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Première Croisade par Foulcher de Chartres

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    Année 1124, célébration de Noël à Bethléem

    L'année 1124 depuis la naissance du Seigneur Jésus-Christ, nous célébrâmes avec toute la pompe convenable, tant à Bethléem qu'à Jérusalem, la fête de la nativité du Sauveur ; le duc des Vénitiens assista avec les siens à ces pieuses cérémonies ; puis on convint, d'un commun accord, sans aucune condition onéreuse, et sous la foi du serment, d'assiéger, après l'Epiphanie, Tyr ou AscalonAscalon. Mais comme nous nous trouvions tous pressés par le manque d'argent, on en leva par tête autant qu'il fut possible, afin de le distribuer aux chevaliers et aux mercenaires soldés. Il ne fallait pas songer en effet à mettre à fin une si grande entreprise sans faire quelques largesses aux chevaliers.

    Nous fûmes donc contraints de ramasser les plus précieux ornements de l'église de Jérusalem, d'en frapper des espèces, et de les donner en nantissement à ceux qui avançaient des fonds. Tous ensuite se réunirent de toutes parts dès qu'on l'ordonna, et, au lieu qu'on désigna.

    Lorsque le Verseau eut été séché trois fois par les feux du soleil, le peuple partit en masse de Jérusalem pour aller combattre l'ennemi : ceci eut lieu le premier jour de la nouvelle lune.
    Arrivés à Ascalon, les nôtres convinrent avec les Venitiens qu'on se dirigerait sur Tyr pour en former le siège, le patriarche par terre avec tous ceux qu'il avait sous lui, et le duc par mer avec ses matelots et ses navires. C'est en effet ce qui s'exécuta le 16 février.

    Dès que les Ascalonites en furent instruits, ces Infidèles, qui, par l'effet d'une malice innée, n'apprirent jamais à s'adoucir, ne tardèrent pas à nous faire tout le mal qu'ils purent.

    Un certain jour donc, ayant partagé leur armée en trois corps, ils conduisirent la plus grande partie de leurs cohortes contre Jérusalem, et massacrèrent sur-le-champ, avec une barbare férocité, huit hommes occupés à tailler les vignes hors de la ville.
    Aussitôt qu'on s'aperçut de l'arrivée de ces Infidèles, la trompette sonna du haut du fort de David pour nous en avertir. Alors nos Francs et les Syriens, marchant contre eux, leur résistèrent vaillamment. Après que les deux partis eurent passé trois heures du jour en présence l'un de l'autre, les Païens, épuisés de fatigue et d'ennui, reconnurent que leurs efforts seraient vains, se retirèrent tout tristes, et emportèrent plusieurs des leurs qui avaient été blessés. Les nôtres les harcelèrent quelque peu ; mais n'ayant pas d'hommes d'armes avec eux, ils craignirent quelque embuscade, et n'osèrent poursuivre ces, Païens plus longtemps. En résultat, nos gens rapportèrent dix-huit têtes ennemies coupées, ramenèrent autant de chevaux, prirent vivants trois cavaliers, et en tuèrent quarante-cinq. Que si les hommes d'armes ne nous avaient pas manqué, peu de ces Infidèles nous fussent échappés ; mais nos chevaliers se trouvaient tous à notre armée. Après ce succès, nous payâmes au Seigneur le tribut de louanges qui lui est dû en toutes circonstances.

    Cependant les Tyriens, qui ne voulaient ni se rendre ou être pris, ni demander la paix, se voyaient chaque jour resserrés, et renfermés plus étroitement dans leur ville. Nageant dans l'abondance de toutes espèces de richesses, et trouvant d'ailleurs un puissant appui dans les secours qu'ils tirent de la mer, ils ont toujours eu coutume de se montrer insolents.

