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Première Croisade par Foulcher de Chartres

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    Année 1106 La Comète

    Dans l'année 1106, nous vîmes une comète se montrer dans le ciel ; ce qui frappa surtout ceux de nous qui l'observèrent, c'est qu'à l'endroit où le soleil a coutume de se coucher dans la saison d'hiver, elle produisit une longue et merveilleuse traînée de lumière blanchâtre semblable à une toile de lin.
    Ce signe ayant commencé à briller dans le mois de février, le jour même où la lune était nouvelle, présageait évidemment les événements futurs : n'osant toutefois porter la présomption jusqu'à tirer quelque pronostic de ce phénomène, nous nous remîmes, sur tout ce qu'il pouvait amener, au jugement de Dieu.
    Chaque soir, pendant cinquante jours et plus cette comète fut visible par tout l'univers. Il est à remarquer cependant qu'à dater du premier moment de son apparition, tant cette comète que sa splendeur blanchâtre allèrent de jour en jour diminuant peu à peu, jusqu'à ce que, dans les derniers jours, la lumière perdant toute force, la comète elle-même cessa complètement et finit par disparaître.

    Peu après, dans le même mois, et le vingtième jour de la lune, suivant notre calcul, nous aperçûmes dans le ciel, depuis la troisième heure jusqu'à celle de midi, à gauche, comme deux autres soleils, l'un à la droite et l'autre à la gauche du soleil véritable ; moins resplendissants et moins grands que celui-ci, ils avaient une figure et une lumière peu éclatantes ; l'espace circulaire occupé par ces trois soleils était enveloppé d'un cercle blanchâtre, dont le contour égalait en grandeur celui d'une ville ; enfin, au dedans de ce cercle brillait un demi-cercle semblable à l'arc-en-ciel, où se remarquaient quatre couleurs bien distinctes, et qui, dans sa courbure, embrassait la partie supérieure du vrai soleil, et allait s'étendant jusque aux deux autres susdits soleils.
    Dans le mois suivant, et à l'heure qui marque la moitié de la nuit, il parut tomber du ciel une pluie d'étoiles.

    Ensuite, et dans la saison de l'été, Hugues de Saint-Omer de Saint-Omer, qui alors possédait la cité de Tibériade, combattit une armée ennemie composée de gens de Damas, deux fois il fut repoussé par eux dans le combat ; mais revenant à la charge une troisième fois, il les défit, avec le secours du Très-Haut, demeura vainqueur, leur tua deux cents hommes, leur prit autant de chevaux, et força tout le reste à tourner le dos et à fuir ; chose miraculeuse à raconter, dans cette affaire, cent vingt hommes en dispersèrent quatre mille. Mais bientôt après, ce même Hugues ayant fait avec le roi Baudouin une expédition sur le territoire des susdites gens de Damas, y périt percé d'une flèche.

    Année novembre 1107, bataille contre les Sarrasins d'Ascalon

    En l'année 1107, le patriarche de Jérusalem, nommé Ebremar, passa la mer pour se rendre à Rome. Il y allait demander à l'évêque du siège apostolique s'il devait ou non rester patriarche ; Daimbert, en effet, avait comme on l'a dit plus haut, recouvré le patriarcat, dans un voyage qu'il fit à Rome, mais il était mort ensuite à son retour.
    Enfin, au mois de novembre de cette même année, les gens d'Ascalon, s'abandonnant aux fureurs de leur malice ordinaire, nous dressèrent des embûches entre Ramla et Jérusalem, au pied même des montagnes que nous occupions, leur dessein était de surprendre par une attaque subite, et d'écraser une troupe de nos gens qu'ils savaient devoir se rendre de Joppé à Jérusalem.
    Mais on en fût informé dans la première de ces villes, et sans perdre un instant les nôtres montèrent à cheval. Lorsqu'ils furent parvenus au lieu de l'embuscade, sous la conduite de celui qui en avait donné la première nouvelle, et comme ils doutaient encore que cet homme leur eût dit la vérité, ils aperçurent l'ennemi, et se sentirent frappés d'une grande terreur.
    Les Infidèles, en effet, avaient la cinq cents cavaliers et bien près de mille gens de pied ; les nôtres au contraire n'étaient pas en tout plus de soixante et quinze chevaliers. Cependant, comme le temps leur manquait pour songer à ce qu'ils pouvaient faire, et quoiqu'ils ne vissent aucun espoir de salut à engager le combat, ils se déterminèrent bravement à mourir, s'il le fallait avec honneur, plutôt que de se faire noter d'infamie en fuyant.
    Ils s'élancent donc tout à coup sur l'ennemi, comme gens qui ne craignent rien, excepté Dieu, enfoncent l'armée des Infidèles avec une merveilleuse vigueur, passent et repassent à travers leurs rangs, renversent et tuent tout ce qu'ils trouvent devant eux.
    Les Sarrasins, qui se voient écrasés dans cette lutte plus cruellement que jamais, perdent, par la volonté du Très-Haut, toute leur audace, et cessent de combattre.
    Les nôtres le remarquent, les pressent alors plus vivement encore, contraignent à fuir ces Païens devant qui eux-mêmes s'étaient crus réduits à fuir, en tuent un grand nombre et s'emparent de beaucoup de leurs chevaux.
    Dans cette action nous ne perdîmes que trois des nôtres, les valets de l'ennemi emmenèrent, il est vrai, quelques-unes de nos bêtes de somme, mais bien plus des leurs tombèrent aux mains de nos gens, qui prirent ainsi leur revanche au double.

