous lurent la légende du sceau ?
    Le témoin. Non. Il y avait beaucoup d'hommes instruits avec moi.
    Les Commissaires. Et les noms des frères Mineurs, vous les rappelez-vous ?
    Le témoin. Non. Je sais qu'ils étaient du couvent de Lyon.

    99 (acquêts illicites). Les Templiers n'étaient pas de bon voisinage pour qui avait à partager avec eux son territoire, mais j'ignore s'ils estimaient cela licite ou péché.

    113. Il y a seize ans environ, j'étais alors gouverneur de Montpellier pour le compte de Mgr le Roi de France, le Maître actuel du Temple, le frère Hugues de Paravent [sic, pour Pairaud], Visiteur de l'ordre, et d'autres dignitaires encore, firent des règlements, à ce qu'on disait, sur la manière de se gouverner et nourrir ; j'ai entendu dire qu'ils avaient été observés. Je ne sais rien de plus sur cet article-là.

    118 (nombreux déguerpissements) et suivants. Un fils de Mathieu de la Mure, citoyen de Lyon, dont le nom m'échappe, avait été reçu dans l'ordre du Temple, sur mes instances et celles de Messire Guillaume Flote et de plusieurs amis ; on l'amena à Paris. Mais il revint à Lyon, la même année, je crois bien, et pria instamment son père, qui vint lui-même me le demander, de le placer dans un autre ordre, sinon, l'on risquait bien de ne le jamais revoir ; jamais on ne put lui extorquer la raison pour laquelle il voulait changer. On le transféra la même année chez les Hospitaliers de Saint-Jean, sous l'habit desquels il est mort.

    Les Commissaires. L'âge de ce Templier ?
    Le témoin. A l'époque de son entrée dans l'ordre, seize ans, je pense.

    120 (notoriété des faits). J'ai souvent entendu dire que bien des dommages étaient résultés, pour les chrétiens, des trop bonnes relations qui existaient entre le Grand-Maître d'alors, frère Guillaume de Beaujeu, le Soudan et les Sarrasins ; là, moi, je crois le contraire, car j'ai su qu'à la bataille d'Acre contre les Sarrasins, le Maître s'était vaillamment comporté : même qu'il y est mort.

    125 et suivants (aveux passés par les Templiers). J'ai ouï dire que le Maître et les autres avaient fait ces aveux, mais je n'en sais pas plus.

    Jean Taillefer.
    Le frère Jean Taillefer, de Gène, diocèse de Langres. Vingt-cinq ans environ. Porte un costume de bure gris et non pas la tenue de l'ordre. Barbe rase.
    Les Commissaires. Combien d'années êtes-vous demeuré dans l'ordre du Temple ?
    Le frère Taillefer. Trois ans environ avant mon arrestation. J'étais frère sergent.
    Les Commissaires. Où et par qui avez-vous été reçu ?
    Le frère Jean. Au diocèse de Langres, dans la maison du Temple appelée Mormant, qu'on venait d'acquérir ; je fus reçu par le frère Etienne, son chapelain, en présence de six ou sept frères dont les noms m'échappent, car je ne les avais pas vus ni connus avant le jour de ma réception ; et après, j'allai résider dans une grange de l'ordre appelée Bellevue, au même diocèse ; j'y demeurai un an, puis passai dans une autre commanderie, appelée «  Biena  » (Beaune), où j'ai été arrêté.

    Interrogatoire sur le questionnaire du frère Taillefer

    1 (reniement). Le jour de ma réception, sur l'ordre du chapelain qui me recevait, je reniai le Christ, une fois seulement ; mais ce reniement, je le fis de bouche et non pas de cœur. On m'enjoignit ensuite de cracher sur la croix ; je crachai, une fois seulement. Et pas sur elle : par côté, en respect de la croix.

    Les Commissaires. Comment était-elle, cette croix ?
    Le frère Jean. En bois, toute vieille et peinte.
    Les Commissaires. Vous fit-on quelque violence, lors de cette cérémonie ?
    Le frère Jean. Non. Mais ils m'avaient menacé, si je ne reniais pas, de me jeter en tel lieu que je ne visse plus mes mains ni mes pieds.
    Les Commissaires. Y avait-il d'autres assistants que les frères de l'ordre ?
    Le frère Jean. Non.
    Les Commissaires. A quelle heure se fit votre réception ?
    Le frère Jean. A l'aurore. Il y avait, dans la chapelle où je fus reçu, deux chandelles allumées ; c'est dire qu'on n'y voyait pas clair, mais je distinguais bien la croix quand même ; vous dire les motifs et les couleurs de la peinture qu'il y avait dessus, je ne m'en souviens plus : elle était vétusté et abîmée.
    Les Commissaires. D'autres injonctions vous furent-elles données ?
    Le frère Jean. Non.
    Les Commissaires. Quel âge aviez-vous à l'époque ?
    Le frère Jean. Vingt ans environ. Ils me prirent à l'improviste pour me faire faire ces cérémonies, en me disant qu'ils m'informeraient plus à plein des règlements de l'ordre.
    Les Commissaires. Et est-ce qu'ils l'ont fait ?
    Le frère Jean. Non, car par la suite, je n'allai plus ni à eux ni à leurs chapitres : on m'en faisait quelquefois le reproche. Je n'ai assisté à aucune autre réception ; je crois cependant qu'elles se déroulaient toutes de la même façon...
    Les Commissaires. Qu'est-ce qui vous incite à le croire ?
    Le frère Jean. Ben, je n'en sais rien.

    Sur les articles 2 à 9, le témoin déclare ne rien savoir davantage.

    10 à 13 (piétinement volontaire de la croix, etc.). J'ai su par un frère sergent de l'ordre, natif de Langres et qui, avant de passer outre-mer, avait séjourné à Mormant (je ne me souviens plus de son nom), que les frères de l'ordre foulaient de temps en temps et faisaient fouler la croix aux pieds ; jamais cependant je n'en fus le témoin, et personne ne me demanda de le faire.

    Les Commissaires. Où cette conversation eut-elle lieu ? devant qui ?
    Le frère Jean. A Beaune. Nous étions seuls. C'était un matin.
    Les Commissaires. A quelle époque ?
    Le frère Jean. L'année avant mon arrestation.

    Le témoin ne sait rien des articles 14 à 23, sauf qu'en ce qui le concerne, il croit bel et bien au sacrement de l'Eucharistie.

    24 à 29 (pouvoir d'absoudre du Grand-Maître). Certains frères de l'ordre — je ne me rappelle plus leurs noms de façon précise — disaient que le Grand-Maître avait pouvoir de les absoudre de leurs péchés, et pareillement les chapelains ; des visiteurs et autres, jamais je ne l'ai entendu dire.

    30 à 33 (baisers impudiques). Lors de ma réception, celui qui me recevait me baisa à la bouche, au nombril et par-derrière, aux reins, au-dessus du brayel (56) ; je crois qu'il en était ainsi pour les autres.

    34 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate, etc.). Ce même jour, on me fit jurer de ne pas quitter l'ordre, et l'on me dit que j'étais dès lors considéré comme profès. Cette réception s'était faite en secret, à huis clos ; nul n'y assista que les frères de l'ordre, et je crois que, pour les autres réceptions, il en était de même ; pour l'avoir entendu dire par plusieurs laïcs, j'estime que ce secret était la cause des gros soupçons qui pesaient sur l'ordre. De qui, où l'ai-je entendu ?... je n'en sais rien au juste ; mais c'était en tout cas avant notre arrestation.

    Des articles 40 à 45, le témoin ne sait rien ; il n'a rien entendu dire avant son arrestation.

    46 à 64 (l'idole). Le jour de ma réception, on plaça sur l'autel de la chapelle une espèce de tête, et on me dit qu'il me fallait l'adorer.

    Les Commissaires. Cette tête, était-elle d'or ? d'argent ? de bronze, ou de bois ? était-ce de l'or, ou quoi encore ?
    Le frère Jean. Je n'en sais rien, pour ne pas l'avoir trop approchée ; on distinguait pourtant une face humaine.
    Les Commissaires. De quelle couleur était-elle ?
    Le frère Jean. Rouge, ou tout comme.
    Les Commissaires. Peinte, ou non ?
    Le frère Jean. Je n'ai pas remarqué.
    Les Commissaires. Grosse comment ?
    Le frère Jean. Comme un chef humain.
    Les Commissaires. Qui vous dit de l'adorer ?
    Le frère Jean. Le chapelain qui me reçut ; je ne la vis adorer par personne, et j'ignore en l'honneur de qui elle avait été faite ; je ne l'ai jamais vue autrement.
    Les Commissaires. A quelle heure vous la montra-t-on ?
    Le frère Jean. A l'heure de ma réception.
    Ce jour-là aussi, l'on me remit une cordelette de fil blanc, dont on disait que cette tête avait été ceinte ; le chapelain me dit de la porter jour et nuit par-dessus ma chemise. Mais je me gardai de le faire et la jetai.
    Je crois qu'on remettait une cordelette semblable aux autres frères, le jour de leur réception, et qu'on leur disait «  d'adorer la tête  »... Mais je ne sais pas de quelle tête il s'agissait.

    65 à 72 (obligation du secret absolu). Lors de ma réception toujours, il me fut défendu de rien trahir d'elle à autrui ; je crois que cela se passait de même aux réceptions de tous les frères, encore que je ne l'eusse point vu faire ; cependant, j'ai ouï le chapelain dire que si l'on s'avisait de révéler ces choses à quiconque, et même aux frères de l'ordre qui n'eussent point assisté à la cérémonie, on serait mis aux fers et jeté pour toujours en prison ; je n'ai jamais vu, toutefois, que personne eût été emprisonné pour tel motif.

    73 à 75. Le témoin répond ne rien savoir.

    76. Je crois que cet article dit vrai ; toutes ces pratiques au sujet desquelles je viens de déposer se faisaient en secret et clandestinement.

    77 à 96 (observance de ces pratiques illicites dans toutes les provinces de l'ordre). Exact aussi, à mon sens ; mais je n'ai vu ni ne sais rien d'autre que ce que je vous ai dit.

    97 (les aumônes). Dans les maisons de l'ordre où je me suis trouvé, on faisait les aumônes et l'on observait l'hospitalité ; ailleurs, je n'en sais rien, mais je crois qu'un grand nombre des frères de l'ordre donnaient volontiers des aumônes.

    98 à 111 (acquêts illicites, etc.). Le témoin déclare ne rien savoir qu'il n'ait déjà dit.

    112 à 117 (divers). J'ai ouï dire que les ordonnances édictées outre-mer par le Maître et le Couvent étaient observées par-deçà. Je ne sais rien de plus sur ces articles.

    118 (nombreux déguerpissements). J'ai constaté moi-même que plusieurs frères quittaient l'ordre ; j'ignore pour quelle raison. Quant à moi, l'ordre me déplaisait par ces erreurs et mauvaises pratiques dont j'ai déposé ; je fus satisfait de me voir arrêté avec les autres, mais beaucoup moins quand je m'aperçus que je restais aussi longtemps en prison ! C'est parce que l'ordre me déplaisait que, l'autre jour, j'ai jeté mon manteau par terre devant vous.

    119 à 127 (notoriété des aveux). Je crois que ces articles disent la vérité ; plusieurs laïcs m'ont dit (je ne me rappelle plus leurs noms) que ces erreurs avaient été révélées à Lyon, quand Mgr le Pape de maintenant et le Roi Notre Sire s'y rencontrèrent.

    Les Commissaires. Qu'entendez-vous par «  l'opinion publique  » ?
    Le frère Jean. Ce qui se dit en général.
    Les Commissaires. Vous a-t-on suggéré ou requis de déposer ainsi ?
    Le frère Jean. Non.

    Le mercredi Saint, 15 avril

    Interrogatoire sur le questionnaire du Jean l'Anglais.

    Jean l'Anglais, de Hinquemete, diocèse de Londres. Trente-six ans environ. Le témoin ne porte ni la barbe réglementaire, ni le manteau et l'habit du Temple (le samedi précédent, il a jeté ce manteau par terre, devant la Commission d'Enquête, en signe de déguerpissement.)

    I à 13 (reniements, etc...). J'ai été reçu dans l'ordre à La Rochelle-en-Saintonge, par le frère Pierre de Madit, chevalier et Maître en Poitou. Après m'avoir imposé le manteau, à l'instance du frère Guillaume de «  Leodio  » (Légion), précepteur de La Rochelle, au service de qui je me trouvais à l'époque, il me conduisit derrière un autel, et me dit de renier Jésus trois fois et de cracher sur une croix qu'on me présentait ; sur son ordre, je reniai Jésus trois fois, de bouche, et non de cœur, et trois fois, je crachai sur la croix. Renaud, le chapelain de la maison, me remit une cordelette de fil blanc, et me recommanda de la porter jour et nuit pardessus ma chemise ; il me confia que je ne sais quelle tête avait été ceinte de cette cordelette ; j'ignore de quoi il s'agissait, et n'ai point vu la tête. Le chevalier qui me recevait, après ma réception, m'embrassa sur les lèvres en présence des frères qui assistaient à la réception, puis, derrière l'autel où il m'avait mené, il me baisa à la poitrine, entre les épaules et sur la chair nue. Il me recommanda de tenir secrètes ces cérémonies et reçut mon serment de ne rien révéler, serment que je prêtai sur un livre.

    Les Commissaires. Quand avez-vous été reçu dans l'ordre ? Qui assistait à cette scène-là ?
    Jean l'Anglais. Dix ans environ. Avec celui qui me recevait, il y avait quatre frères de l'ordre : le frère Renaud donc, le frère Etienne, qui était portier de la maison, le frère Thibaud Mandies, chevalier, et le frère Etienne Picard, charpentier de la Commanderie ; tous sont morts, sauf le précepteur.
    Les Commissaires. Connaissez-vous quelques-unes des observances de l'ordre ?
    Jean l'Anglais. On jeûnait ou devait jeûner tous les vendredis depuis la Toussaint environ jusqu'à Pâques, et à partir de là, ceux qui le voulaient ; on jeûnait encore pendant l'espèce de Carême qu'il y a avant la Noël. Entre le jour et la nuit, on disait ou devait dire pour les vivants et les morts soixante Pater Noster et Ave Maria et pour chacune des Heures canoniales, neuf Patenôtres ; pour chacune des Heures de Notre-Dame, sept Ave Maria, si je ne me trompe.
    Les Commissaires. Celui qui vous fit renier Jésus et cracher sur la croix vous fournit-il une raison quelconque de ce geste ?
    Jean l'Anglais. Il me dit que cette pratique était observée dans l'ordre, sans plus, et je n'en sais pas davantage aujour-d'hui...
    Quand je fis ce reniement et que je crachai, de même qu'au moment du baiser sur la poitrine et aux épaules, il n'y avait personne qui pût le voir, sauf moi-même et le chevalier ; mais les frères, eux, assistaient au baiser sur les lèvres.
    Les Commissaires. L'avez-vous vu faire à d'autres ?
    Jean l'Anglais. Pendant les quatre années après ma réception, je vis recevoir comme frère, dans une pièce de la maison de La Rochelle, le nommé Pierre de «  Chatenhac  », du diocèse de Saintes. Il fut reçu par Pierre, le chevalier, et conduit par lui, après l'imposition du manteau, dans une chapelle derrière l'autel ; je le suivis, en compagnie des frères Renaud, Etienne le portier et Etienne le charpentier ; je crois qu'on fit faire au postulant les mêmes gestes qu'à moi-même, mais nous ne pouvions rien voir, nous autres : car les deux frères, le recevant et le reçu, s'étaient mis derrière l'autel.
    Les Commissaires. Ce rite était-il observé partout dans l'ordre, outre-mer et par-deçà ?
    Jean l'Anglais. Je crois que oui ; mais je n'ai rien observé que je ne vous aie dit.

    14 et 15 (l'adoration du chat). Je l'ai bien entendu raconter par des laïcs, avant l'arrestation des Templiers, mais jamais je ne l'ai constaté moi-même ni ne l'ai entendu dire par les frères de l'ordre ; je ne me souviens plus des noms de ces laïcs.

    16 à 24. Je crois, quant à moi, au sacrement de l'autel et aux autres ; j'ignore ce que les autres pouvaient croire ou ne point croire, ni si les prêtres omettaient les paroles de la Consécration : depuis l'arrestation des Templiers, plusieurs personnes l'ont affirmé, mais j'ignore si c'est exact ou non. Trois fois dans l'année, à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, les frères communiaient de la main des prêtres de l'ordre. Je n'en sais pas plus.

    24 à 29 (tendances hérétiques). Plusieurs fois, j'ai entendu dire par des frères de l'ordre, dont les noms m'échappent, que le Grand-Maître pouvait autoriser les chapelains à absoudre de leurs péchés les frères qu'ils confessaient ; ceux qui ne se confessaient pas, je n'ai pas entendu dire qu'ils pussent les absoudre ; quant au reste, je ne sais rien de plus, sinon que les visiteurs et les précepteurs imposaient volontiers comme pénitence aux frères de l'ordre de manger par terre sur leurs manteaux.

    30 à 33. Le témoin répond comme ci-dessus ; rien de plus.

    34 à 39 (serment de ne pas quitter l'ordre, etc.). Au commandement de celui qui me recevait, je jurai sur un livre de ne pas quitter l'ordre ; je crois que tous mes confrères en faisaient autant : je l'ai constaté quand le frère Pierre de «  Chatenhac  » fut reçu. Ils étaient aussitôt réputés profès.
    Les réceptions se faisaient en cachette, soit à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre.