    Histoire biblique par Foulcher de Chartre

    « Tyr est en effet la plus opulente et la plus illustre de toutes les villes de la Terre promise, si l'on en excepte Asor, que Jabin, roi des Chananéens, possédait plus anciennement encore, et que par la suite Josué détruisit ainsi que beaucoup d'autres cités. Asor, comme nous le lisons dans l'Ecriture, se glorifiait d'avoir neuf cents chars armés de faux ; et Josèphe en porte même le nombre jusqu'à trois mille. Elle entretenait en outre trois cent mille fantassins armés et dix mille cavaliers, qui composaient une milice dont Sisara était le chef. Ces deux grandes cités faisaient partie du territoire des Phéniciens : la première regorgeait de courtiers, et tirait sa richesse de ses affaires de commerce ; la seconde renfermait une immense population : celle-là était située sur le rivage de la mer ; on avait bâti celle-ci dans l'intérieur des terres. Lorsque Gédéon commandait à Israël en qualité de juge, les Phéniciens fondèrent Tyr, un peu avant le temps où vivait Hercule. Tyr se trouve en effet sur les terres des Phéniciens ; c'est cette cité à laquelle s'adresse Isaïe en lui reprochant son orgueil. Chez elle se teint la plus, belle pourpre ; et de là vient le nom de Tyrienne donné à la pourpre la plus recherchée. Le mot de Tyr signifie détroit, ce qui s'exprime en hébreu par le terme Soor. »

    Quand le roi des Assyriens fit la guerre à la Syrie et à la Phénicie, il assiégea cette cité, où régnait alors Elysée, et dont les habitants refusaient de, se reconnaître sujets de l'empire d'Assyrie. Ce siège, qui dura cinq ans, est rapporté par Ménandre, et décrit plus au long par Josèphe. Vers ce temps-là, des Tyriens traversant la mer sous la conduite de Didon, fille de Bélus, fondèrent Carthage en Afrique. Suivant l'historien Orose, qui a donné le pian de cette ville, elle est entourée presque entièrement par la mer, et ceinte d'un mur de trente mille pas : dans ce calcul n'est pas compris le port dont l'ouverture est de trois mille pas, et qu'environne un mur de trente pieds de largeur, de quarante coudées de hauteur, et construit en pierres parfaitement carrées. Sa citadelle, qu'on appelle Byrsa, occupait un espace d'un peu plus de deux mille pas. Cette cité, bâtie par Elise soixante-douze ans avant que Rome existât, fut complètement détruite et eut toutes les pierres de ses murailles brisées dans la sept centième année qui suivit l'époque de sa fondation. Publius Scipion, qui avait été consul l'année précédente, employa tous ses efforts à anéantir pour jamais cette puissante ville, qui brûla misérablement pendant dix-sept jours entiers.

    Quant à Tyr, dont il a été parlé plus haut, elle languit, selon Isaïe, dans un véritable état de dévastation pendant soixante-dix ans. Lorsqu'ensuite les Scythes s'en furent retirés, le roi Elysée y ramena par mer les Tyriens, contre lesquels s'éleva de nouveau Salmanazar, roi des Assyriens. A cette époque Sidon, Arce, l'ancienne Tyr, et plusieurs autres cités se séparèrent de la nouvelle Tyr, et se donnèrent d'elles-mêmes au roi des Assyriens, qui voyant que les Tyriens persistaient à refuser de se soumettre, marcha contre eux. Dans cette guerre, les Phéniciens lui fournirent soixante navires et neuf cents rameurs ; mais les Tyriens attaquant ceux-ci par mer, dispersèrent douze de leurs vaisseaux, et y firent cinq cents hommes prisonniers.

    Ce succès rehaussa grandement la gloire des Tyriens ; mais le monarque d'Assyrie, revenant encore contre eux, plaça des postes de soldats sur le fleuve, et se rendit maître de l'aqueduc, afin d'ôter à ceux de Tyr tout moyen de satisfaire leur soif. Toutefois, pendant cinq ans que dura ce siège, les Tyriens supportèrent ce mal, creusèrent des puits et en burent les eaux. Tous ces faits touchant le roi Salmanazar furent consignés dans les archives de Tyr ; c'est ce même prince qui assiégea Samarie, s'en empara la sixième année du règne d'Ezéchias, et transporta le peuple d'Israël en Assyrie.

