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Procès des Templiers, Jules Michelet, Lavocat, Trudon-des-Ormes, Templiers par région

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    Premier discours de Guillaume de Plaisians

    l. — Esquisse du discours prononcé au premier consistoire de Poitiers (29 mai 1308)

    Au nom de Dieu, amen. Le Christ triomphe, le Christ règne, le Christ commande.

    Après cette victoire universelle remportée sur le bois de la croix contre l'antique ennemi pour la défense de son Eglise et la rédemption du genre humain par le Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui règne et commande et qui mérite, plus que les autres, d'être, par antonomase (1) et par excellence, dit et appelé roi (tant parce qu'il est le fils du Roi des rois, c'est-à-dire de Dieu le Père —qui est et fut et sera éternellement et toujours roi du ciel et de la terre, Roi des rois et Seigneur des souverains — que parce qu'il s'est incarné et qu'il est né de la Vierge Marie, sa mère, qui elle même est de souche royale, cette reine à qui on ne trouva jamais sa semblable et qui n'en aura aucune dans l'avenir) et qui mérite même d'être appelé empereur, parce qu'il commande à tous sous le soleil, aux anges, aussi bien qu'aux bons et aux mauvais esprits et même à tous les éléments et qu'il n'est commandé par personne, Jésus n'a pas remporté sur les ennemis de son Eglise et de la foi orthodoxe une victoire particulière aussi admirable, grande et rapide, aussi utile, nécessaire, comme il l'a fait tout récemment, ces jours-ci, par le moyen de ministres... à ce délégués, en découvrant miraculeusement dans l'affaire des perfides Templiers leur perversité hérétique longtemps cachée, pour le péril des âmes, le renversement de la foi et la destruction de l'Eglise.

    C'est pourquoi, pour rendre ladite victoire manifeste à vous, très saint Père, qui êtes l'évêque universel de Rome et du monde, le vicaire spirituel sur la terre du très haut souverain Jésus-Christ, et à vos frères, qui sont les colonnes de la sainte Eglise de Dieu, et, par vous et par eux, à tous les chrétiens, monseigneur le roi de France, vicaire temporel en son royaume dudit roi Jésus-Christ, vient, sain et entier, c'est-à-dire avec tous ses membres, — les prélats, les chapitres, tout le clergé et l'Eglise, les barons et les chevaliers, les communautés et les fidèles du peuple de son royaume, — en présence de votre vénérable Sainteté, en suivant les traces de ses prédécesseurs, en témoignant à sa mère l'Eglise romaine et à votre siège la révérence dévote qui lui est due, sans intention d'assumer lui-même, non plus que ses prélats, ses barons, son peuple, le rûle d'accusateur, de dénonciateur, d'instructeur ou de promoteur en forme de procès contre qui que ce soit, mais comme zélateurs de la foi catholique, défenseurs de l'Eglise, remparts de Jérusalem et extirpateurs de la perversité hérétique, pour vous annoncer ladite victoire, en mettre en lumière la substance et la forme.

    Donc cette victoire fut horrible et terrible au commencement de la lutte, joyeuse et admirable dans son développement, claire, notoire et indubitable dans son issue. Et il ne reste rien d'autre à faire, sinon que, pour en assurer l'achèvement, aide soit prêtée par vous, pieux Père, et par d'autres à qui il appartient au moyen de remèdes nécessaires et convenables, pour qu'elle soit communiquée aux chrétiens comme très nécessaire et utile et manifestée à tous les peuples.

    Elle fut horrible et terrible pour le seigneur roi et pour les autres ministres du Christ, dès son commencement, pour quatre raisons: 1 Premièrement, à cause de la condition des dénonciateurs, parce qu'ils étaient des hommes de bien petit état (2) pour mettre en train une si grande affaire.

    2 Secondement, à cause de la grandeur et de l'immensité des richesses et de la puissance, de la condition des accusés de l'ordre et de leurs adhérents.

    3 Troisièmement, à cause de l'inhumanité des crimes par lesquels, s'ils étaient vrais, la nature divine et humaine se trouvait bouleversée.

    4 Quatrièmement, à cause des liens de dilection, de fidélité et de dévotion par lesquels ils étaient unis au seigneur roi, comme à leur principal patron et seigneur temporel; et parce que le seigneur roi les traitait — et ses prédécesseurs avaient fait de même — avec une faveur et une grâce spéciale et que, plus qu'en d'autres personnes revêtues de l'habit religieux, il avait en eux une confiance particulière.