    Les Commissaires. Comment le savez-vous ?
    Jean l'Anglais. Parce qu'il en fut ainsi lors de ma réception, et aussi quand le frère Pierre de «  Chatenhac  » fut reçu lui-même ; je crois que, dans tout l'ordre, il en était ainsi ; depuis assez longtemps, cette clandestinité a attiré sur l'ordre de véhéments soupçons.

    40 à 45 (vice sodomitique). Jamais je n'ai ouï dire qu'on eût donné congé ou ordre formel à un frère de s'unir charnellement avec un autre ; je crois au contraire que c'eût été péché très grave que de le commettre ou souffrir. Pourtant, j'ai entendu dire, il y a bien dix ans, qu'outre-mer, il y avait des frères qui commettaient ce péché, mais je ne crois pas que ce fût par autorisation du Maître ou règlement de l'ordre.

    Les Commissaires. Qui vous a raconté la chose ?
    Jean l'Anglais. Des laïcs, et puis aussi certains frères de l'ordre, qui s'en revenaient d'outre-mer. Seulement, je ne sais plus leurs noms.

    46 à 64 (l'idole). Je ne connais ni n'ai vu cette idole-là, ni la tête en question ; c'est seulement depuis l'arrestation des Templiers que j'en ai entendu parler ; auparavant, j'ignorais qu'il en pût exister, et je n'y crois point : sauf en ce qui concerne les cordelettes dont j'ai parlé.

    65 à 72. Je n'ai jamais vu ni su qu'un frère eût été tué, jeté en prison, maltraité ou même menacé pour avoir refusé de se prêter aux cérémonies en question ; il est vrai que je ne sache pas que l'un quelconque d'eux eût refusé de renier, cracher ou donner les baisers qu'on lui demandait. Entre nous, nous ne parlions pas de nos réceptions ; nous n'aurions pas osé.

    Les Commissaires. Et pourquoi ?
    Jean l'Anglais. Eh bien !... pour l'honneur du monde, ou par pudeur personnelle, je crois... Je n'en sais pas plus sur ces articles.

    73. Oui, les chapelains défendaient aux frères de se confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre, mais jamais je n'ai su que le Maître ou les précepteurs l'eussent eux-mêmes interdit.

    Les Commissaires. Quels sont les chapelains que vous avez entendu le défendre ?
    Jean l'Anglais. Ceux des maisons où je me trouvais. Je crois que cela faisait partie des statuts de l'ordre, mais n'en sais pas plus.

    Sur ces entrefaites, il commence à se faire tard. Par révérence pour les solennités pascales, les Commissaires décident de suspendre ici l'interrogatoire, qui devra reprendre le jeudi après Pâques. Mgr de Bayeux présente ses excuses : il lui faut assister au synode de la Province de Rouen, et d'autres affaires encore le requièrent ; il ne lui sera plus possible avant quelque temps de participer aux travaux de la Commission ; il prie ses collègues de poursuivre sans lui.

    Le jeudi après pâques, 23 avril

    Suite de la déposition de Jean l'Anglais.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Je crois que tout cela est vrai, je l'ai entendu dire par les frères eux-mêmes, en particulier par le précepteur de La Rochelle, qui est encore vivant, je crois ; ceux qui assistaient à ces entretiens, je ne me souviens plus d'eux ; c'était avant l'arrestation des Templiers, près de deux ans avant, je crois, et cela se passait au parloir de la maison du Temple de La Rochelle, devant la porte.

    77 à 88 (pouvoirs exorbitants du Maître et des dignitaires). Là-dessus, je ne sais rien, sauf à croire que ce que relatent ces articles est bien exact, quant à ce que j'ai déjà confessé.

    89 à 95. Même réponse.

    96 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je crois que le Maître, les Visiteurs et les précepteurs avaient le pouvoir de punir ceux qui se refusaient à de telles pratiques, mais je n'ai vu moi-même punir personne ni n'ai appris qu'un frère eût été récalcitrant ; ceux qui auraient refusé d'exécuter ces ordres, je crois bien qu'ils auraient été punis par leurs supérieurs ; je n'ai rien à dire autrement.

    97 (aumônes). En bien des maisons du Temple, on observait aumônes et hospitalité ; mais pas si bien ni si à plein qu'on aurait dû le faire, selon les intentions mêmes de ceux qui avaient abandonné à cette fin leurs biens à l'ordre.

    Les Commissaires. Ces aumônes étaient-elles observées selon les statuts de l'ordre ?
    Jean l'Anglais. Elles avaient heu dans les maisons qui possèdent des chapelles, mais non pas dans les autres : trois fois la semaine, selon les statuts. Ainsi l'ai-je pu constater moi-même quand je faisais partie de l'ordre. Dans l'une de nos maisons, à Nantes, le portier Thomas donnait parfois le bon blé aux cochons, et le pain de son aux pauvres : le précepteur lui avait pourtant bien recommandé de faire dûment l'aumône : je l'avais moi-même entendu le dire, quand j'étais de la maison.

    98 à 100 (acquêts illicites). Je ne sais rien. J'ai constaté toutefois que, sous le prétexte des lettres apostoliques, les frères portaient préjudice à bien des gens et leur extorquaient un tas de choses. Au frère Geoffroy de Vichier, Visiteur de l'ordre, Mgr Geoffroy de Saint-Briçon, évêque de Saintes, se plaignit un jour du frère Martin, précepteur d'Epaus (les Epaux) dans le même diocèse ; il assurait que ce frère-là avait extorqué à ses ouailles plus de cinq cents livres, et demandait au Visiteur de mettre fin à de telles exactions, de restituer les sommes extorquées ; mais le Visiteur fit la sourde oreille et passa outre ; il ne dit rien du tout, et l'évêque en fut bien peiné.

    Les Commissaires. A quelle époque cela se passait-il ?
    Jean l'Anglais. Il y a dix ans, peu avant la mort de cet évêque.
    Les Commissaires. Depuis combien d'années étiez-vous dans l'ordre ?
    Jean l'Anglais. Quatre années : dont deux aux Epaux en qualité de «  donné  » (57), et deux autres à La Rochelle comme frère de l'ordre et profès.
    Les Commissaires. Où l'évêque avait-il fait ses doléances au Visiteur ?
    Jean l'Anglais. A Château-Bernard, dans le diocèse de Saintes.

    101 à 106 (clandestinité des chapitres). Les chapitres se déroulaient à huis clos ; on mettait même à la porte le prédicateur d'occasion ; ils avaient lieu à l'aurore, ce me semble : jamais je n'y participai. Je n'ai jamais constaté ni entendu dire que les familiers fussent expulsés de la clôture, mais ils n'osaient pas pour autant approcher des portes de la maison où se tenait le chapitre : on fermait si solidement les portes de l'église ou de la pièce en question que personne ne pouvait entrer. Les autres portes demeuraient toutefois ouvertes.

    De l'article 105 (sentinelle sur le toit), le témoin déclare ne rien savoir. Il confirme l'article 106, relatif à la clandestinité des assemblées de l'ordre.

    Les Commissaires. Vous êtes-vous trouvé dans une maison où se célébrait un chapitre ?
    Jean l'Anglais. Pas depuis ma profession, mais auparavant, quand j'étais au service des frères à La Rochelle, où ils tenaient chapitre : c'est là que j'ai observé ce dont je viens de parler quant à la fermeture des portes.

    107 et 108. Je n'ai jamais appris du Maître qu'il eût pouvoir d'absoudre ; les frères de l'ordre qui étaient prêtres, eux, donnaient l'absolution.

    109 à 111. Le témoin ne sait rien.

    112 et 113 (autorité du Maître sur toutes les parties de l'ordre). Je crois que c'est exact.

    Les Commissaires. Pourquoi ?
    Jean l'Anglais. J'ai entendu des frères de l'ordre le dire.

    114. Je crois que ces erreurs que j'ai reconnues, il y a long-temps qu'elles existaient dans l'ordre ; certains frères disaient qu'il y avait pas mal de points qui auraient été à amender : voilà déjà trente ans de cela !
    Les Commissaires. A quelle époque ? Où avez-vous entendu pareilles déclarations ? De qui ?
    Jean l'Anglais. Oh ! Je ne m'en souviens plus.

    115 à 117 (refus de réforme). Je crois que tout cela est exact, je n'ai pas constaté de redressement là-dessus.

    118 (déguerpissements volontaires). De fait, beaucoup sortaient de l'ordre. Pourquoi ? Je l'ignore. Moi, j'en serais bien sorti il y a sept ans (58). Il y en a bien cinq cents et plus qui l'auraient fait, avant l'arrestation, s'ils n'avaient eu peur de l'ordre.

    Les Commissaires. Pourquoi l'auriez-vous quitté, vous ?
    Jean l'Anglais. A cause des erreurs abominables que j'ai confessées.

    119 (notoriété du scandale). Je ne sais rien, hors ce que j'ai entendu dire depuis l'arrestation des Templiers.

    120 à 123 (notoriété des erreurs). Ces erreurs-là étaient fort bien connues des frères ; c'était de notoriété publique dans l'ordre, qu'elles existassent ! A l'extérieur, avant notre arrestation ? Je n'en sais rien.

    Les Commissaires. Qu'appelez-vous «  notoriété publique  » ?
    Jean l'Anglais. Eh bien ! Ce qui se dit couramment.

    124 à 127 (notoriété des aveux passés par les Templiers). Je crois qu'il est vrai que la plupart des Templiers ont passé des aveux.

    Les Commissaires. Qu'est-ce qui vous le fait dire ?
    Jean l'Anglais. C'était dans une lettre du pape qui a été lue à Poitiers en présence de l'Official du diocèse.

    Ce même jeudi de Pâques, après la déposition du frère Jean l'Anglais, se présentent les quatre frères défenseurs et procureurs de l'ordre, P. de Bologne, R. de Provins, G. de Chambonnet et B. de Sartiges. Ils exhibent une nouvelle cédule qu'ils ont rédigée, et qui dénonce en termes vifs le procès intenté aux Templiers, «  menés comme brebis à l'abattoir  ». On a exercé sur ces malheureux des pressions de toute sorte, par lettres pourvues du sceau royal69, et certains y ont trop volontiers cédé.
    Les défenseurs, surtout, demandent avec instance que les témoins, après leurs dépositions, soient mis à part de ceux qui n'ont pas encore déposé, afin qu'ils ne puissent pas s'entretenir ensemble.
    Ils supplient qu'immédiatement avant de déposer, ou après, les témoins jurent de ne communiquer à personne leurs dépositions secrètes, et de ne révéler celles-ci ni par parole, ni par signe quelconque, ni par lettre ou mes-sage ; que, de même, les Commissaires tiennent ces révélations secrètes : si le contraire advenait, il en résulterait grand péril et scandale.
    Il conviendra que les Commissaires assurent chacun des témoins que sa déposition sera tenue secrète, et que ceux-ci n'hésitent plus, dès lors, à dire la vérité ; on ne révélera rien à personne jusqu'à ce que le Souverain Pontife ait eu connaissance de l'enquête elle-même.
    Acte est pris par les Commissaires de cette communication.

    Le vendredi 24 avril

    Huguet de Bure.

    Comparution d'Huguet de Bure (diocèse de Langres). Le témoin ne porte pas l'habit de l'ordre, mais un «  surtunique  » 60 de bure grise et une tunique de drap blanc ; il ne porte pas non plus la barbe réglementaire.

    Les Commissaires. Combien de temps avez-vous fait partie de l'ordre ? Où, quand et comment avez-vous été reçu ?
    Le frère Huguet. J'ai appartenu à l'ordre des Templiers trois années avant l'arrestation générale. J'ai été reçu dans une commanderie appelée Fontenottes (diocèse de Langres), par le frère P. de Bure, sergent et précepteur de cette maison, qui est mort maintenant. C'est dans une chapelle qu'il me reçut. J'enlevai tous les vêtements que je portais, sauf chemise et braies (61), et il me remit le costume et le manteau de l'ordre. Il me baisa aussitôt sur les lèvres d'abord, puis au nombril, et enfin à l'épine dorsale, au-dessus de l'endroit où se porte la ceinture. Pour me baiser au nombril et sur l'épine dorsale, il me souleva mes vêtements par-devant et par-derrière.

    Puis le frère P. apporta une croix et me dit de cracher dessus et de la fouler aux pieds, tout en reniant Jésus trois fois. J'en étais tout stupéfait, et m'y refusai ; alors le frère P. me dit qu'il le fallait, que c'était le règlement de l'ordre du Temple ; si je ne m'exécutais pas, menaça-t-il, eux, ils savaient bien ce qu'ils allaient faire. Alors, le frère Guillaume de Bure, prêtre de l'ordre, qui était mon frère par le sang, et qui est mort maintenant — il était le seul à assister à cette réception — , me dit d'exécuter cet ordre , alors, moi, je reniai Jésus trois fois, des lèvres et non du cœur, et crachai à côté de la croix, une fois seulement, et sans la fouler aux pieds.

    Immédiatement après, le frère P. tira d'une armoire une tête et la posa sur l'autel ; avec une cordelette, il se mit en devoir de la ceindre, puis me remit la cordelette en m'enjoignant de la porter par-dessus la ceinture ; toutefois, je ne l'ai pas fait, quant à moi. Puis il me recommanda de ne pas entrer dans une église quand on y célébrerait un mariage, et me défendit de me confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre. Il ajouta que, plus tard, il m'en dirait davantage : pour lors, c'est tout ce qu'il me dit. Ah ! J'oubliais encore : il me recommanda de ne point entrer non plus dans une maison où il y aurait une femme en couches.

    Les Commissaires. Le précepteur s'efforça-t-il de vous persuader qu'il y avait utilité, nécessité même, à observer ces pratiques ?
    Le frère Huguet. Non. Il me dit seulement que c'était le règlement.
    Les Commissaires. Pour renier Jésus, quelle phrase avez-vous prononcée ?
    Le frère Huguet. J'ai dit : «  Je reney (renie) Dieu, je reney Dieu, je reney Dieu.  »
    Les Commissaires. Tout cela se passait-il au même endroit ?
    Le frère Huguet. Oui, dans la même chapelle, devant l'autel, après l'aurore ; on ne se transporta point ailleurs.
    Les Commissaires. Est-ce qu'il y avait des luminaires dans la chapelle ?
    Le frère Huguet. Non. Mais on y voyait bien, le jour éclairait déjà, et je pus discerner la croix à loisir.
    Les Commissaires. En quoi était-elle faite ?
    Le frère Huguet. En bois, et il y avait une peinture avec l'image du Crucifié, longue d'une demi-coudée.
    Les Commissaires. Et la tête, elle, en quoi était-elle ?
    Le frère Huguet. Ce n'était pas du bois. De l'argent, peut-être, ou de l'or, ou bien du cuivre. Ça ressemblait à une tête humaine, avec une figure et une longue barbe quasi blanche.
    Les Commissaires. Et c'était la tête de qui ?
    Le frère Huguet. Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas revue, pour n'être pas demeuré dans cette maison plus de deux jours; dès la fin de la réception, le précepteur la replaça dans l'armoire.
    Les Commissaires. Comment était la cordelette ?
    Le frère Huguet. Elle était faite de fil blanc, mince, de la longueur convenable pour qu'un homme s'en pût ceindre.
    Les Commissaires. Et pourquoi n'avez-vous pas voulu vous en ceindre ? Vous aviez bien fait plus grave...
    Le frère Huguet. Je n'en eus cure !
    Les Commissaires. Pourquoi ?
    Le frère Huguet. Je pensais que c'était un péché, parce que j'avais vu qu'on en ceignait la tête, et cette tête-là ne me disait rien de bon.
    Les Commissaires. Avez-vous été déjà interrogé sur l'affaire des Templiers ?
    Le frère Huguet. Oui, par l'archevêque de Tours.
    Les Commissaires. Quel âge aviez-vous quand vous êtes entré dans l'ordre ?
    Le frère Huguet. Vingt-sept ans à peu près.

    Interrogatoire sur le questionnaire — Du frère Huguet.

    I à 4 (reniement et la suite). Je ne sais rien ; je crois pourtant que les mêmes rites qui ont été observés lors de ma réception l'étaient pour les autres ; jamais je n'ai assisté à aucune d'entre elles.

    5 (que le Christ n'est pas le vrai Dieu) à 8 (autres enseignements hérétiques). Je n'en sais pas davantage ; mais je ne crois point que l'on enseignât de telles doctrines aux postulants. A moi, en tout cas, on ne me dit rien de tel, et je n'en ai jamais entendu parler autrement.

    9 (crachat sur la croix, piétinements sacrilèges, etc.) à 14. Je ne crois pas qu'il ait été demandé aux autres plus qu'à moi-même.

    14 et 15 (l'adoration du chat). Le témoin ne sait rien et n'a rien entendu dire.

    16 à 23 (omission par les prêtres des paroles du canon). Moi, j'y croyais bien, au sacrement de l'autel, et aux autres sacrements. Et je pense que les autres frères n'avaient point d'autre croyance. Les prêtres de l'ordre, à mon sens, pro-nonçaient dûment les paroles de la Consécration ; ils en faisaient en tout cas les gestes ; jamais je n'ai ouï dire qu'on leur eût enjoint le contraire, et qu'il se fût ainsi pratiqué dans l'ordre. Bien sûr, il pourrait bien se trouver qu'il y ait eu ici ou là de mauvais religieux dans notre ordre.