    Avant lui, avait paru Phul, roi des Assyriens, et après lui régna sur ces peuples Teglatphalassar, qui prit Cèdes et Asor dans le territoire de la tribu de Nephtali, Janoe, Galaad, toute la Galilée, et transféra les habitants en Assyrie, vint ensuite Sargon, autre roi des Assyriens, qui envoya Tarchan attaquer Azot, dont celui-ci se rendit maître. Ainsi donc, en punition des péchés du peuple, toute la Terre promise fut dévastée et réduite en captivité, d'abord par les Assyriens, ensuite par les Chaldéens.

    Cependant Nabuchodonosor, roi de Babylone et de Chaldée, assiégea et prit Jérusalem. Comme le roi Sédécias fuyait de cette cité, il fut arrêté près de Jéricho, et conduit dans la contrée qu'on nomme Reblata, sur le territoire d'Emath. Selon Jérôme, la grande Emath est Antioche, et la petite est Epifaa. Là Nabuchodonosor fit arracher les yeux au roi Sédécias, et égorger en sa présence les fils de ce prince. Alors survint le général des troupes de Nabuchodonosor, Nabuzzadan, qui brûla le temple du Seigneur et le palais des rois, puis détruisit toute l'enceinte des murs de Jérusalem.

    Après un certain intervalle de temps, parut le roi Alexandre, qui ayant subjugué d'abord Damas, puis Sidon et Gaza, dans l'espace de deux mois, mit le siège devant Tyr, et s'en empara, après avoir passé sept mois sous ses murs. Ce prince se rendit ensuite en toute hâte à Jérusalem. Accueilli dans cette ville avec de grands honneurs, lui-même combla d'une foule de distinctions le grand prêtre nommé Jaddus, qui avait sur sa tête la tiare, portait la robe couleur de jacinthe, brodée d'or, et par dessus, la lame d'or sur laquelle était gravé le nom de Dieu ; puis Alexandre allant seul le trouver, l'adora, régla tout ce qui regardait Jérusalem, et dirigea son armée vers d'autres cités.

    Après un espace de beaucoup d'années, Antiochus Epiphane envoyé pour punir les péchés des Juifs attaqua leur loi, et accabla durement les Macchabées.

    Ensuite arriva Pompée, qui dévasta misérablement Jérusalem. Enfin parurent Vespasien et Titus son fils, qui détruisit de fond en comble cette ville puissante. C'est ainsi que, par une succession d'événements divers, la Cité sainte et le pays qui lui était soumis furent, jusqu'à nos jours, précipités dans une foule de cruels malheurs.

    La dévastation désola fréquemment la Palestine, et quelquefois la Phénicie, qui tire son nom de Phénix, frère de Cadmus. Il en fut de même tantôt du pays de Samarie, et tantôt de la Galilée, qui se distingue en deux parties connues sous des désignations différentes : l'une est la Galilée * supérieure, et l'autre la Galilée inférieure ; toutes deux sont environnées par la Phénicie et la Syrie.

    La première, qui est au delà du Jourdain, s'étend en longueur de Macheron à Pella, et en largeur de Philadelphie au Jourdain. Son point septentrional est Pella ; le Jourdain la borne au couchant ; au midi elle a pour limite la contrée des Moabites ; enfin l'Arabie, Philadelphie et Gérasa la terminent à l'orient.

    Entre la Judée et la Galilée se trouve le pays de Samarie.

    La Judée s'étend en largeur depuis le Jourdain jusqu'à Joppé (Jaffa), et a pour point central Jérusalem, qui forme, pour ainsi dire, le nombril de cette contrée.

    Quant à la Galilée inférieure, qui va de Tibériade à Zabulon, et s'étend jusqu'à Ptolémaïs, le mont Carmel et la montagne des Tyriens, elle renferme Nazareth, la forte cité de Séphorim, le mont Thabor, Cana et plusieurs autres villes, atteint même jusqu'au mont Liban, et aux sources du Jourdain, où se trouve Panéas ou Dan, appelée encore Césarée de Philippe, et est entourée par la Traconite et la Nabatane.

