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Première Croisade par Foulcher de Chartres

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    L'année 1097 Embarquement en Italie

    L'an du Seigneur 1097, dès que le mois de mars eut ramené le printemps, le comte de Normandie et Etienne, comte de Blois, qui avaient attendu avec Robert le temps favorable pour s'embarquer, se rendirent de nouveau sur le bord de la mer. Dès que la flotte fut prête, et le jour des noues d'avril arrivé, auquel tomba cette année la sainte fête de Pâques, ces deux comtes montèrent sur les vaisseaux avec tous leurs hommes au port de Brindes. Combien les jugements de Dieu sont inconnus et incompréhensibles ! Entre tous les vaisseaux, nous en vîmes un qui, sans qu'aucun péril extraordinaire le menaçât, fut, par un évènement subit, rejeté hors de la pleine mer et brisé près du rivage. Quatre cents individus environ de l'un et l'autre sexe périrent noyés; mais on eut promptement à faire retentir à leur occasion des louanges agréables au Seigneur: ceux en effet qui furent spectateurs de ce naufrage, ayant recueilli autant qu'ils le purent les cadavres de ces hommes déjà privés de vie, trouvèrent, sur les omoplates de certains d'entre eux, des marques représentant une croix, imprimée dans les chairs.

    Ainsi donc le Seigneur voulut que ces gens, morts à l'avance pour son service, conservassent sur leur corps,' comme un témoignage de leur foi, le signe victorieux qu'ils avaient pendant leur vie porté sur leurs habits, et que ce miracle fît connaître clairement à tous ceux qui le virent que ces gens avaient à bon droit joui, au moment de leur trépas, de la miséricorde divine, et mérité d'obtenir le repos éternel, afin qu'aux yeux de tous parût évidemment s'accomplir, dans toute sa vérité, ce qui est écrit : « La mort qui saisira le juste, le fera entrer dans un repos rafraîchissant. »

    Du reste de leurs compagnons, qui déjà luttaient avec la mort, il y en eut bien peu qui conservèrent la vie; leurs chevaux et leurs mulets furent en outre engloutis dans les ondes, et l'on perdit encore dans cette circonstance une grande quantité d'argent. A la vue de ce malheur nous fûmes tous tellement troublés par une frayeur sans bornes, que beaucoup de ceux qui n'étaient point encore montés sur les vaisseaux, se montrant faibles de cœur, renoncèrent à continuer leur pèlerinage, et retournèrent chez eux, disant que jamais plus ils ne consentiraient à se confier à une onde si décevante. Quant à nous, mettant sans réserve toute notre espérance dans le Dieu tout-puissant, nous levâmes l'ancre sur-le-champ, louâmes le Seigneur au son des trompettes, et nous lançâmes en pleine mer, nous abandonnant à la conduite du Très-Haut, et au vent qui enflait légèrement les voiles. Pendant trois jours que le vent nous manqua tout-à-fait, nous fûmes retenus au milieu des flots; le quatrième nous prîmes terre auprès de la cité de Durazzo, dont nous n'étions éloignés que d'environ dix milles, et deux ports reçurent toute notre flotte. Alors, pleins de joie, nous reprîmes la route de terre, passâmes devant la susdite ville, et traversâmes tout le pays des Bulgares, franchissant des contrées presque désertes et des montagnes escarpées. Nous nous réunîmes tous sur les bords d'un fleuve rapide, que les habitants appellent, et ajuste titre, le fleuve du Démon; nous vîmes en effet dans ce fleuve diabolique plusieurs des nôtres, qui espéraient le passer à gué et à pied, emportés par la violence cruelle du torrent, et périr submergés tout à coup, sans qu'aucun des témoins de leur malheur pût leur porter secours. Emus de compassion, nous répandîmes sur leur sort des flots de larmes; et si les hommes d'armes avec leurs grands chevaux de bataille n'eussent prêté leur aide aux fantassins en se jetant dans le fleuve, beaucoup de ces derniers y auraient perdu la vie de la même manière. Posant alors notre camp sur le rivage, nous nous reposâmes une nuit dans ce lieu, où de toutes parts s'élevaient autour de nous de vastes montagnes, sur lesquelles ne se montrait aucun habitant. Le lendemain matin, dès que l'aurore brilla, les trompettes sonnèrent, et reprenant notre route, nous gravîmes la montagne appelée Bagular; ensuite, laissant derrière nous ces montagnes, nous arrivâmes au fleuve nommé le Vardar : [fleuve des Balkans qui arrose Skopje, traverse la Macédoine et se jette dans le golfe de Salonique].
    Jamais jusque-là on ne l'avait traversé qu'à l'aide de barques; mais avec l'aide du Seigneur, qui toujours et partout est présent aux siens et leur prête son appui, nous le passâmes joyeusement à gué. Cet obstacle franchi, nous dressâmes le jour suivant nos tentes devant Thessalonique, ville abondante en richesses de tout genre.