    24 à 29 (pouvoir d'absoudre du Grand-Maître). J'ai entendu des frères de l'ordre raconter — c'était dans une commanderie appelée Sevrey, au diocèse de Chalon-sur-Saône, mais je ne me rappelle plus leurs noms, à eux — que le Grand-Maître avait pouvoir d'absoudre les frères de leurs péchés. Moi, je n'y ai jamais cru ; que les Visiteurs et précepteurs aient eu ce pouvoir, jamais je ne l'ai entendu dire.

    30 à 33 (baisers impudiques). Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit ; je crois que, pour les autres frères, il en était de même que pour moi.

    34 (serment de ne pas quitter l'ordre) et 35 (profession immédiate). Je crois que c'est exact : lors de ma réception, le précepteur me fit jurer sur un petit livre de ne point quitter l'ordre, et me dit que j'étais considéré comme profès. Mais moi, j'en serais bien sorti, de l'ordre, si j'avais osé !

    36 et 37 (clandestinité des réceptions). Je crois que c'est vrai : ma réception à moi se fit en cachette, portes closes, sans autre assistance que le précepteur, moi-même et mon frère.

    38 et 39 (véhément soupçon). Plusieurs fois, après mon entrée dans l'ordre et avant l'arrestation des Templiers, j'ai entendu des gens de Sevrey (je ne me rappelle plus leurs noms) dire que ces réceptions clandestines étaient la source des soupçons qu'on portait contre l'ordre ; il y avait longtemps que certains les nourrissaient, mais ce n'était pas la majorité.

    40 à 45 (crime sodomitique). Je n'ai jamais rien su ni ouï dire de tel ; je suis sûr que c'est faux.

    46 à 57 (adoration de l'idole). Je ne sais ni n'ai rien entendu dire d'autre que ce que j'ai déposé quant à la tête qui me fut présentée lors de ma réception.

    58 à 64 (cordelettes). Cet article-là est exact ; j'en ai déposé. Autrement, je ne sais rien.

    65 à 72 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je n'ai jamais entendu dire que l'un quelconque des frères eût été tué ou jeté en prison pour cela ; toutefois, certains Templiers, dont j'ai oublié les noms, racontaient qu'en cas de refus, on se faisait emprisonner : c'est d'ailleurs ce que me dit celui qui me recevait. On me pria de même, sous la foi du serment et sous peine de prison, de ne pas révéler la manière dont j'avais été reçu ; il en était ainsi pour les autres, je crois.

    73. Le précepteur qui me recevait m'enjoignit de ne me confesser qu'aux prêtres de l'ordre, mais je n'en fis rien ; moins d'un mois après ma réception, je confessai ces fautes à Messire Hugues de Montbellet, chapelain séculier qui desservait l'église paroissiale de Montbellet. Est-il mort ou vivant ? je n'en sais rien ; en ce temps-là, il était jeune encore. Il me donna l'absolution, et m'imposa comme pénitence de ne pas porter de chemise le vendredi62 et de jeûner au pain et à l'eau pendant toute une année aux vigiles de Notre-Dame. Je ne révélai cette confession à aucun frère de l'ordre ; mes autres péchés, je m'en confessai à nos chapelains, et une fois notamment au frère Pierre de Sevrey, mais je n'y fis pas mention des fautes en question.

    74 à 76. Le témoin admet la négligence des Templiers, soit à redresser les erreurs, soit à les dénoncer à l'Eglise, soit à les extirper de l'ordre, «  quoiqu'ils en eussent bien la faculté  ».

    77 à 96 (observance de ces pratiques coupables dans toutes les provinces de l'ordre). Le témoin ne sait rien qu'il n'ait déjà déposé.


    97 (aumônes). Dans les maisons de l'ordre où je fus, et en particulier 'à Mormant, au diocèse de Langres, les aumônes avaient cours ainsi qu'il convient : trois fois la semaine. On donnait à chaque pauvre une demi-miche de bon pain. L'hospitalité était observée de même.

    98 à 100 (acquêts illicites). Je ne sache ni n'ai ouï dire qu'on ne tînt pas pour péché, dans cet ordre, de réaliser des profits illicites ou de se parjurer à leur propos.

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Le témoin ne sait rien. Il n'a assisté à aucun chapitre ou réception.

    107 et 108. Il y avait des frères, dans l'ordre, qui disaient que le Grand-Maître avait pouvoir d'absolution, oui. Mais personne ne disait qu'il eût celui d'absoudre les péchés non confessés.

    Les Commissaires. De qui teniez-vous ces propos ?
    Le frère Huguet. D'un frère voyageur de l'ordre, dont j'ai oublié le nom, et qui passa à Sevrey deux ans avant l'arrestation des Templiers; il n'y avait personne d'autre à ce moment-là qui assistât à l'entretien.

    109 à 113 (pouvoirs exorbitants du Grand-Maître). Le témoin n'a rien à dire qui vaille d'être retenu.

    114 à 117. J'ignore quand ces erreurs furent introduites dans l'ordre, et s'il y eut depuis possibilité ou non de réformer tout l'ordre en ses deux parties (63) ; je crois pourtant qu'il y eut négligence à ne les point dénoncer à l'Eglise et à ne pas les extirper, alors qu'on en avait la faculté.

    118 (déguerpissements volontaires). J'ignore s'il y eut des frères qui eussent quitté l'ordre par honte de pareilles erreurs ; je crois que personne ne l'aurait osé : c'était trop dangereux.

    119 à 123. Je ne sais rien. Je crois que les erreurs en question sont de notoriété publique dans l'ordre, mais non pas à l'extérieur...

    Les dernières lignes de la déposition du frère Huguet n'offrent pas d'intérêt.

    Les Commissaires. Veuillez maintenant prêter le serment de ne rien trahir à personne de ce que vous venez de dire (64).
    Le frère Huguet prête serment, sur quoi s'achève l'audience.

    Le lundi après l'octave de Pâques, 27 avril

    Le frère Gérard du Passage.

    Le frère Gérard du Passage (diocèse de Metz). Cinquante ans. Il ne porte pas l'habit de l'ordre, mais un sur-tunique en tissu chiné blanc et rouge avec une tunique de même drap. Barbe rase ; tête tonse.

    Les Commissaires. Avez-vous déjà été interrogé ? Le frère Gérard. Oui. Par les frères Prêcheurs, Mgr l'Évêque de Châlons et le vicaire de l'évêque de Toul. Mais je ne l'ai pas été par-devant Mgr le Pape.

    Interrogatoire sur le questionnaire du frère Gérard du Passage

    1. Quand je fus reçu dans l'ordre du Temple, on me fit faire vœu de chasteté et de pauvreté, ainsi que de tenir et conserver les bons statuts et règlements faits ou à faire par nos Supérieurs. Il me fut dit que si l'on me trouvait — il en était ainsi pour n'importe lequel des frères — dans une «  maison close  » avec une femme, je perdrais le droit au manteau et serais jeté en prison ; de même, si je détenais sur moi ou avec moi quelque chose en propre sans autorisation, je serais puni ; si l'on découvrait à ma mort que j'eusse possédé quoi que ce fût de personnel, on me priverait de la sépulture ecclésiastique.

    Après que j'eusse prêté serment, on me montra une croix de bois, en me demandant si je croyais que ce fût Dieu. Je répondis : «  C'est l'image du Crucifié.  » Alors, on me dit de n'y point croire : ce n'était qu'un morceau de bois, et Notre-Seigneur était dans les cieux. Ensuite, on m'ordonna de cracher sur la croix et de la fouler aux pieds ; je crachai sur elle, mais refusai de la fouler, sinon à sa base (par révérence pour la Croix). Ensuite, deux frères relevèrent les vêtements de celui qui m'avait reçu, par-derrière, et je le baisai sur le dos, entre le brayel et la ceinture. Puis ils m'enseignèrent les règlements de l'ordre, et me recommandèrent de réciter cinq Pater Noster le matin pour les morts, et pareillement pour les vivants ; soixante pour les Heures diurnes, et pour tout frère dont j'apprendrais la mort, cinq ; on me fit aussi jurer de ne pas quitter la clôture, sinon par la bonne porte : autrement, je serais destitué, jeté en prison. De même, on me recommanda d'observer les jeûnes en usage dans l'ordre.

    Les Commissaires. Vous fit-on jurer autre chose, et vous donna-t-on d'autres enseignements que ceux-là ?
    Le frère Gérard. Non.
    Les Commissaires. A quelle époque et en quelle maison avez-vous été reçu ? Pouvez-vous préciser les noms des témoins ?
    Le frère Gérard. C'était il y a dix-sept ans, à Chypre, environ la fête de la Nativité de Saint-Jean. Ce fut le frère Baudoin d'Ardan, chevalier et précepteur du Temple de Nicosie qui me reçut, en l'église de cette maison et en présence des frères Robert, jardinier, et Jean, clerc portier, dont j'ai oublié les noms propres ; il n'y avait pas d'autres assistants.
    Les Commissaires. Quelle heure était-il ?
    Le frère Gérard. C'était de jour, le matin, avant la messe.
    Les Commissaires. A quel endroit de l'église ?
    Le frère Gérard. Devant l'autel. C'est là que se firent toutes les cérémonies dont j'ai parlé ; les frères y assistaient.
    Les Commissaires. Ne vous a-t-on pas conduit en quelque autre endroit ?
    Le frère Gérard. Non.
    Les Commissaires. Quels vêtements portiez-vous en entrant dans l'église ?
    Le frère Gérard. Des habits rayés, que j'allai, sous le regard des frères, enlever derrière l'autel : chemise de dessus, caleçon, chausses et souliers ; j'en revêtis d'autres en drap de camelin (65), et changeai même de chemise, de braies, de chausses et de souliers.
    Les Commissaires. Ces pratiques dont vous nous avez parlé, vous persuada-t-on de vous y prêter, en prétextant qu'elles étaient d'une utilité réelle pour l'âme ou pour le corps ?
    Le frère Gérard. Non. On me dit simplement de les exécuter.
    Les Commissaires. Qui ?
    Le frère Gérard. Le chevalier qui me recevait.
    Les Commissaires. Mais quelles furent ses paroles ?
    Le frère Gérard. Il me dit de m'exécuter, en vertu du serment que je venais de prêter.
    Les Commissaires. Et vous avez accepté ?
    Le frère Gérard. Je ne croyais pas, ce faisant, aller contre Dieu. Et puis, on me le demandait au nom de la foi jurée.
    Les Commissaires. Ainsi, vous ne pensiez pas que ce fût pécher que de cracher sur la croix ?
    Le frère Gérard. Si. Mais je le faisais à cause de mon serment.
    Les Commissaires. Combien de fois avez-vous craché sur la croix ?
    Le frère Gérard. Une fois seulement, et sur le pied encore !
    Les Commissaires. En quoi était-elle, cette croix ?
    Le frère Gérard. En bois, peinte de couleur rouge et verte ; il y avait dessus l'image du Crucifié ; elle était longue d'une coudée environ.
    Les Commissaires. Où se trouvait-elle quand vous avez craché dessus et que vous l'avez foulée aux pieds ?
    Le frère Gérard. Le chevalier la tenait en main quand je crachai sur elle ; lorsque je marchai dessus, il l'avait posée par terre.
    Les Commissaires. Quels étaient les jours de jeûne des Templiers ?
    Le frère Gérard. Les Vigiles des Apôtres. Le Carême, depuis le dimanche avant la Saint-Martin (66) jusqu'à la Noël. Pour l'autre Carême, du Carnaval à Pâques.
    Les Commissaires. Et pour ce second carême, combien de semaines jeûnaient-ils ?
    Le frère Gérard. Sept semaines, comme tout le monde.
    Les Commissaires. Si l'on enfreint le jeûne, est-ce qu'on est puni, dans cet ordre-là ?
    Le frère Gérard. Non.
    Les Commissaires. En dehors des carêmes, combien de fois mange-t-on de la viande en semaine ?
    Le frère Gérard. Le dimanche, le mardi et le jeudi.
    Les Commissaires. Savez-vous comment étaient reçus les autres frères ?
    Le frère Gérard. Comme moi-même, je pense ; j'en ai vu recevoir quatre ou cinq.
    Les Commissaires. Leurs noms ?
    Le frère Gérard. J'ai oublié.
    Les Commissaires. D'où venaient-ils ? Où étaient-ils reçus ? Par qui ?
    Le frère Gérard. Il y en avait deux ou trois qui étaient de Paris et furent reçus au Temple de cette ville, les uns comme chevaliers, les autres comme sergents ; j'en ai vu recevoir deux autres, comme sergents, à Chalon en Bourgogne.
    Les Commissaires. A quelles familles appartenaient-ils ?
    Le frère Gérard. Je n'en sais rien. Je ne les avais jamais vus auparavant et ne les revis pas après.
    Les Commissaires. Les noms de ceux qui les reçurent ? Ceux des assistants ?
    Le frère Gérard. Je ne sais pas. C'était le précepteur du lieu qui faisait la réception.
    Les Commissaires. Pouvez-vous préciser l'époque ?
    Le frère Gérard. Celle de Paris se fit autour de la Nativité de Saint-Jean-Baptiste, il y a huit ans ; une autre, ensuite, la semaine avant Pâques, il y a six ans de cela.
    Les Commissaires. Quel jour exactement ?
    Le frère Gérard. Je ne sais plus.
    Les Commissaires. Comment vous y êtes-vous trouvé ? Vous étiez frère résident ?
    Le frère Gérard. Non, j'étais venu par hasard.
    Les Commissaires. De quel couvent étiez-vous ?
    Le frère Gérard. Lors de la première de ces réceptions, et même de la seconde, j'étais frère sergent à Trêves, en Allemagne.
    Les Commissaires. Combien de temps y êtes-vous resté ?
    Le frère Gérard. Deux ans et demi, à peu près.
    Les Commissaires. Et pourquoi étiez-vous venu à Paris à l'époque de cette réception ?
    Le frère Gérard. J'accompagnais le précepteur de Trêves, qui venait à Paris pour le chapitre. On m'envoyait au Temple de Vallouise (La Valloire ?), dans le diocèse de Vienne ; c'est à cette époque-là que j'avais assisté à la réception de Chalon.
    Les Commissaires. Lors des réceptions auxquelles vous avez assisté, est-ce qu'il y eut d'autres rites ou paroles que ceux que vous avez relatés ?
    Le frère Gérard. Rien que j'aie vu ou entendu moi-même.
    Les Commissaires. Depuis combien de temps avez-vous abandonné l'habit de l'ordre ?
    Le frère Gérard. Il y aura eu cinq ans à la dernière Saint-Martin. C'était à Trêves, et la cause en fut les déviations que j'avais constatées, et pu observer par moi-même.
    Les Commissaires. Quelles étaient-ce ?
    Le frère Gérard. Celles que j'ai rapportées.
    Les Commissaires. Avez-vous eu connaissance d'autres erreurs ?
    Le frère Gérard. Non.
    Les Commissaires. Depuis, avez-vous repris l'habit ?
    Le frère Gérard. Non. Le jour même, je me fis raser la barbe et m'enfuis. Je vins habiter en Lorraine, chez le comte de «  Bleymont  » (Blamont), où j'avais deux frères ; peu après, je fus fait prisonnier à Saint-Nicolas du Port, où j'étais resté un an et demi en pèlerinage; ayant acquitté ma rançon, je fus libéré ; mais à mon retour, tandis que je me préparais à partir en pèlerinage outre-mer avec les Hospitaliers, les gens du Roi m'arrêtèrent.

    2 à 4. Je crois qu'en général, les frères de l'ordre, la majorité, exécutaient les pratiques que j'ai rapportées : cela, une fois seulement, lors de leur réception. Plus après.

    5 à 8 (doctrines hérétiques). Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit.

    9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix). Je n'en sais pas davantage, et ne crois pas qu'on en ait fait plus que ce que j'ai rapporté.

    Le Vendredi Saint, les frères adoraient la Croix avec une grande révérence, déchaussés. Je l'ai constaté moi-même dans toutes les maisons où je suis passé.

    Les Commissaires. C'est-à-dire ?
    Le témoin. Chypre, où je suis resté trois ans. Puis le Temple de Rouelles, au diocèse de Langres, une demi-année, et de là, la Romagne, dans le même diocèse ; ensuite, «  Somis (?)  » en Lorraine, dans le diocèse de Toul, où je demeurai un an ; de là, en Picardie, «  Aymo  » (Aimont), près de Boulogne, un an et demi ; et enfin Trêves en Allemagne, où je demeurai deux ans.

    Le mardi 28 avril, en la chapelle Saint-Eloi de l'abbaye Sainte-Geneviève.

    Fin de l'interrogatoire du frère Gérard, interrompu la veille du fait de l'heure tardive.

    14 et 15 (adoration du chat) ; 16 à 23 (que les Templiers ne croyaient pas à la Présence Réelle dans l'Eucharistie) ; 24 à 29 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître). Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire, ne croit point que ces articles soient exacts.

    30 à 33 (baisers impudiques). Quant aux baisers sur les lèvres et dans le dos, c'est exact. Le reste, je n'en ai jamais entendu parler, cela doit être faux.

    Les Commissaires. Comment savez-vous qu'ils s'embrassaient sur les lèvres et dans le dos ?
    Le frère Gérard. Le jour de ma réception, j'embrassai moi-même le frère qui me recevait sur les lèvres et dans le dos, et je vis faire de même lors des réceptions auxquelles j'ai assisté.
    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre, etc.). C'est exact. J'ai prêté ce serment le jour de ma réception, et on me dit que j'étais tenu pour profès. Je l'ai vu faire pareillement aux autres réceptions. Ceux qui auraient osé quand même sortir de l'ordre, on les aurait mis en prison si on les rattrapait.