    La Judée enfin a pour limite la cité de Bersabée, et contient Jamna, Lydda, Joppé, Jamnia, Tecus, Ebron, Astaol, Saraam, ainsi que beaucoup d'autres villes.

    Le siège de Tyr

    Après m'être égaré dans des sentiers détournés, je rentre dans ma route, et reviens à mon sujet.
    Pendant qu'au siège de Tyr nous nous épuisions en travaux pour construire des machines, Balak ne cessait d'exciter les siens, déjà si mal disposés pour nous, et de presser le rassemblement de son armée. Sorti, au commencement du mois de mai, de la ville d'Alep avec cinq mille hommes d'armes et sept mille gens de pied, il se dirigea sur Hiérapolis, que l'on appelle vulgairement Malbek.
    Le possesseur de cette cité n'ayant pas voulu la lui livrer, Balak l'engagea à venir le trouver hors de la place, lui coupa la tété par une infâme perfidie, et mit sur-le-champ le siège devant la ville. Josselin, qui alors habitait Antioche, l'apprit bientôt, et, sur un message que lui envoyèrent les assiégés, s'empressa de marcher a leur secours avec ceux d'Antioche. Quoique Josselin n'eût avec lui qu'un très petit nombre d'adorateurs du Christ, il ne craignit pas d'attaquer la multitude des Infidèles. Un combat féroce s'engage donc sans le moindre délai ; trois fois, grâces à l'appui du Seigneur, les ennemis sont repoussés en désordre, trois fois ils se rallient, et reviennent à la charge. Enfin Balak, mortellement blessé dans la mêlée, s'éloigne autant qu'il est en son pouvoir, pour aller mourir hors du champ de bataille ; les siens s'en aperçoivent, et dès lors tous ceux qui le peuvent se hâtent de fuir : la plupart purent bien fuir, mais ne purent par la fuite éviter la mort.
    On rapporte en effet qu'ils eurent trois mille tués, tous hommes d'armes ; et quant à ce qu'ils perdirent de gens de pied, on en ignore le nombre. Josselin cependant voulant savoir avec certitude si Balak était mort, ou avait réussi à s'échapper vivant, le fit chercher soigneusement parmi les tués ; on le reconnut aux ornements qui couvraient ses armes ; et celui qui lui coupa la tête la porta tout joyeux à Josselin, dont il reçut en récompense les quarante pièces d'argent que celui-ci avait promis de donner.

    Cette tête, Josselin commanda de la porter sur-le-champ à Antioche comme témoignage de la victoire qu'il venait de remporter ; le même messager apporta ensuite dans son sac ce trophée jusqu'à Tyr et Jérusalem, nous donna à tous les détails de cette affaire, et nous les confirma d'autant plus sûrement que lui-même se trouvait au milieu des combattants.

    Cet homme était en effet le propre écuyer de Josselin. Comme il apportait à nôtre armée, campée devant Tyr, la nouvelle que les nôtres souhaitaient le plus d'apprendre, d'écuyer on le fit chevalier, et ce fut le comte de Tripoli qui l'éleva jusqu'à ce haut rang. Tous, au surplus, nous louâmes et bénîmes le Seigneur, qui avait étouffé le féroce et méchant dragon qui si longtemps accabla de tribulations les Chrétiens, et les dévora sans pitié.

    19 juin 1124, mort de Balak

    Dix-neuf fois le soleil avait éclairé de sa lumière le signe du Taureau, quand Balak tomba, et fut trahi par la fortune. C'est ainsi que s'accomplit le songe rapporté ci-dessus, et que Balak, triste prophète de son propre sort, avait raconté dans le temps où Josselin s'évada si miraculeusement de sa prison : alors, en effet, il vit en songe celui-ci lui arracher les yeux, et certes Josselin les lui arracha bien, puisqu'il lui ravit et sa tête et l'usage de tous ses membres. Balak ne voit ni n'entend, ne parle pas, ne s'assoie ni ne marche, et il n'y a de place pour lui ni dans le ciel, ni sur la terre, ni dans les eaux.