    Après nous être arrêtés quatre jours dans cet endroit, nous traversâmes la Macédoine; puis passant par la vallée de Philippe et les villes de Lucrèce, Chrysopolis et Christopolis, ainsi que d'autres cités qui sont dans la Grèce, nous parvînmes enfin à Constantinople. élevant nos tentes devant cette ville, nous restâmes là quatorze jours à nous refaire de nos fatigues, mais sans pouvoir entrer dans cette cité. L'empereur, qui craignait que nous ne machinassions quelque entreprise contre lui, ne voulut pas y consentir; il nous fallut donc acheter hors des murs les provisions qui nous étaient nécessaires pour chaque jour, et que les citoyens nous apportaient par l'ordre de l'empereur. Ce prince ne souffrait pas non plus que beaucoup d'entre nous vinssent ensemble dans Constantinople ; mais il permettait, pour nous faire honneur, que cinq ou six des chefs les plus considérables entrassent dans les églises à la même heure. Quelle noble et belle cité est Constantinople! Combien on y voit de monastères et de palais construits avec un art admirable ! Que d'ouvrages étonnants à contempler sont étalés dans les places et les rues! 11 serait trop long et trop fastidieux de dire en détail quelle abondance de richesses de tout genre, d'or, d'argent, d'étoffes de mille espèces et de saintes reliques on trouve dans cette ville, où en tout temps de nombreux vaisseaux apportent toutes les choses nécessaires aux besoins des hommes. On y entretient constamment en outre, et on y loge, comme je le crois, environ vingt mille eunuques.

    Après que nous nous fûmes suffisamment remis de nos longues fatigues par le repos, nos chefs principaux ayant pris conseil de tous, se reconnurent les hommes de l'empereur, et conclurent avec lui un traité d'alliance, comme lui-même le leur avait auparavant demandé. Ceux qui nous précédèrent dans la même route, savoir, Bohémond et le duc Godefroi, avaient déjà fait et confirmé par serment un traité semblable: quant au comte Raimond il refusa d'y souscrire ; mais le comte de Flandre prêta le serment comme tous les autres. Dans le fait il était indispensable à nos chefs de consolider ainsi leur amitié avec l'empereur, afin de pouvoir requérir et recevoir de lui, dans le moment présent comme à l'avenir, conseil et secours, tant pour eux que pour tous ceux qui devaient nous suivre par le même chemin. Ce traité fait, l'empereur leur offrit des pièces de monnaies frappées à son effigie tant qu'ils en voulurent, et leur donna des chevaux, des étoffes et de l'argent de son trésor, dont ils avaient grand besoin pour achever une si longue route. Cette affaire terminée, nous traversâmes la mer, qu'on appelle le bras de Saint-Georges, et hâtâmes notre marche vers la ville de Nicée.

    Déjà depuis le milieu de mai, Bohémond, le duc Godefroi, le comte Raimond et le comte de Flandre tenaient assiégée cette ville, qu'occupaient les Turcs, Païens orientaux d'un grand courage et habiles à tirer de l'arc. Sortis de la Perse depuis cinquante ans, ces barbares après avoir passé le fleuve de l'Euphrate avaient subjugué toute la Romanie, jusqu'à la ville de Nicomédie.
    Que de têtes coupées, que d'ossements d'hommes tués nous trouvâmes étendus dans les champs, au-delà de cette dernière cité !