    En octobre 1107, Bohémond revient en Terre Sainte

    Cette même année, Bohémond, après être revenu des Gaules, et avoir réuni le plus de troupes qu'il put, prépara sa flotte dans le port de Brindes, sur les cotes de la Pouilles, et attendit un temps favorable pour passer la mer.
    Le neuvième jour d'octobre, lui et les siens montèrent sur leurs vaisseaux, firent voile vers la Bulgarie, et débarquèrent au port d'Avalona ; cette ville se rendit très-promptement, et le 3 des ides de novembre ils mirent le siège devant Durazzo (1).
    Mais cette cité défendue par une forte garnison, et bien approvisionnée, fatigua longtemps les assiégeants.
    Bohémond avait cependant avec lui cinq mille hommes d'armes, et soixante mille fantassins, quant aux femmes, il ne souffrit pas qu'aucune passât la mer à sa suite, de peur qu'elles ne fussent une charge et un embarras pour les combattants.
    L'empereur de Constantinople se montrait alors très-contraire à nos gens, et, soit à l'aide de ruses cachées, soit avec une violence manifeste, gênait et tyrannisait les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem tant par terre que par mer ; c'est ce qui décida Bohémond, quand il eut rassemblé une armée, à entrer, comme on vient de le dire, sur les terres de ce prince, et à tâcher de lui prendre des villes et des places fortes.

    Année 1108, Bohémond au siège de Durazzo (Grèce)

    Dans l'année 1108, Bohémond, après avoir passé plus d'un an devant Durazzo, ne réussit en rien contre cette place.
    Pendant ce temps-là, l'empereur et lui s'étaient tendu l'un à l'autre force pièges, et fait réciproquement du mal de mille manières.
    On traita enfin de la paix par l'entremise de députés, et lorsque l'empereur se fut rapproché de Bohémond avec son armée, tous deux firent réciproquement amitié à certaines conditions convenues.
    Ce prince en effet jura sur les plus précieuses reliques à Bohémond qu'à partir de ce jour il laisserait passer sains et saufs et traiterait honorablement, dans toute l'étendue de son empire, les pèlerins qui, comme je l'ai dit souvent, arrivaient soit par terre soit par mer, et empêcherait qu'aucun d'eux ne fût pillé ou maltraité.
    Bohémond, de son côté, promit sous serment à l'empereur de vivre en paix avec lui, et de lui garder fidélité en toutes choses.
    Peu après, et dès qu'il en trouva l'occasion, Bohémond retourna dans la Pouilles ramenant avec lui la plus petite partie de son armée ; le reste, beaucoup plus nombreux, se rendit par mer à Jérusalem, comme tous en avaient fait le vœu.
    Cette même année mourut Philippe, roi de France.