    Cependant un certain jour que ceux qui formaient le siège de Tyr se reposaient en pleine sécurité dans leurs lignes, ceux de la ville, tant Turcs que Sarrasins, jugeant l'occasion favorable, ouvrent les portes, sortent, et se précipitent, d'un commun accord et en courant, sur la plus forte de nos machines de guerre : ces Infidèles blessent et chassent les hommes chargés de la garder, y mettent Je feu, et la réduisent en flammes avant que les nôtres puissent prendre les armes. Nous perdîmes ainsi la machine dont nous nous servions d'ordinaire pour écraser les tours ennemies à coups de pierres, et y faire de larges brèches. Trente des nôtres périrent en outre dans cette affaire ; les citoyens en effet lançaient à travers les fentes des murs une grêle de flèches, de traits et de pierres qui blessaient ou tuaient nos gens ; mais les Païens éprouvèrent une perte double.

    Vers ce temps, cinq Vénitiens, emportés par une rare valeur, et secondés par la fortune, se jetèrent dans leur canot, pillèrent une maison, coupèrent la tête à deux Païens, et revinrent promptement et pleins de joie avec quelque butin. Cet événement eut lieu le 22 mai ; mais il ne nous profita guère. Peu auparavant, en effet, les Tyriens enlevèrent pendant la nuit une felouque aux Vénitiens, la firent entrer dans le port, et la traînèrent sur la rive dans l'intérieur de leur ville. De telles choses arrivent au surplus fréquemment dans ces sortes de guerre.
    Celui-là tombe, celui-ci triomphe ; l'un se réjouit, et l'autre pleure.
    Cependant ceux d'Ascalon sachant combien nous avions peu de monde dans nos villes, depuis le départ de notre armée, ne tardèrent pas à venir nous attaquer sur les points où ils crurent pouvoir nous affaiblir davantage, et nous faire le plus de mal. Ils dévastèrent en effet, et brûlèrent un certain bourg voisin de Jérusalem, nommé Birium, y enlevèrent tout ce qu'ils trouvèrent et s'en allèrent, emportant avec eux quelques morts et quelques blessés : heureusement les femmes et les enfants parvinrent à s'enfermer dans une certaine tour bâtie de notre temps en ce lieu, et sauvèrent ainsi leur vie.

    Ces Infidèles parcourant donc tout le pays, dévastaient, tuaient, prenaient tout sur leur passage, et faisaient autant de mal qu'ils pouvaient, sans que personne se présentât pour leur résister : tous en effet nous tournions exclusivement nos efforts vers le siège de Tyr, espérant que la divine miséricorde du Très-Haut nous accorderait de voir enfin, grâce à l'appui et au secours du Seigneur, le succès couronner nos travaux.

    Cependant le roi de Damas, reconnaissant que les Turcs et les Sarrasins renfermés dans la place assiégée ne pouvaient en aucune manière échapper de nos mains, aima mieux racheter, quoique avec quelque honte, les siens encore vivants, que d'avoir à les pleurer morts. Prenant en conséquence un parti sage et avisé, il fit demander par des négociateurs que ses hommes eussent la faculté de s'en aller avec tout ce qui leur appartenait, et promit à cette condition de nous livrer la ville ainsi évacuée.

    Après que les deux partis eurent longtemps discuté ce traité, ils se livrèrent réciproquement des otages ; les Infidèles sortirent de la place, et les Chrétiens y entrèrent paisiblement. Toutefois ceux des Sarrasins qui voulurent rester dans la ville y demeurèrent en paix sous les seules conditions d'usage.