    C'étaient les nôtres, qui, novices, ou plutôt tout-à-fait ignorants dans l'art de se servir de l'arbalète, avaient été cette même année massacrés par les Turcs. Dès que ceux qui déjà formaient le siège de Nicée eurent appris l'arrivée de nos princes Robert, comte de Normandie, et Etienne, comte de Blois, ils accoururent pleins de joie au-devant d'eux et de nous, et nous conduisirent en un lieu où nous dressâmes nos tentes, en face de la partie, méridionale de cette ville. Une fois déjà les Turcs du dehors s'étaient rassemblés en armes dans l'intention, ou de délivrer la ville du siège, s'ils le pouvaient, ou au moins d'y jeter un plus grand nombre de leurs soldats, afin de la mieux défendre ; mais courageusement et durement repoussés par les nôtres, ils eurent environ deux cents des leurs tués dans cette affaire. Voyant donc les Français si animés et d'une vaillance si ferme, ils se retirèrent pour chercher un asile dans l'intérieur de la Romanie, jusqu'à ce qu'ils trouvassent le moment favorable de nous attaquer.

    Ce fut dans la première semaine de juin que les derniers de nous arrivèrent au siège; alors, de plusieurs armées différentes, jusque-là séparées, on n'en forma qu'une seule: on y comptait cent mille hommes armés de cuirasses et de casques, et ceux qui connaissaient le mieux sa force, l'évaluaient à six cent mille individus en état de faire la guerre, sans y comprendre ceux qui ne portaient pas les armes, comme les clercs, les moines, les femmes et les enfants.
    Qu'ajouterai-je encore ?

    Devant les murailles de Nicée

    Certes, si tous ceux qui abandonnèrent leurs maisons, et entreprirent le pèlerinage qu'ils avaient fait vœu d'accomplir, étaient venus jusqu'à Nicée, nul doute qu'il y eût eu six millions de combattants réunis. Mais beaucoup refusant de supporter plus longtemps la fatigue, retournèrent chez eux, les uns de Rome, les autres de la Pouilles, ceux-ci de Hongrie, et ceux-là de la Slavonie : il y eut aussi grand nombre d'hommes d'armes tués en divers lieux ; beaucoup enfin qui continuèrent la route avec nous, tombèrent malades et perdirent la vie. Aussi voyait-on dans les chemins, dans les champs et dans les bois une foule de tombeaux où nos gens étaient enterrés. Il est bon de rappeler que, pendant tout le temps que nous campâmes autour de Nicée, on nous apporta par mer, du consentement de l'empereur, les vivres qu'il nous fallait acheter. Nos chefs firent alors construire des machines de guerre, telles que béliers, machines à saper les murs, tours en bois et pierriers. Les arcs tendus lançaient les flèches; on faisait pleuvoir les pierres ; les ennemis nous rendaient de tout leur pouvoir, et nous leur rendions de notre côté, de tout le nôtre, combats pour combats. A l'aide des machines, et couverts de nos armes, nous livrions fréquemment des assauts à la ville; mais la forte résistance que nous opposait la muraille nous contraignait de les cesser. Souvent des Turcs, souvent des Francs périssaient percés par les flèches ou écrasés par les pierres. C'était une douleur à faire soupirer de compassion de voir les Turcs, lorsqu'ils réussissaient d'une manière quelconque à égorger quelqu'un des nôtres au pied des murs, jeter du haut en bas sur le malheureux tout vivant des crocs de fer, enlever en l'air et tirer à eux son corps privé de vie, et la plupart du temps recouvert d'une cuirasse, sans qu'aucun de nous osât ou pût leur arracher cette proie, puis dépouiller le cadavre et le rejeter hors de leur muraille.

    Cependant, comme déjà nous assiégions Nicée depuis cinq semaines, et que nous les avions effrayés par des assauts maintes fois répétés, ils tinrent conseil et adressèrent à l'empereur des députés qu'ils chargèrent adroitement de lui rendre leur ville, comme si elle eût été réduite par la force de ses troupes et sa propre habileté, lis admirent donc dans leurs murs des turcoples, ou soldats armés à la légère, envoyés par ce prince, qui s'emparèrent en son nom, et comme il le leur avait ordonné, de la place et de tout l'argent qu'elle renfermait. L'empereur retenant pour lui ces trésors, fit donner de son or et de son argent propre, ainsi que des manteaux à nos chefs, et distribuer aux gens de pied des monnaies d'airain frappées à son effigie, et qu'on nomme tartarons.

    La ville de Nicée fut ainsi prise ou plutôt rendue le jour même où tombait le solstice de juin ; et, le vingt-neuvième jour de juin, nos barons ayant reçu le consentement de l'empereur à notre départ, nous nous éloignâmes de Nicée pour nous diriger vers les régions intérieures de la Romanie. A peine avions-nous fait deux journées de route, qu'on nous apprit que les Turcs, nous dressant des embûches, se préparaient à nous combattre dans les plaines qu'ils croyaient que nous devions traverser. Cette nouvelle ne nous fit rien perdre de notre audace ; mais comme le soir du même jour nos éclaireurs virent de loin plusieurs de ces ennemis, ils nous prévinrent sur-le-champ, et nous plaçâmes pendant cette nuit des sentinelles de tous côtés, autour de nos tentes, pour les garder.