    Là-dessus on exposera publiquement toute la procédure du roi, depuis le commencement de l'information secrète faite par lui et ensuite par l'inquisiteur et le conseil mûri tenu à Pontoise jusqu'au temps où l'on ordonna leur arrestation.

    Cette victoire fut joyeuse et admirable: 1 Parce que Dieu a choisi des ministres de cette victoire tels qu'ils ne recherchent pas quels sont, en cette affaire, leurs avantages, mais quels sont ceux du Christ, éloignant d'eux-mêmes toute cupidité et toute vaine gloire. Et qu'on dise ici l'intention du roi et ce qu'il a ordonné touchant les biens. En effet, aucun autre vivant n'aurait osé faire une chose aussi grande; et lui-même y est tenu pour beaucoup de raisons, surtout parce qu'il l'a juré à son couronnement.

    2 Parce que le Christ semble avoir agi miraculeusement de telle sorte que, du royaume de France, élu et béni par le Seigneur avant les autres royaumes du monde, il vous a élevé comme successeur de l'apûtre Pierre, pour que vous soyez présent dans le royaume susdit avec votre curie, avec le roi susdit; et il vous a unis l'un à l'autre et tous deux à lui-même corps et âme, afin que le courage de l'un et de l'autre unis ensemble combattît constamment pour lui.

    3 Parce qu'il amena tous les dignitaires de l'ordre criminel de diverses parties du monde, sous le prétexte d'une autre affaire, dans ledit royaume, pour y affronter la justice au sujet de ce qui précède (3).

    4 Parce que le maître, avec tous les autres dignitaires avant leur arrestation, en s'excusant auprès du roi et en cachant ses erreurs autant qu'il pouvait et en faisant connaître de vive voix leur règle et leurs secrets en présence des autres qui approuvaient, confessa une hérésie manifeste touchant le sacrement des clefs et de la confession sacramentelle (4).

    5 Parce que, lors de leur arrestation, quelques-uns d'entre eux, par crainte des accusations dont ils étaient l'objet, désespérant de la miséricorde du Christ, se pendirent, que d'autres se tuèrent, que d'autres se précipitèrent.

    6 Parce que, au même moment, tous, à l'exception de très peu, en diverses parties du royaume, dans tous les bailliages et les sénéchaussées, ont confessé spontanément et entièrement ce qui précède et presque toujours sans rien savoir les uns des autres et parce qu'en substance les confessions sur tous les articles sont concordantes; et pourtant ils n'étaient pas interrogés sur des points déterminés et ceux qui se trouvaient dans un bailliage ou une sénéchaussée ne savaient rien des autres. — Voir, de même, le langage que le maître de l'ordre tint en public en présence de l'Université de Paris (5). — Cf. le Templier d'Uzès et celui de Carcassonne et beaucoup d'autres qui se sont signalés par des miracles notoires (6).

    7 Parce qu'il y eut chez eux une persévérance dans les aveux, si prolongée et répétée, tantût en présence des évêques, parfois en présence de leurs officiaux et d'autres personnes religieuses, et, en présence du clergé et du peuple, une confession renouvelée. — Quelques-uns, à la vérité, après leur confession spontanée et souvent renouvelée en présence de diverses personnes durant un grand intervalle de semaines et de mois, et après y avoir persévéré longtemps, la révoquèrent après collusion entre eux, comme l'ont appris les seigneurs cardinaux envoyés à Paris (7) et, grâce aux encouragements qu'ils ont reçus oralement et par écrit de certaines personnes dont les noms seront dévoilés en leur lieu et en leur temps, et dont certains des plus considérables passent pour être de ce pays. Et les uns sont corrompus par l'argent, d'autres sont déterminés par des sentiments déréglés et ils peuvent craindre, à juste titre, la peine des fauteurs d'hérésie.

    8 Parce que, après les confessions générales et concordantes de tous, d'autres, spontanément, ont confessé, longtemps après, des énormités. Et ici il y aura lieu de dire ce que cinq d'entre eux ont confessé devant l'archevêque de Sens et trente d'entre eux devant l'évêque de Maçon et qu'un de ces cinq passa à Dieu (du moins plaise au ciel!) en persévérant dans sa confession à l'article de la mort.