    11 juillet 1124, chute de Tyr

    Le soleil s'était levé vingt et une fois dans le signe du Cancer, quand Tyr fut prise, rendue et soumise.
    Ce grand événement eut lieu en effet le jour des nones de juillet. Certes nous ne devons ni cesser, ni tarder de recourir à Dieu notre Seigneur, dont la bonté nous secourt dans nos tribulations ; toujours nous devons l'importuner de nos prières, afin d'obtenir qu'il prête à nos supplications une oreille favorable. Ce devoir nous l'avions rempli assidûment à Jérusalem ; sans cesse nous visitions les églises, répandions des larmes, distribuions des aumônes, et mortifiions nos corps par les jeûnes : aussi Dieu voyant, comme je le crois, notre perte, du haut des cieux, loin de nous priver de sa bénédiction, daigna exaucer notre prière ; et au moment même ou nous étions impatiens d'apprendre quelque nouvelle de notre armée, des messagers vinrent en toute hâte nous annoncer la prise de la cité de Tyr, et apporter au patriarche des lettres qui lui faisaient connaître ce grand succès.

    A peine en est-on instruit, que des cris de joie s'élèvent jusqu'au ciel ; tous nous chantons à haute voix le « Te Deum laudamus » ; les cloches sonnent, une procession se dirige vers le temple du Seigneur, des drapeaux s'élèvent sur les murs et sur les tours, dans tous les carrefours on étend des tapisseries de mille couleurs diverses, on s'empresse de rendre à Dieu d'humbles actions de grâces, les messagers reçoivent, comme ils le méritent, d'honorables récompenses, petits et grands tous se félicitent, et les jeunes filles réunies en choeur font entendre de doux cantiques.

    Jérusalem se glorifie à bon droit, et avec une affection vraiment maternelle, d'avoir Tyr pour fille ; et couronnée par l'univers comme sa reine, elle subsistera éternellement à la droite de cette cité. Babylone au contraire pleure la perte de cette ville qui faisait son bonheur, dont l'appui l'avait si longtemps rendue puissante, et qui chaque année lui fournissait une flotte pour nous combattre.

    Que si l'on rappelle à sa mémoire l'ancienne pompe de Tyr, on verra que sa grandeur est encore augmentée par la grâce du Très-Haut. Comme cette ville eut en effet, tant qu'elle fut soumise aux Gentils, un grand flamine ou archi-flamine pour la régir, maintenant qu'elle reconnaît la loi chrétienne, elle aura, conformément aux institutions des Pères de l'Eglise, un primat ou un patriarche. Partout, en effet, où étaient autrefois des archi-flamines, on a établi des archevêques Chrétiens ; où existait une métropole, ce qui veut dire une cité mère, sont aujourd'hui des métropolitains, qui, sur trois ou quatre cités qui se trouvent dans l'enceinte d'une province, gouvernent la plus grande, celle qui est la mère des autres. Dans les villes moins importantes, et qui n'avaient que des flamines ou des comtes, sont placés des évêques. Enfin, ce n'est pas sans raison qu'on assimile aux tribuns du peuple, les prêtres et les autres clercs d'un rang inférieur. De la même manière la puissance séculière se distingue, et marque les distances par les divers degrés, des dignités ; le premier est le titre d'auguste ou d'empereur, ensuite viennent les césars, puis les rois, et enfin les ducs et les comtes. Ainsi l'ont écrit le pape Clément, Anaclet, Anicius, et plusieurs autres. Au surplus, payons un juste tribut de louanges au Très-Haut, qui, non à l'aide de la valeur des hommes, mais par le seul effet de son bon plaisir et de sa volonté, nous a livré sans effusion de sang Tyr, cette cité si fameuse, si forte et si impossible à prendre, à moins que Dieu n'appesantît sur elle sa droite toute puissante. Dans cette entreprise, en effet, ceux d'Antioche nous abandonnèrent, refusèrent de nous prêter le moindre secours, et ne voulurent prendre aucune part à ce grand oeuvre.

