Les Templiers   Première Croisade   Les Croisades

Première Croisade par Foulcher de Chartres

    Retour Foulcher-de-Chartres

    1096 Préparatifs du départ

    En l'année 1096 depuis l'Incarnation du Seigneur, au mois de mars qui suivit le concile d'Auvergne, dont on a parlé plus haut, et que le seigneur Urbain tint dans le mois de novembre, ceux qui avaient été les plus prompts dans leurs préparatifs commencèrent à se mettre en route pour le voyage; les autres suivirent dans les mois d'avril, mai, juin ou juillet et même août, septembre, et enfin octobre, selon qu'ils trouvèrent des occasions favorables de réunir l'argent nécessaire pour cette expédition. Cette année toutes les contrées de la terre jouirent de la paix, et regorgèrent d'une immense abondance de froment et de vin. Dieu l'ordonna ainsi, afin que ceux qui avaient pris sa croix, conformément à ses ordres, et s'étaient décidés à suivre son étendard ne périssent pas en chemin par le manque de pain: il est au surplus à propos de graver soigneusement dans sa mémoire les noms des chefs de ces pèlerins. Je citerai donc d'abord le grand Hugues, frère de Philippe, roi des Français : le premier d'entre tous ces héros, il passa la mer et débarqua avec les siens près de Durazzo, ville de la Bulgarie; mais ayant eu l'imprudence de marcher vers cette place à la tête d'une troupe trop peu nombreuse, il fut pris par les habitants et conduit à l'empereur de Constantinople, qui le retint quelque temps dans cette dernière ville sans l'y laisser jouir d'une entière liberté. Après lui Bohémond de la Pouilles, fils de Robert Guiscard, mais normand d'origine, prit la même route avec son armée. Godefroi, duc des Etats de Lorraine, alla par le pays des Hongrois, à la tête d'une troupe nombreuse. Raimond, comte de Provence, avec les Goths et les Gascons, ainsi que l'évêque du Puy, traversèrent la (Sclavonie) Slavonie.

    Pierre l'Ermite

    Un certain Pierre ermite, suivi d'une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d'abord son chemin par la Hongrie; toute cette troupe eut après pour chef un certain Gauthier, surnommé Sans-Argent, excellent chevalier, qui par la suite fut tué par les Turcs, avec beaucoup de ses compagnons, entre les villes de Nicomédie et de Nicée, au mois de septembre. Robert, comte de Normandie et fils de Guillaume, roi des Anglais, se mit en route après avoir réuni une grande armée de Normands, d'Anglais et de Bretons ; avec lui marchèrent encore Etienne, comte de Blois, fils de Thibaut, et Robert, comte de Flandre, auxquels s'étaient joints beaucoup d'autres nobles hommes. Tel fut donc l'immense rassemblement qui partit d'occident; peu à peu et de jour en jour cette armée s'accrut pendant la route d'autres armées accourues de toutes parts, et formées d'un peuple innombrable: aussi voyait-on s'agglomérer une multitude infinie parlant des langues différentes, et venue de pays divers. Ces armées ne furent cependant fondues en une seule que lorsque nous eûmes atteint la ville de Nicée.
    Que dirais-je de plus ?
    Toutes les îles de la mer, et tous les royaumes de la terre furent mis en mouvement par la main de Dieu, afin qu'on crût voir s'accomplir la prophétie de David, disant dans ses psaumes: « Toutes les nations que vous avez « créées viendront se prosterner devant vous, Seigneur, et vous adorer ( Psaume 85, V. 9) ; » et afin aussi que ceux qui arrivaient aux lieux saints pussent enfin s'écrier à juste titre : « Nous adorerons le Seigneur là où sont empreintes les traces de ses pas. » On lit, au reste, dans les prophéties beaucoup d'autres passages encore où est prédit ce saint pèlerinage. 0 combien les cœurs qui s'unissaient firent éclater de douleur, exhalèrent de soupirs, versèrent de pleurs et poussèrent de gémissements, lorsque l'époux abandonna son épousé bien aimée, ses enfants, tous ses domaines, son père, sa mère, ses frères, ou ses autres parents ! Et cependant malgré ces flots de larmes, que ceux qui restaient laissèrent couler de leurs yeux pour leurs amis prêts à partir, et en leur présence même, ceux-ci ne permirent pas que leur courage en fût amolli, et n'hésitèrent nullement à quitter, par amour pour le Seigneur, tout ce qu'ils avaient de plus précieux, persuadés qu'ils gagneraient au centuple en recevant la récompense que Dieu a promise à ceux qui le suivent. Dans leurs derniers adieux, le mari annonçait à sa femme l'époque précise de son retour, lui assurait que, s'il vivait, il reverrait son pays et elle au bout de trois années, la recommandait au Très-Haut, lui donnait un tendre baiser, et lui promettait de revenir; mais celle-ci, qui craignait de ne plus le revoir, accablée par la douleur, ne pouvait se soutenir, tombait presque sans vie étendue sur la terre, et pleurait sur son ami qu'elle perdait vivant, comme s'il était déjà mort; lui alors, tel qu'un homme qui n'eût eu aucun sentiment de pitié, quoique la pitié remplît son cœur, semblait, tout ému qu'il en était dans le fond de son cœur, ne se laisser toucher par les larmes, ni de son épouse, ni de ses enfants, ni de ses amis quels qu'ils fussent ; mais montrant une âme ferme et dure il partait. La tristesse était pour ceux qui demeuraient, et la joie pour ceux qui s'en allaient.