    36 et 37 (clandestinité des réceptions). Exact. Je viens d'en parler.

    38 et 39 (soupçons véhéments contre l'ordre). C'est vrai ; il y a bien vingt ans que je le sais : avant même d'entrer dans l'ordre, et depuis. Bien des gens me l'ont dit, en plusieurs occasions ; mais je ne me souviens plus ni des uns ni des autres.

    40 à 45 (crime sodomitique). Je n'en crois rien. Je ne sache ni n'ai ouï dire que cela fût exact.

    46 à 57 (adoration de l'idole). Idem. C'est à propos de ces articles, comme je refusais d'avouer par-devant le bailli royal de Mâcon, qu'on me passa à la question : on me suspendait des poids aux parties génitales et aux autres membres jusqu'à évanouissement67.

    58 à 64 (cordelettes). Il est faux qu'on ceignît de ces cordelettes une tête d'idole, et qu'on les remît ensuite aux frères. Chacun d'entre nous se ceignait d'une cordelette par-dessus sa chemise ; on la lui donnait, ou bien il l'achetait lui-même où il voulait. Quand il était fait prisonnier par les Sarrasins, on ne donnait, lui disait-on, que cette corde-là pour son rachat ; c'est la raison pour laquelle on la portait : c'était l'un des règlements de l'ordre en Acre.

    Les Commissaires. Comment le savez-vous ?
    Le frère Gérard. Avant que je fusse entré dans l'ordre, en Acre, j'ai entendu le frère Guillaume de Beaujeu, qui était alors Maître du Temple, le dire ; depuis lors, à Chypre, le Maître actuel nous en a reparlé.

    65 à 67. Je ne crois absolument pas qu'on aurait tué ou jeté en prison celui qui eût refusé d'exécuter les pratiques de la réception ; je n'ai pas entendu dire, d'ailleurs, qu'il y ait eu des frères pour le refuser.

    68 à 72. On. nous imposait, sous la foi du serment, de ne pas révéler les modalités de notre réception ni les secrets du chapitre. Qui y aurait manqué se voyait retirer le manteau et mettre en prison mortelle ; nous n'aurions pas osé en parler entre nous. Je n'ai jamais constaté ni entendu dire qu'aucun d'entre nous eût trahi ces secrets, ou qu'il en eût été châtié.

    75. Exact ; on me défendit de me confesser à d'autres qu'aux prêtres de l'ordre, et j'ai entendu faire la même recommandation dans les chapitres auxquels j'ai assisté.

    Les Commissaires. Quelle était la raison de ce précepte ?
    Le frère Gérard. Eviter que d'autres que les religieux de l'ordre ne connussent nos confessions.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Je crois que c'est exact. Mais il est exact aussi qu'ils ont reconnu ces erreurs, ainsi que moi-même je le fis par-devant un légat du Siège Apostolique qui était Cardinal et Lombard : il y a eu cinq ans à la dernière Saint-Martin. Ce légat me donna comme pénitence de m'en aller outre-mer, et il me remit mon péché ; mais il me dit de ne point rentrer dans l'ordre, d'où je venais de sortir. C'est pour cela que je voulais aller outre-mer, à l'époque où je fus arrêté. Moins de deux ans après, je me confessai de nouveau à Mgr l'Archevêque de Trêves, qui est mort maintenant ; lui, il me donna comme pénitence de jeûner désormais tous les samedis de ma vie, et il voulut bien m'absoudre de même.

    Les Commissaires. Pourquoi vous êtes-vous confessé au légat et à l'archevêque ?
    Le frère Gérard. Spécialement à cause de ces péchés-là, et parce que je voulais quitter le pays.

    77 à 96 (observance des pratiques coupables outre-mer, etc.). Quant à ce que j'ai reconnu ci-dessus, c'est exact ; quant à ce que je n'ai pas reconnu, c'est faux, à ce qu'il me semble. Pour le reste, j'ignore tout.

    97 (aumônes). Cet article est inexact ; dans toutes les mai-sons de l'ordre où j'ai résidé, on observait scrupuleusement les aumônes et l'hospitalité ; moi-même, j'ai souvent fait l'aumône sur les biens du Temple.

    98 à 100 (profits illicites). Je crois au contraire qu'on eût considéré comme un péché, dans l'ordre, d'acquérir illicitement et de se parjurer à ce propos.

    106 à 106. Chapitres et réceptions se faisaient à huis clos, sans autre assistance que les frères ; mais quant aux sentinelles, je n'en ai rien vu ni connu.

    107 et 108. Je ne sache pas, ni n'ai entendu dire que le Maître ait eu pouvoir d'absoudre les péchés, confessés ou non.

    109 à 111 (aveux du Maître). Je n'en sais rien ; je ne crois pas que ce soit exact.

    112 et 113 (autorité du Maître). Je crois qu'il est exact que le Maître, avec l'approbation du Couvent, avait pouvoir de décision et d'exécution : cela, depuis les origines.

    114 (origine des erreurs). J'ignore quand ont commencé ces erreurs-là, mais il y a bien vingt ans que j'en ai entendu parler. (115 à 117). Oui, nous fûmes négligents, en ce que nous ne les corrigeâmes point, ni ne prîmes soin de les dénoncer à l'Eglise. (118) C'est à cause d'elles que j'ai quitté l'ordre, et je crois que beaucoup d'autres ont fait comme moi. (119) Il est exact que notre arrestation et les événements qui ont suivi ont suscité un grand scandale parmi les fidèles et autres. '(.120 à 123) Quant à l'objet de mes aveux, je crois qu'il est notoire parmi les frères de l'ordre, et même au dehors, depuis l'arrestation des Templiers. (124 à 127) Je ne sais rien de plus, car j'étais déjà arrêté quand on a raconté que le Grand-Maître et les autres avaient passé ces aveux.

    Les Commissaires font jurer au témoin de ne rien trahir à personne de sa déposition, et l'audience s'achève là-dessus.

    Le mercredi 29 avril, en la chapelle Saint-Eloi de l'abbaye Sainte-Geneviève.

    Geoffroy de Thatan, du diocèse de Tours.

    Geoffroy de Thatan, du diocèse de Tours. Trente ans environ. Le témoin porte un habit civil : sur-tunique de camelin noir, tunique de bure grise. Barbe rasée (depuis peu). Tête tonse. Il est de ceux qui, Vautre jour, ont jeté leur manteau de l'ordre aux pieds des Commissaires.

    Interrogatoire sur le questionnaire de Geoffroy de Thatan

    1 à 4 (reniement). Tout cela est exact.

    Les Commissaires. Comment le savez-vous ?
    Le frère Geoffroy. J'ai moi-même été reçu comme frère de l'ordre à l'Ile-Bouchard, il y aura six ans à la prochaine Ascension, par le frère Jean de Saint-Benoit, qui était alors le précepteur de cette maison.

    (On se souvient que ce témoin, malade, avait reçu à Saint-Cloud la visite de la Commission ; il est décédé depuis. Note des greffiers).

    Donc, le frère Jean me donna l'ordre, avant de m'imposer le manteau, de renier trois fois Jésus : de cela, je suis sûr *. Trois fois je Le reniai, en disant : «  Je reney (renie) Jésus, je reney Jésus, je reney Jésus.  » Après quoi, le précepteur fit apporter une croix et me pria de cracher sur elle ; je crachai à côté, me refusant à cracher dessus.
    *Le témoin se trouve ici en contradiction avec Jean de Saint-Benoit.

    Les Commissaires. Quelles paroles prononça-t-il ? Vous assurait-il qu'en accomplissant ces rites, vous y trouveriez quelque avantage en ce monde ou dans l'autre ?
    Le frère Geoffroy. Il me dit tout simplement de le faire. Moi, j'objectai : «  Eh ! Comment pourrais-je ?  » Il répliqua que c'était le règlement, qu'il me l'expliquerait, ainsi que d'autres questions, avant une quinzaine ; mais il ne devait rien m'expliquer du tout ! Il ne me donna aucunement l'assurance qu'il en résulterait pour moi quelque avantage ici-bas ou Là-haut. Si je n'obéissais pas, ajouta-t-il, il me ferait jeter en tel heu que je ne visse plus jamais mes propres pieds.

    On interroge plusieurs fois de suite le témoin sur ces menaces, car il apparaît qu'il varie dans ses réponses. Deux fois, il nie qu'on l'ait menacé, et deux ou trois fois, au con-traire, l'affirme et déclare y persister.

    Les Commissaires. Quels furent les jour et heure de votre réception ?
    Le frère Geoffroy. Le jour de l'Ascension, au matin. Il faisait bien clair toutefois.
    Les Commissaires. Le heu ?
    Le frère Geoffroy. Une pièce de la maison du Temple de l'Ile-Bouchard qu'on appelle la chambre du Maître de Poitou. Il n'y avait pas d'autel.
    Les Commissaires. Qui y assista ?
    Le frère Geoffroy. Le frère Gérard de Launay, précepteur du Temple de «  Frétoy  » (Le Frétay), près de Loches, qui est mort maintenant. Personne d'autre.
    Les Commissaires. Qui apporta la croix, et d'où ? Comment était-elle, cette croix ?
    Le frère Geoffroy. Ce fut Jean, le valet du précepteur, qui l'apporta. Il l'accompagnait dans ses tournées à cheval. Sur l'ordre du précepteur, il apporta la croix de l'église dans cette maison ; tout de suite après, le précepteur le fit sortir de la pièce où il venait d'entrer ; la porte fut aussitôt fermée par lui-même ou un autre assistant.
    Quant à la croix, elle était en bois, avec une peinture ancienne du Crucifié.
    Les Commissaires. Quand le valet est entré, aviez-vous déjà revêtu le manteau de l'ordre ?
    Le frère Geoffroy. Non. Ce fut après le reniement et le crachat. Toutes ces pratiques qu'on m'avait imposées, je crois fermement qu'on les observe dans la totalité de l'ordre ; je n'ai cependant assisté à aucune réception ou chapitre, et je n'ai pas résidé ailleurs qu'à l'Ile-Bouchard où je demeurai trois ans : ne quittant cette maison que pour aller à celle des Moulins, qui était unie à l'Ile et voisine de cette commanderie ; là, je suis resté environ un an et demi, jusqu'à mon arrestation. C'est des Moulins que je fus transféré à Loudun, puis à Chinon devant le bailli de Touraine, qui recueillit ma confession. Je n'ai pas été torturé : l'arrestation des Templiers m'a fait le plus grand plaisir à cause des révélations ignobles qui avaient été faites sur leur compte. De Chinon, je fus amené à Tours par-devant Mgr l'Archevêque à qui, spontanément, je réitérai mes aveux.
    Les Commissaires. Lors de votre réception, se passa-t-il autre chose ? Vous donna-t-on d'autres ordres ?
    Le frère Geoffroy. On me fit jurer d'observer les statuts et les règlements de l'ordre, de ne pas révéler les modalités de ma réception et de ne point dénoncer l'ordre ; de bien maintenir les droits du Temple. Je prêtai serment sur un livre.
    Puis je baisai le précepteur, sur les lèvres d'abord, et ensuite à l'épaule, sur la chair nue : seulement, je ne sais plus sur quelle épaule, la droite ou la gauche. Le précepteur ne se dévêtit pas, il se contenta de dénouer certains nœuds qu'il portait sur les épaules.

    5 à 8 (enseignements hérétiques, etc.). Je ne sais rien et n'ai rien entendu dire là-dessus. Oui, on a bien dû tenir de tels propos à d'autres. Mais à moi, on n'a rien dit de plus que ce que je viens de rapporter.

    On répète plusieurs fois cette question, car le témoin a paru s'y enferrer quelque peu. Il finit par convenir qu'il ne pense pas que ces articles soient exacts, vu qu'on ne lui a rien dit de tel lors de sa réception.

    9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix). Je ne sais rien. Je n'ai rien entendu dire. Je vous ai dit tout ce que je savais. A l'Ile-Bouchard, j'ai pu constater que les frères de l'ordre adoraient la croix le jour du Vendredi Saint, nu-pieds et avec une grande dévotion.

    14 et 15 (adoration du chat). Je ne sais rien. J'ai seulement entendu des domestiques du précepteur de l'Ile-Bouchard, au retour d'un chapitre tenu à Auzon, raconter qu'un chat était apparu aux frères qui tenaient chapitre.

    Les Commissaires. Leurs noms ? Où et quand vous l'ont-ils dit ?
    Le frère Geoffroy. Guillaume le Poitevin et Renaud Breton, qui étaient au service du précepteur. Guillaume est mort ; l'autre, j'ignore s'il vit encore. Cela se passait à l'écurie de l'Ile-Bouchard, il y a quatre ans environ.
    Les Commissaires. Y avait-il d'autres assistants ?
    Le frère Geoffroy. Non, nous n'étions que nous trois.

    16 à 23. (Le sacrement de l'autel). Je ne sais rien, mais ne pense pas que tout cela soit exact. Moi, j'y crois, au sacrement de l'autel et aux autres, et je crois que les frères y croient ! Quant aux prêtres de l'ordre, je ne sache pas qu'ils omettent les paroles du Canon.

    24 à 29 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître et de certains dignitaires). Je ne sais rien, et ne crois point que cet article dise vrai. Pourtant, certains frères de l'ordre disaient que ces dignitaires avaient pouvoir de remettre les peines dues après des écarts de conduite.

    30 à 33 (baisers impudiques). Je ne sais rien de plus que ce que je viens de dire à mon propos ; je ne pense pas qu'il y ait eu dans l'ordre d'autres baisers qu'aux lèvres et aux épaules, ainsi qu'on fit pour moi-même.

    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). C'est bien exact, me semble-t-il : lors de ma réception, j'ai juré de ne pas quitter l'ordre, et, aussitôt, ils me dirent que j'étais profès. C'est tout ce que je sais de cela.

    36 et 37 (clandestinité des réceptions). Cela doit bien être exact. Lors de ma réception, il n'y avait que deux frères présents, et la porte fut fermée, ainsi que je l'ai dit.

    38 et 39 (soupçon véhément). Oui, il y avait contre l'ordre un véhément soupçon ; beaucoup m'en ont parlé depuis mon entrée dans l'ordre, et avant l'arrestation des Templiers. En plusieurs endroits. Mais je ne sais plus où, ni qui, ni quand.

    40 à 45 (crime sodomitique). Je ne sais rien, ni n'ai rien entendu dire, sauf de la bouche de Mgr l'Archevêque de Tours quand il m'interrogea ; je ne pense pas que cela soit exact.

    46 à 57 (adoration des idoles). Même réponse : le témoin ne pense pas que ces idoles aient eu cours dans l'ordre du Temple : si elles y avaient été vénérées, on l'aurait su ou on en aurait appris quelque chose.

    58 à 61 (les cordelettes). Le jour de ma réception, le précepteur me dit de ceindre une cordelette par-dessus ma chemise, et de la porter jour et nuit, en signe de chasteté ; autrement, je ne sais rien.

    62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions). Je crois que les frères sont, d'une manière générale, reçus de la même manière que moi, et pas autrement. C'est tout ce que je sais.

    65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je n'ai jamais vu ni appris qu'un frère eût été mis à mort ou en prison pour avoir refusé d'exécuter ces cérémonies-là. Je ne sache pas davantage qu'il y en ait eu qui eussent refusé. Depuis l'arrestation des Templiers, j'ai entendu dire que, celui qui aurait refusé, il lui serait arrivé malheur.

    68 à 72 (serment de ne rien révéler). Je ne sais que ce que je viens de dire, mais je crois qu'on prêtait serment de ne rien trahir de nos réceptions : entre nous, nous n'osions pas en parler ; si nous l'avions fait, et que nos Supérieurs l'apprissent, je crois qu'ils nous auraient fait jeter en prison : cela devait être le règlement de l'ordre qu'on ne fît aucune révélation là-dessus.

    73 (confessions). J'ai entendu Messires Guillaume Breton et Lucas de Chinon, prêtres «  donnés  » du Temple qui résidaient à l'Ile-Bouchard, dire qu'il ne fallait se confesser qu'aux frères ou aux prêtres donnés de l'ordre.

    74 à 76 (négligence des frères à se réformer). Oui. Je crois que c'est bien vrai.

    77 à 97 (cérémonial uniforme des réceptions (bis) 6S). Je crois que les pratiques dont j'ai parlé à mon propos étaient observées dans la généralité de l'ordre, selon les règlements et préceptes des Supérieurs ; il n'y avait pas d'autre mode de réception. Quant au reste, je ne sais rien.

    97 (aumônes). A l'Ile-Bouchard, trois fois dans la semaine, les frères donnaient l'aumône à qui se présentait : ils ne la refusaient à personne ; leur aumône valait à peu près une obole ; je crois toutefois qu'ils auraient pu, et dû, donner plus largement qu'ils ne faisaient ; l'hospitalité était convenablement observée, dans un esprit joyeux.

    98 à 100 (acquêts illicites). Il me semble avoir entendu le précepteur de l'Ile-Bouchard dire que ce n'était pas péché que d'acquérir licitement ou illicitement, ni de se parjurer à ce propos ; qu'on prêtait serment dans l'ordre de réaliser des profits par tous les moyens possibles. Cela, je l'ai entendu dire au précepteur, et j'en ai moi-même fait le serment lors de ma réception.