    Quant à Pons, comte de Tripoli, qui nous fut alors un allié très fidèle, puisse la bénédiction du Ciel se répandre sur lui !
    Puisse aussi le Seigneur pacifier l'église d'Antioche et celle de Jérusalem, divisées entre elles au sujet de celle de Tyr, la troisième en rang !

    Celle-là prétend que Tyr lui était subordonnée du temps des empereurs Grecs ; mais celle-ci soutient qu'elle a reçu de l'évêque de Rome des privilèges particuliers. Au fait, dans le concile d'Auvergne, si authentique et si justement célèbre, il fut établi, d'un consentement universel, qu'une fois qu'on aurait traversé la grande mer, toute église qu'on parviendrait à délivrer du joug des Païens serait à toujours, et sans contradiction aucune, sous la puissance et la direction de la sainte cité de Jérusalem.

    Cela fut encore répété d'un commun accord dans le concile d'Antioche, auquel présidait l'évêque du Puy. De plus, c'est dans Jérusalem que le duc Godefroi et le seigneur Bohémond reçurent, par amour de Dieu, l'investiture de leurs domaines des mains du patriarche Daimbert. De temps à autre le pape Pascal confirma les privilèges de ladite église de Jérusalem, et les lui concéda pour en jouir, comme d'un droit perpétuel, sous l'autorisation de l'Eglise romaine. Dans la charte de ces privilèges est écrit ce qui suit : « Pascal serviteur des serviteurs de Dieu, au révérendissime frère Gibelin, patriarche de Jérusalem, et à ses successeurs élus canoniquement. Les royaumes de la terre passent dans des mains différentes suivant que les temps changent, il convient donc aussi que, dans la plupart des contrées, les limites des diocèses ecclésiastiques soient changées et transférées d'un lieu à un autre. Le territoire des Eglises d'Asie fut dans les temps anciens réglé par des démarcations fixes : cette répartition, les invasions de différentes nations, professant une foi diverse, l'ont bouleversée. Mais grâces en soient rendues au Seigneur, de notre temps les cités de Jérusalem et d'Antioche, ainsi que les provinces qui touchent ce à ces villes, sont enfin retombées sous la puissance de princes chrétiens. Il nous faut donc mettre de notre côté la main au grand oeuvre de ce changement, et de cette translation de pouvoir ordonnée de Dieu : il nous faut arranger tout ce qui est à régler conformément au temps présent, et placer à cette fin, sous la direction de l'église de Jérusalem, les villes et les contrées conquises, grâces au secours du Très-Haut, par la sagesse du glorieux roi Baudouin, et au prix du sang des armées qui l'ont suivi. Nous confions, en conséquence, par le présent décret, à toi, Gibelin, notre frère très cher et notre co-évêque, ainsi qu'à tes successeurs dans la sainte Eglise de Jérusalem, le soin de régir et gouverner, en vertu du droit patriarcal ou métropolitain, toutes les villes et les provinces que la bonté divine a déjà replacées sous la puissance du susdit roi, ou qu'elle daignera y faire rentrer par la suite. Il est juste, en effet, que l'église du sépulcre du Sauveur obtienne, comme le désirent les fidèles, les distinctions honorables qui lui sont dues, et que, délivrée du joug des Turcs ou Sarrasins, et rendue aux mains des Chrétiens, elle jouisse du plus grand éclat. »

    Dès qu'à Tyr, tant dans le port que dans la ville, tout eut été, comme il convenait, arrangé, réglé et divisé en trois parts, dont deux, par une juste répartition, furent remises en la puissance du roi, et la troisième abandonnée aux Venitiens pour en jouir comme d'un bien propre, et au même titre que d'un héritage, les nôtres se retirèrent chacun chez soi. Le patriarche de Jérusalem revint dans la Cité sainte avec tous ceux de cette ville, et le peuple ainsi que le clergé reçurent la très sainte croix du Seigneur avec toute la vénération qui lui était due.