    Le lendemain, jour des calendes de juillet, dès que le soleil paraît, nous prenons les armes ; au premier son du cor, les tribuns et les centurions se placent à la tête de leurs cohortes et de leurs centuries; nous nous mettons en marche en bon ordre, enseignes déployées, et divisés en deux ailes nous allons droit à l'ennemi. A la seconde heure du jour, voilà que nos éclaireurs voient s'approcher l'avant-garde des Turcs; dès que nous l'apprenons nous faisons sur-le-champ dresser nos tentes près d'un, certain lieu rempli de roseaux, afin que débarrassés promptement de nos bats, c'est-à-dire de nos bagages, nous soyons plus vite prêts à en venir aux mains.

    A peine ces dispositions sont-elles achevées que les Turcs paraissent, ayant à leur tête leur prince et émir Soliman, qui tenait sous sa puissance la ville de Nicée, ainsi que la Romanie. Autour de lui étaient rassemblés des Turcs des contrées les plus orientales, qui sur son ordre avaient marché trente jours, et même davantage, pour venir lui porter secours; avec lui se trouvaient encore plusieurs émirs, tels que Amurath, Miriath, Omar, Amiraï, Lachin, Caradig, Boldagis et d'autres; tous ces hommes réunis formaient une masse de trois cent soixante mille combattants, tous à cheval et armés d'arcs, comme c'est leur coutume. De notre côté étaient tout à la fois des fantassins et des cavaliers ; mais le duc Godefroi, le comte Raimond et Hugues-le-Grand nous manquaient depuis deux jours ; trompés par un chemin qui se partageait en deux, ils s'étaient, sans le savoir, séparés du gros de l'armée avec un très-grand corps de troupes : ce nous fut un malheur irréparable, et parce qu'il entraîna la mort de bon nombre de nos gens, et parce qu'il nous empêcha de prendre ou de tuer beaucoup de Turcs; mais ces chefs n'ayant reçu que tard les messagers que nous leur envoyâmes, ne purent non plus venir que tard à notre aide. Cependant les Turcs pleins d'audace, et poussant d'effroyables hurlements, commencent à lancer violemment sur nous une pluie de flèches. Surpris de nous sentir frappés de coups si pressés, qui tuent ou blessent une foule des nôtres, nous prenons la fuite, et il faut d'autant moins s'en étonner que ce genre de combat nous était inconnu à tous. Déjà de l'autre côté du marais couvert de roseaux, d'épais escadrons de Turcs fondant à toute course sur nos tentes, pillent nos bagages et massacrent nos gens: mais tout à coup, et grâce à la volonté de Dieu, l'avant-garde de Hugues-le-Grand, du comte Raimond et du duc Godefroi arrive par les derrières, sur le lieu de cette scène désastreuse; et comme de notre côté nous reculons dans notre fuite jusqu'à nos tentes, ceux des ennemis qui ont pénétré au milieu même de nos bagages se retirent en hâte, persuadés que nous revenons sur nos pas pour les attaquer; mais ce qu'ils soupçonnaient être chez nous de l'audace et de la valeur, ils eussent été trop fondés à le croire l'effet de la peur.
    Qu'ajouterai-je encore ?

    Nous sommes assiègés dans Nicée

    Serrés les uns contre les autres, comme des moutons enfermés dans une bergerie, tremblants et saisis d'effroi, nous sommes de toutes par cernés par les Turcs, et m'osant le moins du monde avancer sur un point quelconque. Un tel malheur parut n'avoir pu arriver qu'en punition de nos péchés. La luxure en effet souillait plusieurs d'entre nous, et l'avarice ainsi que la superbe en corrompaient d'autres. L'air retentissait, frappé des cris persans que poussaient d'un côté nos hommes, nos femmes et nos enfants, de l'autre les Païens qui s'élançaient sur nous.
    Déjà, perdant tout espoir de sauver notre vie, nous nous reconnaissons tous pécheurs et criminels, et nous implorons pieusement la commisération divine.