    Les Commissaires. Où et quand ? Devant quels témoins ?
    Le frère Geoffroy. Au Temple de l'Ile-Bouchard, au cours d'un repas que le précepteur prenait avec des clercs et d'autres dont je ne sais plus les noms. Il y a de cela trois ans environ.
    101 à 106 (clandestinité des chapitres). Jamais je n'ai pris part aux chapitres, mais j'ai appris de Janot (sic), le valet du précepteur, que quand les Templiers tenaient leurs chapitres à Auzon, ils faisaient sonner une cloche à minuit environ. Les frères se réunissaient, en prenant bien soin qu'il n'y eût personne d'autre aux parages de la chapelle 69 ; on fermait la porte de celle-ci. Je crois que les réceptions des frères se faisaient clandestinement, comme fut la mienne. Pour le reste, je ne sais rien.

    107 à 111 (pouvoir d'absolution du Grand-Maître et des dignitaires). Je ne sais rien, n'ai rien entendu dire. Je ne crois pas que le Maître, les Visiteurs ni les précepteurs de l'ordre aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés ; je ne crois pas davantage que le Maître l'ait reconnu.

    112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître). Je crois, pour l'avoir entendu dire, que tout l'ordre observait et devait observer ce que le Grand-Maître, assisté du Couvent, avait ordonné.

    114 (réforme possible de l'ordre). Je ne sais rien, mais je crois que les erreurs dont j'ai parlé duraient depuis longtemps. (115 à 117) Oui, nous fûmes négligents et stupides de ne les point corriger ni dénoncer à l'Eglise, et de ne les point désavouer, alors que ce nous eût été possible. (118) J'ignore s'il y en eut qui quittèrent l'ordre pour ces raisons ; moi, en tout cas, je l'aurais bien fait si j'avais osé ; et beaucoup d'autres, à mon sens, eussent agi de même. ( 119) Oui, tout cela a suscité contre l'ordre un grand scandale : l'article dit tout à fait vrai.

    Sur les derniers articles du questionnaire, le témoin reconnaît que ces erreurs étaient de notoriété publique dans l'ordre, et que l'opinion en a eu connaissance elle-même depuis l'arrestation des Templiers. Il a ouï parler des aveux passés par le Grand-Maître et d'autres dignitaires par-devant Mgr le Pape ou, du moins, ses cardinaux délégués, selon la forme et procédure qu'a relatées plus au long la bulle «  Faciens Misericordiam.  »

    Le lendemain de l'interrogatoire du frère Geoffroy Thatan, soit le jeudi 30 avril, la Commission reçut le frère Jean de Juvigny, précepteur de «  Vauban  » (Waben), au diocèse d'Amiens. Il portait l'habit de frère sergent du Temple, et était âgé de cinquante-quatre ans environ, selon ses dires. On lui demanda s'il avait déjà été interrogé dans l'affaire des Templiers. «  Oui, répondit-il, par Mgr le Pape.  » Et il requit les Commissaires de ne point revenir sur l'enquête à laquelle Mgr le Pape l'avait soumis, mais de l'interroger seulement sur d'autres articles, s'ils le désiraient.
    La chose demandait réflexion, vu que la Commission ignorait sur quels points avait porté cette enquête de Mgr le Pape ; on le renvoya donc jusqu'à nouvel avis (70).
    Après un intervalle d'un jour franc, où la Commission n'avait pas siégé, soit le samedi 2 mai, furent introduits plusieurs Templiers qu'on venait d'amener du diocèse de Périgueux, et qui s'offraient à la défense de leur ordre.
    Le frère Consolin de Saint-Joire, chevalier du diocèse de Cahors, déclara le premier qu'il voulait le défendre, «  comme bon et loyal  »

    Les Commissaires. Est-ce que vous avez reconnu les erreurs qu'on lui impute ?
    Le frère Consolin. Oui, par-devant l'évêque de Périgueux, mais c'était à cause des tourments qu'on m'avait infligés toute une année auparavant ; ensuite, du vendredi après la Noël jusqu'au samedi suivant la Nativité de Saint-Jean-Baptiste, je fus au pain, à l'eau, au froid ; on me dépouilla de mes souliers, sur-tunique et capuchon ; je ne gardais plus sur moi que tunique, chemise, braies, chausses et manteau (71).

    Dix-huit Templiers tiennent le même langage. Tous avaient, sous l'effet des tortures et de la faim, confessé par-devant l'évêque de Périgueux quelques-unes des erreurs reprochées à l'ordre du Temple.

    Le frère Guillaume de Villiers. Quant à moi, je suis prêt à dire la vérité quand on me la demandera ; autrement, je ne veux point défendre l'ordre, parce que je ne suis qu'un pauvre vieux.

    Six autres Templiers, défenseurs de l'ordre, proclamèrent qu'ils n'avaient jamais, eux, reconnu les erreurs en question, bien qu'ils eussent été interrogés par l'évêque du Mans. Et l'on amena encore, de ce même diocèse du Mans, deux frères, défenseurs, qui requirent d'être remis en liberté et de se voir rendre leurs biens.

    Le lundi suivant, 4 mai, les Commissaires, réunis en la chapelle Saint-Eloi, attendirent en vain jusqu'à l'heure du déjeuner qu'il se présentât des témoins. Personne n'étant venu, ils s'ajournèrent au lendemain. Ce mardi 5 mai, la Commission délibéra sur le problème assez épineux qu'avait soulevé la déposition du frère Jean de Juvigny: plusieurs Templiers qui avaient déjà prêté serment, mais n'étaient pas encore passés devant elle, avaient été, comme lui, interrogés précédemment par Mgr le Pape ou par les Cardinaux, ses délégués. Que faire en ce cas ? On décida de surseoir à leurs interrogatoires jusqu'à plus ample délibération. Et l'on introduisit les huit témoins suivants, pour la prestation de leur serment. Dès que ceux-ci eurent été introduits, les quatre frères procureurs de l'ordre, qui assistaient à la séance, demandèrent à intervenir.
    Les quatre frères procureurs. Attention ! Nous nous réservons, en temps utile, de prendre la parole à propos de ces témoins-là, et des déclarations qu'ils pourraient être amenés à faire. Il y en a en effet parmi eux que nous ne connaissons pas et ne croyons point être des Templiers (72).

    Le mercredi 6 mai, en la chapelle Saint-Eloi de l'abbaye Sainte-Geneviève.

    Raymond de Vassignac, chevalier.

    Raymond de Vassignac, chevalier. Soixante ans environ. Il est en habit séculier. Barbe rase.

    Interrogatoire sur le questionnaire de Raymond de Vassignac

    1 à 4 (reniement). J'ai été reçu au Temple du château de Limoges par le frère Francon de Bort, chevalier de l'ordre, précepteur d'Auvergne et de Limousin. Il me fit jurer sur un livre d'observer la chasteté, l'obéissance, de ne rien avoir en propre, d'obéir aux us et coutumes de l'ordre (ceux d'aujourd'hui et ceux à venir). Après quoi, il m'imposa le manteau de chevalier de l'ordre, puis m'enjoignit de le poser par terre, de cracher sur sa croix, de la renier, et de la fouler aux pieds en haine de Celui qui y fut crucifié. J'obéis ; je reniai la croix une fois seulement, de bouche et non de cœur ; je crachai sur le manteau, à côté de la croix : pas sur elle. Je piétinai le manteau : pas la croix. D'où je déduis que le même cérémonial était généralement observé dans l'ordre.

    Les Commissaires. Votre précepteur s'efforça-t-il par quelque discours de vous persuader d'exécuter semblables pratiques ? Vous déclara-t-il qu'il en résulterait pour vous un profit spirituel ou temporel ?
    Le frère Raymond. Non. Il me dit seulement que c'était le règlement.
    Les Commissaires. A quelle époque avez-vous été reçu ? Quels étaient les assistants ?
    Le frère Raymond. Il y a vingt-quatre ans environ ; se trouvaient là les frères Robert de Teulet, chevalier, Jean de Saint-Hilaire, sergent et précepteur de Paulhac, Pierre Renaud, sergent, son frère par le sang, et le frère Hugues de «  Dompnho  » (Dognon) ; tous sont morts. Il y en avait d'autres aussi, dont je ne sais plus les noms.
    Les Commissaires. En quelle partie de la maison avez-vous été reçu, et à quelle heure ?
    Le frère Raymond. Dans la grande salle, entre Prime et Tierce (73). Ce même jour, le précepteur me dit que, selon le règlement, j'avais à le baiser sur les lèvres et au nombril, et il me dit de m'exécuter. Je l'embrassai donc sur les lèvres et au nombril, par-dessus ses vêtements : pas sur la chair nue.

    Il me dit aussi que je ne devrais plus me trouver en un endroit où se célébrerait un mariage ni être jamais parrain 74 ; ne pas entrer dans une demeure où il y aurait une femme en couches. Si je ressentais quelque impulsion et désir charnels, que je m'unisse donc aux frères de l'ordre plutôt qu'à une femme. Je ne me rappelle plus s'il me dit que cela faisait partie du règlement ou des usages de l'ordre.

    Les Commissaires. Est-ce qu'il vous prit à part pour vous tenir ces propos ?
    Le frère Raymond. Non. Tous les frères que j'ai cités étaient là.
    Les Commissaires. Vous dit-il que ce n'était pas rompre la chasteté ni pécher que de s'unir charnellement aux frères de l'ordre ?
    Le frère Raymond. Non.
    Les Commissaires. Avez-vous assisté à d'autres réceptions ?
    Le frère Raymond. Oui, à celle du frère P. de Lamaids, qui fut reçu par le frère Humbert de «  Combrino  », alors précepteur de Paulhac, en la chapelle du Temple de Lamaids, au diocèse de Bourges.

    Les Commissaires. Cela se passa-t-il de la même façon que pour vous ?
    Le frère Raymond. Je ne me souviens plus bien ; il me semble pourtant que oui.
    Les Commissaires. A quelle époque était-ce ? Qui y assistait ?
    Le frère Raymond. Il y a douze ans à peu près ; je ne me souviens plus ni du jour ni du mois. Il y avait là les frères Guillaume Arnaud, précepteur de Lamaids, et Humband, dit le Berroyer, sergents l'un et l'autre, moi qui vous parle, et le précepteur. D'autres y assistaient-ils encore ? je ne me souviens plus ; je ne sais pas davantage si Humband est mort ou vivant ; les deux précepteurs, en tout cas, sont morts.

    Moi-même, quand j'étais précepteur de Brive, j'ai reçu, comme frère sergent, au Temple de «  Rolées  » (diocèse de Bourges), Bertrand la Marche, qui était du diocèse de Limoges, et à Brive même, comme frère chevalier, Jean de Pratim, du diocèse de Limoges également. Je procédai de la même manière qu'on avait fait pour moi, sauf qu'ils ne me baisèrent pas au nombril, que je ne leur fis pas piétiner la croix, et que je me gardai de dire au chevalier qu'il pouvait s'unir charnellement aux frères de l'ordre : c'était un vieillard. Mais je l'ai bel et bien dit à Bertrand, qui était jeune, lui. Je ne sache pas, toutefois, qu'aucun frère de l'ordre n'ait jamais commis le péché de sodomie.

    Les Commissaires. A quelle époque, ces deux réceptions ? Qui y assistait ?
    Le frère Raymond. Pour Bertrand, il y a à peu près huit ans. Se trouvaient avec nous les frères Humband le Berroyer, Pierre d'Ardenay et Arnard la Brosse ; j'ignore s'ils sont vivants ou décédés, mais ils ont été arrêtés en même temps que les autres. Le chevalier, c'était il y a six ans, en présence des mêmes frères et de Barthélémy de Pratim, frère chevalier et précepteur de la maison de l'Ormeteau (diocèse de Bourges), qui était son propre fils. Il n'y avait personne d'autre. Quant aux jours et aux mois, je ne m'en souviens plus.

    Les Commissaires. Quand on vous commanda toutes ces abominations, avez-vous résisté ? Et les autres, ceux que vous avez reçus vous-même ? Celui que vous avez vu recevoir ?
    Le frère Raymond. Tout le monde était stupéfait ; on atermoyait, jusqu'à ce qu'il nous fût dit, et moi-même, ainsi ai-je procédé, que c'était le règlement. Mais nous ne nous exécutions que de bouche et non de cœur.
    Les Commissaires. Quel âge avaient ceux que vous avez reçus ?
    Le frère Raymond. Bertrand, trente ans environ. Le chevalier, soixante-dix.

    5 à 8 (enseignements hérétiques). De cela, je ne sais rien ; avant l'arrestation des Templiers, je n'avais rien entendu dire. Depuis, on m'a beaucoup questionné là-dessus, mais je persiste à ne pas croire que ces erreurs aient cours dans l'ordre du Temple.

    9 à 13 (crachat, urine, piétinement sur la croix). Je ne sais rien, n'ai rien entendu dire ; je crois que c'est faux, hors ce que j'ai dit.

    14 et 15 (adoration du chat). Même réponse.

    16 à 23 (le sacrement de l'autel). J'y crois, moi, et aux autres sacrements. Je crois qu'il en était de même pour les autres ; non, les prêtres de l'ordre n'omettaient pas les paroles du Canon ; personne ne le leur défendait ; ils célébraient au contraire avec fidélité et exactitude.

    24 à 29 (pouvoir d'absolution du Maître, etc.). Pendant quelque temps, racontait-on dans l'ordre, il n'y eut pas de prêtres parmi nous ; si un frère commettait une faute, ses Supérieurs lui donnaient une pénitence proportionnée à la qualité du délit. Puis, les Templiers eurent leurs prêtres, et alors on renvoyait les frères fautifs vers eux, à moins que la gravité de la faute ne méritât l'expulsion de l'ordre ou la dégradation du manteau. Jamais je n'ai entendu dire, et je ne le crois pas, que le Maître, les précepteurs et Visiteurs de l'ordre aient eu pouvoir d'absolution sur les frères, ni qu'ils en aient fait l'aveu.

    30 à 33 (baisers impudiques). J'ai dit tout ce que j'avais à dire, mais ne crois pas qu'il y ait eu d'autres baisers que sur les lèvres et au nombril.

    34 et 33 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). C'est exact : nous jurions de ne pas quitter l'ordre, pour une «  religion plus grande ou plus petite  », sans le congé du Maître et du Couvent. La profession était immédiate.

    Les Commissaires. Comment le savez-vous ?
    Le frère Raymond. J'ai prêté ce serment le jour de ma réception, et l'ai fait prêter à ceux que j'ai reçus.

    36 à 39 (clandestinité des réceptions). Je crois que c'est exact ; aux réceptions ne devaient assister que les frères de l'ordre ; elles avaient lieu à huis clos.

    Les Commissaires. Comment le savez-vous ?
    Le frère Raymond. J'ai pu le constater pour moi et l'ai fait observer pour les autres. J'ai souvent ouï, de la bouche de frères, et même à l'extérieur, de celle de laïcs, que cette clandestinité était à l'origine de soupçons véhéments.

    40 à 43 (crime sodomitique). Je crois bien que c'était un usage général, dans l'ordre, de dire aux frères, le jour de leur réception, qu'ils pouvaient s'unir entre eux ; c'était un abus, bien sûr ; mais on ne leur disait pas que ce ne fût pas un péché ! Et je ne sache pas qu'on l'ait jamais mis en pratique.

    46 à 57 (les idoles). Le témoin ne sait rien, et pense que c'est faux.
    58 à 61 (les cordelettes). Le témoin ne sait rien, n'a jamais entendu dire qu'on portât ces cordelettes en signe d'idolâtrie, ni qu'on en eût ceint les chefs des idoles.


    62 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je crois que les frères, d'une façon générale, étaient reçus ainsi que je l'ai décrit. Mais je n'ai jamais constaté ni entendu dire qu'on en ait mis à mort ou jeté en prison pour refus de s'exécuter ; je ne sache pas, d'ailleurs, qu'il y en ait qui l'eussent refusé jusqu'au bout.

    68 à 72 (obligation du secret). On nous défendait, sous la foi du serment, de parler de nos réceptions au dehors, mais, entre nous, c'était autorisé. Je ne dis pas : «  sous peine de mort ou de prison  », mais seulement sous la foi du serment. Eussions-nous trahi les secrets, que ceux de l'ordre nous auraient condamnés au pain et à l'eau deux ou trois jours par semaine, selon l'avis de l'ordre.

    73 (les confessions). Il est exact qu'on interdisait aux frères de l'ordre de se confesser à d'autres qu'à nos prêtres sans congé des Supérieurs : c'était le règlement, je l'ai entendu recommander lors des chapitres auxquels j'ai assisté ; j'ai bien été à dix chapitres généraux, tant outre-mer que par-deçà.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Oui, c'est bien vrai : nous avons négligé de nous réformer, de dénoncer ces errements à l'Eglise et d'en abandonner la pratique, alors que nous en avions la possibilité.

    77 à 96 (cérémonial uniforme des réceptions). Je crois qu'on observait communément ces pratiques dans l'ordre, et depuis longtemps, tant outre-mer que par-deçà. C'était le commandement des Supérieurs et le statut de l'ordre ; je n'ai pas entendu dire qu'on n'eût jamais observé un autre mode de réception, qui en modifiât la substance.

    97 (les aumônes). Les aumônes se faisaient dûment, et de même observait-on l'hospitalité ; j'y ai veillé personnelle-ment dans les maisons que je dirigeais, et l'ai vu observer partout ailleurs.

    98 à 100 (acquêts illicites). Je crois que c'est faux ; c'était au contraire un précepte commun dans l'ordre qu'il ne fallait pas participer sciemment ou consentir à la spoliation injuste des biens d'un chrétien. Que je sache, on ne professa jamais dans l'ordre que se parjurer pour son profit, ce ne fût point péché.