    Que pourrions-nous encore ajouter ?
    « C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est ce qui paraît à nos yeux digne d'admiration ( Psaume 117, V. 23). »

    Nous autres Francs occidentaux, nous traversâmes donc toute la Gaule, et prîmes notre route par l'Italie. Quand nous fûmes parvenus à Lucques, nous rencontrâmes près de cette ville Urbain, le successeur des Apôtres., avec qui conférèrent le Normand Robert, le comte Etienne, et tous les autres d'entre nous qui le voulurent. Après avoir reçu sa bénédiction, nous nous acheminâmes pleins de joie vers Rome. A notre entrée dans la basilique du bienheureux Pierre, nous trouvâmes rangés devant l'autel des gens de Guibert, ce pape insensé, qui, tenant à la main leurs épées, enlevaient contre toute justice les offrandes déposées sur l'autel par les fidèles; d'autres courant sur les poutres qui formaient le toit du monastère, lançaient des pierres de là en bas, à l'endroit où nous priions humblement prosternés. Aussitôt en effet qu'ils apercevaient quelqu'un dévoué à Urbain, ils brûlaient du désir de l'égorger à l'heure même. Mais dans une tour de ce même monastère étaient des hommes d'Urbain, qui la gardaient avec vigilance, par fidélité pour ce pontife, et résistaient autant qu'ils pouvaient à ceux du parti opposé. Nous éprouvâmes un vif chagrin de voir de si grandes iniquités se commettre dans un tel lieu; mais nous ne pûmes faire autre chose que souhaiter que le Seigneur en tirât vengeance.

    De Rome, beaucoup de ceux qui étaient venus avec nous jusque-là s'en retournèrent lâchement chez eux sans attendre davantage; pour nous, traversant la Campanie et la Pouilles, nous arrivâmes à Bari, ville considérable située sur le bord de la mer. Là, nous adressâmes nos prières à Dieu dans l'église de Saint-Nicolas, et nous nous rendîmes au port, dans l'espoir de nous embarquer sur-le-champ pour passer la mes ; mais les matelots nous manquèrent, et la fortune nous fut contraire. On entrait alors en effet dans la saison de l'hiver, et l'on nous objecta qu'elle nous serait fort dangereuse sur mer : le comte de Normandie, Robert, se vit donc forcé de s'enfoncer dans la Calabre, et d'y séjourner tout le temps de l'hiver. Alors cependant Robert, comte de Flandre, s'embarqua avec toute ses troupes. Mais alors aussi beaucoup d'entre les plus pauvres et les moins courageux s craignant la misère pour l'avenir, vendirent leurs arcs, reprirent le bâton de voyage et regagnèrent leurs demeures. Cette désertion les avilit aux yeux de Dieu, comme à ceux des hommes, et répandit sur eux une honte ineffaçable.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Embarquement en Italie

Haut-page