    Cette victoire s'est maintenue claire et indubitable: 1. Parce qu'ils sont convaincus par un grand nombre de témoins et que l'ordre est vaincu.
    2. parce qu'ils ont avoué dans tant de confessions que cela rend la chose notoire.
    3. à cause de la rumeur publique s'élevant contre eux, parce qu'elle est commune à tout le royaume, et même au monde entier.
    4. parce que non seulement la chose est notoire en droit, mais encore parce qu'elle est notoire en fait pour tous.
    5. par des actes publics et des écritures authentiques scellées de sceaux authentiques.
    6. par le témoignage incontestable d'un prince si grand et si catholique, ministre du Christ en cette affaire, en qui, pour ce qui est de la foi, il faut croire.
    7. par le témoignage de tant de pontifes catholiques qui, pour eux-mêmes, en leur nom et au nom de toute l'Eglise gallicane, le déclarent notoirement.
    8. par la clameur de tant de barons et de tant de gens du peuple de ce royaume.

    Par des présomptions fondées, par divers indices parfaitement clairs et des conjectures vraisemblables qui, unis en un faisceau, suffiraient à rendre la chose incontestable, abstraction faite d'autres faits antérieurs:
    1 Parce que, depuis un temps immémorial, les peuples ont annoncé que dans leur réception secrète ils commettaient quelque chose d'illicite et que pour cette raison ils étaient, avec vraisemblance, suspects à tous, publiquement et notoirement.
    2 Parce qu'ils ne révélaient pas aux évêques de l'Eglise romaine les secrets de leur ordre.
    3 Parce qu'ils tenaient leurs chapitres et leurs assemblées de nuit, ce qui est la coutume des hérétiques, et que qui agit mal hait la lumière.
    4 Parce que, par les fruits de leur action, nous pouvons les connaître, puisqu'on dit que la Terre Sainte fut perdue à cause de leur défaillance et qu'ils ont conclu souvent des accords secrets avec le sultan et que, dans leurs maisons, ils n'accordaient ni hospitalité ni aumûnes et ne faisaient aucune autre œuvre de charité: toute leur attention était employée à acquérir, à plaider et à se quereller; c'est ainsi qu'ils promettaient d'agir soit légalement, soit illégalement, comme il appert des dépositions de certains d'entre eux.
    5 Parce que les uns, arrêtés comme suspects d'hérésie et mis en accusation, ont échappé de prison; parce que d'autres, bien que cités, n'ont pas comparu; parce que d'autres encore, que le souverain pontife romain lui-même avait ordonné de saisir, se sont enfuis (8) : quelques-uns d'entre eux sont des brigands dans les forêts, d'autres des pillards sur les routes, d'autres des meurtriers, d'autres encore menacent de la mort, par le glaive ou par le poison, les juges et les ministres commis à cette affaire.

    6 Parce que, dans beaucoup de parties du monde, ils ont fortifié leurs châteaux contre l'Eglise et son bras et qu'ils ont dérobé et dilapidé ses biens, qu'ils les ont dissipés, y compris les vases sacrés eux-mêmes.

    7 Parce qu'aucun, ou bien peu, même de ceux qui habitaient hors du royaume de France, n'a offert de se justifier, quoiqu'un ordre général émanât de ce siège de les arrêter tous comme suspects d'hérésie, et qu'au contraire beaucoup d'entre ceux qui habitaient dans les royaumes d'Espagne sont passés tout à fait aux Sarrasins.

    De ce qui précède on conclut nécessairement que les faits susdits sont notoires, clairs, indubitables, plus clairs que la lumière de midi, et que, d'ailleurs, ils ne peuvent ni ne doivent être révoqués en doute par aucune personne qui soit vraiment catholique et qui veuille éviter le péril de favoriser l'hérésie, étant données surtout les choses manifestées miraculeusement par Dieu, comme il est dit plus haut, par l'intermédiaire dudit prince très chrétien et de ladite Eglise de France, des barons et de tout le peuple dudit royaume. Bien plus, même si un animal stupide divulguait cela, qui est clair et prouvé, il n'y aurait pas lieu d'en discuter davantage.

    Ainsi, la cause de la foi, que protègent toutes les lois, doit être secondée spécialement par le pontife romain; et, dans ce procès, toutes les règles du droit sont trompeuses. Il ne faut pas s'inquiéter de savoir comment, de quelle façon, en présence de qui la vérité est découverte, pourvu qu'elle soit découverte, comme elle l'est, et le pontife romain doit s'en inquiéter moins que tout autre, lui qui n'est lié par aucun lien (9).

