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Les neuf Croisades par Joseph-François Michaud

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Quatrième Croisade

1 — Célestin III, prêche la quatrième croisade

Célestin III avait encouragé, par ses exhortations, les guerriers de la troisième croisade ; à l'âge de quatre-vingt-dix-ans, il poursuivait avec zèle tous les projets de ses prédécesseurs, et souhaitait ardemment que les derniers jours de sa vie et de son pontificat fussent marqués par la conquête de Jérusalem. Après le retour de Richard, la mort de Saladin avait répandu la joie dans l'Occident et ranimé les espérances des chrétiens. Célestin écrivit à tous les fidèles pour leur apprendre que le plus redoutable ennemi de la chrétienté avait cessé de vivre ; et, sans être arrêté par la trêve de Richard Coeur-de-Lion, il ordonna aux évêques et aux archevêques de prêcher une nouvelle croisade dans leurs diocèses. Le souverain pontife écrivit deux lettres à Hubert, archevêque de Cantorbéry, et s'adressait en même temps à tous les archevêques et évêques d'Angleterre :
« Nous espérons et vous devez espérer, leur disait Célestin, que le Seigneur favorisera vos prédications et vos prières et qu'il jettera le filet pour la pêche miraculeuse ; que les ennemis de Dieu seront dispersés et que ceux qui le haïssent fuiront loin de sa face. »
Le pape annonçait qu'il réintégrerait dans le sein de l'église et relèverait de toute censure ecclésiastique tous ceux qui entreprendraient le pèlerinage pour le service de Dieu et dans le dessein de contribuer au succès de sa cause.
Il promettait les mêmes privilèges et les mêmes avantages que dans les croisades précédentes. Le souverain pontife, en terminant sa première lettre, recommandait à son très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi d'Angleterre, d'envoyer au secours de la terre sainte une armée bien équipée, et d'exhorter lui-même tous ses peuples à s'armer du signe de la croix et à traverser les mers. La seconde lettre de Célestin III a pour but d'enjoindre, sous peine d'excommunication, à tous ceux qui, ayant fait le voeu d'aller en terre sainte, en ont jusque-là négligé l'accomplissement, de se mettre en route sans retard, à moins que de très-fortes raisons ne puissent les en dispenser. Une pénitence devait être imposée à ceux que des raisons légitimes arrêtaient dans l'accomplissement de leur serment, jusqu'à ce qu'ils fussent en état de commencer le voyage. Ceux qui étaient retenus en Europe par des infirmités corporelles, devaient se faire remplacer au service de Jésus-Christ.

L'archevêque de Cantorbéry, dans une lettre adressée aux officiaux de l'archevêché d'York, leur ordonne de rechercher avec soin tous ceux qui auraient promis de marcher à la croisade. « Lorsqu'on saura leurs noms, dit-il, on les fera connaître dans la semaine qui suivra le dimanche où se chante « loetare Jérusalem » ; les prêtres les exhorteront à reprendre la croix qu'ils ont quittée et prêcheront pour que les croisés ne rougissent plus des oeuvres dont ils doivent recueillir les fruits spirituels. Si les croisés n'obéissent pas, ils seront privés des saints mystères de la communion aux prochaines fêtes de Pâques. » Le prélat espère d'une telle sévérité les plus heureux résultats.

Richard, depuis son retour, n'avait point quitté la croix, symbole du pèlerinage : on pouvait croire qu'il avait le projet de retourner dans la terre sainte ; mais, à peine sorti d'une injuste captivité, instruit par sa propre expérience des difficultés et des périls d'une expédition lointaine, il n'avait d'autre pensée que de réparer ses pertes, de défendre ou d'agrandir ses états, et de se tenir en garde contre les attaques de Philippe-Auguste. Ses chevaliers et ses barons, qu'il exhorta lui-même à reprendre la croix (16), protestèrent comme lui de leur dévouement à la cause de Jésus-Christ, mais ne purent se décider à retourner dans la Palestine, qui avait été pour eux un lieu de souffrance et d'exil.

Les prédicateurs de la croisade, quoique leur présence inspirât partout le respect, n'eurent pas plus de succès dans le royaume de France, où, quelques années auparavant, cent mille guerriers avaient pris les armes pour voler à la défense des saints lieux. Si la crainte des entreprises de Philippe suffisait pour retenir Richard en Occident, la crainte qu'inspirait l'humeur vindicative et jalouse de Richard devait aussi retenir Philippe dans ses états (17). La plupart des chevaliers et des seigneurs suivirent l'exemple du roi de France et se contentèrent de verser des larmes sur la captivité de Jérusalem. L'enthousiasme de la croisade n'entraîna qu'un très-petit nombre de guerriers, parmi lesquels l'histoire distingue le comte de Montfort, qui, dans la suite, fît une guerre si cruelle aux Albigeois.

Henri VI, empereur d'Allemagne (1090-1097), il est le fils de Frédéric Barberousse

Depuis le commencement des croisades, l'Allemagne n'avait cessé d'envoyer ses guerriers à la défense de la terre sainte. Elle déplorait la perte récente de ses armées dispersées dans l'Asie Mineure, et la mort de l'empereur Frédéric, qui n'avait trouvé qu'un tombeau en Orient ; mais le souvenir d'un aussi grand désastre n'éteignait point dans tous les coeurs le zèle et l'enthousiasme pour la cause de Jésus-Christ. Henri VI, qui occupait le trône impérial, n'avait point partagé, comme les rois de France et d'Angleterre, les revers et les périls de la dernière expédition : de fâcheux souvenirs et la crainte de ses ennemis en Europe ne pouvaient l'empêcher de prendre part à une expédition nouvelle, et le détourner du saint pèlerinage dont tant d'illustres exemples semblaient lui faire un devoir sacré.

Quoique ce prince eût été, l'année précédente, excommunié par le Saint-Siège, le pape lui envoya une ambassade chargée de lui rappeler l'exemple de son père Frédéric et de l'exhorter à prendre la croix. Henri, qui recherchait l'occasion de se rapprocher du chef de l'église et qui avait d'ailleurs de vastes projets dans lesquels une nouvelle croisade pouvait le servir, reçut avec de grands honneurs l'envoyé de Célestin.
De tous les princes du moyen âge, aucun ne montra plus d'ambition que l'empereur Henri VI : il avait, disent les historiens, l'imagination remplie de la gloire des Césars, et souhaitait de pouvoir dire, comme Alexandre : « Tout ce que mes désirs peuvent embrasser m'appartient. » Il crut que l'occasion était venue d'exécuter ses desseins et d'achever ses conquêtes. Un chroniqueur, Guillaume de Neubridge, a donné de pieux motifs à l'expédition de Henri VI : selon lui, ce qui détermina l'empereur à prendre les armes, ce fut le spectacle de deux grands rois abandonnant les affaires du Christ pour ne s'occuper que de leurs propres affaires, et brisant, par leurs divisions et leurs haines réciproques, les forces de la chrétienté. Le même chroniqueur regarde la détermination de l'empereur comme une expiation du crime d'avoir retenu Richard prisonnier. Mais l'histoire peut reconnaître les calculs d'une profane politique dans le dessein d'Henri VI. L'expédition dont le Saint-Père lui proposait d'être le chef, pouvait favoriser ses vues ambitieuses : en promettant de défendre le royaume de Jérusalem, il ne songeait qu'à conquérir la Sicile ; et la conquête de la Sicile n'avait de prix à ses yeux que parce qu'elle lui ouvrait le chemin de la Grèce et de Constantinople. En même temps qu'il protestait de sa soumission aux volontés du chef de l'église, il recherchait l'alliance des républiques de Gênes et de Venise, auxquelles il promettait les dépouilles des vaincus ; mais au fond de sa pensée il nourrissait l'espoir qu'un jour il renverserait les républiques d'Italie, il abaisserait l'autorité du Saint-Siège, et, sur leurs débris, relèverait, pour lui et pour sa famille, l'empire d'Auguste et de Constantin.

Tel était le prince à qui Célestin envoyait une ambassade et qu'il voulait entraîner dans une guerre sainte. Après avoir annoncé sa résolution de prendre la croix, Henri convoqua à Worms une diète générale, dans laquelle il exhorta lui-même les fidèles à s'armer pour défendre les saints lieux. Cette assemblée dura huit jours. Depuis Louis VII, roi de France, qui harangua ses sujets pour les entraîner à la croisade, Henri était le seul monarque qui eut mêlé sa voix à celle des prédicateurs de la guerre sainte et fait entendre les plaintes de l'église de Jérusalem. Son éloquence, célébrée par les historiens du temps, et surtout le spectacle qu'offrait un grand empereur prêchant lui-même la guerre contre les infidèles, firent une vive impression sur la multitude des auditeurs (19). Après cette prédication solennelle, les plus illustres des prélats qui se trouvaient réunis à Worms, montèrent tour à tour dans la chaire évangélique pour entretenir l'enthousiasme toujours croissant des fidèles : pendant huit jours on n'entendit dans les églises que les gémissements de Sion et de la cité de Dieu. Henri, entouré de sa cour, se revêtit du signe des croisés ; un grand nombre de seigneurs allemands prirent la croix, les uns pour plaire à Dieu, les autres pour plaire à l'empereur. Parmi ceux qui firent le serment de combattre les musulmans, l'histoire nomme Henri, duc de Saxe ; Otton, marquis de Brandebourg ; Henri, comte palatin du Rhin ; Herman, landgrave de Thuringe ; Henri, duc de Brabant ; Albert, comte d'Habsbourg ; Adolphe, comte de Schawenbourg ou Schauenburg ; Henri, comte de Pappenheim, maréchal de l'Empire ; le duc de Bavière ; Frédéric, fils de Léopold, duc d'Autriche (20) ; Conrad, marquis de Moravie ; Valeran de Limbourg, les évêques de Wurtzbourg, de Bremen, de Verden, d'Halberstadt, de Passau, de Ratisbonne. On prêcha la croisade dans toutes les provinces de l'Allemagne. Partout les lettres du pape et celles de l'empereur enflammèrent le zèle des guerriers. Jamais expédition contre les infidèles n'avait été entreprise sous de plus favorables auspices. Comme l'Allemagne presque seule prenait part à la croisade, la gloire des peuples allemands ne semblait pas moins intéressée dans cette guerre que la religion elle-même. Henri devait commander la sainte expédition.