    Parmi les pèlerins étaient l'évêque du Puy, notre seigneur et quatre autres prélats, ainsi que beaucoup de prêtres, tous revêtus d'ornements blancs, suppliant humblement le Seigneur d'abattre la force des ennemis, et de répandre sur nous les dons de sa miséricorde ; tous chantent et prient avec larmes, et une foule de nos gens, craignant de mourir bientôt, se précipitent à leurs pieds et confessent leurs péchés. Cependant nos chefs, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois, et Bohémond, comte de Flandre, s'efforcent de tout leur pouvoir de repousser, et souvent même d'attaquer les Turcs, qui de leur côté fondent audacieusement sur les nôtres. Mais heureusement, apaisé par nos supplications le Seigneur qui accorde la victoire, non à la splendeur de la noblesse, non à l'éclat des armes, mais aux cœurs pieux que fortifient les vertus divines, nous secourt avec bonté dans nos pressantes infortunes, relève peu à peu notre courage et affaiblit de plus en plus celui des Turcs.
    Voyant en effet nos compagnons accourir par derrière à notre aide, nous louons Dieu, reprenons notre première audace, et nous reformant en troupes et en cohortes, nous tâchons de faire tête à l'ennemi. Hélas !
    Combien des nôtres trop lent à venir nous rejoindre périrent en route dans cette journée !

    Comme je l'ai dit, les Turcs nous tinrent étroitement resserrés depuis la première heure du jour jusqu'à la sixième, mais peu à peu nous nous ranimons, nos rangs s'épaississent par l'arrivée de nos compagnons ; la grâce d'en haut se manifeste miraculeusement en notre faveur ; et nous voyons tous les infidèles tourner le dos et prendre la fuite, comme emportés par un mouvement subit. Nous alors, poussant de grands cris derrière eux, nous les poursuivons à travers les montagnes et les vallées, et ne cessons de les chasser devant nous, que quand notre avant-garde est parvenue jusqu'à leur camp, là, une portion des nôtres charge les bagages et les tentes même de l'ennemi sur une foule de chevaux et de chameaux qu'il avait abandonnés dans sa frayeur, et les autres pressent les Turcs l'épée dans les reins, jusqu'à la nuit. Mais nos chevaux étant épuisés de faim de fatigue, nous ne pûmes faire que peu de prisonniers, ce qui fut au reste un grand miracle de Dieu, c'est que ces Païens ne s'arrêtèrent dans leur faite, ni le lendemain, ni même le troisième jour, quoique le Seigneur seul les poursuivît.

    Enivrés de joie d'une si éclatante victoire, nous rendîmes au Très-Haut toutes les actions de grâces dues à sa bonté, qui loin de permettre qu'alors notre voyage échouât sans aucun succès, voulut que pour son honneur et celui de la chrétienté, il prospérât avec une gloire plus qu'ordinaire ; aussi la renommée de notre triomphe se répandit-elle de l'orient au couchant, et y vivra-t-elle éternellement. Nous continuâmes ensuite doucement notre route en suivant toujours les Turcs : ceux-ci de leur côté, fuyant devant nous, regagnèrent par bandes leurs demeures à travers la Romanie.

    Nous allâmes, alors à Antioche, que les gens du pays nommé la Petite, dans la province de Pisidie, et delà à Iconium ; dans ces régions nous manquâmes très-souvent de pain et de toute espèce de nourriture. Nous trouvâmes en effet la Romanie, terre excellente et très fertile en productions de tout genre, cruellement dévastée et ravagée par les Turcs, et cependant, quoique nous ne rencontrassions que par intervalle de chétives récoltes, on vit fréquemment notre immense multitude se refaire à merveille avec ce peu de vivres : grâce à ce qu'y ajoutait ce Dieu qui avec cinq pains et deux poissons rassasia cinq mille hommes. Tous nous étions donc dispos, et reconnaissions pleins de joie les dons que nous faisait la miséricorde divine. On aurait pu rire, ou peut-être aussi pleurer de pitié, en voyant beaucoup des nôtres, faute de bêtes de somme, dont ils avaient déjà perdu un grand nombre, charger leurs effets, leurs vêtements leur pain, et toute espèce de bagage nécessaire à l'usage des pèlerins, sur des moutons, des chèvres, dès cochons et des chiens, animaux trop faibles, et dont tout le dos était écorché par la pesanteur d'une une charge trop lourde ; quant aux bœufs, des chevaliers montaient quelquefois dessus avec leurs armes.