     

    2. - Second discours (14 juin 1308) (19)

    Très saint Père, vous connaissez ce qui est écrit par Dieu, notre maître, créateur de notre monde et qui n'a pas péché: Qui de vous m'accusera de péché ?. S'adressant en effet au peuple juif, il a laissé cette parole en exemple à ses futurs vicaires dans l'Eglise de Dieu, afin que, s'ils venaient à pécher, ils ne dédaignent pas, à cause de leur dignité éminente, d'être accusés de péché, à l'exemple du bienheureux Pierre, qui fut repris non seulement deux fois par Dieu, mais le fut ensuite aussi par Paul, et afin qu'ils dédaignent encore moins de recevoir parfois et volontiers des petits un conseil quelconque en vue de la conduite à tenir pour éviter le péché et conséquemment le scandale. Mieux vaut, en effet, intervenir avant qu'une affaire ne soit compromise que de rechercher un remède après ; et le Seigneur peut révéler aux petits, selon la parole divine, ce qui peut être profitable aux grands.

    Saint Père, voici que se présente l'affaire des Templiers. Une clameur puissante s'élève vers Dieu et vers vous, qui êtes son lieutenant: maintenant l'ivraie peut être séparée de la moisson, enlevée et jetée au feu. Le roi catholique, le roi de France, non comme accusateur, dénonciateur ou promoteur spécial, mais comme ministre de Dieu, champion de la foi catholique, zélateur de la foi divine pour la défense de l'Eglise conformément aux traditions des saints Pères, sur quoi il est tenu de rendre compte à Dieu (quoique la plupart lui aient suggéré d'extirper l'hérésie des Templiers de sa propre autorité3, comme on sait qu'il a été prescrit par Dieu et institué par les saints Pères; et si quelque autorité a statué à l'encontre, il ne faudrait pas la suivre, mais obéir plutût à Dieu et à ses préceptes), le roi donc, s'adressant à Votre Révérence en fils respectueux, a requis de vous trois choses assurément nécessaires à l'extirpation de la perfidie susdite: la première est que vous preniez soin de stimuler les prélats ordinaires de son royaume et les autres prélats des autres royaumes pour que, dans leurs diocèses respectifs, ils exercent leur office relativement aux personnes du Temple en particulier (10) ; la seconde est que la suspension que vous avez prononcée contre les inquisiteurs de l'hérésie établis par l'autorité apostolique doit être révoquée (12) ; la troisième est que ledit ordre des Templiers, qui doit être plutût considéré comme une secte condamnée, doit, par provision apostolique, être entièrement rejeté de l'Eglise, comme un vase vraiment inutile et plein de scandale.

    Là-dessus Votre Sainteté a répondu d'une façon générale, sans cependant dire rien de précis du cas particulier; vous avez vu que les esprits des auditeurs présents en avaient été considérablement surpris et que cela avait déterminé chez tous un grave scandale. Car les uns vous soupçonnent de vouloir favoriser les Templiers, comme on le dit de quelques-uns de vos frères ; on sait que, de cela, les Templiers, en plusieurs endroits, se sont vantés en parole et par écrit (13). D'autres, en revanche, mettent en doute le péché des Templiers, qui est clair et certain, voyant que vous avez répondu comme si vous en doutiez. Au reste, il doit être rapidement pourvu à l'un et à l'autre scandale par Votre Sainteté, afin que, comme vous avez vraiment une inclination pour le juste et pour le bien, vous le prouviez par des actes et qu'ainsi vos œuvres brillent aux yeux des hommes pour glorifier Dieu le Père, selon la doctrine de Jésus-Christ.