    Année 1109, siège et prise de Tripoli

    L'année 1109 à dater de l'Incarnation du Sauveur, et la onzième depuis la prise de Jérusalem, Bertrand, fils du comte de Saint-Gilles (2), fils du comte Raimond, partit de la province qu'on nomme de Saint-Gilles, et prit avec lui les Génois et leur flotte, composée de soixante-dix navires à éperons, sans compter vingt autres bâtiments.
    Tous ensuite abordèrent à la ville appelée Tripoli, Saint-Gilles, à laquelle se rendait ce même Bertrand, dans l'intention de s'en emparer de vive force et de la posséder en propre et à titre d'héritage de son père.
    A peine en eut-il formé le siège, qu'une querelle s'éleva entre lui et Guillaume de Cerdagne, surnommé Jourdain Jourdain (3), son cousin, qui n'avait cessé de guerroyer contre cette cité depuis la mort du comte Raimond, et demeurait dans un château-fort tout voisin, appelé le Mont des pèlerins : les assiégeants avancèrent donc peu d'abord dans leur entreprise. Cette querelle naquit de ce que l'un prétendait devoir posséder cette seigneurie comme un bien venant de son père, qui, dans l'origine, s'en était rendu maître, et de ce que l'autre soutenait qu'il y avait un plus juste droit, comme l'ayant défendue courageusement les armes à la main, et beaucoup augmentée.
    Mais il n'est que trop vrai que les plus grandes puissances déchoient justement par la discorde, tandis que les plus petites prospèrent par la concorde.
    Guillaume-Jourdain, par mécontentement, ne prit que peu de part à l'entreprise contre Tripoli ; Bertrand-de-Saint-Gilles, au contraire, pressa vivement cette ville avec les siens. Le premier ne voulait pas que celui-ci avançât en rien dans son projet, le second ne pouvait souffrir que celui-là vécût plus longtemps.
    Tous deux se disputaient des biens incertains, et rendaient incertaines des choses certaines ; tous deux étaient en discord pour des jouissances d'un moment, et aucun d'eux ne songeait à travailler pour l'éternité ; ils couraient pour ne rien attraper, et le prix de la course demeurait suspendu dans le chemin.
    "Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde".

    Ils n'avaient pas encore pris la ville, et déjà ils contestaient sur la possession de cette proie. Mais le temps s'envole, et les vains projets des hommes s'écroulent suivant le bon plaisir du Seigneur. On tarda peu à en avoir la preuve.

    Baudouin, roi de Jérusalem, vint en effet au siège de Tripoli pour solliciter les Génois de l'aider ; à prendre, cette même année : Ascalon, il ne reste rien de la ville ancienne, Sidon; il travailla en même temps à rétablir la bonne harmonie entre les deux comtes dont il a été parlé, mais tout à coup, et je ne sais par quel malheureux accident, une certaine nuit que Guillaume-Jourdain se promenait à cheval, il fut frappé d'une petite flèche furtivement lancée, et mourut sur-le-champ.
    Tous s'étonnent et ignorent qui a fait un tel coup ; tous le demandent et ne peuvent l'apprendre, ceux-ci s'affligent, ceux-là se réjouissent, les uns pleurent un ami, les autres se félicitent du trépas d'un ennemi.
    Jamais, en effet, les deux comtes, qui ambitionnaient également la principauté de Tripoli, n'auraient pu s'aimer.
    Je n'ai, du reste, rien à dire de plus sur cette mort.
    Quant à Bertrand de Saint-Gilles, il se montra constamment par ses actions l'homme fidèle du roi Baudouin. De ce moment, on pressa vivement la ville de tous côtés, au dehors, les assiégeants ne s'épargnaient aucune fatigue ; au dedans, les assiégés souffraient mille maux.
    Les Sarrasins se voyant resserrés fortement ; et sans aucun espoir de pouvoir s'échapper, capitulèrent, à la condition, jurée sous la foi du serment et sanctionnée par le roi, qu'ils auraient la vie sauve, et pourraient se retirer où ils voudraient sans nulle lésion de leurs corps une fois ce traité conclu et juré, ils permirent aux principaux d'entre les nôtres d'occuper une partie de la ville.
    Pendant que tout s'arrangeait ainsi, un tumulte soudain s'éleva, je ne sais par quel événement, parmi la soldatesque des Génois, qui montaient sur les murailles à l'aide de cordes et d'échelles, et s'introduisaient ainsi dans Tripoli.
    Tout Sarrasin qui tombait sous leur main n'éprouvait pas de pire malheur que de perdre sa tête ; quoique tout cela se fit à l'insu de nos chefs, toutes ces têtes ainsi perdues ne purent être rendues dans la suite.
    Quant à ceux des Infidèles qui se trouvaient dans le quartier du roi, tous furent renvoyés libres, conformément à la capitulation.
    Déjà le soleil avait répandu trente fois sa lumière sur le Cancer, si pourtant on retranche trois de ce nombre, lorsque notre nation belliqueuse prit de vive force la cité de Tripoli.