Les croisés, pleins d'espérance et de joie, se préparaient à suivre l'empereur en Orient, mais Henri avait d'autres pensées. Plusieurs seigneurs de sa cour, les uns qui pénétraient ses secrets desseins, les autres qui croyaient lui donner un salutaire conseil, le conjurèrent de rester en Occident et de diriger la croisade du sein de ses états. Henri, après une légère résistance, se rendit à leurs prières, et ne s'occupa plus que de hâter le départ des croisés (21).
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

16 — Mathieu Paris cite une curieuse et assez longue parabole que le roi Richard répétait souvent pour engager les chevaliers à la croisade. Bibliothèque des Croisades, t. II.
17 — Nous croyons qu'il ne sera pas inutile de donner ici une sorte de notice historique sur les rapports politiques de Richard et de Philippe-Auguste, depuis leur retour de la Palestine. Dès que Richard fut arrivé en Angleterre il se fit couronner une seconde fois, à Winchester, afin d'effacer, disent les chroniques, les marques de ses fers ; il passa ensuite dans la Normandie avec une puissante armée, impatient de faire la guerre à Philippe. Déjà ce prince avait appris la délivrance du roi d'Angleterre, et il avait écrit a Jean, son confédéré : « Prenez garde à vous, le diable a brisé sa chaîne. » (Hoveden pages 730-740) Cette guerre fut peu importante pour les deux couronnes. Richard obligea Philippe de lever le siège de Verneuil, prit Loches petite ville de Touraine, Beaumont, et quelques autres places moins importantes. On en vint alors à des propositions d'accommodement : on fut arrêté par cette difficulté. Philippe exigeait que Richard stipulât dans le traité que ses barons ne pourraient plus faire la guerre privativement aux barons du roi de France ; mais le roi d'Angleterre déclara qu'une telle stipulation ne dépendait pas de lui, parce qu'elle touchait aux privilèges et immunités de ses barons. Les négociations étant rompues, les deux armées en vinrent aux mains. Il y eut un engagement de la cavalerie anglaise contre la cavalerie française, à Fréteval : l'avantage demeura aux troupes de Richard ; les archives, qui suivaient alors la personne du roi, tombèrent au pouvoir des Anglais. A leur tour, ceux-ci furent battus à Vaudreuil ; une trêve d'un an fut conclue.
Ce fut pendant cette trêve que Jean sollicita et obtint le pardon de son frère Richard : cette réconciliation fut marquée par le massacre de la garnison d'Evreux, et par un traité offensif et défensif du roi d'Angleterre et de l'empereur d'Allemagne, qui n'eut aucune suite. Après quelques nouveaux combats, la paix fut conclue à Louviers entre Philippe et Richard. En 1196, le prince anglais sollicita et obtint les alliances des comtes de Flandre, de Toulouse, de Boulogne, de Champagne et d'autres grands vassaux de la couronne de France. La guerre s'alluma avec toutes ses fureurs. Les deux princes y apportèrent tant d'animosité, que bien souvent ils firent crever les yeux à leurs prisonniers. Une trêve de cinq ans fut conclue à la sollicitation du cardinal de Sainte-Marie, qui la maintint avec peine entre les deux monarques rivaux.
En 1199, Vidomar, vicomte de Limoges, vassal de la couronne d'Angleterre, ayant trouvé un trésor dans ses domaines, en envoya une partie à Richard à titre de présent. Celui-ci prétendit qu'en sa qualité de suzerain ce trésor tout entier lui appartenait. Le roi fit la guerre à son vassal et vint l'assiéger dans son château de Chalus, près de Limoges : c'est à ce siège qu'il fut atteint d'une flèche ; on sait qu'il mourut de cette blessure le 6 avril 1199. Gautier d'Hémingford (Bibliothèque des croisades, t. II,) donne des détails très curieux sur la mort de Richard.
19 — Tous les faits relatifs à la prédication de cette croisade se trouvent épars dans Roger de Hoveden, Mathieu Paris, Godefroi Moine, Guillaume de Neubridge, Othon de Saint-Biaise et Arnold de Lubeck.
20 — Comme nous aurons quelquefois l'occasion de parler des ducs d'Autriche, nous allons donner une courte notice sur ceux qui prirent part aux croisades.
Léopold V, fils d'Henri II, est le premier duc d'Autriche. Il mourut le 21 décembre 1194, suivant l'Art de vérifier les dates, et en 1195 suivant Mathieu Paris: c'est celui qui retint Richard en captivité.
Frédéric Ier succéda à son père Léopold ; il fit d'abord une croisade à la tête de plusieurs princes allemands contre les Sarrasins d'Espagne, et dans la terre sainte, où il mourut l'année suivante. Cornérius Herman le nomme Guillaume.
Léopold VI, dit le Glorieux, frère du précédent, assista au siège de Damiette en 1218; il commanda l'armée des croisés après la mort du comte de Berg, prit la tour du Phare, et se rembarqua en 1219. Les chroniques vantent sa générosité: il donna, dit-on, cinq mille marcs d'argent aux chevaliers de l'ordre Teutonique, pour faire l'acquisition de plusieurs terres, et cinquante marcs d'or aux templiers. Il mourut le 26 juillet 1230, à San-Germano (Art de vérifier les dates, t. III, p. 567).
21 — Roger de Hoveden, en racontant le départ des pèlerins allemands, cite un trait qui peint les moeurs de l'époque. Deux voisins, dit-il, avaient résolu d'aller a Jérusalem ensemble et à frais communs. La veille du départ, à l'heure de la nuit, l'un d'eux va trouver son compagnon et lui montre l'argent qu'il doit emporter pour son voyage. Celui-ci, par le conseil de sa femme, le tue et lui prend son argent .Ensuite, mettant le cadavre sur son cou, il sort pour aller le jeter dans l'eau ; mais il n'en peut venir à bout, le cadavre restant attaché sur ses épaules. Le meurtrier retourna chez lui et se tint caché pendant trois jours. Ne pouvant rester plus longtemps dans cet état, il alla consulter son évêque, qui lui ordonna, en expiation de son crime, de faire le voyage de Jérusalem avec le cadavre sur ses épaules. Le pénitent, ajoute le chroniqueur, partit donc avec les autres pèlerins, chargé de son fardeau, à la louange des bons et à la terreur des méchants.
Ne pourrait-on pas voir dans ce trait une sorte de parabole représentant Henri VI qui, couvert du sang des Siciliens, méditait la délivrance du saint sépulcre ?

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

2 — Départ de la quatrième croisade et Henri VI

L'empereur d'Allemagne se mit à la tête de quarante mille hommes et prit le chemin de l'Italie, où tout était préparé pour la conquête du royaume de Sicile.
Le 31 mai 1195, il réuni la diète de Bari, il prend solennellement la croix, ce geste visait en tout premier lieu, non pas Jérusalem, mais Constantinople. C'est toute la première croisade qui s'annonce dès maintenant.

Les autres croisés furent divisés en deux armées qui, par des routes différentes, devaient se rendre en Syrie : la première, commandée par le duc de Saxe et le duc de Brabant, s'embarqua dans les ports de l'Océan et de la Baltique ; la seconde traversa le Danube, et dirigea sa marche vers Constantinople, d'où la flotte de l'empereur grec Isaac devait la transporter à Ptolémaïs. A cette armée, commandée par l'archevêque de Mayence et Valeran de Limbourg, s'étaient joints les Hongrois qui accompagnaient leur reine Marguerite, soeur de Philippe-Auguste. La reine de Hongrie, après avoir perdu Bêla son époux, avait fait le serment de ne vivre que pour Jésus-Christ et définir ses jours dans la terre sainte.

Les croisés Allemands rassemblés dans tous les ports de la Pouilles, embarquent par vagues successives et débarquent en Palestine. Le gros de l'armée allemande arrive à Acre le 22 septembre 1197.

[1197] Arrivée des croisés Allemands

Les croisés que commandaient l'archevêque de Mayence et Valeran de Limbourg, furent les premiers qui arrivèrent dans la Palestine. L'archevêque chancelier Conrad et le comte Adolphe de Holstein ont fait halte à Chypre pour y présider au couronnement d'Amaury de Lusignan. « C'est sans les chefs des croisées Allemands que le gros du contingent arriva en Palestine. »
A peine furent-ils débarqués, qu'ils montrèrent la résolution de commencer la guerre contre les infidèles. Les chrétiens, qui étaient alors en paix avec les Turcs, hésitaient à rompre la trêve signée par Richard, et ne voulaient donner le signal des hostilités que lorsqu'ils pourraient ouvrir la campagne avec quelque espoir de succès. Henri de Champagne et les barons de la Palestine représentèrent aux croisés allemands les dangers auxquels une rupture imprudente allait exposer les états chrétiens d'Orient, et les conjurèrent d'attendre l'armée des ducs de Saxe et de Brabant. Les Allemands, pleins de confiance en leurs forces, s'indignèrent qu'on mît des obstacles à leur valeur par de vains scrupules et de chimériques alarmes ; ils s'étonnaient que les chrétiens de la Palestine refusassent ainsi les secours que la providence elle-même leur avait envoyés ; ils ajoutaient d'un ton de colère et de mépris que les guerriers de l'Occident ne savaient point différer l'heure du combat et que le pape ne leur avait point fait prendre la croix et les armes pour rester dans une honteuse oisiveté. Les barons et les chevaliers de la terre sainte ne pouvaient entendre sans indignation ces discours injurieux, et répondaient aux croisés allemands qu'ils n'avaient ni sollicité ni souhaité leur arrivée ; qu'ils savaient mieux que les guerriers venus du nord de l'Europe ce qui convenait au royaume de Jérusalem ; que, sans aucun secours étranger, ils avaient longtemps bravé les plus grands périls, et qu'au moment du combat, ils montreraient leur valeur autrement que par des paroles. Au milieu de ces vifs débats, les esprits s'aigrissaient davantage, et la plus cruelle discorde éclatait ainsi au milieu des chrétiens avant que la guerre fût déclarée aux infidèles.