    11 août 1124, éloge sur les colons

    Le soleil nous apparut ensuite pendant presque une heure avec un éclat coloré; il avait pris une forme nouvelle et oblongue, et paraissait avoir deux pointes, comme la lune dans une éclipse.
    Cela arriva le 11 août, vers la fin de la neuvième heure du jour.
    Qu'on ne s'étonne pas de voir des prodiges paraître dans le ciel, puisque Dieu en opère également sur la terre ; comme dans les choses célestes, de même dans les choses terrestres, il transforme et arrange tout comme il lui plaît, que si les choses qu'il fait sont admirables, bien plus admirable est celui qui les fait. Considérez et réfléchissez en vous-même de quelle manière en notre temps Dieu a transformé l'Occident en Orient ; nous qui avons été des Occidentaux, nous sommes devenus des Orientaux, celui qui était Romain ou Franc est devenu ici Galiléen ou habitant de la Palestine ; celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d'Antioche.
    Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance ; déjà ils sont inconnus à plusieurs de nous, ou du moins ils n'en entendent plus parler. Tels d'entre nous possèdent déjà en ce pays des maisons et des serviteurs qui lui appartiennent comme par droit héréditaire ; tel autre a épousé une femme qui n'est point sa compatriote, une Syrienne ou Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême ; tel autre a chez lui ou son gendre, ou sa bru, ou son beau-père, ou son beau-fils : celui-ci est entouré de ses neveux ou môme de ses petits-neveux ; l'un cultive des vignes, l'autre des champs ; ils parlent diverses langues, et sont déjà tous parvenus à s'entendre. Les idiomes les plus différents sont maintenant communs à l'une et à l'autre nation, et la confiance rapproche les races les plus éloignées. Il a été écrit en effet, « le lion et le boeuf mangent au même râtelier. « Celui qui était étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant ; de jour en jour nos parents et nos proches nous viennent rejoindre ici, abandonnant les biens qu'ils possédaient en Occident. Ceux qui étaient pauvres dans leur pays, ici Dieu les fait riches ; ceux qui n'avaient que peu d'écus possèdent ici un nombre infini de byzantins ; ceux qui n'avaient qu'une métairie, Dieu leur donne ici une ville.
    Pourquoi retournerait-il en Occident celui qui trouve l'Orient si favorable ?
    Dieu ne veut pas que ceux qui, portant leur croix, se sont dévoués à le suivre tombent ici dans l'indigence. C'est là, vous le voyez bien, un miracle immense, et que le monde entier doit admirer. Qui a jamais entendu dire rien de pareil ? Dieu veut nous enrichir tous et nous attirer à lui comme des amis chers à son coeur ; puisqu'ils le veut, que notre volonté se conforme à la sienne, et faisons d'un coeur doux et humble ce qui lui plaît, pour régner heureusement avec lui.

    29 août 1124, libération du roi Baudouin

    Avec l'aide de Dieu tout-puissant, le roi de Jérusalem sortit le 29 août de la captivité où l'avaient retenu les Turcs pendant un peu plus de douze mois.
    Mais comme pour se racheter il fut obligé de donner de précieux otages, il ne sortit pas tout à fait libre, et demeura encore en proie aux agitations de la crainte et de l'espérance, Ayant enfin pris conseil de la nécessité, il se hâta d'assiéger la ville d'Alep, dans l'espoir qu'en la bloquant il contraindrait les citoyens à lui rendre ses otages, ou les ferait tomber à tel point dans les horreurs de la famine, que la ville finirait peut-être par se livrer à lui.
    Il avait appris, en effet, qu'elle était déjà fort tourmentée de la disette.

    Cette cité est éloignée d'Antioche d'environ quarante milles. C'est là qu'Abraham, lorsqu'il passait de Carrhes dans le pays de Chanaan, envoyait ses bergers paître ses troupeaux dans de fertiles pâturages, c'est là aussi qu'il faisait fermenter leur lait, lequel étant ensuite coagulé et déposé dans des formes, se changeait en fromage. Abraham était riche en toutes sortes de possessions.
    Le pape Calixte mourut le 21 décembre.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Baudouin II et le siège dAlep

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