    Année février 1110 siège et prise de Beyrouth

    En l'année 1110 depuis l'Incarnation, du Sauveur, et lorsque le mois de février inondait encore la terre des pluies de l'hiver, le roi Baudouin partit pour faire le siège de la cité de Béryte ; Bertrand de Saint-Gilles, comte de Tripoli, aida ce prince dans cette entreprise ; et leur armée vint camper à la première borne qui se trouve en dehors de la ville.
    Après qu'on eut, pendant soixante-quinze jours, ce me semble, tenu cette ville resserrée de toutes parts, et que nos vaisseaux furent parvenus à enfermer dans le port les navires arrivés au secours des Infidèles, on approcha des murs les tours de bois ; nos Francs, l'épée nue, s'élancent de ces machines sur le rempart avec grande audace, et descendent dans la ville ; beaucoup d'autres aussi entrent en même temps par les portes ; tous alors pressent vivement l'ennemi fuyant devant eux, l'exterminent, et, vainqueurs, s'emparent de toutes ses richesses.

    L'année onze cent dix, la valeur des nôtres, puissants par les armes, prit ainsi la cité de Béryte. Le soleil s'était déjà levé vingt fois sont le signe du Taureau, et l'on comptait le trois du quatrième mois de l'année quand arriva ce mémorable événement.
    Cette expédition terminée, le roi revint à Jérusalem pour payer un juste tribut de louanges au Seigneur, qui lui avait accordé le glorieux succès dont on vient de parler.

    Mai, juin 1110, Baudouin et Gibelin marchent sur Edesse

    Ce devoir rempli, Baudouin se prépara sur-le-champ à marcher contre les Turcs qui assiégeaient Edesse, ville de la Mésopotamie, et emmena avec lui le seigneur Gibelin, patriarche. Dans ce temps-là nous vîmes, durant quelques nuits, une comète dont les rayons s'étendaient du nord au midi.
    Alors aussi Tancrède rassembla ce qu'il put tirer de troupes de sa ville d'Antioche et de toutes les terres qu'il possédait ; il attendit le roi pendant quelques jours, et bientôt leurs armées se trouvèrent réunies sur les bords de l'Euphrate.
    Ils traversèrent ensuite ce fleuve, et rencontrèrent promptement les Turcs, qu'ils venaient chercher, et qui, courant par bandes dans tout le pays, attendaient l'arrivée des Francs.
    Les Infidèles, connaissant ces deux chevaliers pour des guerriers d'une valeur à toute épreuve, et d'une habileté merveilleuse à porter de grands coups de lance, n'osaient engager avec eux le combat ; mais les évitant sans cesse par une fuite adroite, ils n'étaient pas si hardis que d'en venir aux mains, et en même temps ils ne voulaient point quitter la contrée ni se retirer sur leur propre territoire.
    Comme il y avait déjà plusieurs jours qu'ils refusaient ainsi la bataille, et mettaient tout leur art à fatiguer nos gens par de fastidieux artifices, le roi, prenant conseil de son propre avantage et de la nécessité approvisionna Edesse ou Urfa de vivres, dont les habitants éprouvaient un besoin d'autant plus grand que les Turcs avaient dévasté tout le pays d'alentour, pris tous les châteaux, et enlevé tous les laboureurs à l'aide desquels cette ville se nourrissait dans les temps ordinaires.
    Cela fait, les nôtres, sans s'arrêter davantage, revinrent vers le susdit fleuve de l'Euphrate. Les barques étaient peu nombreuses et fort petites, notre armée ne put donc traverser le fleuve que peu à peu.
    Les Turcs, toujours rapaces et rusés, profitèrent de cette circonstance pour accourir sur nos derrières, et prendre grand nombre de nos gens de pied, qu'ils emmenèrent en Perse ; la plupart étaient de pauvres Arméniens, que ces Turcs avaient entièrement ruinés par leurs lois impies.
    Repasser l'Euphrate pour y marcher contre ces mécréants était impossible ; les nôtres poursuivirent donc leur chemin ; ensuite Tancrède rentra dans Antioche, et le roi regagna Jérusalem.