Tout à coup les croisés allemands sortirent en armes de Ptolémaïs et commencèrent les hostilités en ravageant les terres des musulmans. Au premier signal de la guerre, les Turcs rassemblèrent leurs forces ; le danger qui les menaçait fit cesser leurs discordes. Des rives du Nil et du fond de la Syrie, on vit accourir une foule de guerriers qui naguère étaient armés les uns contre les autres, et qui, réunis alors sous les mêmes drapeaux, n'avaient plus d'autres ennemis à combattre que les chrétiens.
Malek-Adhel, sur qui les musulmans avaient les yeux toutes les fois qu'il s'agissait de défendre la cause de l'islamisme, sortit de Damas à la tête d'une armée, et se rendit à Jérusalem, où les émirs du voisinage vinrent prendre ses ordres. L'armée musulmane, après avoir dispersé les chrétiens qui s'étaient avancés vers, les montagnes de Naplouse, vint mettre le siège devant Joppé.

Dans la troisième croisade, on avait attaché la plus grande importance à la conservation de cette ville. Richard Coeur-de-Lion l'avait fortifiée à grands frais ; et, lorsque ce prince retourna en Europe, il y laissa une nombreuse garnison. De toutes les places maritimes, celle de Joppé était la plus voisine de la cité, objet des voeux des fidèles : si cette place restait aux chrétiens, elle leur ouvrait le chemin de la ville sainte et leur facilitait les moyens d'en faire le siège ; si elle tombait au pouvoir des musulmans, elle donnait à ceux-ci les plus grands avantages pour la défense de Jérusalem.

Septembre 1197, Prise de Joppé (Jaffa) par l'émir Malek-Adhel

Lorsqu'on apprit à Ptolémaïs que la ville de Joppé était menacée, Henri de Champagne, ses barons et ses chevaliers, prirent les armes pour la défendre, et, réunis aux croisés allemands, s'occupèrent des préparatifs d'une guerre qu'on ne pouvait plus ni différer ni éviter. Les trois ordres militaires, avec les troupes du royaume, allaient se mettre en marche lorsqu'un accident tragique vint de nouveau plonger les chrétiens dans le deuil, et retarder l'effet de l'heureuse harmonie que venait de rétablir parmi eux l'approche du péril Henri de Champagne s'étant avancé dans une galerie extérieure de son palais, la fenêtre où il se trouvait s'écroula tout à coup et l'entraîna dans sa chute (22). Le 10 septembre 1197, ce malheureux prince expira à la vue de ses guerriers, qui, au lieu de le suivre au combat, l'accompagnèrent à son tombeau, et perdirent plusieurs jours à célébrer ses funérailles. Les chrétiens de Ptolémaïs pleuraient encore la mort de leur roi, lorsque le malheur qu'ils redoutaient vint accroître leur douleur et leur consternation : la garnison de Joppé, ayant voulu faire une sortie, était tombée dans une embuscade ; tous les guerriers qui la composaient, avaient été tués ou faits prisonniers; les musulmans étaient entrés presque sans résistance dans la ville, où vingt mille chrétiens avaient été passés au fil de l'épée.

« Pendant que Malek-Abhel, s'emparait de Jaffa et détruisait ses fortifications, les chrétiens se recherchaient un nouveau roi et époux pour Isabelle, elle n'avait à cette époque que vingt-six ans et était fort belle, courtisée par de nombreux prétendants. Les barons Syriens, voulaient pour roi, Hugues de Tibériade, il avait devant Acre sauvé l'armée chrétienne du désastre et du déshonneur.
Mais, depuis la défaite de Hattin, la maison des Tibériade, n'avait plus les moyens d'entretenir une cour et une armée. Les Templiers et les Hospitaliers, s'opposèrent à cette consécration d'Hugues de Tibériade, ils proposèrent la couronne à Amaury de Lusignan, roi de Chypre, sous l'influence de l'archevêque de Mayence. Comme Amaury venait d'être couronné roi de Chypre par l'archevêque, il était de ce fait l'homme de l'empereur Henri VI, ce calcul n'était pas désintéressé, Lusignan roi de Jérusalem, fait entrer la Syrie Franque dans le partit des Hohenstaufen. Les Allemand l'emportèrent et les Barons Syriens furent par ce coup dans la mouvance des Hohenstaufen. Ce fut le patriarche de Jérusalem les couronna lui-même. Dès l'ors, Amaury de Lusignan portait les deux couronnes. »

Ces désastres avaient été prévus par ceux qui craignaient de rompre la trêve ; mais les barons et les chevaliers de la Palestine ne perdirent point leur temps à exprimer de vains regrets, à faire entendre d'inutiles plaintes. On attendait avec impatience l'arrivée des croisés partis des ports de l'Océan et de la Baltique. Ces croisés s'étaient arrêtés sur les côtes du Portugal, où ils avaient défait les Maures, et pris sur eux la ville de Silves. Fiers de ce premier triomphe sur les infidèles, ils débarquèrent à Ptolémaïs au moment où tout le peuple déplorait la prise de Joppé et courait dans les églises implorer la miséricorde du ciel.
L'arrivée des nouveaux croisés rendit aux chrétiens l'espérance et la joie ; on résolut de marcher contre les infidèles. L'armée chrétienne sortit de Ptolémaïs et s'avança vers la côte de Syrie, pendant qu'une flotte nombreuse côtoyait le rivage, chargée de vivres et de munitions de guerre. Les croisés, sans chercher l'armée de Malek-Adhel, allèrent mettre le siège devant Beyrouth.

Les Chrétiens devant Beyrouth

La ville de Beyrouth, placée entre Jérusalem et Tripoli, était la rivale de Ptolémaïs et de Tyr, par sa population, par son commerce, par la commodité de son port. Les provinces musulmanes de la Syrie la reconnaissaient pour leur capitale ; c'était dans Beyrouth que les émirs et les princes qui se disputaient les villes du voisinage, venaient étaler la pompe de leur couronnement. Saladin, après la prise de Jérusalem, y fut salué souverain de la cité de Dieu, et couronné sultan de Damas et du Caire. Les pirates qui infectaient la mer, rapportaient dans cette ville les dépouilles des chrétiens ; les guerriers musulmans y déposaient les richesses acquises par la victoire ou par le brigandage. Tous les prisonniers francs des dernières guerres étaient entassés dans les prisons de Beyrouth. Si les chrétiens avaient de puissants motifs pour s'emparer de cette place, les musulmans n'en avaient pas moins pour la défendre.

Bataille de Nahr-Kasmiek

Malek-Adhel, après avoir détruit les fortifications de Joppé, s'était avancé avec son armée sur la route de Damas, jusqu'à l'Anti-Liban. En apprenant la marche et la résolution des croisés, il revint sur ses pas et s'approcha des bords de la mer. Les deux armées se rencontrèrent entre Tyr et Sidon, dans le voisinage d'une rivière appelée par les arabes Nahr-Kasmiek et que nos chroniqueurs du moyen âge ont prise mal à propos pour l'Eleuthère des anciens (23). Aussitôt les trompettes sonnent la charge ; les chrétiens et les musulmans se rangent en bataille ; l'armée des Turcs, qui couvrait un espace immense, cherche tantôt à envelopper les Francs, tantôt à les séparer du rivage de la mer ; la cavalerie musulmane se précipite tour à tour sur les flancs, sur le front et sur les derrières de l'armée chrétienne.
Les croisés serrent leurs bataillons, et présentent partout des rangs impénétrables. Pendant que leurs ennemis les accablent de traits et de flèches, leurs lances et leurs épées se rougissent du sang des musulmans. On combattait avec des armes différentes, mais avec la même bravoure et le même acharnement. La victoire resta longtemps indécise ; les chrétiens furent plusieurs fois sur le point de perdre la bataille, mais leur opiniâtre valeur triompha enfin de la résistance des musulmans. Les rives de la mer, les bords de la rivière, le penchant des montagnes, étaient couverts de morts. Les Turcs perdirent un grand nombre de leurs émirs. Malek-Adhel, qui avait montré dans cette journée l'habileté d'un grand capitaine, fut blessé sur le champ de bataille, et ne dut son salut qu'à la fuite. Toute son armée était dispersée ; les uns fuyaient vers Jérusalem (24), les autres suivaient en désordre la route de Damas, où le bruit de cette sanglante défaite porta la consternation et le désespoir.

Beyrouth aux mains des Chrétiens

A la suite de cette victoire, toutes les villes de la côte de Syrie qui appartenaient encore aux musulmans, tombèrent au pouvoir des chrétiens ; les Turcs abandonnèrent Sidon, Laodicée, Giblet. Lorsque la flotte et l'armée chrétienne parurent devant Beyrouth, la garnison fut surprise et n'osa point se défendre : cette ville renfermait, disent les historiens, plus de vivres qu'il n'en fallait pour nourrir les habitants pendant plusieurs années ; deux grands vaisseaux, ajoutent les mêmes chroniques, n'auraient pu suffire à porter les traits, les arcs et les machines de guerre qui furent trouvés dans la ville de Beyrouth (25). Dans cette conquête, d'immenses richesses devinrent le partage des vainqueurs ; mais le prix le plus doux de leurs victoires fut sans doute la délivrance de neuf mille captifs impatients de reprendre les armes pour venger les longs outrages de leur captivité. Le prince d'Antioche, qui était venu se réunir à l'armée chrétienne, envoya une colombe dans sa capitale, pour annoncer à tous les habitants de sa principauté les triomphes miraculeux des soldats de la croix. Dans toutes les villes chrétiennes, on rendit des actions de grâces au Dieu des armées. Les historiens qui nous ont transmis le récit de ces glorieux événements, voulant peindre les transports du peuple chrétien, se contentent de répéter ces paroles de l'écriture : « Alors Sion tressaillit d'allégresse, et les enfants de Juda furent remplis de joie. »

L'empereur Henri VI dirige ses armées vers la Sicile

Pendant que les croisés poursuivaient ainsi leurs triomphes en Syrie, l'empereur Henri VI profitait de tous les moyens et de toutes les forces que la croisade avait remis entre ses mains, pour achever la conquête du royaume de Naples et de Sicile. Ce pays, que les historiens et les poètes de l'ancienne Rome nous représentent comme le séjour du repos et de la paix, comme le rendez-vous des plaisirs, comme la retraite fortunée des muses latines, avait été, dans le moyen âge, le théâtre de toutes les calamités de la guerre et de tous les excès de la barbarie. Le Xe et le XIe siècle virent tour à tour ces belles contrées en proie à la domination des Grecs, des Arabes et des Francs. Nous ne parlerons point ici de la conquête et des expéditions romanesques de quelques guerriers normands, attirés sur ces bords lointains par la dévotion des pèlerinages et par la fécondité d'une terre favorisée du ciel. Ces farouches guerriers, qu'on pourrait comparer aux compagnons de Romulus, fondèrent d'abord une république militaire où l'on ne reconnaissait d'autre loi que l'épée, d'autre droit que la violence. Du sein même de leurs discordes naquit une royauté qui fît oublier enfin aux peuples désolés de la Sicile et de la Calabre les maux inséparables de l'invasion et de la conquête. Sous la dynastie des princes normands, ce nouvel empire fit quelquefois trembler Constantinople, et triompha des Sarrasins d'Afrique. Des écoles où l'on enseignait les sciences humaines, s'ouvrirent dans les cités de Naples et de Salerne ; les arts et l'industrie de la Grèce enrichirent les villes de Syracuse et de Palerme ; le commerce florissant entretint d'utiles relations avec l'Asie, et les chrétiens delà Palestine, dans leurs périls, furent sou vent secourus par les flottes victorieuses sorties des ports de Bari et d'Otrante.