    Quoique, en effet, quand on ne peut intervenir dans un tel scandale sans péché ou sans oubli du salut éternel, il faille répondre au sujet des auteurs du scandale: Laisser faire, parce que ce sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles, et qu'il n'y ait pas lieu dès lors de s'occuper du scandale, cependant, quand on peut intervenir sans péché, même s'il était par ailleurs avantageux et licite de ne pas le faire, on doit intervenir aussitût, comme le conseillent l'Evangéliste, la doctrine apostolique et canonique; ou bien, alors, comme l'a dit l'Apûtre, Vous tue, quoique injustement, les âmes de ceux qui sont scandaleux et pour le salut de qui le Christ est mort. Et c'est pour cela que le Seigneur a payé pour lui et a ordonné de payer le tribut, afin que d'autres qui ne le connaissaient pas en tant que Dieu ne fussent pas scandalisés en lui. Ainsi l'Apûtre, qui avait approuvé la consommation des viandes et des autres aliments, dit cependant de supprimer les cérémonies, parce qu'il ne mangerait plus de viande à l'avenir, pour ne pas scandaliser son frère, pour ne pas tuer l'âme de son frère pour qui est mort le Christ; et de même Dieu a dit: Si ton œil t'a scandalise, etc. Celui-là me scandalise qui scandalise mon frère; car nous sommes un seul corps dans le Christ, nous sommes des membres qui souffrons les uns pour les autres et l'un des membres du corps ne peut souffrir sans que les autres souffrent, comme l'Apûtre le rapporte ailleurs si bien.

    Ainsi, père de famille de la maison de Dieu, vous savez qu'à l'heure présente le diable, comme un voleur, est venu pour percer votre maison. Déjà il vous a soustrait furtivement des brebis du Temple changées en loups, et il s'efforce d'enlever celles qui sont restées dans le troupeau; il a percé votre maison, que vous aviez édifiée, avec les fidèles en guise de pierres, sur le Christ, qui en est la pierre angulaire. Veillez donc; que le sommeil ni la terreur ne s'emparent de vous, mais opposez-vous au voleur, comme un mur pour la défense de la maison de Dieu; mettez en fuite le voleur, supprimez le scandale de la sainte Eglise de Dieu en bannissant les pervers et en réconfortant en même temps les autres par la parole, par les œuvres, par l'exemple.

    Que si vous ne le faites pas promptement, considérez quelle grande confusion s'ensuivra pour Votre Sainteté; grande assurément, parce que les princes et les peuples, voyant que vous ne le faites pas, le feront eux-mêmes, à défaut de vous. En effet, c'est de la foi catholique que nous vivons; c'est en elle que consiste ce que nous sommes: un seul corps avec le Christ; c'est d'elle et par elle que nous sommes appelés, en notre Seigneur le Christ, les fils de Dieu, selon ce que dit Jean dans l'Evangile1 et, par conséquent, ses héritiers, si nous sommes ses fils, selon l'Apûtre.

    Qui donc, par conséquent, peut renier la foi catholique, la renverser, sans atteindre toute la vie et toute la substance de chacun de nous ?. Qui peut atteindre gravement la tête, c'est-à-dire notre Jésus-Christ, bien plus, la frapper en s'efforçant de la couper complètement, sans s'attaquer au corps tout entier ?. Si donc la main droite, c'est-à-dire le bras ecclésiastique, se soustrait à la défense de ce corps sacré, est-ce que le bras gauche, c'est-à-dire la justice temporelle, ne se lèvera pas pour sa défense ?. Et si les bras manquent l'un et l'autre, est-ce que les autres membres, les pieds et les autres parties du corps, par exemple les peuples, ne se lèveront pas pour la défendre, à cause de la nécessité ?. Là, en effet, où il y a péril et où il n'y a pas de juge, de défenseur ou de ministre, n'importe qui doit se défendre et défendre aussi son plus proche voisin; car, s'il ne le faisait pas, il s'exposerait à la damnation, comme l'enseignent le droit civil et les décrets des saints Pères. Ce qui, en effet, est commis au préjudice de Dieu, est considéré comme une injure pour tous, ainsi qu'il est écrit. Donc, de ce qui précède, il résulterait que vous abandonneriez à un autre votre gloire attachée au service de Dieu, ce qui serait honteux pour vous.

    Secondement, une confusion plus grave s'ensuivrait. En effet, vous tombez dans un grave péril pour votre situation si vous différez seulement l'affaire. L'agresseur, en effet, est menaçant; si vous ne le repoussez pas rapidement, il prendra des forces; bien plus, il est a craindre qu'il ne remporte la victoire. Si donc vous tardez à intervenir, on ne peut nier que vous ne favorisiez vos adversaires, par quoi vous tombez sous l'accusation d'être leur partisan. Anastase, en soi, fut un bon pape; il voulait révoquer secrètement l'hérétique Acace, qu'il avait lui-même condamné; il n'acceptait pas autrement ses erreurs, mais, parce qu'il procédait avec tiédeur et que, dans la cause de la foi, il ne se montrait pas fervent comme il devait, il fut frappé par Dieu et, auparavant, repoussé par le clergé comme son partisan (14). Car le Seigneur commande de se hâter de manger l'agneau ; la négligence insouciante d'un prélat est tenue pour consentement à l'erreur. En effet, l'erreur à laquelle on ne résiste pas, on l'approuve, comme l'enseignent les décrets des saints Pères, et, aux yeux de Dieu, il est beaucoup plus abominable de procéder en matière de foi avec retard ou avec lenteur que de s'abstenir complètement, ainsi que Dieu le dit à certain autre prélat: Plût au ciel, dit-il, que lu fusses fervent ou froid; mais, puisque tu n'es ni froid ni fervent, mais tiède, je commencerai par te vomir de ma bouche (Apocalypse).