    Arrivée des Croisés de Norvège à Joppé

    Pendant ce temps-là, des hommes d'un certain pays qu'on nomme la Norvège, et que le Seigneur avait appelés à lui du fond de la mer d'occident, avaient débarqué à Joppé ou Jaffa dans le dessein de visiter Jérusalem. Leur flotte se composait de soixante vaisseaux, et ils avaient pour chef un jeune homme d'une très grande beauté, frère du roi de cette contrée.
    A son retour à Jérusalem, le roi Baudouin, charmé de l'arrivée de ces gens, leur adressa force paroles affables, les pressant et les priant même de s'arrêter quelque peu dans cette terre sainte, où ils étaient venus, afin de l'aider à y étendre la gloire du nom chrétien, et de pouvoir, quand une fois ils auraient ainsi fait quelque chose pour le Christ, en rendre a Dieu de magnifiques actions de grâces à leur retour dans leur patrie.
    Eux accueillirent bien cette demande, répondirent qu'ils ne venaient pas pour autre motif dans la Terre-Sainte, et s'engagèrent volontiers à se rendre par mer partout où le roi voudrait aller avec son armée, à la seule condition qu'il leur fournirait les vivres, nécessaires.
    La chose fut ainsi consentie d'une part, et acceptée de l'autre. On fit d'abord toutes les dispositions pour marcher sur Ascalon, mais ensuite, s'arrêtant à un projet plus glorieux, on se détermina à faire le siège de Sidon. Le roi fit donc partir son armée de Ptoléamïs, Acco, Akko, qu'on appelle plus fréquemment Accon, et les Norvégiens sortirent en bon ordre du port de Joppé.
    La flotte de l'émir de Babylone se tenait alors cachée dans le port de Tyr, souvent, en effet, les Sarrasins, à la manière des pirates, couraient sus à nos Chrétiens qui venaient en pèlerinage, et munissaient de bonnes garnisons, ou fortifiaient de toutes manières les places maritimes que possédait encore le roi de Babylone.
    Ayant cependant ouï murmurer quelque chose de la marche des Norvégiens, ils n'eurent point alors tant de présomption que de sortir du port de Tyr, et de se hasarder à les combattre.
    Lors donc que le roi fut arrivé à Sidon, il l'assiégea par terre, et les Norvégiens la bloquèrent par mer. A la vue des machines que les nôtres construisirent, les ennemis, renfermés dans les murs, se sentirent frappés d'une telle terreur, que les soldats mercenaires de la garnison demandèrent au roi de leur permettre de sortir sains et saufs, et, si pourtant il le jugeait convenable, de retenir dans la ville les laboureurs, en raison de leur utilité pour la culture de la terre.
    Voilà ce qu'ils sollicitèrent et obtinrent.

    Les mercenaires s'en allèrent donc sans qu'on leur fît aucune largesse, et les laboureurs restèrent tranquillement sous la condition susdite. Déjà le soleil avait dix-neuf fois régné dans le signe du Sagittaire, quand, au mois de décembre, les Sidoniens rendirent leur cité.

    Année 1111, les Turcs font le siège du château de Tell Bashir-Turbessel

    L'année 1111, une immense multitude de Turcs se précipita, comme un torrent bouillonnant, du fond de la Perse, traversa la Mésopotamie, passa le fleuve de l'Euphrate, forma le siège du château que nous nommons Tell Bashir Turbessel (4) ou Turbessel : "Quand Baudouin de Boulogne devient roi de Jérusalem, il lègue le comté d'édesse, l'un des états latins d'Orient, à son cousin Baudouin du Bourg. Celui-ci passe alors sa seigneurie de Turbessel à Josselin de Courtenay".