Toute cette prospérité s'évanouit tout à coup avec la race des princes normands. Le mariage de Constance, dernier rejeton de cette famille, avec l'empereur Henri VI, fournit aux Allemands un prétexte pour porter la guerre dans des contrées objet de leur ambition. Tancrède, fils naturel de Roger, que la noblesse sicilienne avait choisi pour roi, repoussa pendant quatre années les guerriers de la Germanie ; mais, à sa mort, le royaume, resté sans chef, divisé en mille factions opposées, fut de toutes parts ouvert à l'invasion des conquérants. Tel était le pays sur lequel Henri VI voulait établir sa domination. Pour accomplir son dessein, il n'avait pas besoin d'employer toutes les forces de son empire et toutes les rigueurs de la guerre : la clémence et la modération lui auraient suffi pour assurer sa conquête et soumettre à ses lois un peuple désolé ; mais, tourmenté par le sentiment d'une implacable vengeance, il ne fut touché ni du malheur des vaincus, ni de la soumission de ses ennemis. Tous ceux qui avaient montré quelque respect, quelque fidélité pour la famille de Tancrède, furent jetés, par ses ordres, dans des cachots, ou périrent dans d'horribles supplices que lui-même avait inventés. L'armée qu'il conduisait avec lui ne secondait que trop sa politique sombre et farouche ; la paix que les vainqueurs se vantaient d'avoir rendue aux peuples de Sicile, leur causait plus de maux et faisait plus de victimes que la guerre. Falcandus, qui était mort quelques années avant cette expédition, avait déploré d'avance, dans son histoire, les malheurs qui devaient désoler sa patrie ; il voyait déjà les cités les plus florissantes et les riches campagnes de la Sicile, ravagées par l'irruption des barbares.
« 0 malheureux Siciliens, s'écriait-il, il me semble déjà voir les armées turbulentes des barbares frapper de terreur les cités qui jusqu'alors avaient joui de la paix, les dévaster par la mort, les affliger par le pillage, les souiller parleur luxure : ces malheurs de l'avenir m'arrachent des larmes. Les citoyens qui voudront arrêter ce torrent, seront massacrés par le glaive, ou réduits à la plus cruelle servitude ; les vierges seront outragées en présence de leurs parents ; les matrones subiront la même violence, après avoir été dépouillées de leurs plus précieux ornements. Cette antique noblesse qui, abandonnant Corinthe, sa patrie, vint jadis habiter les bords de la Sicile, tombera au service des barbares !
A quoi nous sert d'avoir été autrefois la source des doctrines de la philosophie et l'antique fontaine où s'abreuvait la muse des poètes.
Hélas !
Triste Aréthuse, tes eaux ne serviront plus qu'à tempérer l'ivrognerie des Teutons (26).

Cependant ces guerriers sans pitié portaient la croix des pèlerins ; leur empereur, quoiqu'il n'eût point encore été relevé de son excommunication, se glorifiait d'être le premier des soldats de Jésus-Christ. Henri VI était regardé comme le chef de la croisade et comme l'arbitre suprême des affaires de l'Orient. Le roi de Chypre lui offrait d'être son vassal ; Livon, prince d'Arménie, lui demandait le titre de roi. L'empereur d'Allemagne, n'ayant plus d'ennemis à redouter en Occident, ne s'occupait que de la guerre contre les Turcs : une lettre adressée à tous les seigneurs, les magistrats et les évêques de son empire, les exhortait à presser le départ des croisés (27). L'empereur s'engageait à entretenir une armée pendant un an, et promettait de payer trente onces d'or à tous ceux qui resteraient sous les drapeaux jusqu'à la fin de la guerre sainte. Un grand nombre de guerriers, séduits par cette promesse, prirent l'engagement de traverser la mer et d'aller combattre les infidèles. Henri n'avait plus besoin de leurs services pour ses conquêtes : il s'occupa de les faire partir pour l'Orient. Conrad, évêque de Hidelsheim et chancelier de l'Empire, dont les conseils, dans les guerres de Sicile, n'avaient que trop servi l'ambition et la politique barbare de son maître, fut chargé du soin de conduire en Syrie la troisième armée des croisés.

L'arrivée d'un aussi puissant renfort dans la Palestine, y avait redoublé le zèle et l'enthousiasme des chrétiens. Alors les croisés auraient pu signaler leurs armes par quelque grande entreprise. La victoire qu'ils venaient de remporter dans les plaines de Tyr, la prise de Beyrouth, de Sidon, de Giblet, avaient frappé de terreur tous les musulmans. Quelques-uns des chefs de l'armée chrétienne proposèrent de marcher contre Jérusalem. « Cette ville, disaient-ils, ne peut résister aux armes victorieuses des croisés ; elle a pour gouverneur un neveu de Saladin, qui supporte avec impatience la domination du sultan de Damas et s'est montré plusieurs fois disposé à écouter les propositions des chrétiens » (28). La plupart des princes et des barons ne partageaient point cette espérance et ne pouvaient croire aux paroles des musulmans. On savait que les infidèles, après le départ de Richard Coeur-de-Lion, avaient augmenté les fortifications de Jérusalem (29); qu'une triple muraille et des fossés d'une grande profondeur devaient rendre cette conquête plus périlleuse et surtout plus difficile qu'au temps de Godefroy de Bouillon. L'hiver s'approchait, l'armée chrétienne pouvait être surprise par la saison des pluies et forcée de lever le siège devant l'armée des Turcs. Ces motifs déterminèrent les croisés à renvoyer à l'année suivante l'attaque de la ville sainte.

Il n'est pas inutile de faire remarquer que, dans les armées chrétiennes, on parlait souvent de Jérusalem, mais que les chefs dirigeaient toujours leurs efforts et leurs armes vers d'autres conquêtes. La ville sainte, située loin de la mer, ne renfermait dans ses murs d'autres trésors que des monuments religieux. Les villes maritimes de Syrie avaient d'autres richesses et semblaient présenter plus d'avantages aux conquérants ; elles offraient d'ailleurs des communications plus faciles avec l'Europe, et, si la conquête de Jérusalem tentait quelquefois la piété et la dévotion des pèlerins, celle des cités voisines de la mer devait éveiller sans cesse l'ambition des peuples navigateurs de l'Occident et des seigneurs de la Palestine.

Siège de Toron (Tebnine) 28 novembre 1197 au 2 février 1198

Tous les rivages de la mer, depuis Antioche jusqu'à Ascalon, appartenaient aux chrétiens ; les musulmans ne conservaient plus sur les côtes que la forteresse de Thoron.
La garnison de cette forteresse renouvelait souvent ses incursions dans les campagnes voisines, et, par ses hostilités continuelles, interceptait les communications entre les villes chrétiennes. Les croisés résolurent d'assiéger le château de Thoron avant de marcher contre Jérusalem. Cette forteresse, bâtie par Hugues de Saint-Omer, sous le règne de Baudouin II, était située à une lieue de Tyr, sur une élévation entourée d'escarpements. On ne pouvait y arriver que par un chemin étroit et bordé de précipices. L'armée chrétienne n'avait point de machines qui pussent atteindre la hauteur des murailles. Les traits, les pierres, lancés du bas de la montagne, pouvaient à peine arriver jusqu'aux assiégés, tandis que les poutres, les débris de rochers, précipités du haut des remparts, causaient le plus grand ravage parmi les assiégeants. Dans les premières attaques, les assiégés se jouaient des vains efforts de leurs ennemis, et voyaient, presque sans danger pour eux, échouer contre leurs murailles tous les prodiges de la valeur et les plus meurtrières inventions de l'art des sièges. Cependant les difficultés presque insurmontables qui paraissaient devoir arrêter les croisés ne firent que redoubler leur ardeur (30). Chaque jour ils renouvelaient leurs attaques, chaque jour ils faisaient de nouveaux efforts, et leur opiniâtre bravoure était secondée par de nouvelles machines de guerre. Par des travaux inouïs, ils creusèrent la terre et s'ouvrirent des chemins à travers les rochers; des ouvriers saxons, qui avaient travaillé aux mines de Rammelsberg (33 bis), furent employés à ouvrir le flanc de la montagne. Les croisés parvinrent enfin jusqu'au pied des remparts de la forteresse ; les murailles, dont on démolissait les fondements, s'ébranlèrent en plusieurs endroits, sans être frappées par le bélier, et leur chute, qui semblait tenir du miracle, jeta l'épouvante parmi les assiégés.
Bientôt les musulmans perdirent tout espoir de sa défendre, et proposèrent de capituler ; mais tel était le désordre de l'armée chrétienne, qu'elle avait une multitude de chefs et qu'aucun d'eux n'osait prendre sur lui d'écouter les propositions des infidèles. Henri, palatin du Rhin, les ducs de Saxe et de Brabant, qui avaient une grande considération parmi les Allemands, ne pouvaient se faire obéir que de leurs propres soldats. Conrad, chancelier de l'Empire, qui représentait l'empereur d'Allemagne, aurait pu déployer un grand pouvoir ; mais, affaibli par les maladies, sans expérience de la guerre, toujours enfermé dans sa tente, il y attendait l'issue des combats, et ne daignait pas même assister au conseil des princes et des barons. Lorsque les assiégés eurent pris la résolution de capituler, ils restèrent plusieurs jours sans savoir à quel prince ils devaient s'adresser ; quand leurs députés vinrent au camp des chrétiens, leurs propositions furent écoutées dans une assemblée générale, où l'esprit de rivalité, le zèle imprévoyant et l'aveugle enthousiasme, devaient avoir plus d'empire que la raison et la prudence.