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Les chapitres, comme les réceptions, se faisaient clandestinement, soit à huis clos, et sans autre assistance que les frères. Quelquefois, on envoyait les frères sergents voir si, par hasard, il n'y en avait pas qui en pussent entendre ou surprendre quelque chose. Ces assemblées n'avaient pas heu de nuit, non : sauf en cas de nécessité urgente.

    107 à 111 (pouvoir d'absolution des dignitaires). Le témoin ne sait rien.

    112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître). C'est exact : l'ordre, dans son ensemble, devait observer les ordonnances du Maître et du Couvent. Je le sais de bonne source, car j'ai vu évoquer cette question outre-mer, quand je m'y trouvais.

    114 à 117 (introduction des erreurs). J'ignore quand ces erreurs ont commencé dans l'ordre ; je crois qu'elles duraient depuis longtemps, mais j'ignore comment et par qui elles ont été introduites ; quant à notre négligence à nous réformer, j'en ai déjà témoigné.

    118 (déguerpissements volontaires). Oui, il y en avait beaucoup qui quittaient l'ordre, mais j'ignore pourquoi.

    119 (le scandale). Je crois bien que toute cette affaire a suscité un grand scandale, comme le dit l'article.

    120 à 127 (notoriété de l'affaire). Le témoin admet que l'affaire est de notoriété publique, mais il n'a entendu parler des aveux passés par le Maître et les Templiers en général que «  d'après des relations peu sûres  »

    Les Commissaires. Avez-vous été déjà interrogé sur le fait des Templiers ?
    Le frère Raymond. Oui, par Mgr l'Archevêque de Bourges, à Avord (diocèse de Bourges). J'avais été préalablement passé à la question et mis plusieurs semaines au pain et à l'eau.
    Les Commissaires. Avez-vous avoué ?
    Le frère Raymond. Oui, en partie. Mais un peu moins que je ne viens de le faire devant vous. ?

    Le jeudi 7 mai

    Baudoin de Saint-Just.

    Baudoin de Saint-Just, précepteur de la baylie de Ponthieu. Trente-quatre ans. Il ne porte pas le manteau ni l'habit du Temple, qu'il déclare avoir volontairement abandonnés cette année, à la Mi-Carême environ, en même temps qu'il se faisait couper la barbe.

    Les Commissaires. Avez-vous été interrogé déjà sur le fait des Templiers ?
    Le frère Baudoin. Oui, à Amiens par les Frères Prêcheurs, et à Paris, par l'évêque de Paris. A Amiens, j'ai été passé à la question, lors de mon interrogatoire par les Prêcheurs ; c'était peu après l'arrestation des Templiers. Sous l'effet des tortures et la crainte de nouvelles, j'en dis bien plus aux Prêcheurs qu'ensuite, à Paris, devant Mgr l'Evêque, qui m'interrogea lors de la dernière Mi-Carême. Bien plus encore que je ne vous en dirai, à vous.

    On expose au témoin les articles en latin, langue qu'il entend.

    I à 4 (reniement). A l'âge de dix-huit ans environ, je fus reçu dans l'ordre des Templiers à Sommereux, au diocèse d'Amiens, par le frère Robert de Saint-Just, prêtre et précepteur de la baylie, qui était mon parent. On observa le cérémonial suivant : le précepteur m'imposa le manteau par-dessus mes habits civils, après m'avoir fait faire vœu de chasteté, d'obéissance et de pauvreté ; j'avais également promis, en serviteur tout dévoué au Temple, d'aider de toutes mes forces à recouvrer la Terre Sainte.

    Puis nous sortîmes de la chapelle, et le frère Pierre de «  Braella  », précepteur de Sommereux, me conduisit dans une autre pièce où, à huis clos, il me dit de renier Dieu. Terrifié, je refusai. Il répliqua qu'il le fallait, sinon il m'arriverait malheur ; j'en fus frappé d'épouvante et tous mes poils se hérissèrent sur mon corps : surtout que j'entendais des murmures derrière la porte. Je reniai Dieu comme il m'était demandé, de bouche et non de cœur, une fois seulement.

    Cela fait, le frère Pierre me dit : «  Tu seras un bon athlète outre-mer.  » Et presque aussitôt, il m'avertit que si un frère de l'ordre voulait gésir avec moi, je ne devais point refuser. Je n'entendais pas alors qu'il s'agît, en couchant ensemble, de commettre péché, mais seulement que, si un frère venait à manquer de lit, on pouvait le recevoir dans le sien, honnêtement.
    J'ôtai ensuite mes vêtements jusqu'à la chemise et aux braies, pour revêtir ceux de l'ordre.

    Les Commissaires. Y avait-il pas une croix par-là ?
    Le frère Baudoin. Non.
    Les Commissaires. A quelle époque cela se passait-il ?
    Le frère Baudoin. Il y aura seize ans le lendemain de la prochaine Saint-Jean-Baptiste ; y assistaient les deux précepteurs, le frère sergent Jacques de Rougemont, le frère Albert, curé de cette maison, le frère sergent Jean de la Voie (75), et le frère Ansaud, sergent et dépensier (76) de la commanderie. Tous sont morts, excepté Jacques de Rougemont et Jean de la Voie ; quand je fis mon reniement, il n'y avait que le précepteur Pierre et moi.
    Les Commissaires. Les choses se passaient-elles toujours ainsi dans l'ordre ?
    Le frère Baudoin. Je l'ignore. Je n'ai participé qu'à quatre réceptions, où, à ma connaissance, on n'a rien commis de tel.
    Les Commissaires. Quels furent donc les frères que vous avez vu recevoir ? Où et quand était-ce ? Qui y assistait ?
    Le frère Baudoin. Quand j'étais précepteur de la baylie de Ponthieu, j'en reçus trois : le frère Michel Musset d'abord, à Oisemont, au diocèse d'Amiens : il y a eu quatre ans à la dernière Noël ; étaient présents les frères Eudes, curé d'Oisemont, Guillaume de la Place et Raoul du Frénay ; ce dernier, je crois, vit encore. Puis le frère Jean de Saint-Just, mon neveu, en la maison de Forest, au diocèse d'Amiens tou-jours : il y aura quatre ans en septembre prochain ; étaient présents ledit Eudes, curé d'Oisemont, André Méditateur, Bernard Gafet et feu Michel, prêtre de Villeroy. Enfin, le frère Jean de Resteval (77), à Oisemont, il y a eu trois ans à la dernière Epiphanie ; étaient présents ledit Eudes, toujours, les frères Thomas de Janval, prêtre, Robert Flameng et Raoul du Frénay, qui sont tous en vie, sauf le frère Robert, dont j'ignore s'il est mort ou vivant.
    Les Commissaires. Quel cérémonial observa-t-on ?
    Le frère Baudoin. Je leur fis faire les trois vœux de chasteté, d'obéissance et de pauvreté, et jurer en outre d'être pour le Temple des esclaves voués au recouvrement de la Terre-Sainte, selon leur pouvoir. Il y a dans nos livres des statuts qui précisent comment les frères doivent vivre, aller à l'église, réciter les heures et se comporter en général, se vêtir, ceindre une corde sur leur chemise, se chausser, et autres règlements de notre religion ; je les leur faisais lire, spécialement ceux qui énuméraient les peines infligées aux délinquants. Je ne les fis pas renier Dieu ni commettre d'autres indécences.
    Les Commissaires. Pour votre propre réception, est-ce qu'on vous enjoignit, au cas où vous auriez à recevoir d'autres frères, de les faire renier Dieu, ainsi que vous-même L'aviez renié ?
    Le frère Baudoin. Non. J'ai assisté à la réception du frère Jacques de Bergnicourt (il doit être mort maintenant) par le frère Hugues de Pairaud, Visiteur de l'ordre. Cela se passait dans la chapelle du Temple de Sommereux, il y a douze ans environ, en présence du frère Robert, dit de Beauvais, du frère Albert, curé du Temple, de Jacques de Rougemont et de Jean de la Voie. On n'y fit, à ma connaissance, rien de plus que ce que j'avais fait moi-même lors des trois réceptions auxquelles j'avais présidé.
    Les Commissaires. Alors, ces reniements, croyez-vous qu'ils ont cours dans l'ordre, en tout ou en partie ?
    Le frère Baudoin. Je crois qu'en certains endroits, il y en a qui les font faire, ainsi que je les ai faits moi-même : je ne crois pas avoir été le premier ni le seul. Je sais pourtant fort bien qu'ailleurs, ils n'ont pas cours.

    5 à 8 (enseignements hérétiques, etc.). Je ne sais ni n'ai rien appris ; je ne crois pas que ce soit exact.

    9 à 13 (crachat, piétinement, urine sur la croix). Tout cela, c'est un tissu de sottises et de mensonges ! Je n'ai rien entendu dire là-dessus avant l'arrestation des Templiers.

    14 et 15 (le chat). Je ne sais rien, mais je crois que cette histoire est fausse et ridicule.

    16 à 23 (le sacrement de l'autel). Je ne sais rien, ni n'ai rien entendu dire, mais je crois bien que c'était le contraire : tout le monde, dans l'ordre, croyait ferme au sacrement de l'autel et aux autres sacrements de l'Eglise ; nos prêtres prononçaient les paroles de la Consécration ; je n'ai jamais entendu dire qu'on le leur eût interdit.

    24 à 29 (pouvoir d'absolution des dignitaires). Quand un de nos frères se rendait coupable d'une faute publique, le Maître, les Visiteurs ou les précepteurs le punissaient selon la discipline de l'ordre : ou bien, ils lui en faisaient grâce. Mais ils ne l'absolvaient pas ; cela, c'était l'affaire des prêtres de l'ordre à qui l'on allait se confesser. J'en ai été le témoin lors des chapitres auxquels j'ai assisté.

    30 à 33 (baisers impudiques). Au cours de la réception, c'est exact, le postulant embrassait sur les lèvres celui qui le recevait et les autres frères présents ; les autres baisers, je n'en connais rien et ne crois pas que ce soit exact : cet article me paraît abusif.

    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). Dès la réception, on était considéré comme profès ; mais qu'on jurât de ne pas quitter l'ordre, ça, je n'en sais rien.

    36 à 39 (clandestinité des assemblées). Lors de cette cérémonie, il n'y avait d'autre assistance que les frères de l'ordre ; elle se faisait à huis clos. Je ne sache pourtant pas que ç'eût été le motif d'un soupçon véhément contre l'ordre, non. Jamais je n'en avais entendu parler avant l'arrestation des Templiers ; je ne pouvais pas deviner ce qu'on allait cher-cher à cause de cela !

    40 à 45 (crime sodomitique). Je ne sais rien, sauf ce que j'ai déclaré tout à l'heure au sujet des paroles prononcées par le frère P. de Braella, où je n'avais pas vu malice sur le moment.

    46 à 57 (les idoles). Je n'en sais pas davantage, mais je crois que c'est un mensonge inepte. Deux fois, j'ai assisté à des chapitres à Paris, et deux fois en Chypre; jamais il n'en fut question.

    58 à 61 (les cordelettes). Ces cordelettes, on les prenait où l'on voulait, et l'on s'en ceignait honnêtement comme ceintures de chasteté, pour éviter nos propres attouchements. Je ne pense pas qu'on en ait ceint des têtes d'idoles, et qu'on les ait données à porter comme marque d'idolâtrie !

    62 à 67 (cérémonial uniforme des réceptions, etc.).
    Le témoin ne sait rien qu'il n'ait déjà déposé.


    68 à 72 (obligation du secret). Les chapitres, on n'osait rien en révéler aux frères qui n'y avaient point pris part : c'était l'ordre, sous peine d'être privé de l'habit. Autrement, je ne sais rien.

    Les Commissaires. Et est-ce qu'on vous recommandait spécialement de ne pas révéler le secret de vos réceptions ?
    Le frère Baudoin. Non. Seulement, comme il était défendu, d'une manière générale, de révéler ce qui se passait aux chapitres, on comprenait qu'il ne fallait pas parler non plus des réceptions.

    73 (les confessions). Il est exact qu'on recommandait aux frères de ne pas se confesser à des étrangers sans autorisation de leur propre chapelain. Moi qui vous parle, moins de huit jours après ma réception, je demandai la permission à Messire Albert, curé de Sommereux, de me confesser à un autre, et j'allai avouer mon reniement, ainsi que d'autres péchés, à un prêtre séculier, qui s'appelait Jean, et qui était curé de La Verrière ( ?), au diocèse d'Amiens ; il me donna l'absolution et m'imposa comme pénitence de jeûner tous les vendredis pendant un an, dont douze au pain et à l'eau. C'était spécialement pour me confesser de mon reniement que j'avais demandé l'autorisation.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Bien sûr : les frères qui connaissaient ces erreurs et s'en rendaient coupables furent négligents en ne les dénonçant pas à l'Eglise.

    77 à 96 (divers). Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit tout à l'heure.

    97 (les aumônes). Les aumônes étaient faites régulièrement, selon la règle. On donnait la dîme du pain qu'on mangeait ; mais le pain donné aux pauvres n'était pas si blanc ni si pur de son que celui que nous mangions, nous : je l'ai constaté à Sommereux aussi bien qu'à Oisemont ; peut-être que, dans un certain nombre de maisons de l'ordre, on n'observe pas le précepte de l'aumône comme on le faisait dans ces deux Templeries. Partout où j'ai été, moi, j'ai vu observer l'hospitalité et recevoir avec décence les bonnes gens ; on leur distribuait à manger, ainsi qu'à leurs serviteurs.

    98 à 100 (acquêts illicites). Au contraire, on imputait à péché le fait d'acquérir indûment le bien d'autrui et de se parjurer là-dessus ; on nous recommandait de ne le point faire ; eussions-nous injustement porté atteinte au patrimoine de quelqu'un qu'on nous aurait expulsés de la maison, ou bien punis. Je ne pense pas que le cas se soit présenté, et n'ai vu punir personne à ce propos.

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Quand on tenait chapitre ou célébrait une réception, on mettait tout le monde dehors, sauf les frères de l'ordre, et on fermait les portes à clé ; je n'ai pas constaté toutefois que ces cérémonies eussent lieu à l'heure du premier sommeil ou durant la première veille de la nuit, ni que les familles fussent exclues de la maison, ni encore que des sentinelles fussent placées sur le toit ; chapitres et réceptions, c'est de jour que je les ai vu tenir.

    107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires). Je ne sache pas que le Grand-Maître, les Visiteurs et les précepteurs aient eu pouvoir d'absoudre les péchés, confessés ou non ; jamais je ne l'ai entendu dire, et je n'en crois rien. On a raconté seulement que le Grand-Maître avait, à plusieurs reprises, passé là-dessus quelques aveux.

    112 et 113 (autorité absolue du Maître). Je crois que l'ordre, dans son ensemble, devait observer les ordonnances que le Maître prenait avec le Couvent ; les chapitres recommandaient de conserver les bons usages et coutumes de l'ordre : ceux qui existaient déjà, et ceux que le Grand-Maître décréterait dans l'avenir.

    114 à 117 (origine des erreurs). J'ignore quand ont commencé ces déviations que je viens de confesser, car je ne sais rien des autres (78). Pour le reste, je m'en réfère à ce que j'ai dit plus haut.

    118 (déguerpissements volontaires). Je ne sache pas qu'il y ait eu des frères qui eussent quitté l'ordre à cause des ignominies qu'ils y auraient constatées.

    119 (scandale). Je crois que c'est depuis l'arrestation des Templiers que s'est développé le scandale : pas avant. Bien des frères auraient révélé les erreurs dont ils avaient connaissance, s'ils avaient pu penser qu'on leur accorderait créance, et s'ils n'avaient craint les dangers qui en résulteraient pour eux du fait de l'ordre.

    120 à 123 (notoriété du scandale). Je ne le crois pas, et ne pense pas davantage que les erreurs que je viens de reconnaître aient été connues de tous les autres frères.

    124 à 127. Oui, j'ai bien entendu dire que certaines erreurs avaient été confessées par le Maître et par plusieurs autres frères de l'ordre.

    Le vendredi suivant, 8 mai

    Gillet d'Encrey, du diocèse de Reims.

    Gillet d'Encrey, du diocèse de Reims. Soixante ans à présent (quand le témoin est entré dans l'ordre du Temple, il en avait cinquante ; il fut reçu comme frère sergent, et était cultivateur et gardien des bêtes). Il porte un habit civil. Barbe rase.

    Les Commissaires. Avez-vous été interrogé déjà dans l'affaire des Templiers ?
    Le frère Gillet. Oui, à Paris, au Temple, par les frères Prêcheurs. Puis, une autre fois, par Mgr l'Evêque de Paris, dans son palais ; j'ai été passé à la question au Temple, peu après l'arrestation des Templiers.

    Interrogatoire sur le questionnaire du frère Gillet

    I à 4 (reniement). J'ai été reçu dans l'ordre au diocèse de Reims, dans la maison du Temple appelée Seraincourt, par le frère Jean de la Celle, qui en était le précepteur : il y aura neuf ans à la Toussaint prochaine. Le jour de ma réception, les frères me firent entrer dans la chapelle, dont on ferma les portes. On apporta un missel qu'on ouvrit sous mes yeux, et l'on me demanda si j'étais marié ou enchaîné par d'autres liens. «  Non, répondis-je, mais j'ai eu deux femmes.  » Alors le frère Jean de la Celle me dit qu'il me faudrait vivre chastement, sans biens propres et sous l'obéissance à mes Supérieurs. Je fis ces trois vœux sur le missel. Ensuite le frère Jean me demanda si je croyais en Celui dont le livre portait la mémoire et l'image ; il y avait en effet une figure du Crucifié, de couleur rouge. Je répondis que oui. Alors, le frère Jean me dit de cracher sur le livre. Je fus extrêmement stupéfait de cet ordre, et refusai de cracher dessus, je ne crachai qu'à côté.