    Après avoir demeuré près d'un mois devant cette place, et voyant que la force de sa situation ne leur permettait pas de l'emporter promptement, les Infidèles, fatigués et ennuyés de la longueur de ce siège, l'abandonnèrent, et se retirèrent du côté de la ville d'Alep.
    En cela ils agissaient avec leur artifice ordinaire, et n'avaient d'autre but que d'irriter Tancrède, et de l'engager à sortir d'Antioche pour le combattre.
    Ils espéraient qu'une fois qu'il serait un peu éloigné de cette ville, ils pourraient couper le chemin à lui ainsi qu'à sa petite troupe, et l'exterminer entièrement.
    Mais Tancrède, opposant la ruse à la ruse, se garda bien d'exposer, par une folle audace, sa valeur à un échec, et envoya vers Baudouin, roi de Jérusalem, des députés chargés de le prier humblement d'accourir en toute hâte au secours des Chrétiens. A peine ce prince eut-il entendu cette requête, qu'il promit l'appui qu'on lui demandait, laissa quelques garnisons dans ses propres terres et marcha rapidement à cette nouvelle guerre, emmenant avec lui Bertrand, comte de Tripoli. Lorsque tous deux furent parvenus au château ou domaine qu'on appelle RUGIA, distant de quatre milles environ d'un autre bourg nommé RUSA, ils furent joints par Tancrède, qui avec les siens attendait l'arrivée du roi depuis déjà cinq jours, et l'accueillit avec une grande joie. Le roi planta ses tentes sur le bord du fleuve Fer, et ceux de Jérusalem s'y logèrent avec ceux d'Antioche. Tous ensuite continuèrent leur route sans retard jusqu'à la ville d'Apamie (APAMEE), prise l'année précédente par Tancrède, et qui déjà reconnaissait loyalement ses lois. De là les nôtres s'avancèrent contre les Turcs campés alors devant la ville qu'ils appellent SILARA : je ne sais comment désigner grammaticalement en latin cette cité, mais les habitants du pays la nomment vulgairement Chezat, et elle est à six milles d'Apamée. Les Infidèles, instruits déjà que les Francs marchaient contre eux, s'étaient postés dans les broussailles et les enclos dépendants de ladite ville, afin de pouvoir se défendre plus facilement si par hasard ils se sentaient trop vivement pressés par l'impétuosité des Chrétiens. Cependant, dès qu'ils virent approcher nos hommes d'armes, ils sortirent tout à coup de cette espèce de retranchement, et se montrèrent à nos gens, mais sans avoir l'audace de combattre, ni la volonté de fuir. De leur côté, nos hommes d'armes, rangés régulièrement en divers corps, reconnaissant que les Turcs se débandaient de tous côtés à travers les vastes plaines, et, dans la crainte d'une défaite, ne se disposaient pas à en venir aux mains, comme nous le souhaitions, s'abstinrent de courir sur eux. Ainsi donc les Païens, s'abandonnant tout à la fois à la frayeur et à leur esprit de Fuse, demeurèrent dans cette contrée, et les nôtres s'en retournèrent en reprenant la route qu'ils avaient déjà suivie. Les approvisionnements commençaient à manquer tant pour eux que pour leurs bêtes de somme, et force était de ne pas rester plus longtemps dans ce lieu; le roi revint à Jérusalem, et Tancrède rentra dans Antioche. Sans se donner le temps de prendre quelque repos, Baudouin hâta tous ses préparatifs, marcha sur la cité de Tyr, appelée SOR en hébreu, et en forma le siège. Après avoir, pendant plus de quatre mois, fait beaucoup de mal à cette ville, rebutée de la fatigue et de l'ennui de cette expédition, il se retira tristement avec les siens. Déjà il avait fait construire et pousser près des murs deux tours de bois fabriquées avec art et plus hautes que le rempart, à l'aide desquelles il s'efforçait de prendre la ville; mais Dieu ne permit pas qu'il y réussît. Les Sarrasins, en effet, sentant que la mort la plus prochaine les menaçait si, à force d'art, ils ne rendaient inutile l'art des assiégeants, opposèrent invention à invention, et par leur valeur trompèrent celle des nôtres. En effet, se voyant dominés par l'excessive élévation de nos tours (1), et pressés par le besoin d'un prompt remède à ce mal, ils profitèrent de la nuit pour exhausser si prodigieusement deux tours bâties sur leurs murs, que du haut de leurs plateformes ils se défendirent vaillamment, lancèrent des flammes sur nos tours beaucoup plus basses et les brûlèrent. Le roi Baudouin, reconnaissant que ce malheur accablait les siens, les navrait de désespoir, et rompait le fil de toutes ses espérances, revint dans sa cité d'Accon. Rien, au reste, de plus vrai que ce proverbe populaire, « vous avez la bouche ouverte et la cuiller vous manque. » Déjà, en effet, nos gens se partageaient entre eux le butin qu'ils croyaient faire sur les habitants de Tyr; déjà ils s'enviaient les uns aux autres leur part dans cette proie si peu assurée; déjà ils calculaient comme certain le jour très incertain de la prise de cette cité. Cependant, comme Salomon le dit, « on prépare un cheval pour le jour du combat, mais c'est le Seigneur qui sauve (2). » Les hommes se confient en leur force et en leurs richesses, et leur cœur s'éloigne du Seigneur. Ils l'invoquent souvent de bouche, et le renient par leurs actions ; si même dans les occasions où ils en agissent ainsi, Dieu permettait que leurs souhaits fussent accomplis, c'est leur propre valeur qu'ils loueraient du succès bien plus qu'ils n'en glorifieraient la miséricorde divine.
    1. Le texte porte « terras », il faut « turres. » 2. Proverbes, chapitre XXI, V 31.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Mort de Tancrède