Les députés, dans leurs discours, se bornèrent à implorer la clémence de leurs vainqueurs ; ils promettaient d'abandonner le fort avec toutes leurs richesses, et ne demandaient, pour prix de leur soumission, que la vie et la liberté. « Nous ne sommes pas sans religion, disaient-ils ; nous sommes descendus d'Abraham, et nous nous appelons Sarrasins, de son épouse Sara. »
L'attitude suppliante des députés devait toucher l'orgueil des guerriers chrétiens de Syrie ; la religion et la politique se réunissaient pour faire accepter les propositions qu'on venait d'entendre ; la plupart des chefs étaient disposés à signer la capitulation ; mais quelques-uns des plus ardents Allemands ne pouvaient voir sans indignation qu'on voulût obtenir par un traité ce qu'on obtiendrait bientôt par la force des armes. « Il est nécessaire, disaient-ils, que tous nos ennemis soient frappés de terreur ; si la garnison de cette forteresse périt sous le glaive, les Sarrasins, effrayés, n'oseront plus nous attendre ni dans Jérusalem ni dans les autres villes qui sont encore en leur puissance. »

Comme leur avis n'était point adopté, ces guerriers ardents et fougueux résolurent d'employer tous les moyens pour rompre la négociation, et, reconduisant les députés du château, ils leur dirent : « Défendez-vous ; car, si vous vous rendez aux chrétiens, vous périrez tous au milieu des supplices » (31).
Les chrétiens de Syrie se méfiaient comme de la peste des Allemands, et tout particulièrement de l'archevêque de Mayence, de l'évêque de Hildesheim, et du chancelier de l'Empire, Conrad.

D'un autre côté, ils s'adressaient aux soldats chrétiens, et leur annonçaient, avec l'accent de la colère et de la douleur, qu'on allait faire une paix honteuse avec les ennemis de Jésus-Christ. En même temps, ceux des chefs qui penchaient pour la paix, se répandaient dans le camp, et représentaient à l'armée qu'il était inutile et dangereux peut-être d'acheter, par de nouveaux combats, ce que la fortune ou plutôt la providence elle-même venait offrir aux croisés. Parmi les guerriers chrétiens, les uns se rendaient aux conseils de la modération, les autres ne voulaient rien devoir qu'à leur épée. Ceux qui aimaient mieux la victoire que la paix, couraient aux armes ; ceux qui acceptaient la capitulation, restaient dans leurs tentes. Le camp des chrétiens, où les uns demeuraient dans l'inaction et le repos, où les autres s'excitaient au combat, présentait à la fois l'image de la paix et l'image de la guerre ; mais, dans cette diversité de sentiments, au milieu du spectacle étrange que donnait l'armée, il était facile de prévoir que bientôt on ne pourrait plus ni traiter avec les ennemis, ni les combattre.
Cependant, la capitulation fut ratifiée par les principaux chefs des croisés et par le chancelier de l'Empire. On attendait, dans le camp des chrétiens, les otages que devaient envoyer les musulmans. Les croisés croyaient déjà voir s'ouvrir devant eux les portes du château de Thoron ; mais le désespoir avait tout à coup changé les résolutions des assiégés. Quand les députés venus au camp des chrétiens eurent rapporté à leurs compagnons d'armes ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient entendu ; lorsqu'ils eurent parlé des menaces qu'on leur avait faites et des divisions qui venaient d'éclater parmi les ennemis, les assiégés oublièrent que leurs murs tombaient en ruines, qu'ils manquaient d'armes et de vivres, qu'ils avaient à se défendre contre une armée victorieuse : ils jurèrent tous de mourir plutôt que de traiter avec les croisés. Au lieu d'envoyer des otages, ils parurent en armes sur leurs remparts, et provoquèrent les assiégeants à de nouveaux combats. Les chrétiens reprirent les travaux du siège et recommencèrent leurs attaques ; mais leur courage s'affaiblissait chaque jour, tandis que, chaque jour, le désespoir ajoutait à la bravoure des musulmans. Les assiégés travaillèrent sans relâche à réparer leurs machines, à relever leurs murailles. Tantôt les croisés étaient attaqués dans les souterrains qu'ils avaient creusés, et périssaient ensevelis sous des décombres ; tantôt une grêle de traits et de pierres pleuvait sur eux du haut des remparts. Souvent les musulmans parvinrent à surprendre quelques-uns de leurs ennemis ; ils les entraînaient tout vivants dans la place, les massacraient sans pitié ; les têtes de ces malheureux prisonniers étaient exposées sur les murailles, et lancées ensuite, à l'aide des machines, dans le camp des chrétiens. Les croisés paraissaient tombés dans une sorte d'abattement ; les uns combattaient encore, et se ressouvenaient de leurs serments ; les autres restaient spectateurs indifférents des dangers et de la mort de leurs compagnons et de leurs frères ; plusieurs ajoutaient le scandale des moeurs les plus dépravées à leur indifférence pour la cause de Dieu. On vit alors, dit un historien, des hommes qui avaient quitté leurs épouses pour suivre Jésus-Christ, oublier tout à coup les plus saints devoirs et s'attacher à de viles prostituées ; enfin les vices et les désordres des croisés étaient si honteux, que les auteurs des vieilles chroniques rougissent d'en retracer le tableau. Arnold de Lubeck, après avoir parlé de la corruption qui régnait dans le camp des chrétiens, semble demander pardon à son lecteur ; afin qu'on ne l'accuse pas de faire une satire, il a soin d'ajouter qu'il ne rappelle point de si odieux souvenirs pour confondre l'orgueil des hommes, mais pour avertir les pécheurs et toucher, s'il se peut, le coeur de ses frères en Jésus-Christ.
Bientôt la renommée publia que les royaumes d'Alep et de Damas s'étaient levés en armes ; que l'Egypte avait rassemblé une armée ; que Malek-Adhel, suivi d'une innombrable multitude de guerriers, s'avançait à grandes journées, impatient de venger sa dernière défaite. A cette nouvelle, les chefs des croisés résolurent de lever le siège de Thoron, et, pour cacher leur retraite à l'ennemi, ils ne rougirent point de tromper leurs propres soldats. Le jour de la purification de la Vierge, lorsque les chrétiens se livraient aux exercices de la dévotion, les hérauts d'armes, au sondes trompettes, annoncèrent à tout le camp que le lendemain on devait livrer un assaut général. Toute l'armée chrétienne passe la nuit à se préparer au combat ; mais, le lendemain, au lever du jour, on apprend que Conrad et la plupart des chefs ont quitté l'armée et pris le chemin de Tyr. On se rassemble autour de leurs tentes pour reconnaître la vérité, on s'interroge avec inquiétude. Les plus noirs pressentiments s'emparent de esprit des croisés : comme s'ils eussent été vaincus dans une grande bataille, ils ne songent plus qu'à fuir. Rien n'avait été préparé pour la retraite ; aucun ordre n'avait été donné. Chacun ne voit que son propre péril et ne prend plus conseil que de la crainte : les uns se chargent de ce qu'ils ont de plus précieux, les autres abandonnent leurs armes. Les malades et les blessés se traînent avec peine sur les pas de leurs compagnons ; ceux qui ne peuvent marcher restent abandonnés dans le camp. La confusion était générale : les soldats marchaient pêle-mêle avec les bagages ; ils ne savaient point la route qu'ils devaient suivre et plusieurs s'égaraient dans les montagnes ; on n'entendait que des cris, que des gémissements ; et, comme si le ciel eût voulu marquer sa colère dans ce grand désordre, un violent orage venait d'éclater : d'affreux éclairs sillonnaient la nue, le tonnerre grondait et tombait en éclats, des torrents de pluie inondaient les campagnes. Dans leur fuite tumultueuse, aucun des croisés n'osa détourner ses regards vers cette forteresse qui, peu de jours auparavant, offrait de se rendre à leurs armes : leur terreur ne fut dissipée que lorsqu'ils aperçurent les murailles de Tyr.
L'armée étant à la fin réunie dans cette ville, on se demanda les causes du désordre qu'on venait d'éprouver. Alors un nouveau délire s'empara des chrétiens : les défiances, les haines mutuelles succédèrent à cette terreur panique dont ils venaient d'être les victimes ; les soupçons les plus graves s'attachaient aux actions les plus simples, et donnaient une couleur odieuse aux discours les plus innocents. Les croisés se reprochaient les uns aux autres, comme des torts et comme des preuves de trahison, tous les malheurs qu'ils avaient soufferts, tous ceux dont ils étaient menacés. Les mesures qu'avait pu conseiller un zèle imprévoyant, comme celles qu'avaient dictées la nécessité et la prudence elle-même, étaient à leurs yeux l'ouvrage d'une perfidie sans xemple. Les saints lieux, que les croises naguère semblaient voir avec indifférence, occupaient alors toutes leurs pensées : les plus fervents reprochaient aux chefs de ne porter que des vues profanes dans une guerre sainte, de sacrifier la cause de Dieu à leur ambition, d'abandonner à la fureur des musulmans les soldats de Jésus-Christ. Les mêmes croisés disaient hautement que Dieu s'était déclaré contre les chrétiens, parce que ceux qu'il avait choisis pour conduire les défenseurs de la croix, dédaignaient la conquête de Jérusalem. Les lecteurs se rappellent qu'après le siège de Damas, dans la seconde croisade, on avait accusé l'avarice des templiers et des Francs de la Palestine d'avoir trahi le zèle et la bravoure des guerriers chrétiens. Des accusations aussi graves se renouvelèrent en cette occasion avec la même amertume. Si nous en croyons les vieilles chroniques, Malek-Adhel avait promis à plusieurs chefs de l'armée chrétienne une grande quantité de pièces d'or pour les engager à lever le siège de Thoron. Othon de Saint-Biaise, entre autres, paraît persuadé que les templiers avaient reçu des sommes d'argent pour faire échouer l'entreprise des croisés ; les mêmes chroniques ajoutent que, lorsque le prince musulman leur fit payer la somme convenue, il ne leur donna que de l'or faux, digne prix de leur cupidité et de leur trahison. Les historiens arabes n'ont point accrédité, dans leurs récits, ces accusations odieuses ; mais tel était l'esprit d'animosité qui régnait alors parmi les guerriers chrétiens, qu'ils furent jugés avec plus de sévérité par leurs frères et leurs compagnons d'armes que par leurs propres ennemis.