    Troisièmement, une troisième confusion s'ensuivrait, très grave et double: l'une est que l'hérésie des Templiers, qui, du moins, se cachait autrefois, est patente maintenant, comme le feu allumé qui a couvé longtemps et qui prendra d'autant plus de force qu'on tardera à l'éteindre, et qui brûle les maisons du voisin; car ceux d'entre eux qui restent, innombrables, péchaient à leur exemple, et maintenant, dans le monde entier, plusieurs âmes faibles sont troublées dans leur foi. L'autre confusion, c'est que les âmes faibles seront irritées contre l'Eglise romaine qui ne se presse pas d'intervenir, et que, justement scandalisées par elle, elles mépriseront sa discipline et tomberont dans le péché, û douleur !

    Donc, saint Père, vous voyez le feu de cheminée ardent, brûlant les maisons des meilleurs; l'Eglise de France tout entière, chez qui ce feu, jusqu'alors caché, ainsi que dans les autres royaumes, se révèle ardent, l'Eglise de France, dis-je, s'écrie dans le souffle de sa dévotion: « Au feu, au feu ! Au secours, au secours ! » Que la torpeur ne s'empare pas de vous, ni le sommeil, ni les pièges du diable, c'est-à-dire les arguments d'espèce captieuse; car les discussions instituées contre de tels procès sont des liens du diable, les testicules de Léviathan, par lesquels il séduit la foule des peuples. Autrement, les murailles des voisins s'effondreront, leurs maisons seront brûlées, et vous — ce qu'à Dieu ne plaise —, vous pourrez craindre la sentence prononcée contre le grand prêtre Elie, qui expira en tombant de sa chaire, la tête fracassée, et contre le susdit Anastase, qui fut frappé si durement par Dieu.

    De ces périls, que vous faites courir à vous et à vos sujets, puisse Dieu défendre son Eglise ! La réalité de l'erreur des Templiers est évidente; il n'est pas permis que la prompte administration de la justice dans une cause qui intéresse la foi soit empêchée par les testicules et les liens du diable ci-dessus dits; car c'est conserver les formes juridiques que de ne pas les observer dans un pareil procès, et il ne faut pas s'inquiéter de savoir par qui ont été mis au jour les crimes des Templiers, même si c'est devant des laïcs, non devant les inquisiteurs ou leurs commissaires ou les ordinaires qu'ils sont apparus: tous ceux que touche l'affaire sont appelés à la défense de la foi.

     