    Notes

    1 - Durazzo : Refusant de restituer Antioche aux Byzantins, il entra en conflit avec Alexis Ier Comnène, vint en Occident chercher des secours (1104) et attaqua l'Empire byzantin par Durazzo (1107). Vaincu, il dut se reconnaître vassal de l'empereur.
    2 - Bertrand de Saint-Gilles, (vers 1065 mort 1112) est un comte de Toulouse, de Rouergue, d'Agen, d'Albi et du Quercy, marquis de Gothie et de Provence et duc de Narbonne de 1096 à 1108, et comte de Tripoli de 1109 à 1112. Il est fils de Raymond de Saint Gilles. Voir les personnages des croisades.
    3 - Guillaume de Cerdagne (mort 1110) surnommé Jourdain après avoir été (re)baptisé dans les eaux du fleuve du même nom, comte de Cerdagne (1095-1099) et de Tripoli (1105-1110), fils de Guillaume Raymond comte de Cerdagne et de Sancha de Barcelone.
    Il accompagna à la première croisade Raymond de Saint Gilles, qui était le demi-frère de sa mère.
    Lorsque celui-ci mourut, prenant pour prétexte l'absence du fils aîné de Raymond Bertrand et la minorité du second fils Alphonse Jourdain, il s'intitula comte de Tripoli. Quelques années plus tard, Bertrand arriva en Terre Sainte pour recueillir la succession et Baudouin Ier de Jérusalem arbitra la succession et divisant le comté en deux. Guillaume fut assassiné et Bertrand réunifia le comté. Voir les personnages des croisades.
    4 - Responsable : Christine Kepinski, CNRS UMR 7041, Maison René-Ginouvès, Nanterre.
    Membres principaux de l'équipe : Alastair Northedge et Marie-Odile Rousset (archéologues, périodes médiévales, CNRS et Université Paris I), Eric Coqueugniot (archéologue, analyste du matériel lithique, CNRS), Catherine Breniquet, Frédéric Dessene, Frédéric Gérard, Eric Jean, Régis Vallet (archéologues, périodes anciennes, Université Bordeaux 3, CNRS), Marjan Mashkour (archéozoologue, Museum National d'Histoire Naturelle), Hughes Pessin et George Willcox (archéobotanistes, CNRS), Pascal Lebouteiller et Jean-François Bernard (topographe et architecte, IFEA Istanbul).
    Mission Ministère des Affaires Etrangères, en partenariat avec le C.N.R.S., l'Institut d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul et le musée de Gaziantep (Turquie)
    1994-1995 : Prospection et sondages
    1996-2000 : Cinq campagnes de fouilles
    2001 : Prospection géophysique, bilan et études
    2002-2004 : Mission d'études de la céramique

    A partir de 1097 et pendant cinquante ans, la place devient, sous le nom de Turbessel, la résidence des Comtes d'Edesse. Baudouin de Boulogne puis Jocelin de Courtenay et son fils préféraient la fraîcheur de la région, où la température y est de dix degrés inférieure, en moyenne, à celle de la plaine d'Harran.
    Un texte du XIIIème siècle de notre ère, écrit par le géographe Ibn Shaddad, décrit une région prospère bien arrosée par le Sajour et les sources du voisinage qui l'alimentent ; elle abonde en jardins dont les prunes particulièrement succulentes en faisaient la renommée.


    Mort de Tancrède

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