Enfin la fureur des discordes fut portée si loin, que les Allemands et les chrétiens de Syrie ne purent rester sous les mêmes drapeaux : les premiers se retirèrent dans la ville de Joppé, dont ils relevèrent les remparts ; les autres retournèrent à Ptolémaïs. Malek-Adhel voulut profiter de leurs divisions, et vint provoquer les Allemands au combat. Une grande bataille fut livrée à quelque distance de Joppé. Le duc de Saxe et le duc d'Autriche périrent dans la mêlée. Les croisés perdirent un grand nombre de leurs plus braves guerriers ; mais la victoire se déclara pour eux. Après un triomphe qui n'était dû qu'à leurs armes, l'orgueil des Allemands ne connut plus de bornes ; ils ne gardèrent plus de mesure avec les chrétiens de la Palestine. « Nous avons, disaient-ils, traversé les mers pour défendre leur pays ; et, loin de s'associer à nos travaux, ces guerriers, sans vertu et sans courage, nous ont abandonnés au moment du péril. » Les chrétiens de la Palestine reprochaient à leur tour aux Allemands d'être venus en Orient, non pour combattre, mais pour commander ; non pour secourir leurs frères, mais pour leur imposer un joug plus insupportable que celui des Turcs. « Les croisés, ajoutaient-ils, n'ont quitté l'Occident que pour faire une promenade guerrière en Syrie ; ils avaient trouvé la paix au milieu de nous, ils y laissent la guerre, semblables à ces oiseaux de passage qui annoncent la saison des tempêtes. »
Au milieu de ces fatales divisions, personne n'avait assez de crédit et de puissance pour contenir les esprits et rallier les opinions. Le sceptre de Jérusalem était dans les mains d'une femme ; le trône de Godefroy, si souvent ébranlé, restait sans appui. La religion et les lois perdaient ; chaque jour, leur empire : la violence seule le privilège de se faire respecter ; on n'obéissait plus qu'a la nécessité ou à la force. La corruption et la licence qui régnaient parmi ce peuple appelait encore le « peuple de Dieu », faisaient des progrès si effrayants, qu'on est tenté d'accuser d'exagération les récits des auteurs contemporains et des témoins oculaires.
Dans cet état de décadence, au milieu de ces honteux désordres, les plus sages des prélats et des barons songèrent à donner un chef aux colonies chrétiennes, et conjurèrent Isabelle, veuve d'Henri de Champagne, de prendre un nouvel époux qui consentît à être leur souverain. Isabelle, par trois mariages, avait déjà donné trois rois à la Palestine. On lui proposa d'épouser Amaury, qui venait de succéder à Guy de Lusignan dans le royaume de Chypre. Un historien arabe dit qu'Amaury était un homme sage et prudent, qui aimait Dieu et respectait l'humanité. Ce prince ne craignit point de régner, au milieu de la guerre, des troubles et des factions, sur ce qui restait du malheureux royaume de Jérusalem, et vint partager avec Isabelle les vains honneurs de la royauté. Leur mariage fut célébré à Ptolémaïs avec plus de pompe, disent les historiens, que ne le permettait l'état des affaires. Quoique ce mariage ne pût remédier à tous les maux des chrétiens, il leur donnait du moins le consolant espoir que leurs discordes seraient apaisées et que les colonies des Francs, mieux gouvernées, pourraient retirer quelque fruit des victoires remportées sur les infidèles. Mais une nouvelle qui venait d'arriver d'Occident, devait bientôt répandre un nouveau deuil dans le royaume et mettre un terme aux stériles exploits de la guerre sainte. Au milieu des fêtes qui suivirent le mariage et le couronnement d'Amaury, on avait appris la mort de l'empereur Henri VI le 28 septembre 1197. L'élection d'un nouveau chef de l'Empire allait exciter de violents débats en Allemagne : chacun des princes et des seigneurs allemands qui se trouvaient alors en Palestine, ne songèrent plus qu'à ce qu'il devait craindre ou espérer dans les événements qui se préparaient en Europe. Ils prirent la résolution de retourner en Occident.
Le comte de Montfort et plusieurs chevaliers français venaient d'arriver dans la terre sainte : ils sollicitèrent les princes allemands de différer l'époque de leur retour. Le pape, à la première nouvelle de la mort d'Henri VI, avait écrit aux chefs des croisés pour les conjurer d'achever leur ouvrage et de ne point abandonner la cause de Jésus-Christ. Mais ni les prières du comte de Montfort, ni les exhortations du pape, ne purent retenir les croisés, impatients de quitter la Syrie. De tant de princes partis de l'Occident pour faire triompher la cause de Dieu, la seule reine de Hongrie se montra fidèle à ses serments, et resta avec ses chevaliers dans la Palestine (32). En retournant en Europe, les Allemands se contentèrent de laisser une garnison dans Joppé. Peu de temps après leur départ, cette garnison, qui célébrait la fête de saint Martin, au milieu de tous les excès de l'ivresse et de la débauche, fut surprise et massacrée par les musulmans (33). L'hiver approchait : on ne pouvait tenir la campagne. La discorde ré naît à la fois parmi les chrétiens et parmi les musulmans. De part et d'autre on désirait la paix, parce qu'on ne pouvait plus faire la guerre. Le comte de Montfort conclut avec les Turcs une trêve de trois ans. Ainsi se termina cette croisade, qui ne dura que trois mois et qui ne fut pour les guerriers de l'Occident qu'un véritable pèlerinage. Les victoires des croisés avaient rendu les chrétiens maîtres de toutes les côtes de Syrie ; mais leur départ précipité fît perdre le fruit de leurs conquêtes. Les villes qu'ils avaient conquises restèrent sans défenseurs et presque sans habitants.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

22 — Tous les historiens du temps ont rapporté la mort d'Henri de Champagne, mais tous ne sont pas également d'accord sur la cause de celte fin tragique et sur les circonstances qui l'accompagnèrent.
Bernard le Trésorier dit que Henri de Champagne, étant à une fenêtre de son palais, l'esprit préoccupé, tomba du haut en bas et se tua ; il ajoute que le roi de Jérusalem était sujet à des étourdissements (Bibliothèque des Croisades, t. I). D'après François Pipin, le roi de Jérusalem s'était mis à la fenêtre pour se laver les mains afin d'aller souper ; le serviteur, lorsqu'il vit tomber son maître, se précipita après lui afin qu'on ne l'accusât pas (Ibid.). Albert de Stadt raconte ainsi la mort d'Henri : « Ce prince, se levant la nuit pour uriner, tomba d'une fenêtre, se brisa la tête et expira. Un de ses serviteurs, qui voulut le retenir, tomba après lui et mourut de même. » Roger de Hoveden raconte aussi la mort de Henri de Champagne. Arnold de Lubeck ajoute que ce prince s'était placé sous un portique de son palais pour prendre l'air. (Le latin se sert du mot « exedra » ; d'après Du-cange, c'est une petite chambre attenante au portique.) Le chroniqueur ne manque pas de dire que Dieu se vengea sur le comte Henri de la manière peu fraternelle dont il avait traité les Allemands : Henri, dit-il avait partage les sentiments des barons de la terre sainte, qui enviaient aux Allemands la gloire de délivrer le royaume de Jésus-Christ. Les accusations d'Othon de Saint-Blaise sont encore plus violentes (Voyez Bibliothèque des Croisades, t, I). Le comte Henri étant à Acre tombd d'un lieu élevé et se tua dit l'historien arabe Ibn-Alatir. Bibliothèque des Croisades, ad année 592 de l'hégire.
23 — L'Eleuthère descend des montagnes à la mer en face de l'île d'Aradus nomme en arabe Narhr-el-Kébir (Correspondance d'Orient).
24 — Nous n'avons, sur ce combat, qu'un seul document: c'est la lettre du duc de Saxe à l'archevêque de Cologne, traduite dans les pièces justificatives de ce volume.
25 — Cornérius Herman, Roger de Hoveden et Bernard le Trésorier, ont donné de curieux détails sur la prise de Beiroulh. (Voyez la Bibliothèque des Croisades).
26 — « Teutonicorum ebretatem mitiges » (Hist. Siculoe, Muratori, t, VII).
27 — Nous renvoyons aux pièces justificatives la lettre adressée par Henri VI aux archevêques, évêques et prélats de son empire, pour les exhorter à presser le départ des croisés.
28 — Roger de Hovcden raconte que le commandant musulman de Jérusalem, nommé par Aboulféda le grand Sanker, avait offert aux Francs de leur livrer la ville, et même de se faire chrétien; si le prince musulman eut fait une pareille proposition, on ne voit pas trop pourquoi les chrétiens ne l'auraient pas acceptée. Au reste, Roger est le seul historien qui parle de cette circonstance tout à fait incroyable : les historiens orientaux n'en font point mention.
29 — Othon de Saint-Blaise.
30 — Arnold de Lubeck entre dans les plus grands détails sur le siège de Thoron ; cet historien a été presque le seul guide dans cette partie de notre récit. Nous avons trouvé quelques documents utiles dans l'auteur arabe Ibn-Alatir.
31 — Arnold de Lubeck.
32 — Le père Maimbourg donne les plus grands éloges à la veuve de Bêla. « Cet exemple, dit-il, fait voir ce qu'on a vu assez souvent en d'autres princesses, que la vertu héroïque ne dépend nullement de la qualité du sexe et qu'on peut suppléer à la faiblesse du tempérament et du corps par la grandeur de l'âme et par la force de l'esprit. »
33 — Fuller, historien anglais, parle avec détail de ce désastre. Comme son ouvrage est rare, je vais en traduire le passage qui concerne la fin de cette croisade, et dans lequel le lecteur impartial trouvera les injures grossières d'un ennemi passionné des croisés. « Dans cette guerre, dit-il, on voyait une armée épiscopale qui aurait pu servir pour un synode, où plus véritablement, qui offrait l'image de l'église militante. Plusieurs capitaines retournèrent secrètement chez eux, et, lorsque les soldats voulaient combattre, les officiers s'en allaient. Ce qui resta de cette armée se fortifia dans Joppé. La fête de saintMartin.ee grand saint de l'Allemagne, arriva dans ce temps. Ce saint homme, germain de naissance et évêque de Tours en France, se distingua éminemment par sa charité. Les Allemands changèrent sa charité pour les pauvres en excès pour eux-mêmes, observant le 11 de novembre, de manière qu'on ne devait plus l'appeler un jour saint, mais un jour de festin. La débauche les mit dans un état tel, que les Turcs, tombant sur eux, en égorgèrent près de vingt mille. Ce jour, que les Allemands écrivent en lettres rouges dans leurs calendriers, se teignit de leur propre sang ; et, comme leur camp fut leur boucherie, les Turcs furent leurs bouchers. On pourrait les comparer aux boeufs de la saint Martin, qui différent peu des troupeaux d'ivrognes. » (Nicol. Fuller livre II chap. XVI, p. 135.)
33 bis. — Rammelsberg. Située près des mines de Rammelsberg, la ville de Goslar a tenu une place importante dans la Ligue hanséatique en raison de la richesse des gisements de métaux de Rammelsberg. Du Xe au XIIe siècle, elle est devenue l'un des sièges du Saint Empire romain germanique. Son centre historique, datant du Moyen âge, est parfaitement préservé et comprend environ 1 500 maisons à colombage datant du XVe au XIXe siècle.