    Mais aussi qui jamais a entendu dire qu'autant de nations de langues différentes aient été réunies en une seule armée, telle que la nôtre, où se trouvaient rassemblés Francs, habitants de la Flandre, Frisons, Gaulois, Bretons, Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Ecossais, Anglais, Aquitains, Italiens, gens de la Pouilles, Espagnols, Daces, Grecs et Arméniens ?

    Que si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, je ne saurais en aucune manière lui répondre. Au surplus, quoique divisés par le langage, nous semblions tous autant de frères et de proches parons unis dans un même esprit, par l'amour du Seigneur. Si en effet l'un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui qui l'avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement et pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'à force de recherches il eût découvert celui qui l'avait perdu, et le lui rendre de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pèlerinage.

    Quand nous eûmes atteint ville d'Héraclée, nous vîmes un prodige dans le ciel, il y parut en effet une lueur brillante et d'une blancheur resplendissante, ayant la figure d'un glaive, dont la pointe était tournée vers l'Orient. Ce que ce signe annonçait pour l'avenir nous l'ignorions mais le futur comme le présent nous le remettions entre les mains de Dieu.

    Nous nous dirigeâmes alors vers une certaine cité très florissante qu'on nomme Marésie, où nous nous reposâmes trois jours. Au sortir de cette ville, après avoir marché pendant une journée, et non loin d'Antioche de Syrie, dont nous n'étions guères qu'à trois jours de distance, notre corps se séparant du gros de l'armée, se jeta vers la gauche du pays sous la conduite du seigneur comte Baudouin, frère du duc Godefroi, dont il a été parle plus haut. C'était un excellent chevalier, très-fameux par une droiture et une audace éprouvée quelque temps auparavant il s'était écarté de l'armée avec ceux qu'il commandait, et, par un prodige de hardiesse, avait pris la ville de Tarse en Cilicie, mais il l'enleva par violence à Tancrède qui, du consentement des Turcs, y avait fait entrer ses hommes.

    Baudouin y ayant donc laissé des gardes rejoignit Pâmée. Se confiant ensuite dans le Seigneur et dans son propre courage, il rassembla un petit nombre de chevaliers, se dirigea vers l'Euphrate, et s'empara tant par force que par adresse de plusieurs châteaux situés sur ce fleuve. Dans le nombre en était un excellent qu'on appelle Turbessel ; les Arméniens qui l'habitaient le rendirent au comte sans coup férir, ainsi que quelques autres forts qui en dépendaient. La renommée ayant répandu au loin dans tout le pays le bruit de ses exploits, une ambassade lui fut envoyée par le prince de Roha c'est-à-dire Edesse, ville qu'il suffit de nommer, très-riche en biens de la terre, située dans la Mésopotamie de Syrie, au delà de l'Euphrate, à vingt milles environ du dit-fleuve, et à cent ou un peu plus d'Antioche. Ce prince faisait donc inviter Baudouin à se rendre dans cette cité, pour que tous deux contractassent amitié, et s'engageassent réciproquement à être ensemble comme un père et un fils tant qu'ils vivraient ; et si le chef Edesséen venait par hasard à mourir, Baudouin, comme s'il eût été son véritable fils, devait hériter de la ville de son territoire et de tout ce que possédait le prince. Ce Grec, en effet, n'avait ni fils ni fille, et ne pouvant se défendre contre les Turcs, il désirait mettre sa terre et lui-même sous la protection de Baudouin et de ses chevaliers, qu'il avait entendu citer comme des guerriers intègres et à toute épreuve. Dès que ce comte eut reçu ces propositions, et que les envoyés l'eurent persuadé de s'y fier en les confirmant par serment, il prit avec lui un très petit corps de troupes de quatre-vingts chevaliers seulement et se mit en route pour aller au-delà de l'Euphrate, après avoir traversé ce fleuve, nous marchâmes toute la nuit avec grande hâte, et fortement effrayés, passant au milieu des châteaux sarrasins, et les laissant tantôt sur notre droite, tantôt sur notre gauche.

    Les Turcs qui occupaient Samosate, place très-forte, instruits de nôtre marche, nous dressèrent des embûches sur le chemin qu'ils pensaient que nous devions prendre ;
    Mais la nuit suivante un certain Arménien, qui nous reçut avec bienveillance dans son château, nous prévint d'avoir à nous garantir des pièges de l'ennemi ; nous demeurâmes donc deux jours dans ce lieu.