    Notes

    1 — Figure de rhétorique désignant un personnage par le caractère dont il est le type.
    2 — On a vu dans l'introduction que le premier dénonciateur fut un certain Esquiu de Floyrano ; un mémoire remis à la commission d'enquête de Paris (voir plus loin, n° X, 6) dit qu'il y avait parmi les accusateurs des fugitifs de l'ordre ou des gens qui en avaient été chassés pour leurs crimes (Michelet, Procès des Templiers, tome I, page 168).
    3 — Clémentis V, n° 1033). Un ordre analogue fut envoyé à Molay et à divers dignitaires des deux ordres (Finke, Papsttum und Untergang des Templerordens, tome II, page 124). D'autre part, le pape retint près de lui Hugues de Pairaud, visiteur de France, qui se disposait à prendre la mer (Regestum Clémentis V, n° 1540).
    4 — Il s'agit de l'absolution que le grand maître donnait quelquefois aux chevaliers et dont on lut faisait grief (Finke, ouvr. cité, tome II, page 143).
    5 — Il s'agit des aveux renouvelés par Molay, le 25 octobre 1307, le lendemain de sa comparution devant l'inquisiteur Guillaume de Paris, au Temple, devant les membres de l'Université de Paris (Michelet, Procès des Templiers, tome II, page 3o5-3o6).
    6 — D'après le compte-rendu adressé par Jean Bourgogne au roi d'Aragon (Finke, Papsttum und Untergang des Templerordens, tome II, page 144), Plaisians cita dans son discours le miracle suivant: dans la sénéchaussée de Beaucaire, un frère Mineur alla voir son frère, qui était Templier, dans sa prison et l'engagea à avouer. Celui-ci refusa; mais aussitût son cou enfla, sa face se révulsa et l'écume lui vint à la bouche. Alors le Mineur réitéra ses instances. Le Templier avoua ses erreurs et sa figure redevint ce qu'elle était auparavant.
    7 — Les deux cardinaux venus à Paris, en décembre 1307, pour prendre livraison au nom du pape des Templiers prisonniers étaient Bérenger Frédol et Etienne de Suisy. Leur arrivée détermina Molay et Pairaud à révoquer leurs aveux. D'autre part, la veille du jour où le roi et les cardinaux devaient venir dans leur prison, on communiqua aux Templiers prisonniers, de la part de Molay, des tablettes par lesquelles ils étaient invités à révoquer leur déposition (Finke, Papsttum und Untergang des J'emplerordens, tome II, page 338).
    8 — Les Templiers qui réussirent à se soustraire à l'accusation étaient peu nombreux. Une liste qui se trouve au manuscrit latin 10919 (fol. 84) de la Bibliothèque nationale ne contient que douze noms.
    9 — Nous possédons deux analyses du discours prononcé à Poitiers par G. de Plaisians: la première est donnée par la Chronique du monastère de Saint-Albans (Rerum Britannicarum medii aevi scriptores, tome XXVII, 2- partie, 1865, page 462-497); la seconde, plus détaillée, adressée à Jayme II, roi d'Aragon, par son agent auprès du pape, Jean Bourgogne, a été publiée par Finke (Papsttum und Untergang des Templerordens, tome II, page 140-147) et traduite par Ch.-V. Langlois (Journal des Savants, août 1908, page 426-430). La comparaison de ces analyses avec le texte que nous publions montre que Plaisians a fortement remanié son discours avant de le prononcer; en particulier, il en a rendu la conclusion plus véhémente surtout en y introduisant une dernière phrase menaçante pour le pape.
    10 — Cette concession ne fut faite que le 5 juillet suivant, après des négociations supplémentaires: le pape décida que, dans chaque diocèse, le procès contre les personnes du Temple serait fait par l'évêque, assisté de deux chanoines, deux Dominicains, deux Franciscains (Mélanges historiques de la Collection des documents inédits, tome II, page 418-423). Le pape la leva le 5 juillet; et cette mesure lui fut, ainsi qu'il le dit, très pénible. Il pardonna aussi à frère Guillaume de Paris (Ibid., tome II, page 419).
    12 — Allusion au discours incolore prononcé par le pape au consistoire du 29 mai. On en trouvera une analyse dans Finke, Papsttum und Untergang des Templerordens, tome II, page 148-150.
    13 — Un mémoire qui fut connu par page Dupuy (Histoire de la condamnation des Templiers, édit. de 1654, n° 34) et qui est aujourd'hui en déficit aux Archives nationales fait allusion à ces espoirs des Templiers. Hugues de Pairaud avait été invité à dîner avec les cardinaux Bérenger Frédol et Etienne de Suisy.
    14 — légende que Dante a immortalisée (Inf., XI, 9) — et qui a son point de départ dans ces quelques mots du Liber pontificalis, éd. Duchesne, tome I, page 258: « Voluit occulte revocare Acacium et non potuit; qui nutu divino percussus est. » Cf. Döllinger, Die Papstfabeln des Mittelalters, 2e éd., page 150.
    19 — Boutaric (Notices et extraits de documents inédits relatifs à l'histoire de France sous Philippe le Bel, dans le recueil des Notices et extraits des manuscrits, tome XX, 2e partie, 1862, page 170) considérait ce document comme « une soi-disant lettre adressée à Clément V au nom de Philippe le Bel », rédigée par Pierre Dubois, parce qu'on y rencontre ses « citations favorites », en particulier l'expression « testiculi Leviathan » qu'on trouve aussi dans des mémoires dont l'attribution n'est pas douteuse. Mais Finke (Papsttum und Untergang des Templerordens, tome I, page 208)


    Ordre d'arrestation

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