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

3 — Siège du Toron (Tibnin) par la Croisade allemande
(28 novembre 1197 au 2 février 1198)

Histoire des Croisades (René Grousset)

Thoron, ou Tibnin Après la reprise de Beyrouth, les Croisés brabançons et allemands et le roi Amaury entreprirent la reconquête de l'intérieur. Leur victoire sur Malik al-Adil au nord de Sidon prouvait qu'ils avaient la supériorité tactique. A ce moment la délivrance de Jérusalem leur paraissait proche. Le 22 novembre 1197, le duc Henri de Brabant l'écrivait de Tyr à l'archevêque de Cologne. Il allait jusqu'à prévoir qu'après la reconquête on favoriserait la colonisation en établissant sur place une partie des Croisés.

L'armée chrétienne cependant ne marcha pas immédiatement sur la ville sainte. Elle alla assiéger, à la frontière de la Phénicie et de la haute Galilée, la forteresse du Thoron, à mi-chemin entre Tyr et le lac de Hulé. Le siège commença le 28 novembre 1197. On s'est étonné de ce parti. Le continuateur de « l'Estoire d'Eracles » prête sa désapprobation à l'empereur Henri VI lui-même, ce qui d'ailleurs est historiquement impossible, puisque Henri VI était mort le 28 septembre et que le siège de Tibnin ne commença que le 28 novembre. « Coment, dist l'empereres, n'avoient-il nule cité où il peussent entendre que assiégier cel chastel ? » A quoi l'envoyé des Croisés répond que leur armée n'était pas numériquement suffisante pour aller assiéger Jérusalem ou Damas, « Sire, il n'i avoit autre cité que Jérusalem ou Damas. Ne n'avions mie tant de gens por tenir siège et por conduire nos caravanes, car moult est grant la multitude des Sarrasins en icele partie. » Sous cette forme l'anecdote ne peut être qu'apocryphe, puisque Henri VI était mort deux mois auparavant, mais elle explique après coup la déconvenue de l'Occident devant l'échec final des Croisés.

A défaut de la marche sur Jérusalem qu'Henri de Brabant avait annoncée comme imminente, le choix de l'ancien Toron comme objectif de l'armée chrétienne n'était pas si mauvais. Dressée sur une colline à pic, la forteresse dominait le pays depuis le Jebel Hûnin jusqu'à la côte tyrienne. Hugue de Saint-Omer, seigneur de Tibériade, l'avait construite en 1107 pour réduire Tyr, encore musulmane. Il fallait la reprendre aujourd'hui pour permettre à Tyr chrétienne de respirer.

Au début le siège fut mené avec énergie, les mineurs chrétiens attaquant avec ardeur la muraille dont un pan s'effondra, ouvrant l'accès de la citadelle. Les défenseurs du Toron, craignant une prise d'assaut, résolurent de se rendre. Leurs représentants descendirent au camp chrétien pour demander l'amân, prêts à livrer la citadelle moyennant sauvegarde des vies et des biens. En même temps que la reconquête d'une place stratégiquement fort importante, la capitulation de Toron allait valoir aux Francs la liberté de 500 esclaves chrétiens, emprisonnés dans la forteresse. Enfin, comme le fait observer « l'Estoire d'Eracles, » la chute du Toron eût entraîné celle de Beaufort (Qal'at al-Shaqîf Arnûn), la forteresse jumelle située de l'autre côté de Nahr Lîtânî. Mais les Allemands ne voulaient entendre parler que d'une reddition à merci, avec possibilité de pillage et de butin. Ils rejetèrent les conditions des assiégés :
Quant les Alemans oïrent ceste euffre, il s'en orgueillirent plus et se tindrent moult durs, et lor distrent que il ne les recevreient mie en tel manière, se il ne se rendeient dou tout à faire et dire lor volonté. Après ce, les Alemans menèrent les messages (messagers) des Sarasins dou chastel sur la mine et lor mostrèrent ce qu'ils avoient fait et lor distrent :
Coment vos recevrons nos à tel fiance ?
Vos estes (déjà) tos nostres !
Après ce, lor douèrent congié.
Le chroniqueur souligne amèrement la faute ainsi commise :
les Alemans se fient moult en lor force et en lor fausse vertu, ne n'orent pitié des esclas (esclaves) crestiens que l'on lor devoit rendre, ne conurent le bien et l'onor qui lor aveneit.

Prête à se rendre quelques heures plus tôt, la garnison musulmane, n'ayant désormais le choix qu'entre la résistance ou la mort, résista. Sur la brèche pratiquée par les mineurs chrétiens elle se défendit si énergiquement que les Croisés ne purent pénétrer dans la citadelle. Toutefois les assiégés renouvelèrent leur offre de capituler, renonçant même à emporter quoi que ce fût, à la seule condition d'avoir la vie sauve. Et déjà, assure « l'Estoire de Eracles, » ils offraient des otages. D'après Eracles le chancelier d'Allemagne, au lieu de conclure sur-le-champ, remit au lendemain l'occupation de la forteresse parce que c'était la veille de Noël et qu'il était tout à ses dévotions. Or le lendemain les assiégés avaient changé d'avis par peur, comme on l'a dit, de la brutalité des Allemands et aussi dans l'espoir d'un prompt secours du sultan al-Adil. Arnold de Lubeck et les autres chroniqueurs allemands imputent à une maladie du chancelier d'Empire le retard apporté à accepter la capitulation, retard qui provoqua un revirement dans l'armée allemande, exigeant une prise d'assaut, suivie de pillage, comme aussi dans les dispositions des assiégés, résolus en ce cas à se défendre à tout prix.

Tandis que « l'Estoire dEracles » attribue à la peur de la brutalité allemande l'hésitation des Musulmans à capituler, Ibn al-Athir « dont la version ne contredit nullement la précédente » prétend que ce furent les barons syriens qui, sachant que les Allemands allaient violer les traités et perpétrer quelque massacre, avisèrent eux-mêmes les assiégés. Quelques-uns des Francs du littoral de Syrie dirent aux Musulmans : « Si vous livrez la citadelle, le chancelier des Allemands vous réduira en captivité et vous fera périr. » « L'Estoire d'Eracles » ajoute simplement que « après que les Sarasins orent livrés les ostages, ils se repentirent tantost (aussitôt), car il doutoient (redoutaient) la cruauté des Alemans. » Les deux textes se complètent assez bien et permettent d'imaginer les inquiétudes des Francs de Syrie. Malgré l'état de guerre résultant de la Croisade allemande, tout espoir d'entente n'était pas perdu entre les Francs de Syrie et Malik-al-Adil, comme l'événement devait le prouver (5). Malik al-Adil, désireux d'avoir les mains libres contre les autres princes ayyûbides, guerroyait assez mollement contre les chrétiens et, au fond, ne demandait qu'à traiter. Les barons de Syrie, satisfaits d'avoir recouvré l'importante place de Beyrouth, n'avaient aucun intérêt à le pousser à bout, surtout à laisser commettre par les Allemands quelque massacre révoltant qui eût instantanément provoqué l'union de tous les Musulmans dans un jihad sans merci.

Débâcle de la Croisade allemande

Du reste la Croisade allemande était en train de provoquer la concentration des forces ayyûbides. Malik al-Adil avait demandé le concours de son neveu, le sultan d'Egypte, Malik al-Azîz qui le 2 février 1198 arriva en Syrie avec une forte armée. Les autres princes ayyûbides « même al-Afefal qu'al-Adil avait réduit à la Transjordanie venaient se ranger sous le drapeau commun. On devine dans ces conditions les sentiments du roi Amaury II. Connaissant le décès de l'empereur Henri VI, il pouvait en déduire le prochain rembarquement des Croisés allemands qui le laisseraient seul avec, sur les bras, la guerre sainte qu'ils avaient déclenchée. Qu'on ne s'étonne pas si lui et les barons syriens redoutaient plus que tout quelque massacre de la garnison de Tibnîn par les Allemands. La circonspection d'Amaury II en toute cette affaire a été remarquée par les Musulmans eux-mêmes.