    Les Turcs, ennuyés d'un si long retard, s'élancèrent tout à coup le troisième jour hors de leur embuscade, accoururent enseignes déployées sous les murs du château où nous étions renfermés, et se saisirent à notre vue même de tous les troupeaux qu'ils y trouvèrent dans les pâturages d'alentour : Nous sortîmes pour marcher à eux, quoique nous fussions en trop petit nombre pour engager un combat ; ils commencèrent à nous lancer leurs flèches, qui grâce à la bonté de Dieu, ne blessèrent aucun des nôtres ; eux au contraire laissèrent sur-le-champ de bataille un des leurs tué d'un coup de lance, et celui qui l'avait renversé s'empara de son coursier ; les Païens alors se retirèrent, nous rentrâmes dans le château, et le lendemain nous reprîmes notre route.

    Lorsque nous passâmes devant les châteaux des Arméniens, ce fut un spectacle digne d'admiration de voir comment, sur le bruit que nous venions les défendre contre les Turcs, sous le joug desquels ils gémissaient depuis si longtemps, tous s'avançaient humblement, et pour l'amour du Christ, au devant de nous avec des croix et des drapeaux déployés, et baisaient nos vêtements et nos pieds.

    Nous arrivâmes enfin à Roha ou Edesse, où le susdit prince de cette cité, sa femme et les citoyens nous accueillirent avec grand-joie.
    Ce qui avait été promis à Baudouin fut accompli sans aucun retard ; Mais, à peine étions-nous restés quinze jours dans cette ville, que les habitants formèrent le criminel projet de tuer leur prince qu'ils haïssaient, et de mettre à sa place Baudouin pour les gouverner. Il fut fait ainsi qu'il avait été résolu. Baudouin et les siens éprouvèrent un vif chagrin de n'avoir pu obtenir qu'on usât de pitié envers ce pauvre prince.
    Aussitôt cependant que Baudouin eut été revêtu de cette principauté que lui déférèrent les citoyens, il entreprit sans plus de délai la guerre contre les Turcs qui se trouvaient dans le pays.
    Maintes fois il les vainquit, et en tua grand-nombre ; mais il arriva aussi que plusieurs des nôtres tombèrent sous les coups des infidèles.

    Foulcher de Chartres

    Quant à moi, Foulcher de Chartres, j'étais alors le chapelain de ce même comte Baudouin.
    Foulcher de Chartres : Religieux et chroniqueur français, Chartres 1058 - Mort à Jérusalem après 1127 », Il participa à la première croisade et en écrivit l'histoire.
    Je veux au surplus reprendre, où je l'ai quitté, mon récit sur l'armée de Dieu.