    Le frère Jean me dit alors que je pouvais gésir avec d'autres frères de l'ordre et vice versa. Je compris, moi, qu'on pouvait coucher ensemble du fait de la pénurie de locaux, et ne voyais pas malice à cette recommandation. Mais il précisa que nous avions la faculté de nous unir charnellement ensemble : ce dont je fus très troublé, et j'aurais bien désiré être de l'autre côté de la porte, à ce moment-là. Toutefois, je ne passai jamais aux actes, ni personne avec moi ; je ne sollicitai personne non plus sur ce sujet, et personne, de même, ne me sollicita.

    Le précepteur m'ordonna ensuite de renier Dieu. Je répondis que, dût-on me couper la tête, je n'en ferais rien. Il n'insista pas. Il me dit de le baiser au nombril par-dessus ses vêtements : ce que je fis. Je ne l'embrassai ni sur les lèvres, ni autre part, mais les frères, eux, je les embrassai sur les lèvres.

    Les Commissaires. Quels furent les témoins de la scène ?
    Le frère Gillet. Les frères Gérard de Laon, Jean dit la Gambe, Henri dit le Bourguignon et Lambert de «  Ramecourt  », tous quatre sergents; ils sont tous morts, sauf le frère Gérard, que je crois vivant et en fuite.
    Les Commissaires. Est-ce que c'était là le mode usuel de réception ?
    Le frère Gillet. Je crois que oui ; après notre arrestation, j'ai entendu des frères de l'ordre, prisonniers avec moi à Gisors, dire qu'ils avaient été reçus selon le même cérémonial ; pour quelques-uns même, le précepteur les avait baisés «  rétro in ano  ». Mais je ne me souviens plus de leurs noms, à ceux-là. Je n'ai d'ailleurs assisté à aucune réception ni à aucun chapitre.

    5 à 8 (enseignements hérétiques). Je ne crois pas que ces articles soient exacts, et n'en sais rien du tout.

    9 à 13 (crachat sur la croix, et piétinement). J'ai entendu, avant notre arrestation, certains frères parler de pratiques de ce genre ; mais je n'en sais ni n'en crois rien de plus que ce que j'ai dit.

    14 et 15 (le chat). Je ne sais rien du tout ; mais j'en ai tout de même entendu quelques-uns qui disaient qu'outre-mer, dans leurs combats, il y avait un chat qui leur apparaissait.

    16 à 29 (omission des paroles de la Consécration, etc.). Je crois que tout cela est faux, c'est plutôt le contraire.

    30 à 33 (baisers impudiques). «  Ut supra  »

    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). Nous étions tenus pour profès dès la réception, mais nous ne jurions pas de ne point quitter l'ordre, que je sache.

    36 à 39. Les réceptions avaient heu à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre ; les laïcs en étaient pour leurs frais ! Je me suis beaucoup réjoui des révélations qui ont été faites, et suis bien content que Nosseigneurs le Pape et le Roi veuillent en connaître et les punir : encore que, moi, je perde là-dedans tout ce que j'avais placé dans l'ordre !

    40 à 45 (crime sodomitique). J'ai rapporté ce qui m'avait été dit lors de ma réception ; mais jamais je n'ai ouï dire que commettre de tels actes ne fût pas péché, ni que les frères pratiquassent ce vice.

    46 à 61 (les cordelettes, etc.). Je ne sais ni n'ai rien appris. J'ai vu cependant que certains frères portaient des cordelettes par-dessus leur chemise. Moi, je n'en portai jamais, et personne ne m'en donna l'ordre.

    62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions). «  Ut supra.  »

    65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je ne sais rien, mais ai heu de croire que si les postulants refusaient de s'exécuter, les Supérieurs les auraient punis et mis «  à l'abri  »

    68 à 72 (obligation du secret). Si quelqu'un révélait les secrets de l'ordre, les chapitres ou les pratiques des réceptions, on l'aurait mis en prison ou relégué, autant dire en exil ; toutefois, je n'ai pas constaté moi-même qu'on eût jeté personne en prison, ou mis personne à mort, pour de tels motifs.

    73 (les confessions). Le témoin ne sait rien.

    74 à 76 (négligence de l'ordre à se réformer). Oui, là-dessus, nous fûmes négligents : nous aurions dû nous réformer, dénoncer ces erreurs à Notre Sainte Mère l'Eglise, et en abandonner la pratique.

    77 à 96 (divers). Je crois que ces rites pratiqués pour ma réception l'étaient de façon générale dans l'ordre, outre-mer et dans les pays de par-deçà ; c'était le règlement, et je ne pense pas qu'il y ait eu d'autre mode de réception. Quant au reste, je ne sais rien.

    97 (les aumônes). Trois fois dans la semaine, on faisait l'aumône à qui la demandait ; pourtant, il arrivait quelquefois que les dépensiers fussent blâmés par les Supérieurs, pour avoir distribué des aumônes trop importantes ; elles étaient tellement chiches que bien peu de pauvres y venaient ! Quant à l'hospitalité, on l'observait scrupuleusement, et l'on faisait joyeux visage aux bonnes gens qui se présentaient : je l'ai constaté à Seraincourt.

    98 à 100 (acquêts illicites). Je ne sais rien. Pourtant, j'ai entendu dire par certains frères, en particulier le frère Jean la Gambe, qui est mort maintenant, que ce n'était pas péché que de faire, licitement ou illicitement, le profit de l'ordre, et d'aller pour cela jusqu'au parjure.

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Je ne sais rien de plus que ce que j'ai dit.

    107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires). Je ne sais rien, n'ai rien entendu dire, ne crois pas que ce soit exact.

    112 et 113 (autorité absolue du Maître). J'ai entendu dire et je crois que l'ordre, dans son ensemble, était tenu d'observer les ordonnances du Maître et du Couvent.

    114 à 117 (origine des dévoiements). Quand ces erreurs ont commencé ? Je l'ignore. Je n'en sais rien de plus que ce que j'ai dit.

    118 (déguerpissements volontaires). Oui, certains ont quitté l'ordre par dégoût de ce qu'on y voyait, mais je n'en sais pas plus.

    119 (le scandale). Oui, les laïcs avaient bien le droit de se scandaliser de pareilles erreurs !

    120 à 123 (notoriété du scandale). Le témoin ne sait rien.

    124 à 127 (notoriété des aveux). Je ne sais rien de tout cela ; si les Templiers ont reconnu les erreurs dont ils avaient connaissance, ils ont bien fait.

    Le samedi 9 mai

    Le frère Jacques de Troyes.

    Le frère Jacques de Troyes. Vingt-quatre ans environ. Ne porte ni le manteau ni l'habit de Templier. Chef et barbe ras.

    J'étais entré dans l'ordre environ trois ans et demi avant l'arrestation générale. J'entends le latin. J'étais sénéchal du Temple de Villers, près de Troyes, et frère sergent. J'ai été interrogé dans l'affaire des Templiers, d'abord par feu Mgr l'Archevêque de Sens, puis par l'évêque d'Orléans, mais jamais passé à la question.

    Interrogatoire sur le questionnaire du frère Jacques.

    1 à 4 (reniement). J'ai été reçu dans l'ordre en la maison du Temple de Sancey, au diocèse de Troyes, par le frère Raoul de Gisy, receveur des recettes de Champagne pour le Roi Notre Sire. Il y aura environ six ans à la Toussaint prochaine. Voici comment les choses se passèrent : j'arrivai au Temple entouré de mon père, de ma mère et de nombreux amis ; eux demeurèrent dehors, et moi, je fus introduit dans une pièce où il y avait les frères Raoul et Ponsard de Gisy (Ponsard était sergent, et neveu du premier), un Bourguignon appelé Milon, et Simon de Provins, prêtres l'un et l'autre, ainsi que beaucoup d'autres dont j'ai oublié les noms. Le frère Raoul m'enjoignit de renier Notre-Sire, qui pendit au bois de la croix ; moi, j'y répugnais, vous le pensez, mais, craignant qu'ils ne me tuent (ils avaient par là une grande épée dégainée), je finis par renier le Christ, en disant trois fois — trois fois de bouche, pas de cœur — : «  Je reni Nostre Sire (79), puisque vous le voulez.  » Le frère Raoul me dit ensuite de fouler aux pieds une croix d'argent sur laquelle était l'image du Crucifié et de cracher dessus. On l'avait posée par terre. Trois fois je marchai dessus, sur les pieds du Crucifié, je précise, et je crachai à côté : pas dessus. C'est après seulement qu'il m'imposa le manteau de l'ordre, sur lequel se tenaient quelques-uns des frères de l'assistance ; il me fit alors asseoir par terre, devant lui, et jurer de ne rien révéler de ces pratiques, d'observer la chasteté, l'obéissance et la pauvreté personnelle. Il me recommanda de ne plus entrer dorénavant dans une demeure où gésirait une femme en train d'accoucher, de n'élever ni de tenir sur les fonts aucun enfant, de ne pas me présenter à l'offrande pendant la messe ; il me fit jurer tout cela, mais je ne respectai pas mon serment : car, par amour pour une femme, je quittai l'ordre et l'habit un an avant l'arrestation des Templiers ; avant même ma sortie, j'avais tenu des enfants sur les fonts, et, après, il m'est arrivé de faire l'offrande du pain et du vin, même dans le cours de la messe.

    Le frère Raoul me dit ensuite qu'il me faudrait souffrir la faim quand j'aurais envie de manger, veiller quand je voudrais dormir, et observer bien d'autres règles dont il m'informerait plus tard, à son retour de Paris où il allait partir pour le service du Roi ; il me recommanda de ne rien distribuer des biens de l'ordre du Temple : ni à père, ni à mère, ni à mes amis, mais, au contraire, d'apporter au Temple tout ce que je pourrais.

    Puis il se mit tout nu, devant moi, devant tous les autres, et me pria de le baiser «  in ano  » ; je refusai, mais l'embrassai toutefois sur la chair nue à l'épaule, par derrière ; il me déclara que c'était le règlement.

    Les Commissaires. Cette réception, c'était de jour ou de nuit ?
    Le frère Jacques. De jour, vers l'heure de Prime.

    Les Commissaires, dès ces premières déclarations, ont eu le loisir d'observer que le témoin paraissait assez porté au bavardage et très agité ; en plusieurs de ses dires, il ne persévère point, mais varie comme à plaisir. On lui demande alors, pour l'éprouver, s'il ne lui fut pas recommandé par le frère Raoul, quand il verrait le crucifix, de lui «  faire fi  » avec les doigts, en lui affirmant que c'était le règlement.

    Le frère Jacques. Jamais je n'ai entendu parler de ça.
    Les Commissaires. Ces pratiques dont vous venez de parler, les observait-on dans l'ordre tout entier ?
    Le frère Jacques. Oui, j'en suis bien certain : j'en jurerais.
    Les Commissaires. Et pourquoi en êtes-vous si certain ?
    Le frère Jacques. Eh ! Parce que l'ordre ne faisait qu'un ; s'il y avait eu plusieurs façons d'admettre les frères dans l'ordre, il aurait été en contradiction avec lui-même. Et puis, j'ai assisté aussi à la réception d'un frère, celle de J. Petitpars. C'était dans une pièce du Temple de Payns au diocèse de Troyes ; ce fut le frère Raoul de Gisy qui la présidait, en présence de moi-même, du frère Ponsard de Gisy et du frère Milon le Bourguignon, prêtre; on observa le même cérémonial que pour moi-même, sauf que je ne vis pas d'épée, et que ledit Jean ne refusa pas de s'exécuter. Cela se passait de même à l'heure de Prime.

    5 à 8 (enseignements hérétiques). Jamais on ne m'a tenu pareil langage, et jamais je n'en ai rien ouï dire. Je n'assistais pas à leurs chapitres, et ne savais rien de tout cela.

    9 à 13 (piétinement, crachat). «  Ut supra.  » Quant au reste, le témoin ne sait rien.
    14 et 15 (le chat). Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire.
    16 à 23 (le sacrement de l'autel). Le témoin ne sait rien. Il croit fermement, quant à lui, aux sacrements de l'Eglise.


    24 à 29 (pouvoir d'absoudre des dignitaires). Je ne sais rien ; mais je ne pense pas qu'ils aient eu ce pouvoir, puis-qu'ils n'étaient pas prêtres.

    30 à 33 (baisers impudiques). Je n'en sais pas plus que ce que j'ai dit.

    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). C'est exact : au cours de ma réception, on me fit jurer de ne pas quitter l'ordre, et on me dit que j'étais profès, sans plus attendre.

    36 à 39 (clandestinité des assemblées). Les réceptions se faisaient en secret, portes et fenêtres closes, sans autre assistance que les frères de l'ordre. Pendant plus de quatre ans avant mon entrée dans l'ordre, j'ai entendu dire de tous côtés que les frères s'embrassaient à l'anus, je l'ai ouï moi-même ; cette clandestinité, ces histoires de baisers valaient à l'ordre d'être soupçonné, mais moi, je n'y accordais aucune créance : si j'y avais cru, jamais je ne serais entré dans cet ordre-là.

    40 à 45 (crime sodomitique). Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire, ne croit pas que ce soit exact.

    46 à 57 (les idoles). Avant ma réception, j'ai pendant quelques années ouï dire, je ne sais plus où ni par qui, que chaque fois qu'il se tenait à Paris un chapitre de Templiers, il leur apparaissait sur le coup de minuit une tête qu'ils vénéraient. Après avoir été reçu dans l'ordre, je n'en entendis plus parler, et je n'y crois pas. Ah ! Si, pourtant, on disait parmi les Templiers, quand j'y étais, que le frère Raoul avait son petit génie particulier, grâce au conseil de qui il était sage et riche.

    58 à 61 (les cordelettes). Je n'en sais rien ; jamais on ne m'enjoignit d'en porter, et je n'en portai point ; j'ai toutefois remarqué que d'autres frères en portaient une.

    62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions). «  Ut supra.  »

    65 à 72 (obligation du secret). On nous défendait, sous peine de mort ou de prison, de révéler le mode de nos réceptions, et on nous le faisait promettre. Nous n'osions pas en parler entre nous ni à nos amis. Ma mère avait voulu mettre dans le même ordre mon propre frère, et me demanda conseil là-dessus ; elle avait entendu dire beaucoup de mal de l'ordre du Temple, disait-elle. Moi, je ne lui révélai rien de ces dévoiements, mais la dissuadai de donner suite. Autrement, je ne sais rien, mais j'aurais mieux aimé être mort de ma bonne mort le jour de ma réception, que d'exécuter ce dont j'ai parlé.

    75 (les confessions). On me recommanda de ne me confesser qu'aux prêtres de l'ordre, et je crois que, pour les autres, il en était de même. Je n'en observai pas ce précepte pour autant.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Oui, nous fûmes bien négligents, en ne corrigeant pas ces erreurs, en ne les dénonçant pas à l'Eglise, et en n'en abandonnant pas la pratique.

    77 à 96 (divers). Ces erreurs avaient cours tant outre-mer que par-deçà, j'en ai la certitude, selon les règlements de l'ordre et le commandement des Supérieurs.

    97 (les aumônes). Non, on ne faisait pas l'aumône et l'on n'observait pas l'hospitalité comme on l'aurait dû ; pour eux-mêmes, les frères ne s'occupaient pas du ravitaillement comme il aurait fallu.

    98 à 100 (profits illicites). J'ai bien constaté qu'ils réalisaient des profits illicites, mais non pas qu'on en eût fait un enseignement ou l'objet d'un serment. Je n'ai jamais su qu'il ne fût pas considéré comme un péché que de se parjurer là-dessus.

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Jamais je n'ai pris part aux chapitres ; j'ai entendu dire qu'ils avaient eu, de même que les réceptions, en cachette et la nuit, et qu'on mettait parfois à la porte les familiers de la maison.

    107 à 111 (pouvoir d'absoudre des dignitaires). Je ne crois pas, et n'ai entendu dire à personne que le Grand-Maître, les précepteurs et autres laïcs aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés, ni qu'ils en aient fait l'aveu.

    112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître). Je crois et j'ai entendu dire que l'ordre, dans son ensemble, était tenu d'obéir aux ordonnances que le Maître prenait avec le Couvent.

    114 à 117 (origine des erreurs). J'ai ouï dire par plusieurs civils, je ne sais plus où ni quand, dix armées durant avant mon entrée dans l'ordre, que c'était un chevalier du Temple qui, au retour des pays d'outre-mer, où il avait fréquenté les païens, avait introduit ces pratiques-là dans les pays de par-deçà : à savoir le reniement, le piétinement de la croix et le crachat, les baisers par-derrière. Je ne sais pas quand les choses ont commencé, mais j'ai ouï dire qu'il y avait bien cinq cents ans de cela ! (80)

    118 (déguerpissements volontaires). Si j'ai quitté l'ordre, c'est plus par dégoût que par amour pour la femme dont j'ai parlé.

    Plus haut, le témoin avait déclaré que c'était elle qui l'avait fait abandonner l'ordre. (Note des greffiers.)

    La femme, je pouvais l'avoir tant que je voulais, tout en restant dans l'ordre. Je crois que plusieurs autres ont abandonné l'ordre pour les mêmes raisons que moi.

    119 (le scandale). J'ignore s'il y a eu scandale ou non.