D'après Eracles comme d'après les chroniqueurs arabes, l'approche des armées ayyûbides, jointe à la nouvelle de la mort de l'empereur Henri VI, détermina les Allemands à lever le siège du Toron. En réalité, pour ce qui est de la mort d'Henri VI, elle devait être depuis longtemps connue puisqu'elle remontait à quatre mois, mais il est certain que sa disparition et surtout la guerre de succession qui éclata alors en Allemagne entre Philippe de Souabe et Otton de Brunswick enlevaient aux Croisés allemands tout espoir d'être secourus par l'empire germanique. Comme au lendemain de la mort de Frédéric Barberousse, toute leur ardeur guerrière et même toute leur valeur militaire disparurent du jour au lendemain; ils levèrent précipitamment le siège et retournèrent à Tyr. A dire vrai, quand la troupe se préparait encore à recevoir courageusement l'armée ayyûbide, le chancelier d'Empire et les princes allemands avaient donné l'exemple de la fuite (2 février 1198). Dans ces conditions la retraite prit les allures d'une débandade, comme l'avoue Arnold de Lubeck : « Tandis que la troupe se préparait courageusement à la lutte, écrit l'annaliste allemand, voilà le bruit qui se répand que le chancelier et les autres princes, abandonnant le siège, ont secrètement fait leurs bagages, constitué un convoi et sont partis pour Tyr. Aussitôt l'armée en fait autant et qui à cheval, qui à pied, reprend dans le plus grand désordre et le plus grand abattement le chemin de Tyr. » Le continuateur de Guillaume de Tyr, qui tout à l'heure nous montrait les Allemands prêts à tout massacrer, juge en deux lignes leur brusque effondrement moral : « Si se départirent come ciaus qui avoient perdu les cuers et la volenté par la mort de lor seignor... Si s'en allèrent à Sur tout ausi come se il fucent desconfit, que onques n'i atendi li unz l'autre. »

La Croisade allemande de 1197 avait causé un réel malaise dans l'Orient latin, d'autant qu'on sentait derrière elle la menace de tutelle germanique, le « Drang nach Osten des Hohenstaufen. » Amaury II lui-même avait dû, selon les termes de Roger de Hoveden, accepter de devenir « l'homme de l'empereur Henri VI. » Le ton de « l'Estoire d'éracles » envers les Croisés allemands montre bien que ces projets de mainmise germanique éveillaient déjà l'inquiétude et rencontraient l'opposition sourde de la noblesse française coloniale, opposition qui éclatera au grand jour trente ans plus tard, lorsque l'empereur Frédéric II, fils d'Henri VI, viendra à Chypre et en Syrie appliquer le programme oriental de son père. Il y avait là « si l'on peut employer le mot pour cette époque » comme une question de tempérament. Les barons de Syrie qui s'entendaient si bien avec les Croisés de France, de Wallonie, d'Angleterre ou d'Italie, se trouvaient tout de suite en état de moindre amitié avec les Croisés teutons : la lecture des chroniques franques, d'éracles aux Gestes des Chiprois, est édifiante à cet égard. Quand au désaccord des tempéraments viendront s'ajouter les visées impérialistes des Hohenstaufen, visées qui menaçaient tout simplement de défranciser Chypre et le royaume d'Acre, le péril germanique sera considéré par les barons de Syrie comme un danger presque aussi grave que le péril musulman. Du moins en 1197 la disparition prématurée d'Henri VI et la débâcle de la Croisade allemande l'écartèrent pour plus de vingt ans.

Rétablissement de la paix entre Amaury II et Malik al-Adil (1 juillet 1198)

Cependant la débâcle de la Croisade allemande laissait sur les bras d'Amaury II la guerre sainte, que les Allemands avaient rallumée. Par bonheur Amaury et les barons syriens avaient conduit cette guerre en évitant, malgré les Croisés germaniques, tout ce qui aurait pu attiser par trop le fanatisme du Jihad. Du reste Malik al-Azîz fut rappelé en Egypte par des troubles. Quant à Malik al-Adil, le principal intéressé, il souhaitait la paix pour avoir les mains libres dans les affaires musulmanes. Au lieu d'accabler les Francs de Syrie, maintenant privés de leurs alliés d'0ccident, il consentit à renouveler les trêves avec Amaury II, aux conditions jadis convenues entre Richard et Saladin, mais en reconnaissant aux Francs leurs nouvelles conquêtes : Beyrouth et Gibelet (Jebail). Conquêtes précieuses d'ailleurs, dont il faut se garder de diminuer l'importance puisque leur possession assurait aux Francs la continuité entre le royaume d'Acre et le comté de Tripoli. A défaut du royaume palestinien des Baudouin et des Foulque, désormais perdu, c'était un état du Liban que les Francs reconstituaient à leur profit, un Liban englobant d'ailleurs au sud la côte du Carmel et du Saron.
Le traité de paix entra en vigueur le 1er juillet 1198.
Sources : René Grousset, Histoire des Croisades et du Royaume Franc de Jérusalem

4 — Analyse de la quatrième croisade

Cette quatrième croisade, dans laquelle toutes les forces de l'Occident vinrent échouer contre une petite forteresse de la Syrie, et qui nous présente l'étrange spectacle d'une guerre sainte dirigée par un monarque excommunié, offre à l'historien moins d'événements extraordinaires, moins de grands malheurs que les expéditions précédentes. Les armées chrétiennes, qui ne firent qu'un séjour passager en Orient, n'éprouvèrent ni la disette ni les maladies qui avaient désolé les croisés dans les expéditions précédentes. La prévoyance et les soins de l'empereur d'Allemagne, devenu maître de la Sicile, pourvurent à tous les besoins des croisés, dont les exploits devaient servir ses projets ambitieux et qu'il regardait comme ses propres soldats.
Les guerriers allemands, qui composaient les armées chrétiennes, n'avaient point les qualités nécessaires pour s'assurer les avantages de la victoire. Toujours prêts à se jeter aveuglément au milieu des périls, ne comprenant point qu'on puisse allier la prudence au courage et ne reconnaissant d'autre loi que leur volonté ; soumis aux chefs qui étaient de leur nation et méprisant tous les autres ; pleins d'un indomptable orgueil qui leur faisait dédaigner le secours de leurs alliés et les leçons de l'expérience, de pareils hommes ne pouvaient faire ni la paix ni la guerre (34).

Lorsque l'on compare ces nouveaux croisés aux compagnons de Godefroy et de Raymond, on retrouve en eux la même ardeur pour les combats, la même indifférence pour le danger ; mais on ne leur trouve plus cet enthousiasme qui animait les premiers soldats de la croix à la vue des saints lieux. Jérusalem, toujours ouverte alors à la dévotion des chrétiens, ne voyait plus dans ses murs cette foule de pèlerins qui, au commencement des guerres saintes, s'y rendaient de toutes les parties de l'Occident. Le pape et les chefs de l'armée chrétienne défendaient aux croisés d'entrer dans la ville sainte avant de l'avoir conquise. Les croisés, qui ne se montraient pas toujours aussi dociles, obéirent sans peine à cette défense. Plus de cent mille guerriers qui avaient quitté l'Europe pour délivrer Jérusalem, revinrent dans leurs foyers sans avoir eu peut-être la pensée de visiter le tombeau de Jésus-Christ, pour lequel ils avaient pris les armes. Les trente onces d'or promises par l'empereur à tous ceux qui passeraient la mer pour combattre les infidèles, augmentèrent beaucoup le nombre des croisés, ce qui n'était point vu dans les précédentes expéditions, où la foule des soldats de la croix ne pouvait être entraînée que par des motifs religieux. Dans les autres guerres saintes, il était entré plus de religion que de politique : dans cette croisade, quoiqu'elle eût été directement provoquée par le chef-dé l'église et qu'elle fût, en grande partie, dirigée par des évêques, on peut dire qu'il entra plus de politique que de religion. L'orgueil, l'ambition, la jalousie, les passions les plus honteuses du coeur humain, n'essayèrent pas même, comme dans les précédentes expéditions, de se couvrir d'un voile religieux. L'archevêque de Mayence, l'évêque de Hildesheim, et la plupart des ecclésiastiques qui avaient pris la croix, ne firent admirer ni leur sagesse ni leur piété, et ne se distinguèrent par aucune qualité personnelle. Le chancelier de l'Empire, Conrad, revenu en Allemagne, y fut poursuivi par les soupçons qui s'étaient attachés à sa conduite pendant la guerre : lorsque, longtemps après son retour, il tomba sous les coups de plusieurs gentilshommes de Wurtzbourg conjurés contre lui, le peuple regarda cette mort tragique comme une punition du ciel (35).

Henri VI, qui avait prêché la croisade, ne vit dans cette expédition lointaine qu'un moyen et une occasion d'accroître sa puissance et d'étendre son empire. Tandis que la chrétienté adressait au ciel des prières pour une guerre sainte dont il était l'âme et le mobile, il poursuivait une guerre impie, désolait un pays chrétien pour l'asservir à ses lois, et menaçait les peuples de la Grèce. Le fils de Tancrède fut privé de la vue et jeté dans les fers ; les filles du roi de Sicile furent emmenées en captivité. Henri poussa si loin les excès de la barbarie, qu'il irrita ses proches et qu'il trouva des ennemis dans sa propre famille. Lorsqu'il mourut, le bruit se répandit en Occident qu'il avait été empoisonné : les peuples qu'il avait rendus malheureux ne pouvaient croire que tant de cruautés fussent restées impunies ; ils publièrent que la providence s'était servie de la propre épouse de l'empereur pour lui donner la mort et pour venger toutes les calamités qu'il avait répandues sur le royaume de Naples et de Sicile. A l'approche de son trépas, Henri se ressouvint qu'il avait persécuté Richard, qu'il avait retenu un prince croisé dans les fers, malgré les sollicitations du père des fidèles ; il se hâta d'envoyer au roi d'Angleterre des ambassadeurs chargés de lui faire une réparation solennelle d'un aussi grand outrage. Après sa mort, comme il avait été excommunié, on crut devoir s'adresser au Saint-Siège pour obtenir la permission de l'ensevelir en terre sainte : le pape se contenta de répondre qu'on pouvait l'enterrer parmi les chrétiens, mais qu'auparavant il fallait faire beaucoup de prières pour fléchir la colère de Dieu.

En s'emparant des plus belles contrées de l'Italie par la perfidie et la violence, Henri préparait à ce malheureux pays des révolutions qui devaient se renouveler d'âge en âge (36). La guerre odieuse qu'il avait faite à la famille de Tancrède, devait enfanter d'autres guerres funestes à sa propre famille : en s'éloignant de l'Allemagne avec ses armées, Henri laissa se former des partis puissants qui, à sa mort, se disputèrent avec animosité le sceptre impérial, et firent à la fin éclater une guerre dans laquelle les principaux états de l'Europe furent entraînés. Ainsi cette quatrième croisade, bien différente des autres guerres saintes, qui avaient contribué à maintenir ou à rétablir la paix publique en Europe, divisa les états de la chrétienté sans avoir ébranlé la puissance des Turcs, et ne fit que jeter le trouble et la confusion dans plusieurs royaumes de l'Occident.
Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

Notes

34 — Chronique d'Usberg, (Bibliothèque des Croisades, t. III).
35 — Le père Maimbourg donne à Conrad, pendant la croisade, le titre d'évêque de Wurtzbourg : nous avons redressé cette erreur dans une note ; que renvoyons, a cause de son étendue, aux pièces justificatives. Cette note referme quelques détails sur la vie politique et privée de Conrad.
36 — On verra, dans la suite, ce que la Sicile coûta d'embarras et de malheurs à Frédéric II.

Sources : Joseph-François Michaud - Histoire des Croisades. Dezorby, E. Magdeleine et Cie Editeurs. 1841

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