    Arrivée à Antioche

    Au mois d'octobre, les Francs arrivèrent à Antioche de Syrie, après avoir traversé le fleuve qu'on nomme Fer ou Oronte.
    On donna l'ordre de dresser les tentes en face de la ville, dans l'espace compris entre ses murs et la première pierre milliaire. Là se livrèrent souvent, dans la suite, de funestes combats pour les deux partis; car, lorsque les Turcs sortaient de la place, ils massacraient beaucoup des nôtres ; puis nous prenions notre revanche, et les Païens avaient à pleurer sur leurs défaites. Antioche a en effet une enceinte immense, une situation forte et de solides murailles, et jamais des ennemis du dehors n'auraient pu s'emparer de cette cité, si seulement elle avait été bien approvisionnée de pain, et que les habitants eussent voulu la défendre.
    On y voit une basilique respectable, bâtie en l'honneur de l'apôtre Pierre, et dédiée à ce saint, qui en fut évêque, et dans la chaire de laquelle il s'assit après que le Seigneur lui eut donné la souveraineté de l'Eglise, et confié les clefs du royaume céleste ; il se trouve en outre dans, cette ville un temple élevé en l'honneur de la bienheureuse Marie et plusieurs autres églises construites avec magnificence; quoiqu'au pouvoir des Turcs, elles subsistèrent longtemps, et Dieu, dont la puissance embrasse tout, nous les conserva intactes pour que nous pussions un jour l'y honorer. Nos chefs, reconnaissant combien la prise de cette place était difficile, s'engagèrent mutuellement sous la foi du serment à la tenir étroitement assiégée jusqu'à ce que Dieu permît qu'ils parvinssent à s'en rendre maîtres, soit par force, soit par adresse. Dans le fleuve se trouvèrent plusieurs vaisseaux qui le remontaient; on s'en saisit et on en forma un pont, à l'aide duquel il fut facile d'exécuter diverses entreprises, en traversant le fleuve qu'on ne pouvait auparavant passer à pied et à gué. Les Turcs, se voyant cernés par une si grande multitude de Chrétiens, craignirent de ne pouvoir réussir en aucune manière à leur échapper; ils tinrent donc conseil entre eux, et Gratien émir d'Antioche envoya son propre fils, nommé Samsadol, vers le Soudan, c'est-à-dire l'empereur de Perse, pour le prier de venir en toute hâte à leur secours et lui dire qu'ils n'avaient d'espoir de salut qu'en lui et en Mahomet leur patron. Samsadol remplit avec grande célérité la mission qui lui était confiée. Quant à ceux qui demeurèrent dans la ville, ils la gardèrent avec soin en attendant le secours qu'ils sollicitaient, et machinèrent fréquemment toutes sortes de projets funestes contre les Francs. Ceux-ci de leur côté résistaient de leur mieux aux ruses de l'ennemi : un jour, entre autres, il arriva que sept cents Turcs tombèrent à la fois sous les coups des nôtres. Ces infidèles avaient tendu un piège aux Francs, qui de leur côté s'étaient placés en embuscade : les premiers furent vaincus. Dans cette rencontre la puissance de Dieu se manifesta bien clairement; car tous nos gens revinrent sains et saufs, à l'exception d'un seul que blessa l'ennemi. Mais, hélas ! Les Turcs, transportés de rage, égorgeaient une foule de Chrétiens, Grecs, Syriens, Arméniens établis dans la ville, et puis, après les avoir tués, ils lançaient leurs têtes avec des pierriers et des frondes hors des murs, et jusque sous les yeux des nôtres, vraiment contristés d'un tel spectacle. Ces barbares, en effet, craignant que quelque jour ces Chrétiens ne nous secondassent d'une manière ou d'une autre, les avaient en grande haine. Les Francs étaient cependant campés depuis longtemps déjà autour d'Antioche; déjà aussi, pour se procurer les vivres nécessaires, ils avaient épuisé et ravagé tout le pays d'alentour; déjà enfin ils ne trouvaient plus nulle part de pain à acheter, et souffraient de la famine; tous alors s'abandonnèrent au désespoir, et beaucoup formèrent secrètement le projet de quitter le siège et de fuir soit par terre soit par mer. Ils ne touchaient en effet aucune paie qui pût les aider à vivre ; il leur fallait donc aller au loin chercher des provisions, et, malgré la crainte de grands dangers, s'écarter du camp à des distances de quarante et soixante milles; aussi arrivait-il souvent que, dans les montagnes surtout, ils périssaient surpris par les Turcs embusqués. Nous pensons, quant à nous, que les Francs ne souffraient tous ces maux et ne pouvaient, après un si long temps, réussir à prendre la ville, qu'en punition des péchés dans les liens desquels vivaient beaucoup d'entre eux: grand nombre en effet se livraient lâchement et sans pudeur à l'orgueil, à la luxure et au brigandage. On tint donc un conseil, et l'on renvoya de l'armée toutes les femmes, tant les épouses légitimes que les concubines, afin d'éviter que nos gens, corrompus par les souillures de la débauche, n'attirassent sur eux la colère du Seigneur. Ces femmes cherchèrent alors un asile dans les châteaux d'alentour, et s'y établirent. Dans le fait tous les nôtres, pauvres et riches, étaient désolés, et succombaient journellement tant sous la faim que sous les coups de l'ennemi; tous aussi auraient, sans aucun doute, abandonné le siège, malgré leur serment d'y rester avec constance, si Dieu ne les eût tenus étroitement rassemblés sous sa main, comme un bon pasteur ses brebis. Il y en avait toutefois beaucoup qui, manquant de pain, s'absentaient pendant plusieurs jours pour chercher dans des châteaux voisins les choses nécessaires à la vie, ne revenaient point ensuite à l'armée, et quittaient le siège pour toujours. A cette époque nous vîmes une rougeur étonnante dans le ciel, et nous sentîmes de plus un violent tremblement de terre, qui nous glaça tous de frayeur. Plusieurs même aperçurent en outre un certain signe d'une couleur blanche, représentant une espèce de croix et se dirigeant en droite ligne vers l'Orient.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Les plaines dAntioche

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