    120 à 123 (notoriété du scandale). Je sais bien que la matière de mes aveux est notoire et manifeste parmi les frères de l'ordre, où tout le monde est au courant ; et maintenant, je crois que c'est pareillement de notoriété publique chez les laïcs.

    Les Commissaires. « ... de notoriété publique  ». Savez-vous ce que cela veut dire ?

    Le frère Jacques. Non. Je ne sais pas.

    124 à 127 (notoriété des aveux). Je crois que les Templiers ont reconnu ce que je viens de confesser moi-même ; autrement, je ne sais rien.

    Le dimanche 10 mai suivant, la Commission accueillit les quatre frères procureurs de leur ordre, qui avaient demandé à être convoqués. Le frère Pierre de Bologne, en leur nom, prit la parole pour exposer qu'il y avait lieu de craindre que le synode de la province ecclésiastique de Sens ne se réunît à Paris le lendemain même, 11 mai, pour juger certains des frères Templiers qui s'étaient offerts à la défense de leur ordre, en dépit des pressions exercées sur eux par les gens du Roi et même par certains ecclésiastiques. On pouvait redouter qu'il ne leur arrivât malheur.
    «  D'avance, déclara le frère Pierre de Bologne, nous interjetons appel des décisions du synode en question. Nous allons vous lire notre cédule explicative.  »


    Mgr l'Archevêque de Narbonne. Mais cela ne nous regarde pas ! Nous n'avons pas à nous en mêler, puisque ce n'est pas de nous que vous en appelez. Si vous avez une déclaration à faire en faveur de l'ordre du Temple, alors oui, au contraire, nous sommes tout prêts à vous entendre.

    Le frère Pierre. Je vais tout de même vous remettre ma cédule.

    Les quatre frères sortent, et la Commission se fait donner lecture de ce texte :
    «  In nomine Domini. Amen. Coram vobis, Reverendis Patribus...,  » et ainsi de suite, en latin. «  L'appel, expose principalement le frère Pierre dans ce document, a été inventé comme un remède destiné à faire rendre justice à ceux que l'on a consciemment opprimés ; afin d'éviter la peine de mort ou tout autre dommage qu'au mépris de Dieu et de Sa justice les archevêques et prélats du royaume de France pourraient prononcer contre nos frères, nous en appelons dès maintenant à Mgr le Pape et au Siège Apostolique, tant oralement que par écrit, et nous nous plaçons tous, nous-mêmes, nos personnes, notre droit et celui de l'ordre du Temple, ainsi que tous nos frères qui se sont offerts, s'offrent et s'offriront à défendre notre ordre, sous la protection du Saint-Siège. Nous demandons des délégués 81, oui, nous le demandons, nous le requérons avec une extrême instance. Nous requérons d'avoir conseil de prud'hommes, afin de corriger, si besoin est, les termes de notre appel. Nous réclamons qu'on nous alloue, sur les biens du Temple, les sommes nécessaires, et qu'on prévoie notre mission auprès de Mgr le Pape, afin d'y poursuivre en temps opportun et en toute sécurité le présent appel...  »
    La démarche du frère Pierre de Bologne et de ses associés est, en droit, parfaitement recevable, puisque l'appel au pape est régulier en matière inquisitoriale, et immédiatement suspensif; mais encore faut-il qu'elle soit effectuée directement auprès de l'instance compétente, et non point par un biais. Aussi la Commission manifeste-t-elle un certain embarras.


    Mgr l'Archevêque de Narbonne. Eh bien ! Moi, je m'en vais ouïr la messe...(82)

    Exit Mgr l'Archevêque.

    Les autres Commissaires. Délibérons dès aujourd'hui de cette affaire, entre nous et avec vous.

    S'adressant à Messire Pierre de Verrière, gardien des quatre frères : Ramenez-les nous ce soir, afin que nous leur donnions réponse.

    Ce même soir, les quatre frères reviennent devant la Commission. Us ont, entre temps, rédigé une nouvelle formule d'appel, adressée cette fois, selon le droit, à l'archevêque de Sens.

    Les Commissaires. L'affaire dont s'occupent Mgr l'Archevêque de Sens et son synode, voyez-vous, ils l'ont retenue pour eux ; il s'agit en fait... de plusieurs affaires... heu... totalement différentes, disjointes les unes des autres... Nous ne savons pas ce qui se passe... quelque chose... dans ce concile-là (83). Mgr l'Archevêque et son concile sont, comme nous-mêmes pour notre part, députés en ce qui les concerne par l'autorité apostolique ; nous n'avons aucun pouvoir sur eux. A première vue, il ne nous paraît pas, non, que nous ayons à interdire quoi que ce soit à Mgr l'Archevêque de Sens et aux autres prélats, ni à leur demander de surseoir aux procès qu'ils voudraient faire aux personnes, aux personnes en tant que telles. Nous allons y réfléchir au mieux... Nous ferons ce qu'il y aura à faire.

    Le lundi II mai

    Frère Humbert du Puits.

    Frère Humbert du Puits, du diocèse de Poitiers. Quarante-cinq ans environ. Frère sergent. Il porte l'habit du Temple et la barbe.

    Les Commissaires. Avez-vous été déjà interrogé dans l'affaire des Templiers ?

    Le frère Humbert. Oui. D'abord au monastère de «  Bovin  », à Poitiers, par Jean de Janville, et le sénéchal de Poitou ; j'y fus, par leur ordre, passé trois fois à la question, parce que je n'avouais pas ce qu'ils voulaient, puis jeté dans une tour, à Niort, et enchaîné au pain et à l'eau durant trente-six semaines. De là, on m'amena à Poitiers, où je fus réinterrogé par l'Official et le doyen de Poitiers ; par-devant eux, je prêtai serment de ne pas revenir sur les aveux que je passerais lors de cette séance.

    Interrogatoire sur le questionnaire du frère Humbert.

    1 à 4 (reniement). Je n'ai jamais assisté à aucun chapitre ou réception ; je ne sais rien de tout cela que par ouï-dire ; le frère Barthélémy Merlot, qui était sergent de l'ordre et originaire de Poitou, m'avait seulement dit que ces pratiques étaient observées dans l'ordre.

    Les Commissaires. Où ? Quand? Devant quels témoins vous fit-il ces déclarations ?
    Le frère Humbert. A Château-Bernard (diocèse de Saintes), dans la maison du Temple, avant que je ne devinsse frère de l'ordre ; il y a de cela neuf ans environ ; mais à ce moment-là, je n'y croyais pas, moi, et encore maintenant, je n'y crois pas davantage. Il n'y avait aucun témoin.
    Les Commissaires. Comment en êtes-vous venus à aborder ce sujet ?
    Le frère Humbert. Le frère Barthélémy voulait que j'entrasse dans l'ordre ; j'étais son cousin germain. Il m'avait dit que ces erreurs étaient observées, à ce qu'il avait entendu dire ; mais une autre fois où nous en parlâmes, il me dit de n'y point attacher créance.
    Les Commissaires. Quand, comment et par qui avez-vous été reçu dans l'ordre ? Quels étaient les témoins ?
    Le frère Humbert. Au Temple de «  Dompniho  » (le Dognon), diocèse de Saintes, dans la chapelle, sous la présidence du frère P. de Villiers, précepteur de Poitou, et par le frère Simon Picard ; il y a de cela huit ans environ. Assistaient à la cérémonie les frères Guillaume Bergier, mon oncle, originaire du Poitou, Arnaud Berzo, Henri-Guillaume de «  Villa-Vinossa  » en Saintonge, et Barthélémy Merlot. Tous sont morts, sauf les frères Barthélémy et Arnaud.

    Voici comment les choses se passèrent : tout d'abord, ils me firent entrer dans une pièce attenant à la chapelle, m'y enfermèrent à clé ; et là, on me demanda si je voulais être serf et esclave de la maison du Temple. Je répondis que oui. Alors, ils me conduisirent à la chapelle, et, devant eux, me demandèrent une seconde fois si je voulais être serf et esclave. Je répondis encore oui. Alors, le frère Simon me dit qu'il fallait changer mon état, abandonner mon vouloir pour un autre, me soumettre le cas échéant à un inférieur ; souffrir la faim quand je voudrais manger, et veiller quand j'aurais envie de dormir. Sur un missel qui gisait à terre (il y avait dessus une croix d'argent), ils me firent jurer d'être obéissant à mes Supérieurs, de ne point révéler les secrets du Temple, de ne pas me trouver en un Heu où un homme serait injustement frustré de son patrimoine, de n'assister à aucun jugement criminel, sauf si l'ordre lui-même y était intéressé, de ne pas séjourner là où il y aurait une femme en couches, et de n'assister enfin à aucun mariage ; puis je fis vœu de chasteté et de pauvreté personnelle, de coucher en chemise, caleçon et chausses, une corde à la ceinture ; d'observer les bons us et coutumes du Temple ; de jeûner tout le Carême ordinaire, et même pour cet autre carême qu'il y a entre la Saint-Martin d'hiver et la Noël, plus les vigiles des Apôtres et de la Sainte Vierge. Le frère Simon me dit qu'il y avait bien d'autres règles et statuts qu'il ne pouvait pas m'expliquer pour le moment ; il le ferait plus tard, dit-il : en fait, jamais plus il ne m'en reparla.
    Dans cette maison-là, je suis demeuré un an ; avant de recevoir l'habit, j'y avais été durant sept ans prévôt et administrateur. Après ces cérémonies, ils m'imposèrent le manteau.

    Les Commissaires. Est-ce qu'ils ne vous ont pas fait renier le Christ et autres ?
    Le frère Humbert. Non.
    Les Commissaires. Avez-vous ouï dire que ces pratiques dévoyées, ou d'autres, eussent cours dans l'ordre ?
    Le frère Humbert. Après l'arrestation des Templiers, les frères Jean Bertaud, du diocèse de Poitiers, et Guillaume, dit le Saintongier, du diocèse de Saintes, me dirent qu'il y avait dans l'ordre certaines pratiques déshonnêtes.
    Les Commissaires. Où ont-ils fait ces déclarations, et devant quels témoins ?
    Le frère Humbert. Pour le frère Jean Bertaud, c'était à Paris, dans la maison à la Serpent, jeudi dernier ; nous étions seuls. Pour Guillaume le Saintongier, c'était au Temple d'Angoulême, il y a environ six ans ; le portier de la maison, N. Brossard, clerc d'Angoulême, se trouvait présent.

    5 à 8 (enseignements hérétiques). Je n'en sais rien ni n'ai rien appris là-dessus. Je crois que c'est faux.

    9 à 13 (crachat, piétinement de la croix, etc.). Je ne sais rien. Depuis notre arrestation, j'ai entendu bien des laïcs dire que les Templiers crachaient sur la croix. Mais quant à moi, je n'y crois pas du tout.

    14 à 23 (le chat, le sacrement de l'autel, etc.). Je ne sais rien, mais ne crois pas que ce soit exact. Toutefois, j'ai entendu bien des laïcs raconter là-dessus toutes sortes d'histoires, depuis mon arrestation.

    24 à 29 (pouvoir d'absoudre des dignitaires). Le témoin ne croit aucunement que les dignitaires aient eu pouvoir d'absoudre les péchés ; ce privilège n'appartient qu'aux prêtres et aux évêques. Il n'a jamais entendu dire que le Grand-Maître ait fait de tels aveux.
    30 à 33 (baisers impudiques). Le témoin ne sait rien, n'a rien entendu dire avant l'arrestation, hormis le baiser sur les lèvres, qu'il reconnaît.


    34 et 35 (serment de ne pas quitter l'ordre ; profession immédiate). Oui, cela, c'est exact : j'ai juré moi-même de ne pas quitter l'ordre, et aussitôt, on me dit que j'étais considéré comme profès.

    56 à 39 (clandestinité des réceptions). Les réceptions se faisaient en effet clandestinement et à huis clos, sans autre assistance que les frères de l'ordre ; je crois que c'est là l'origine des grands et mauvais soupçons qui se sont élevés contre l'ordre.

    40 à 45 (crime sodomitique). Le témoin ne sait ni n'en croit rien.
    46 à 57 (les idoles). Même réponse.


    58 à 61 (les cordelettes). Je me ceignais moi-même, par-dessus la chemise, d'une cordelette que j'avais faite ; on portait celles-ci, à ce que j'ai appris, en signe de chasteté. J'ai constaté que le frère Elie Aymeri, du diocèse de Limoges, qui est maintenant détenu à Paris, se ceignait tellement serré que sa peau en est toute blessée. Quant au reste, je ne sais rien.

    62 à 64 (cérémonial uniforme des réceptions). Je crois que, partout dans l'ordre, on observait le même cérémonial de réception que celui que j'ai rapporté ; je ne pense pas qu'il en existât d'autre, différent quant à sa substance.

    65 à 67 (châtiments réservés aux récalcitrants). Je ne pense pas qu'on ait mis à mort ou jeté en prison ceux qui refusaient de s'exécuter, puisque ces pratiques, je ne crois pas qu'on les ait observées chez nous.

    68 à 72 (obligation du secret). De fait, les Templiers con-servaient merveilleusement les secrets de l'ordre, et ne révélaient à personne le mode de leurs réceptions ; quant au reste, je ne sais rien.

    75 (les confessions). Il est, exact que nous ne devions nous confesser qu'aux prêtres de l'ordre ; c'est le frère Arnaud de Lobester, précepteur d'Entre-Deux-Mers, au diocèse de Bordeaux, qui me le dit. Après ma réception, je ne m'en suis pas moins confessé à des frères Mineurs et à des prêtres séculiers.

    74 à 76 (négligence des Templiers à se réformer). Oui, ceux qui avaient connaissance d'erreurs existant dans l'ordre furent bien sots et stupides, s'ils ne cherchèrent ni à les redresser, ni à les dénoncer à l'Eglise !

    77 à 96 (observance des pratiques dévoyées tant outre-mer que par-deçà). Je ne sais que ce que je viens de dire. Celui qui me recevait me dit, je crois, qu'il m'instruisait des règlements et statuts de l'ordre. Je ne sache ni ne crois que de telles erreurs aient eu cours chez les Templiers.

    97 (les aumônes). Oui, les aumônes étaient distribuées ainsi qu'il convenait, trois fois par semaine, et l'hospitalité observée. J'y ai moi-même veillé au Dognon où j'étais lieutenant du précepteur, et l'ai vu faire à La Rochelle ainsi que partout où je me suis trouvé.

    98 à 100 (acquêts illicites). Jamais je n'ai prêté serment — et je ne sache pas que d'autres l'eussent fait — d'acquérir illicitement pour le profit de l'ordre ; on ne nous a dit nulle part que ce ne fût pas un péché que de se parjurer à ce propos. Oui, bien sûr, il y en avait beaucoup, dans l'ordre, qui réalisaient à son profit des gains illicites ; moi-même, j'avais raflé la dîme perçue par l'archiprêtre de Pérignac, au diocèse d'Angoulême !

    101 à 106 (clandestinité des assemblées). Les Templiers tenaient leurs chapitres, à ce qu'on m'a dit, après Matines, les familiers étant expulsés de l'enceinte de la maison où avaient lieu chapitres et réceptions ; je n'en sais pas plus.

    107 à 111 (pouvoir d'absolution des dignitaires). J'en ai déjà déposé. Je répète que je ne sais rien à ce sujet, et je ne crois pas que le Grand-Maître, les Visiteurs ou les précepteurs laïques aient eu le pouvoir d'absoudre les péchés. Moi, en tout cas, je ne me serais pas considéré comme absous. S'ils ont fait de pareils aveux, m'est avis qu'ils ont avoué une sottise.

    112 et 113 (autorité absolue du Grand-Maître). J'ai ouï dire que tout cela était exact ; j'ai constaté durant près d'un an que les frères ne mangeaient pas de poisson le vendredi, et les autres jours, un plat de viande seulement ; aux extrémités de leurs ceintures et des courroies des éperons, ils ne portaient pas de mordants (84) de fer, d'argent ou d'autre métal : eh bien ! l'on disait que c'était un ordre du Grand-Maître. Là-dessus, le Maître ordonna qu'on restreignît les aumônes dans l'ordre, et que ce fût observé plusieurs années durant. On disait que quelques nobles du Limousin s'employèrent à retenir par-devers eux les revenus des Templiers dans les commanderies de Paulhac et du Mas-dieu.

    114 à 117 (origine des erreurs). Je ne sais rien ; j'ignore quand ces erreurs ont été introduites dans l'ordre.

    118 (déguerpissements volontaires). Je n'en sais pas davantage. J'ai pu tout de même constater qu'il y en avait trois ou quatre qui étaient sortis de l'ordre, mais par suite de leur propre malice ; leurs méfaits et leurs crimes, après leur retour dans le siècle, leur ont valu la peine de suspense.

    119 (le scandale). Depuis l'arrestation, ç'a été contre l'ordre un très gros scandale ; avant l'arrestation, on le soupçonnait déjà ; je l'ai dit tout à l'heure.

    120 à 123 (notoriété du scandale). Oui, auparavant, ce n'était qu'un soupçon, mais par la suite, beaucoup ont explicitement accusé l'ordre de tels crimes.

    124 à 127 (notoriété des aveux). Les Templiers eux-mêmes, je crois, ont reconnu plusieurs de ces erreurs par-devant Mgr le Pape, les cardinaux et autres personnages.
    Sources : Le Procès des Templiers, traduit, présenté et annoté par Raymond Oursel. Club du meilleur livre. Tournon 15 janvier 1955. Exemplaire nº 4402

    Le Coup du 12 Mai



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